Traité sur les apparitions des esprits/I/04

CHAPITRE IV.

Sentimens des Juifs, des Chrétiens, des
Mahométans & des Orientaux ſur
les Apparitions des bons Anges
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APrès tout ce que nous venons de rapporter des livres de l’Ancien & du Nouveau Teſtament, on ne peut diſconvenir que le commun des Juifs, les Apôtres, les Chrétiens & leurs Diſciples n’ayent crû communément les Apparitions des bons Anges. Les Saducéens qui nioient l’exiſtence & les Apparitions des Anges, étoient conſiderés par le commun des Juifs comme des Hérétiques, & comme ſoutenant une doctrine erronée. Jeſus-Chriſt dans l’Evangile les a réfutés. Les Juifs d’aujourd’hui croyent à la lettre ce qui eſt raconté dans l’Ancien Teſtament des Anges qui ont apparu à Abraham, à Loth, aux autres Patriarches. C’étoit la créance des Phariſiens & des Apôtres du tems de notre Sauveur, comme on le voit par les écrits des Apôtres, & par l’Evangile.

Les Mahométans croyent comme les Juifs & comme les Chrétiens, que les bons Anges apparoiſſent quelquefois aux hommes ſous une forme humaine ; qu’ils ont apparu à Abraham & à Loth ; qu’ils ont puni les habitans de Sodome ; que l’Archange Gabriel a apparu à Mahomet[1], & lui a révelé ce qu’il débite dans ſon Alcoran ; que les Génies ſont d’une nature mitoyenne entre l’homme & l’Ange[2] ; qu’ils boivent, qu’ils mangent, qu’ils engendrent, qu’ils meurent, qu’ils prévoient les choſes futures. Par une ſuite de ce principe, ils croyent qu’il y a des Génies mâles & fémelles ; que les mâles, à qui les Perſes donnent le nom de Dives, ſont mauvais, fort laids & mal-faiſans, faiſant la guerre aux Peris, qui ſont les fémelles. Les Rabins veulent que ces Génies ſoient nés d’Adam ſeul, ſans le concours de ſa femme Eve, ni d’aucune autre femme, & qu’ils ſont ce que nous appellons Eſprits follets.

L’antiquité de ces opinions touchant la corporéité des Anges paroît dans pluſieurs Anciens, qui trompés par l’autorité du livre apocryphe qui paſſoit ſous le nom d’Enoch, ont expliqué des Anges ce qui eſt dit dans la Geneſe[3] : que les Enfans de Dieu ayant vû les filles des hommes, furent épris de leur beauté, les épouſerent, & en engendrerent les Géans. Pluſieurs des anciens Peres[4] ont embraſſé ce ſentiment, qui eſt aujourd’hui abandonné de tout le monde, à l’exception de quelques nouveaux, qui ont voulu faire revivre l’opinion de la corporéité des Anges, des Démons & des Ames : ſentiment qui eſt abſolument incompatible avec celui de l’Egliſe Catholique, qui tient que les Anges ſont d’une nature entiérement dégagée de la matiere.

Je reconnois que dans leur ſyſtême la matiere des Apparitions s’expliqueroit plus commodément : il eſt plus aiſé de concevoir qu’une ſubſtance corporelle apparoiſſe, & ſe rende ſenſible à nos yeux, que non pas une ſubſtance purement ſpirituelle ; mais il n’eſt pas queſtion ici de raiſonner ſur une queſtion philoſophique, ſur laquelle il eſt libre de propoſer différentes Hypotheſes, & de choiſir celle qui expliqueroit plus plauſiblement les apparences, & qui répondroit d’une maniere plus ſatisfaiſantes aux queſtions qu’on pourroit faire, & aux objections qu’on pourroit former contre les faits & contre la maniere propoſée.

La queſtion eſt réſolue, & la matiere décidée. L’Egliſe & les Ecoles Catholiques tiennent que les Anges, les Démons & les Ames raiſonnables ſont dégagées de toute matiere : la même Egliſe & les mêmes Ecoles tiennent pour certain, que les bons & les mauvais Anges, & les Ames ſéparées du corps, apparoiſſent quelquefois par la volonté ou par la permiſſion de Dieu ; il faut s’en tenir là : quant à la maniere d’expliquer ces Apparitions, il faut ſans perdre de vûe le principe certain de l’immatérialité de ces ſubſtances, les expliquer ſuivant l’analogie de la Foi Chrétienne & Catholique, reconnoître de bonne foi, qu’il y a dans cette matiere des profondeurs que nous ne pouvons pas ſonder, & captiver notre eſprit & nos lumieres ſous l’obéiſſance que nous devons à l’autorité de l’Egliſe, qui ne peut errer, ni nous tromper.

Les Apparitions des bons Anges, des Anges gardiens, ſont fréquentes dans l’Ancien comme dans le Nouveau Teſtament. Lorſque l’Apôtre S. Pierre fut ſorti de priſon par le miniſtere d’un Ange, & qu’il vint frapper à la porte de la maiſon où étoient les Freres, on crut que c’étoit ſon Ange, & non pas lui qui frappoit, Illi autem dicebant, Angelus ejes eſt[5] ; & lorſque Corneille le Centenier prioit Dieu dans ſa maiſon, un Ange (apparemment ſon bon Ange) lui apparut, & lui dit d’envoyer querir Pierre qui étoit alors à Joppé[6]. Saint Paul veut que dans l’Egliſe les femmes ne paroiſſent dans l’aſſemblée que le viſage couvert d’un voile, à cauſe des Anges, propter Angelos[7] ; ſans doute par reſpect pour les bons Anges, qui préſident à ces aſſemblées. Le même S. Paul raſſure ceux qui étoient comme lui en danger d’un naufrage preſque certain, en leur diſant que ſon Ange lui a apparu[8], & l’a aſſuré qu’ils arriveroient à bon port.

Dans l’Ancien Teſtament nous voyons de même pluſieurs Apparitions d’Anges, qu’on ne peut guere expliquer que des Anges gardiens ; par exemple, celui qui apparut à Agar dans le déſert, & lui ordonna de retourner dans la maiſon d’Abraham ſon Maître, & de demeurer ſoumiſe à Sara ſa Maîtreſſe[9] ; & l’Ange qui apparut à Abraham, comme il étoit prêt d’immoler Iſaac ſon fils, & lui dit que Dieu étoit content de ſon obéiſſance [10] ; & lorſque le même Abraham envoie ſon ſerviteur Eliézer en Méſopotamie, pour demander une femme à ſon fils Iſaac, il lui dit que le Dieu du Ciel, qui lui a promis de lui donner la terre de Chanaan, enverra ſon Ange[11] pour diſpoſer toutes choſes ſelon ſes deſirs. On pourroit multiplier les exemples de pareilles Apparitions des Anges tutélaires tîrés de l’Ancien Teſtament : mais la choſe ne demande pas un plus grand nombre de preuves.

Dans la nouvelle Alliance les Apparitions des bons Anges, des Anges gardiens, ne ſont pas moins fréquentes dans les Hiſtoires les plus autentiques ; il y a peu de Saints, à qui Dieu n’ait accordé de pareilles graces : on peut citer en particulier Sainte Françoiſe, Dame Romaine du ſeiziéme ſiécle, qui voyoit ſon Ange gardien qui lui parloit, l’inſtruiſoit, la corrigeoit.

  1. Alcor. Surat. 6. &c. 53.
  2. D’Herbelot, Bibl. Orient. Perith. Dïve. Idem, pag. 243. & 785.
  3. Geneſ. vj. 2.
  4. Joſeph. Antiquit. lib. I. c. 4. Philo, de Gigantib. Juſtin. Apol. Tertul. de animâ. Vide Commentatores in Geneſ. iv.
  5. Act. xij. 15.
  6. Act. x. 2. 3.
  7. I. Cor. xj. 10.
  8. Act. xxvij. 21. 22.
  9. Geneſ. xvj. 7.
  10. Geneſ. xxij. II. 17.
  11. Geneſ. xxiv. 7.