Traité sur les apparitions des esprits/I/05

CHAPITRE V.

Sentimens des Grecs & des Romains ſur
les Apparitions des bons Génies.
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JAmblique Diſciple de Porphyre[1] eſt celui des Auteurs de l’Antiquité qui a traité plus à fond la matiere des Génies, & de leurs Apparitions. Il ſemble à l’entendre diſcourir qu’il connoît & les Génies, & leurs qualités, & qu’il a avec eux un commerce intime & continuel. Il prétend que les yeux ſont réjouis par les Apparitions des Dieux ; que celles des Archanges ſont terribles : celles des Anges ſont plus douces. Mais lorſque les Démons & les Héros apparoiſſent, ils inſpirent de l’effroi ; les Archontes qui préſident à ce monde, font une impreſſion de douleur, & en même tems d’épouvante. L’Apparition des Ames n’eſt pas tout-à-fait ſi déſagréable que celle des Héros. Il y a de l’ordre & de la douceur dans les Apparitions des Dieux, du trouble & du déſordre dans celles des Démons, & du tumulte dans celles des Archontes.

Lorſque les Dieux ſe font voir, il ſemble que le Ciel, le ſoleil & la lune aillent s’anéantir ; on croiroit que la terre ne peut réſiſter à leur préſence. A l’Apparition d’un Archange, il y a tremblement dans quelque partie du monde ; elle eſt précédée d’une lumiere plus grande que celle qui accompagne les Apparitions des Anges : elle eſt moindre à l’Apparition d’un Démon ; elle diminue encore, lorſque c’eſt un Héros qui ſe fait voir.

Les Apparitions des Dieux ſont très-lumineuſes ; celles des Anges & des Archanges le ſont moins ; celles des Démons ſont obſcures, mais moins que celles des Héros. Les Archontes qui préſident à ce qu’il y a dans le monde de plus brillant, ſont lumineux ; mais ceux qui ne ſont occupés que des choſes matérielles, ſont obſcurs. Lorſque les Ames apparoiſſent, elles reſſemblent à une ombre. Il continue dans ſa deſcription de ces Apparitions, & entre dans un détail ennuyeux ſur tout cela : on diroit à l’entendre qu’il y a entre lui, les Dieux, les Anges, les Démons & les Ames ſéparées du corps, une liaiſon intime & habituelle. Mais tout cela n’eſt que l’ouvrage de ſon imagination : il n’en ſavoit pas plus qu’un autre ſur une matiere qui eſt au-deſſus de la portée des hommes. Il n’avoit jamais vû d’Apparitions des Dieux, ni des Héros, ni des Archontes ; à moins qu’on ne diſe que ce ſont de véritables Démons, qui apparoiſſent quelquefois aux hommes. Mais d’en faire le diſcernement, comme le prétend faire Jamblique, c’eſt une pure illuſion.

Les Grecs & les Romains ont reconnu comme les Hébreux & les Chrétiens deux ſortes de Génies, les uns bons & bien-faiſans, les autres mauvais & portant au mal. Les Anciens croyoient même que chacun de nous recevoit des Dieux en naiſſant un bon & un mauvais Génie : le bon nous portoit au bien, & le mauvais au mal : le premier nous procuroit du bon-heur & des proſpérités ; & le ſecond nous engageoit dans de mauvaiſes rencontres, nous inſpiroit le déréglement, & nous jettoit dans les derniers malheurs.

Ils aſſignoient des Génies non-ſeulement à chaque perſonne, mais auſſi à chaque maiſon, à chaque ville, à chaque Province. Horat. lib. I. Epiſt 7. v. 94.

 
Quod te per Genium, dextramque
Deoſque Penates,
Obſecro & obteſtor
.

Et Stac. lib. 5. Syl. I. v. 73.

 
— — Dum cunctis ſupplex advolveris
aris,
Et mitem Genium Domini prœſentis
adoras.

Ces Génies étoient cenſés de bons Génies, des Génies benins[2], & dignes du culte de ceux qui les invoquent. On les repréſentoit quelquefois ſous la figure d’un ſerpent, quelquefois ſous la forme d’un enfant ou d’un jeune homme. On leur offroit des fleurs, de l’encens, des gâteaux, du vin : funde merum Genio[3]. On juroit par le nom des Génies[4] : villicus jurat per Genium meum, ſe omnia feciſſe. C’étoit un grand crime de ſe parjurer après avoir juré par le Génie de l’Empereur, dit Tertullien[5] : Citiùs apud vos per omnes Deos, quàm per unicum Genium Cœſaris perjuratur. L’on voit aſſez ſouvent dans les médailles l’inſcription, Genium populi Romani ; & quand on abordoit dans un pays, on ne manquoit pas d’en ſaluer & d’en adorer le Génie, & de lui offrir des Sacrifices. Ils en uſoient de même, lorſqu’ils quittoient une Province ; ils en baiſoient la terre avec reſpect[6].

 
Troja, vale, rapimur, clamant ; dans oſcula terræ
Troades
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Enfin il n’y avoit ni Royaume, ni Province, ni Ville, ni Maiſon, ni Porte, ni Edifices publics & particuliers, qui n’euſſent leur Génie[7].

 
Quamquam cur Genium Romæ mihi fingitis unum ?
Cùm portis, domibus ; thermis, ſtabulis ſoleatis
Aſſignare ſuos Genios ?

Nous avons vû ci-devant ce que Jamblique nous apprend des Apparitions des Dieux, des Génies, des bons & des mauvais Anges, des Héros, & des Archontes qui préſident au gouvernement de ce monde.

Homere le plus ancien des Ecrivains Grecs, & le plus célébre Théologien du Paganiſme, rapporte pluſieurs Apparitions, tant des Dieux que des Héros, & des hommes décédés : dans l’Odyſſée[8] il repréſente Ulyſſe qui va conſulter le Devin Tiréſias ; & ce Devin ayant préparé une foſſe pleine de ſang pour évoquer les Manes, Ulyſſe tire ſon épée pour les empêcher de venir boire ce ſang dont elles ſont altérées, & dont on ne vouloit pas qu’elles goûtaſſent, avant que d’avoir répondu à ce qu’on demandoit d’elles. Ils croyoient auſſi que les ames n’étoient point en repos, & qu’elles rodoient autour de leurs cadavres, tandis que leurs corps n’étoient pas inhumés.

Après même qu’ils étoient enterrés, on leur offroit à manger, ſur-tout du miel, comme ſi ſortant du tombeau, elles venoient goûter de ce qui leur étoit offert[9]. Ils étoient perſuadés que les Démons aimoient la fumée des ſacrifices, la mélodie, le ſang des victimes, le commerce des femmes ; qu’ils étoient attachés pour un tems à certains lieux, & à certains édifices qu’ils infeſtoient : ils croyoient que les ames ſéparées du corps groſſier & terreſtre, conſervoient après la mort un corps plus ſubtil & plus délié, ayant la forme de celui qu’elles avoient quitté ; que ces corps étoient lumineux, & ſemblables aux aſtres ; qu’elles conſervoient de l’inclination pour les choſes qu’elles avoient aimées pendant leur vie ; que ſouvent elles apparoiſſoient autour de leurs tombeaux.

Pour ramener tout ceci à la matiere que nous traitons ici, c’eſt-à-dire aux Apparitions des bons Anges, nous pouvons dire, que de même que l’on rapporte aux Apparitions des bons Anges les Eſprits tutélaires des Royaumes, des Provinces, des Peuples, & de chacun de nous en particulier ; par exemple, le Prince du Royaume des Perſes, ou l’Ange de cette nation, qui réſiſta à l’Archange Gabriel pendant vingt & un jours, comme il eſt dit dans Daniel[10] ; l’Ange de la Macédoine, qui apparut à S. Paul[11], & dont nous avons parlé ci-devant ; l’Archange S. Michel, qui eſt conſidéré comme le chef du peuple de Dieu & des armées d’Iſrael[12], & les Anges Gardiens députés de Dieu pour nous conduire & nous garder tous les jours de notre vie : ainſi nous pouvons dire que les Grecs & les Romains Gentils croyoient que certaines eſpeces d’Eſprits, qu’ils croyoient bons & bienfaiſans, protégeoient les Royaumes, les Provinces, les Villes, & les Maiſons particulieres.

Ils leur rendoient un culte ſuperſtitieux & idolâtre, comme à des Divinités domeſtiques : ils les invoquoient, leur offroient des eſpeces de ſacrifices & d’offrandes d’encens, de gâteaux, de miel, de vin, &c. mais non des ſacrifices ſanglans. [13] Forſitan quis quœrat, quid cauſœ ſit, ut merum fundendum ſit Genio, non hoſtiam ſaciendam putaverint… Scilicet ut die natali munus annale Genio ſolverent, manum à cœde ac ſanguine abſtinerent.

Les Platoniciens enſeignoient, que les hommes charnels & voluptueux ne pouvoient voir leurs Génies, parce que leur eſprit n’étoit pas aſſez épuré, ni aſſez dégagé des choſes ſenſibles : mais les hommes ſages, modérés, tempérans, qui s’appliquoient aux chofes ſérieuſes & ſublimes, les voyoient ; comme Socrate, qui avoit ſon Génie familier qu’il conſultoit, qu’il écoutoit, qu’il voyoit au-moins des yeux de l’eſprit.

Si les Oracles de la Grece & des autres pays ſont mis au nombre des Apparitions du mauvais Eſprit, l’on peut auſſi y rappeller les bons Eſprits qui ont annoncé les choſes futures, & ont aſſiſté les Prophetes & les hommes inſpirés tant de l’Ancien que du Nouveau Teſtament. L’Ange Gabriel fut envoyé à Daniel[14] pour l’inſtruire ſur la viſion des quatre grandes Monarchies, & ſur l’accompliſſement des ſeptante ſemaines qui devoient mettre fin à la captivité. Le Prophete Zacharie dit expreſſément que l’Ange qui paroit en lui[15], lui révéla ce qu’il avoit à dire ; & il le répete en cinq ou ſix endroits. S. Jean dans l’Apocalypſe[16] dit de même, que Dieu lui envoya ſon Ange pour lui inſpirer ce qu’il avoit à dire aux Egliſes. Ailleurs[17] il fait encore mention de l’Ange qui lui parloit, & qui prit en ſa préſence les dimenſions de la Jéruſalem céleſte. Et S. Paul aux Hébreux[18] : ſi ce qui a été prédit par les Anges doit paſſer pour certain ; ſi enim qui per Angelos dictus eſt ſermo, factus eſt firmus, &c.

De tout ce que nous venons de dire il réſulte, que les Apparitions des bons Anges ſont non-ſeulement poſſibles, mais auſſi très-réelles ; qu’ils ont ſouvent apparu, & ſous diverſes formes ; que les Hébreux, les Chrétiens, les Mahométans, les Grecs, les Romains les ont crûes ; que lorſqu’ils n’ont pas apparu ſenſiblement, ils ont donné des preuves de leur préſence en pluſieurs manieres différentes. Nous examinerons ailleurs de quelle façon on peut expliquer la maniere des Apparitions, tant des bons que des mauvais Anges, & des Ames ſéparées du corps.

  1. Jamblic. lib. 2. cap. 3. & 4.
  2. Antiquité expliquée, T. I.
  3. Perſeus, Satyr, II. v. 3.
  4. Senec. Epiſt. 12.
  5. Tertull. Apolog. c. 23.
  6. Ovid. Métamorph. lib. 13. v. 421.
  7. Prudent. contra Symnach.
  8. Odyſſ. xj. ſub fin. vid. Horat. lib. I. Satyr. 8. &c.
  9. Virgil. Æneid. l 6. de Palinutno & Miſeo. Auguſt. Serm. 15. de SS. & quæſt. 5. in Deut. l. 5. c. 43. vide Spemer. de leg. Hebræor. Ritual.
  10. Dan. x. 13.
  11. Act. xvj. 9.
  12. Joſué. v. 13. Dan. x. 13. 21. xij. I. Jud. v. 6. Apoc. xij. 7.
  13. Cenſorin. de die natali, c. a. Vide Taffin de anno ſæcul.
  14. Dan. viij. 16. ix. 21.
  15. Zach. I. 10. 13. 14. 19. ij. 3. 4. iv. I. 4. 5. v. 5. 10.
  16. Apoc. j. I.
  17. Apoc. x. 8. 9. & xj. I. 2. 3. &c.
  18. Heb. ij. 2.