Traité sur les apparitions des esprits/I/42

CHAPITRE XLII.

Apparitions d’Eſprit qui impriment leur
main ſur des habits, ou ſur du bois.

ON m’a communiqué depuis peu un ouvrage compoſé par un P. Prémontré de l’Abbaye de Touſſaints dans la Forêt noire, homme fort habile. Son ouvrage eſt manuſcrit, & eſt intitulé : Umbra Humberti, hoc eſt hiſtoria memorabilis D. Humberti Birkii mira poſt mortem Apparitione, per A. G. N.

Ce Humbert Birck étoit un notable Bourgeois de la Ville d’Oppenheim, & maître d’une maiſon champêtre nommée Berenbach ; il mourut au mois de Novembre 1620. peu de jours avant la Saint Martin. Le Samedi qui ſuivit ſes obſéques, on commença d’ouir certains bruits dans la maiſon, où il avoit demeuré avec ſa premiere femme : car lorſqu’il mourut, il s’étoit remarié avec une autre femme.

Le Maître de cette maiſon ſoupçonnant que c’étoit ſon beau-frere qui y revenoit, il lui dit : ſi vous êtes Humbert mon beau-frere, frappez trois fois contre la muraille. En même tems on ouit trois coups ſeulement : car pour l’ordinaire il frappoit pluſieurs coups. Il ſe faiſoit auſſi quelquefois entendre à la fontaine, où l’on alloit puiſer de l’eau, & effrayoit tout le voiſinage ; il ne proféroit pas toutefois des voix articulées ; mais il ſe faiſoit entendre par des coups redoublés, par du bruit, une palpitation, un gémiſſement, un coup de ſifflet, ou par un cri comme d’une perſonne qui ſe lamentoit. Tout cela dura pendant environ ſix mois, puis ceſſa tout à coup.

Au bout d’un an, & peu après ſon Anniverſaire, il ſe fit entendre beaucoup plus fort qu’auparavant. Le Maître de la maiſon & ſes domeſtiques les plus hardis lui demanderent enfin ce qu’il ſouhaitoit, & en quoi on pourroit l’aider ; il répondit, mais d’une voix rauque & baſſe : faites venir pour Samedi prochain le Curé avec mes enfans. Le Curé étant incommodé, ne put s’y rendre au jour marqué ; mais il y vint le Lundi ſuivant accompagné de bon nombre de perſonnes.

On en avertit Humbert, qui répondit d’une maniere fort intelligible. On lui demanda s’il demandoit des Meſſes : il en demanda trois ; s’il vouloit qu’on fît des aumônes à ſon intention, il dit : je ſouhaite qu’on donne aux pauvres huit meſures de grains ; que ma Veuve donnera quelque choſe à tous mes enfans. Il ordonna enſuite qu’on réformât ce qui avoit été mal diſtribué dans ſa ſucceſſion, ce qui alloit environ à vingt florins. On lui demanda pourquoi il infeſtoit cette maiſon plutôt qu’une autre ; il répondit qu’il y étoit forcé par des conjurations & des malédictions : s’il avoit reçû les Saints Sacremens de l’Egliſe : je les ai reçûs du Curé votre Prédéceſſeur. On lui fit dire le Pater & l’Ave : il les récita avec peine, diſant qu’il en étoit empêché par un mauvais Eſprit, qui ne lui permettoit pas de dire au Curé beaucoup d’autres choſes.

Le Curé qui étoit un Prémontré de l’Abbaye de Touſſaints, vint au Monaſtere le Mardi 12 Janvier 1621. afin de prendre l’avis du Supérieur dans une affaire ſi ſinguliere ; on lui donna trois Religieux pour l’aider de leurs conſeils. Ils ſe rendirent à la maiſon où Humbert continuoit ſes inſtances : car on n’avoit encore rien exécuté de ce qu’il avoit demandé. Il s’y trouva grand nombre de perſonnes des environs. Le Maître du logis dit à Humbert de frapper la muraille : il la frappa aſſez doucement ; il lui dit de nouveau, allez chercher une pierre, & frappez plus fort : il différa un peu, comme ayant été ramaſſer une pierre, & donna un coup plus fort ſur la muraille ; le Maître dit à l’oreille à ſon voiſin le plus bas qu’il put, qu’il frappe ſept ſois, & auſſi-tôt il frappa ſept fois. Il témoigna toujours un grand reſpect pour les Prêtres, & il ne leur répondoit pas avec la même hardieſſe qu’aux Laïques ; comme on lui en demanda la cauſe, c’eſt, dit-il, qu’ils ont avec eux le S. Sacrement ; ils ne l’avoient pas toutefois autrement, que parce que ce jour-là ils avoient dit la Meſſe. Le lendemain on dit les trois Meſſes qu’il avoit demandées, & on ſe diſpoſa auſſi à faire un pélerinage qu’il avoit ſpécifié dans le dernier entretien qu’ils eurent avec lui ; on promit de faire les aumônes au premier jour. Depuis ce tems Humbert ne revint plus.

Le même Religieux Prémontré raconte que le 9 Septembre 1625. un nommé Jean Steinlin mourut dans un lieu appellé Altheim, du Diocèſe de Conſtance. Steinlin étoit homme aiſé, & Conſeiller de ſa Ville. Quelques jours après ſa mort, il ſe fit voir pendant la nuit à un Tailleur d’habits nommé Simon Bauh, ſous la forme d’un homme environné d’une flamme ſombre, & comme celle de ſouffre allumé, allant & venant dans ſa propre maiſon, mais ſans parler. Bauh que ce ſpectacle inquiétoit, réſolut de lui demander ce qu’on pouvoit faire pour ſon ſervice ; il en trouva l’occaſion le 17 Novembre de la même année 1625. Car comme il ſe repoſoit la nuit dans ſon poële, un peu après onze heures du ſoir, il vit entrer dans ſa chambre ce Spectre environné de feu comme de ſouffre, allant & venant, fermant & ouvrant les fenêtres. Le Tailleur lui demanda ce qu’il ſouhaitoit : il répondit d’une voix rauque & interrompue qu’il pourroit beaucoup l’aider s’il vouloit ; mais, ajouta-t’il, ne me promettez pas, ſi vous n’êtes pas réſolu d’exécuter vos promeſſes : je les exécuterai, ſi elles ne paſſent pas mon pouvoir, répondit-il.

Je ſouhaite donc, reprit l’Eſprit, que vous faſſiez dire une Meſſe à la Chapelle de la Vierge de Rotembourg ; je l’ai vouée pendant ma vie, & ne l’ai pas fait acquitter : de plus vous ferez dire deux Meſſes à Altheim, l’une des défunts, & l’autre de la Vierge ; & comme je n’ai pas toujours exactement ſatisfait à payer mes Domeſtiques, je ſouhaite que l’on diſtribue aux pauvres un quarteron de blé. Simon promit de ſatisfaire à tout. L’Eſprit lui tendit la main comme pour s’aſſurer de ſa parole ; mais Simon craignant qu’il ne lui en arrivât quelque choſe, lui tendit le banc qui lui tomba ſous la main, & le Spectre l’ayant touché, y imprima ſa main avec les cinq doigts & ſes jointures, comme ſi le feu y avoit paſſé, & y eût laiſſé une impreſſion aſſez profonde. Après cela il s’évanouit avec un ſi grand bruit, qu’on l’entendit trois maiſons plus loin.

J’ai rapporté dans la premiere édition de cette Diſſertation ſur le retour des Eſprits une avanture arrivée à Fontenoy ſur la Moſelle, où l’on prétendoit qu’un Eſprit avoit de même imprimé ſa main ſur un mouchoir, & y avoit laiſſé l’empreinte de la main & du carpe très-bien marquée. Le mouchoir eſt entre les mains d’un nommé Caſmet, Huiſſier demeurant à Toul, qui l’avoit reçû de ſon oncle Curé de Fontenoy même ; mais ayant approfondi la choſe, il s’eſt trouvé que c’étoit d’un jeune garçon Maréchal, qui faiſoit l’amour à la Demoiſelle à qui le mouchoir appartenoit, & qui avoit forgé une main de fer pour en faire l’empreinte ſur le mouchoir, & perſuader le monde de la réalité de l’Apparition.

On a vû à S. Avold, Ville de la Lorraine Allemande, dans la maiſon du ſieur Curé, nommé M. Royer de Monclos, une ſcêne à peu près pareille d’une jeune ſervante âgée de ſeize ans, qui entendoit & voyoit, diſoit-elle, une femme qui faiſoit grand bruit dans la maiſon ; mais elle étoit la ſeule qui la vit & l’entendît, quoique d’autres entendiſſent auſſi le bruit qui ſe faiſoit dans le logis : ils voyoient auſſi la jeune ſervante comme pouſſée, tirée, frappée par l’Eſprit ; mais on ne le vit jamais, & on n’entendit pas ſa voix. Ce manége Commença la nuit du 31 de Janvier 1694. & finit ſur la fin de Février de la même année. Le Curé conjura l’Eſprit en Allemand & en François : il ne répondit point aux Exorciſmes faits en François, ſinon par des ſoupirs ; & comme on terminoit l’Exorciſme fait en Allemand, en diſant : que tout Eſprit loue le Seigneur, la fille dit que l’Eſprit avoit dit & moi auſſi ; mais elle fut la ſeule qui l’ouit.

On pria quelques Religieux de l’Abbaye de venir auſſi exorciſer l’Eſprit : ils y vinrent, & avec eux quelques notables Bourgeois de S. Avold ; & ni après ni pendant les Exorciſmes ils ne virent & n’ouirent autre choſe, ſinon que la ſervante paroiſſoit être pouſſée violemment, & qu’on frappoit rudement ſur les portes. A force d’Exorciſmes, on força l’Eſprit, ou plutôt la ſervante qui étoit la ſeule qui le vît & qui l’entendit, de déclarer qu’il n’étoit ni fille ni femme ; qu’elle s’appelloit Claire-Marguerite Henri ; qu’il y avoit cent cinquante ans qu’elle étoit morte à l’âge de vingt ans, après avoir ſervi chez le Curé de S. Avold d’abord pendant huit ans ; qu’elle étoit décédée à Guenvillier de douleur & de regret d’avoir tué ſon propre enfant.

Enfin la ſervante lui ſoutenant qu’elle n’étoit pas un bon Eſprit, elle lui dit : donne-moi ta juppe : elle n’en voulut rien faire ; en même tems l’Eſprit lui dit : regarde ta juppe, ma marque y eſt. Elle regarda, & vit ſur ſa juppe les cinq doigts de la main ſi bien exprimés, qu’il ne paroiſſoit pas qu’une Créature vivante l’eût pû mieux marquer. Ce manége dura environ deux mois ; & aujourd’hui à S. Avold, comme dans tout le pays, on parle de l’Eſprit de S. Avold comme d’un jeu joué par cette fille, de concert ſans doute avec quelques perſonnes qui voulurent ſe divertir, & intriguer le bon Curé avec ſes ſœurs, & tous ceux qui donnerent dans ce panneau. On a imprimé à Nancy chez Cuſſon en 1718. la relation de cet évenement, qui trouva d’abord créance parmi bon nombre de gens, mais dont on a été bien détrompé dans la ſuite.

J’ajouterai à cette Hiſtoire celle qui eſt racontée par Philippe Mélancthon[1], dont le témoignage en cette matiere ne doit pas être ſuſpect. Il dit que ſa tante ayant perdu ſon mari, lorſqu’elle étoit enceinte & près de ſon terme, elle vit un jour ſur le ſoir deux perſonnes entrer chez elle ; l’un avoit la forme de ſon mari décédé, & l’autre celle d’un Franciſcain de haute taille. D’abord elle fut effrayée ; mais ſon mari la raſſura, & lui dit qu’il avoit des choſes importantes à lui communiquer : en même tems il pria le Franciſcain de paſſer dans le poële voiſin, en attendant qu’il eût fait connoître ſes volontés à ſa femme. Alors il la pria de faire dire quelques Meſſes pour le ſoulagement de ſon Ame, & l’engagea de lui donner ſa main ſans crainte ; comme elle en faiſoit difficulté, il l’aſſura qu’elle n’en reſſentiroit aucun mal. Elle lui donna la main, puis la retira ſans ſentir aucune douleur, mais ſi gâtée de brûlure qu’elle en demeura noire toute ſa vie. Après cela le mari rappella le Franciſcain, ils ſortirent & diſparurent. Mélancthon croit que c’étoient deux Spectres ; il ajoute que l’on connoit pluſieurs exemples ſemblables rapportés par des perſonnes très-dignes de foi.

Si ces deux hommes n’étoient que des Spectres, n’ayant ni chair ni os, comment l’un d’eux a-t’il pû imprimer la couleur noire à la main de cette Veuve ? comment celui qui a apparu au Tailleur Bauh imprima-t’il ſa main dans le banc qu’on lui préſenta ? Si c’étoient de mauvais Génies, pourquoi demanderent-ils des Meſſes, & ordonnerent-ils des reſtitutions ? Satan détruit-il ſon Empire, & inſpire-t’il aux vivans de faire de bonnes actions, & de craindre les peines dont Dieu punit les péchés des méchans ?

Mais conſidérant la choſe ſous une autre vûe, le Démon ne peut-il pas dans ces ſortes d’Apparitions où il demande des Meſſes & des prieres, avoir deſſein de fomenter la ſuperſtition, en faiſant croire aux vivans que les Meſſes & les prieres qu’on fera après leur mort les garantiront des peines de l’Enfer, quand même ils mourroient dans l’habitude du crime & dans l’impénitence ? On cite pluſieurs exemples de ſcélérats qui ſont apparus après leur mort demandant des prieres comme le mauvais Riche, & auſquels les prieres & les Meſſes ne pouvoient être d’aucune utilité, attendu l’état malheureux dans lequel ils étoient décédés. Ainſi dans tout cela Satan cherche à établir ſon Empire, & non à le détruire ou le diminuer.

Nous parlerons ci-après dans la Diſſertation ſur les Vampires, des Apparitions de perſonnes mortes qui ont été vûes, & ont agi comme vivantes dans leur propre corps.

Le même Mélancthon raconte qu’un Religieux vint un jour frapper rudement à la porte du logis de Luther demandant à lui parler ; il entra, & dit : j’ai quelques erreurs Papiſtiques, ſur leſquelles je ſerai bien-aiſe de conférer avec vous. Parlez, lui dit Luther. Il lui propoſa d’abord quelques ſyllogiſmes, auſquels il répondit aiſément ; puis il lui en propoſa d’autres plus difficiles. Luther offenſé, lui répondit bruſquement : allez, vous m’embarraſſez ; j’ai autre choſe à faire à préſent. Toutefois il ſe leva, & répondit a ſes argumens. En même tems ayant remarqué que le prétendu Religieux avoit les mains faites comme des griffes d’oiſeau, il lui dit : n’es-tu pas celui dont il eſt dit dans la Geneſe : celui qui naîtra de la femme briſera la tête du ſerpent ? il ajouta, mais tu ne les engloutiras pas tous. A ces mots le Démon confus ſe retira en grondant, & faiſant grand fracas ; il laiſſa la chambre infectée d’une très-mauvaiſe odeur qui s’y fit ſentir pendant quelques jours.

Luther qui fait l’eſprit fort, & qui invective avec tant d’emportement contre les Meſſes privées, où l’on prie pour le repos des défunts[2], ſoutient hardiment que toutes les Apparitions d’Eſprits qui ſe liſent dans les Vies des Saints, & qui demandent des Meſſes pour le ſoulagement de leurs ames, ne font que des illuſions de Satan, qui apparoît pour tromper les ſimples, & leur inſpirer une vaine confiance au Sacrifice de la Meſſe. Il en conclut qu’il vaut mieux ſans détour nier abſolument le Purgatoire.

Il ne nioit donc pas ni les Apparitions ni les opérations du Diable, & il ſoutenoit qu’Ecolampade étoit mort accablé des coups du Diable[3] dont il n’ayoit pû ſoutenir l’effort ; & parlant de lui-même, il aſſure que s’étant un jour réveillé en ſurſaut au milieu de la nuit, le Diable parut pour diſputer contre lui : alors il ſe ſentit ſaiſi d’une frayeur mortelle. Les argumens du Démon étoient ſi preſſans, qu’ils ne lui laiſſoient aucun repos d’eſprit : le ſon de ſa puiſſante voix, ſes manieres de diſputer accablantes, où la queſtion & la réponſe ſe font ſentir à la fois, ne le laiſſoient pas reſpirer. Il dit encore que le Diable peut tuer & étrangler, & ſans tout cela mettre un homme ſi fort à l’étroit par ſes diſputes, qu’il y a dequoi en mourir, comme je l’ai, dit-il, expérimenté pluſieurs fois. Après de tels aveux que peut-on penſer de ſa doctrine de ce Chef des Novateurs ?


  1. Philipp. Melanch. Theolog. t. 1. oper. fol. 326. 327.
  2. Martin Luther. de abrogandâ Miſſâ privatâ, part. 2.
  3. Idem de abrogat. Miſt. privatæ, t. vij. 226.