Correspondance 1812-1876, 2/Texte entier

GEORGE SAND




CORRESPONDANCE


II
GEORGE SAND
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CORRESPONDANCE


1812-1876



II





PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, rue auber, 3
1883

CXLVI

À MADAME D’AGOULT, À GENÈVE


La Châtre, 10 juillet 1836.


Hélas ! mon amie, je n’ai point encore plaidé en cour royale ; par conséquent, je n’ai ni gagné ni perdu. Il était question de mon dernier jugement sans doute quand on vous a annoncé ma victoire. C’est le 25 juillet seulement que je plaide. Si vous êtes à Genève le 1er août, vous saurez mon sort, et peut-être le saurez-vous par moi-même si j’ai la certitude de vous y trouver. Mais je n’ose l’espérer. Cependant, je rêve mon oasis près de vous et de Franz. Après tant de sables traversés, après avoir affronté tant d’orages, j’ai besoin de la source pure et de l’ombrage des deux beaux palmiers du désert. Les trouverai-je ? Si vous ne devez pas être à Genève, je n’irai pas. J’irai à Paris voir l’abbé de Lamennais et deux ou trois amis véritables que je compte, entre mille amitiés superficielles, dans la « Babylone moderne ».

Avez-vous vu, pour parler comme Obermann, la lune monter sur le Vélan ? Que vous êtes heureux, chers enfants, d’avoir la Suisse à vos pieds pour observer toutes les merveilles de la nature ! Il me faudrait cela pour écrire deux ou trois chapitres de Lélia, car je refais Lélia, vous l’ai-je dit ? Le poison qui m’a rendu malade est maintenant un remède qui me guérit. Ce livre m’avait précipitée dans le scepticisme ; maintenant, il m’en retire ; car vous savez que la maladie fait le livre, que le livre empire la maladie, et de même pour la guérison. Faire accorder cette œuvre de colère avec une œuvre de mansuétude et maintenir la plastique ne semble guère facile au premier abord. Cependant les caractères donnés, si vous en avez gardé souvenance, vous comprendrez que la sagesse ressort de celui de Trenmor, et l’amour divin de celui de Lélia. — Le prêtre borné et fanatique, la courtisane et le jeune homme faible et orgueilleux seront sacrifiés. Le tout à l’honneur de la morale ; non pas de la morale des épiciers, ni de celle de nos salons, ma belle amie (je suis sûre que vous n’en êtes pas dupe), mais d’une morale que je voudrais faire à la taille des êtres qui vous ressemblent, et vous savez que j’ai l’ambition d’une certaine parenté avec vous à cet égard.

Se jeter dans le sein de mère Nature ; la prendre réellement pour mère et pour sœur ; retrancher stoïquement et religieusement de sa vie tout ce qui est vanité satisfaite ; résister opiniâtrément aux orgueilleux et aux méchants ; se faire humble et petit avec les infortunés ; pleurer avec la misère du pauvre et ne pas vouloir d’autre consolation que la chute du riche ; ne pas croire à d’autre Dieu que celui qui ordonne aux hommes la justice, l’égalité ; vénérer ce qui est bon ; juger sévèrement ce qui n’est que fort ; vivre de presque rien, donner presque tout, afin de rétablir l’égalité primitive et de faire revivre l’institution divine : voilà la religion que je proclamerai dans mon petit coin et que j’aspire à prêcher à mes douze apôtres sous le tilleul de mon jardin.

Quant à l’amour, on en fera un livre et un cours à part. Lélia s’expliquera sous ce rapport d’une manière générale assez concise et se rangera dans les exceptions. Elle est de la famille des esséniens, compagne des palmiers, gens solitaria, dont parle Pline. Ce beau passage sera l’épigraphe de mon troisième volume, c’est celle de l’automne de ma vie. — Approuvez-vous mon plan de livre ? — Quant au plan de vie, vous n’êtes pas compétente, vous êtes trop heureuse et trop jeune pour aller aux rives salubres de la mer Morte (toujours Pline le Jeune), et pour entrer dans cette famille, où personne ne naît, où personne ne meurt, etc.

Si je vous trouve à Genève, je vous lirai ce que j’ai fait, et vous m’aiderez à refaire mes levers de soleil ; car vous les avez vus sur vos montagnes cent fois plus beaux que moi dans mon petit vallon. Ce que vous me dites de Franz me donne une envie vraiment maladive et furieuse de l’entendre. Vous savez que je me mets sous le piano quand il en joue. J’ai la fibre très forte et je ne trouve jamais des instruments assez puissants. Il est, au reste, le seul artiste du monde qui sache donner l’âme et la vie à un piano. J’ai entendu Thalberg à Paris. Il m’a fait l’effet d’un bon petit enfant bien gentil et bien sage. Il y a des heures où Franz, en s’amusant, badine comme lui sur quelques notes pour déchaîner ensuite les éléments furieux sur cette petite brise.

Attendez-moi, pour l’amour de Dieu ! Je n’ose pourtant pas vous en prier ; car l’Italie vaut mieux que moi. Et je suis un triste personnage à mettre dans la balance pour faire contre-poids à Rome et au soleil. J’espère un peu que l’excessive chaleur vous effrayera et que vous attendrez l’automne.

Êtes-vous bien accablée de cette canicule ? Peut-être ne menez-vous pas une vie qui vous y expose souvent. Moi, je n’ai pas l’esprit de m’en préserver. Je pars à pied à trois heures du matin, avec le ferme propos de rentrer à huit ; mais je me perds dans les traînes, je m’oublie au bord des ruisseaux, je cours après les insectes et je rentre à midi dans un état de torréfaction impossible à décrire.

L’autre jour, j’étais si accablée, que j’entrai dans la rivière tout habillée. Je n’avais pas prévu ce bain, de sorte que je n’avais pas de vêtements ad hoc. J’en sortis mouillée de pied en cap. Un peu plus loin, comme mes vêtements étaient déjà secs et que j’étais encore baignée de sueur, je me replongeai de nouveau dans l’Indre. Toute ma précaution fut d’accrocher ma robe à un buisson et de me baigner en peignoir. Je remis ma robe par-dessus, et les rares passants ne s’aperçurent pas de la singularité de mes draperies. Moyennant trois ou quatre bains par promenade, je fais encore trois ou quatre lieues à pied, par trente degrés de chaleur, et quelles lieues ! Il ne passe pas un hanneton que je ne courre après. Quelquefois, toute mouillée et vêtue, je me jette sur l’herbe d’un pré au sortir de la rivière et je fais la sieste. Admirable saison qui permet tout le bien-être de la vie primitive.

Vous n’avez pas d’idée de tous les rêves que je fais dans mes courses au soleil. Je me figure être aux beaux jours de la Grèce. Dans cet heureux pays que j’habite, on fait souvent deux lieues sans rencontrer une face humaine. Les troupeaux restent seuls dans les pâturages bien clos de haies magnifiques. L’illusion peut donc durer longtemps. C’est un de mes grands amusements, quand je me promène un peu au loin dans des sentiers que je ne connais pas, de m’imaginer que je parcours un autre pays avec lequel je trouve de l’analogie. Je me souviens d’avoir erré dans les Alpes et de m’être crue en Amérique durant des heures entières. Maintenant, je me figure l’Arcadie en Berry. Il n’est pas une prairie, pas un bouquet d’arbres qui, sous un si beau soleil, ne me semble arcadien tout à fait.

Je vous enseigne tous mes secrets de bonheur. Si quelque jour (ce que je ne vous souhaite pas et ce à quoi je ne crois pas pour vous) vous êtes seule, vous vous souviendrez de mes promenades esséniennes. Peut-être trouverez-vous qu’il vaut mieux s’amuser à cela qu’à se brûler la cervelle, comme j’ai été souvent tentée de le faire en entrant au désert. Avez-vous de la force physique ? C’est un grand point.

Malgré cela, j’ai des accès de spleen, n’en doutez pas ; mais je résiste et je prie. Il y a manière de prier. Prier est une chose difficile, importante. C’est la fin de l’homme moral. Vous ne pouvez pas prier, vous. Je vous en défie, et, si vous prétendiez que vous le pouvez, je ne vous croirais pas. Mais j’en suis au premier degré, au plus faible, au plus imparfait, au plus misérable échelon de l’escalier de Jacob. Aussi je prie rarement et fort mal. Mais, si peu et si mal que ce soit, je sens un avant-goût d’extases infinies et de ravissements semblables à ceux de mon enfance quand je croyais voir la Vierge, comme une tache blanche, dans un soleil qui passait au-dessus de moi. Maintenant, je n’ai que des visions d’étoiles ; mais je commence à faire des rêves singuliers.

À propos, savez-vous le nom de toutes les étoiles de notre hémisphère ? Vous devriez bien apprendre l’astronomie pour me faire comprendre une foule de choses que je ne peux pas transporter de notre sphère à la voûte de l’immensité. Je parie que vous la savez à merveille, ou que, si vous voulez, vous la saurez dans huit jours.

Je suis désespérée du manque total d’intelligence que je découvre en moi pour une foule de choses, et précisément pour des choses que je meurs d’envie d’apprendre. Je suis venue à bout de bien connaître la carte céleste sans avoir recours à la sphère. Mais, quand je porte les yeux sur cette malheureuse boule peinte, et que je veux bien m’expliquer le grand mécanisme universel, je n’y comprends plus goutte. Je ne sais que des noms d’étoiles et de constellations. C’est toujours une très bonne chose pour le sens poétique.

On apprend à comprendre la beauté des astres par la comparaison. Aucune étoile ne ressemble à une autre quand on y fait bien attention. Je ne m’étais jamais doutée de cela avant cet été. Regardez, pour vous en convaincre, Antarès au sud, de neuf à dix heures du soir, et comparez-le avec Arcturus, que vous connaissez. Comparez Wega si blanche, si tranquille, toute la nuit, avec la Chèvre, qui s’élance dans le ciel vers minuit et qui est rouge, étincelante, brûlante en quelque sorte. À propos d’Antarès, qui est le cœur du Scorpion, regardez la courbe gracieuse de cette constellation ; il y a de quoi se prosterner. Regardez aussi, si vous avez de bons yeux, la blancheur des Pléiades et la délicatesse de leur petit groupe au point du jour, et précisément au beau milieu de l’aube naissante. Vous connaissez tout cela ; mais peut-être n’y avez-vous pas fait depuis longtemps une attention particulière. Je voudrais mettre un plaisir de plus dans votre heureuse vie. Vous voyez que je ne suis point avare de mes découvertes. C’est que Dieu est le maître de mes trésors.

Écrivez-moi toujours à la Châtre, poste restante. On me fera passer vos lettres à Bourges. Hélas ! je quitte les nuits étoilées, et les prés de l’Arcadie. Plaignez-moi, et aimez-moi. Je vous embrasse de cœur tous deux et je salue respectueusement l’illustre docteur Ratissimo.

Vous m’avez fait de vous un portrait dont je n’avais pas besoin. En ce qu’il a de trop modeste, je sais mieux que vous à quoi m’en tenir. En ce qu’il a de vrai, ne sais-je pas votre vie, sans que personne me l’ait racontée ? La fin n’explique-t-elle pas les antécédents ? Oui, vous êtes une grande âme, un noble caractère et un bon cœur ; c’est plus que tout le reste, c’est rare au dernier point, bien que tout le monde y prétende.

Plus j’avance en âge, plus je me prosterne devant la bonté, parce que je vois que c’est le bienfait dont Dieu nous est le plus avare. Là où il n’y a pas d’intelligence, ce qu’on appelle bonté est tout bonnement ineptie. Là où il n’y a pas de force, cette prétendue bonté est apathie. Là où il y a force et lumière, la bonté est presque introuvable ; parce que l’expérience et l’observation ont fait naître la méfiance et la haine. Les âmes vouées aux plus nobles principes sont souvent les plus rudes et les plus âcres, parce qu’elles sont devenues malades à force de déceptions. On les estime, on les admire encore, mais on ne peut plus les aimer. Avoir été malheureux, sans cesser d’être intelligent et bon, fait supposer une organisation bien puissante, et ce sont celles-là que je cherche et que j’embrasse.

J’ai des grands hommes plein le dos (passez-moi l’expression). Je voudrais les voir tous dans Plutarque. Là, ils ne me font pas souffrir du côté humain. Qu’on les taille en marbre, qu’on les coule en bronze, et qu’on n’en parle plus. Tant qu’ils vivent, ils sont méchants, persécutants, fantasques, despotiques, amers, soupçonneux. Ils confondent dans le même mépris orgueilleux les boucs et les brebis. Ils sont pires à leurs amis qu’à leurs ennemis. Dieu nous en garde ! Restez bonne, bête même si vous voulez. Franz pourra vous dire que je ne trouve jamais les gens que j’aime assez niais à mon gré. Que de fois je lui ai reproché d’avoir trop d’esprit ! Heureusement que ce trop n’est pas grand’chose, et que je puis l’aimer beaucoup.

Adieu, chère ; écrivez-moi. Puissiez-vous ne pas partir ! Il fait trop chaud. Soyez sûre que vous souffrirez. On ne peut pas voyager la nuit en Italie. Si vous passez le Simplon (qui est bien la plus belle chose de l’univers), il faudra aller à pied pour bien voir, pour grimper. Vous mourrez à la peine !

Je voudrais trouver je ne sais quel épouvantail pour vous retarder.


CXLVII

À M. SCIPION DU ROURE, AUX BAINS DE LUCQUES


Bourges, 18 juillet 1836.


Madame Sand a dit à M. George tout ce que vous avez de bienveillance et de sympathie pour lui. Madame Sand est une bête que je ne vous engage pas à connaître et qui vous ennuierait mortellement ; mais George est un excellent garçon, plein de cœur et de reconnaissance pour ceux qui veulent bien l’aimer.

Il sera heureux de serrer la main d’un ami inconnu, et, comme il a assez bonne opinion de lui-même, il est très disposé à trouver parfaits ceux qui l’acceptent tel qu’il est. Il n’a pas eu dans sa vie d’autre bonheur que l’amitié. Tout le reste lui a manqué. Tout ce qui réussit aux autres a mal tourné pour lui. Il s’en console avec les gens qui le comprennent et qui le plaignent sans le sermonner.

Vous lui êtes recommandé par un neveu qu’il aime et qu’il estime, et votre lettre seule eût ouvert son âme à la confiance. Il sera donc heureux de vous recevoir sous son toit quand il aura un toit quelconque.

Pour le moment, il plaide contre des adversaires qui lui disputent avec acharnement la maison de ses pères et les caresses de ses enfants. Il espère cependant ouvrir bientôt la porte de ce pauvre manoir à ses vieux amis et à ceux qui veulent bien le trouver digne de devenir le leur. Vous n’aurez besoin ni de menthe sauvage, ni de mesembriantheum pour être accueilli fraternellement. Cependant les fleurs de l’Apennin seront reçues avec reconnaissance, comme gage d’amitié et comme souvenir d’un pays aimé.

R… vous tiendra au courant des événements qui vont décider de mon sort. Si mon espoir se réalise, je passerai les vacances en Berry. Sinon, j’irai en Suisse me distraire de mes déboires et peut-être vous rencontrerai-je là aussi. J’engagerai notre ami à vous rappeler la bonne promesse que vous me faites.

Tout à vous.

GEORGE.

CXLVIII

À M…, RÉDACTEUR DU JOURNAL DU CHER


Bourges, 30 juillet 1836.


Monsieur,

Je n’aurais pas songé à réclamer contre l’étrange mauvaise foi avec laquelle le Journal du Cher a rendu compte du discours de M. l’avocat général dans le procès en séparation qui fait le sujet de votre article.

Cette relation a été transcrite dans d’autres journaux et vous avez été, comme eux, induit en erreur par l’évidente partialité qui a présidé à la rédaction première.

Le journaliste du Cher, après avoir complaisamment reproduit le plaidoyer de mon adversaire (et, à coup sûr, ce n’est pas par amour pour les belles-lettres ni pour l’éloquence), a jugé convenable de rendre en trois lignes le discours de M. l’avocat général, discours très beau, très impartial et très touchant, qui a ému le public en ma faveur durant près de deux heures.

Je me propose avec le temps d’écrire l’histoire de ce procès, intéressant et important non à cause de moi, mais à cause des grandes questions sociales qui s’y rattachent et qui ont été singulièrement traitées par mes adversaires, plus singulièrement envisagées par la cour royale de Bourges.

Je chercherai, devant l’opinion publique, une justice qui ne m’a pas été rendue, selon moi, par la magistrature, et l’opinion publique prononcera en dernier ressort. Je chercherai cette justice par amour de la justice et pour satisfaire l’invincible besoin de toute âme honnête.

Dans cette relation, dont la sincérité pourra être vérifiée par ceux-là mêmes qu’elle intéresse personnellement, je m’efforcerai de rendre l’impression générale du discours de M. Corbin et de rectifier des phrases que le journaliste du Cher n’a certainement pas sténographiées.

Je ne croirai pas manquer aux convenances, en donnant toute la publicité possible à des paroles prononcées devant un nombreux auditoire, et recueillies par toutes les femmes, par toutes les mères avec des larmes de sympathie.

Je dirai que, si M. l’avocat général a prononcé le mot que vous censurez, il ne lui a pas donné le sens qui vous blesse et qu’il a qualifié de noble, de glorieux le sentiment de force et de loyauté qui dicta ma conduite en cette circonstance. M. l’avocat général me pardonnera d’avoir si bonne mémoire. Il est le seul de mes juges dont je connaisse et dont j’accepte l’arrêt.

Je vous remercie, monsieur, non des éloges personnels que vous m’accordez dans votre journal, je ne les mérite pas ; mais de la justice que vous rendez au vrai principe et au vrai sentiment de l’honneur féminin : la sincérité. Je souhaite que ce principe triomphe et je ne me pose pas comme l’héroïne de cette cause ; je suis simplement l’adepte zélé ou l’adhérent sympathique de toute doctrine tendante à établir son règne. À ce titre, votre journal m’intéresse vivement.

J’y chercherai avec attention la lumière et la sagesse dont nous avons tous besoin pour savoir jusqu’où doit s’étendre la liberté de la femme, et, dans un système d’amélioration de mœurs, où doit s’arrêter l’indulgence de l’homme.

Je ne vous demande ni ne vous interdis la publication de cette lettre ; je m’en rapporte à vous-même pour justifier M. l’avocat général d’une accusation qu’il ne mérite pas, et pour le faire de la manière la plus noble et la plus convenable.

Agréez, monsieur, mes cordiales salutations.

GEORGE SAND.

CXLIX

À M. GIRERD, AVOCAT, À NEVERS


Paris, 15 août 1836.


Mon bon frère Girerd,

J’ai déjà plusieurs fois commencé à vous répondre sans trouver une heure de liberté pour achever. Ces derniers événements ont mis tant d’activité autour de nous, qu’il n’y a plus moyen de vivre pour son propre compte. Mais comment pouvez-vous imaginer, mon enfant, que l’amitié de Michel[1] se soit refroidie pour vous ? l’ayant vu entouré, obsédé, écrasé comme il l’a été tout ce temps et, par-dessus le marché, souvent et gravement indisposé, je m’étonne peu qu’il n’ait point eu le temps de vous écrire. Je lui ai lu votre lettre, que j’ai reçue au moment de son départ. Il m’a dit qu’il vous écrirait de Bourges. Je crains qu’il ne soit malade ; car, depuis dix jours, je devrais avoir de ses nouvelles et je n’en ai pas encore. Sa mauvaise santé m’inquiète et m’afflige beaucoup. Je l’ai soigné ici aussi bien que j’ai pu, et je l’ai vu bien souffrir. Nous avons parlé de vous tous les jours. Il vous dira, quand vous le reverrez, que je vous aime bien et que, de tous les amis qu’il m’a présentés, vous êtes celui pour lequel j’ai éprouvé le plus de sympathie. Quand vous reverrai-je ? Je vais à la Châtre vers le 22 de ce mois-ci, et, vers le 30, je serai à Genève. Peut-être irai-je vous voir à Nevers si cela ne me détourne pas trop de ma route et n’augmente pas ma fatigue d’une manière trop exorbitante. Je serais si heureuse de connaître votre femme, votre enfant, votre patrie ! Et le cap Sunium ! nous avons fait de beaux rêves d’amitié, de repos, de bonheur ! les réaliserons-nous ?

Écrivez-moi à la Châtre, poste restante, du 20 au 30. Adieu, bon frère. Embrassez votre femme pour moi ; dites-lui que je suis un bon garçon et que je suis bien heureuse de lui inspirer un peu de bienveillance. Peut-être m’accordera-t-elle de l’amitié si j’ai le bonheur de la connaître. On fait mon portrait de nouveau : je vous l’enverrai, ou je vous le porterai, ce qui me plairait bien mieux.

Tout à vous de cœur.

GEORGE.

CL

À MADAME MAURICE DUPIN, À PARIS


Nohant, 18 août 1836.


Chère maman,

J’allais partir pour Paris, au moment où mon fils est arrivé, tout seul comme un homme, et si impatient de me revoir, qu’il n’a pu prendre sur lui de rester un jour de plus à Paris pour vous embrasser. Cependant il en avait l’intention ; car, d’après des reproches que je lui avais adressés à ce sujet, il m’écrivit, quelques jours avant son arrivée, une lettre que je vous envoie, et où vous verrez qu’il a de bons sentiments pour vous, malgré sa paresse ou son étourderie. Ce pauvre cher enfant est bien heureux d’être ici : il joue avec sa sœur et il respire le bon air de la campagne. Il n’a guère envie de retourner à Paris, et ce serait, je crois, les priver l’un et l’autre du meilleur temps de l’année que de les y ramener avant la fin des vacances. Je pense donc que je n’irai pas avant cette époque, et, en attendant, nous allons faire un petit voyage dans le Nivernais et dans l’Allier. Ils s’en font une grande fête et je suis bien heureuse de les voir heureux. Nous avons passé ces jours-ci à coller du papier dans mon cabinet de toilette ; nous en avons fait une petite pièce charmante où Maurice installe ses joujoux, ses livres et ses crayons. Nous pensons à vous, à votre ardeur, et à votre habileté dans ces grands travaux, à votre bon goût, et à votre passion pour planter des clous. Quant à moi, j’en ai un torticolis effroyable.

Je vous envoie une lettre pour Pierret. Engagez-le à me répondre le plus vite possible ; car je pars à la fin du mois, pour ma petite tournée. Donnez-moi en même temps de vos nouvelles, et soignez-vous bien afin de ne m’en donner que de bonnes. Adieu, chère maman ; je tombe de fatigue et m’endors en vous embrassant de toute mon âme, ce qui me donnera une bonne nuit, j’en réponds.

Maurice vous écrira directement ; aujourd’hui, la lettre est assez grosse. Renvoyez-moi la lettre de Maurice, pour ne pas démembrer ma collection ; ce sont mes trésors, j’aime mieux cela que tous les romans du monde.


CLI

À M. FRANZ LISZT, À GENÈVE


Nohant, 18 août 1836.


J’ai failli vous arriver le jour du concert. Qu’eussiez-vous dit, si, au milieu du grand morceau brillant de Puzzi-Primo, je fusse entrée avec mes guêtres crottées et mon sac de voyage, et si je lui eusse frappé sur l’épaule au point d’orgue ?

Puzzi-Primo ne se fût pas déconcerté, accoutumé qu’il est à braver insolemment les regards d’un public infatué de lui ; voire d’un public de métaphysiciens, de Genevois. Mais Puzzi-Secondo, moins blasé sur le triomphe et moins certain de la douce bienveillance des demoiselles de seize ans, eût fait une exclamation inconvenante, qui n’eût pas été dans le ton du morceau.

J’aurais eu le plus grand plaisir du monde à vous faire manquer votre rentrée et à vous faire gâcher et massacrer votre finale. J’aurais, la première, tiré un sifflet, un mirliton, une guimbarde de ma poche, et j’aurais donné au public de métaphysiciens le signal des huées. J’aurais dit : « Messieurs, je suis l’agréable auteur de bagatelles immorales qui n’ont qu’un défaut, celui d’être beaucoup trop morales pour vous. Comme je suis un très grand métaphysicien, par conséquent très bon juge en musique, je vous manifeste mon mécontentement de celle que nous venons d’entendre, et je vous prie de vous joindre à moi, pour conspuer l’artiste vétérinaire et le gamin musical que vous venez d’entendre cogner misérablement cet instrument qui n’en peut mais. »

À ce discours superbe, les banquettes auraient plu sur votre tête, et je me fusse retirée fort satisfaite, comme fait Asmodée après chaque sottise de sa façon.

Sans plaisanterie, mes chers enfants, si j’avais eu cent écus, je partais et j’arrivais à l’heure dite. Pourquoi n’avez-vous pas ouvert une souscription pour me payer la diligence ? Je vous déclare que, dans six semaines ou deux mois, si vous êtes toujours là-bas, j’irai, quelque orage qu’il fasse aux cieux, quelque calme plat qui règne dans mes finances. Vous me nourrirez bien pendant une quinzaine : je fume plus que je ne mange, et ma plus grande dépense sera le tabac. Je serais allée vous rejoindre dans le courant du mois, si je n’étais retenue ici par mes affaires.

Je prends possession de ma pauvre vieille maison, que le baron veut bien enfin me rendre (où je vais m’enterrer avec mes livres et mes cochons), décidée à vivre agricolement, philosophiquement et laborieusement, décidée à apprendre l’orthographe aussi bien que M. Planche, la logique aussi bien que feu mon précepteur, et la métaphysique aussi bien que le célèbre M. Liszt, élève de Ballanche, Rodrigues et Sénancour. Je veux, en outre, écrire en coulée et en bâtarde, mieux que Brard et Saint-Omer, et, si j’arrive jamais à faire au bas de mon nom le parafe de M. Prudhomme, je serai parfaitement heureuse et je mourrai contente. Mais ces graves études ne m’empêcheront pas d’aller voir de temps en temps mes mioches à Paris, et vous autres, là où vous serez. Hirondelles voyageuses, je vous trouverai bien, pourvu que vous me disiez où vous êtes, et je serai heureuse près de vous tant que vous serez heureux près de moi.

Je suis maintenant avec mes enfants dans la chère vallée Noire.

J’ai vu madame Liszt la veille de mon départ de Paris. Elle se portait bien et je l’ai embrassée pour son fils et pour moi. J’ai vu une fois Emmanuel, qui m’a chargée de le rappeler à votre amitié et qui m’a questionnée avec intérêt sur votre compte. On dit que notre cousin Heine s’est pétrifié en contemplation aux pieds de la princesse Belgiojoso. Sosthènes[2] est mort, ou il s’est reconnu dans un passage de la lettre imprimée, car je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là.

Moi, je me porte bien, je suis bête comme une oie. Je dors douze heures, je ne fais rien du tout que coller des devants de cheminée, encadrer des images, collectionner des papillons, éreinter mon cheval, fumer mon narghilé, conter des contes à Solange, écouter du fond d’un nuage de tabac, à travers une croûte opaque d’imbécillité et de béatitude, les pitoyables discours facétieux ou politiques de mes douze amis, tous plus bêtes que moi. De temps en temps, je me lève dans un accès de colère républicaine ; mais je m’aperçois que cela ne sert à rien, et je me replonge dans mon fauteuil sans avoir rien dit.

Au fond, je ne suis pas gaie. Peut-on l’être, tout à fait, avec sa raison ? Non. La gaieté n’est qu’un excitant, comme la pipe et le café. L’être qui en use n’en est ni plus fort ni plus brillant. Tout mon désir est de m’abrutir, de m’appliquer aux occupations les plus simples, aux plaisirs les plus tranquilles et les plus modestes. Je crois que j’en viendrai aisément à bout. La vie active ne m’a jamais éblouie. Elle m’a fait mal aux yeux ; mais elle ne m’a pas obscurci la vue. J’espère vieillir en paix avec moi-même et avec les autres.

Bonsoir, mes enfants ; soyez bénis. À vous !

GEORGE.

CLII

À MADAME D’AGOULT, À GENÈVE


Nohant, 20 août 1836.


Quoi qu’il arrive désormais, et sans aucun prétexte de retard que ma propre mort, je serai à Genève dans les quatre premiers jours de septembre. Je quitte Nohant le 28, je passe vingt-quatre heures à Bourges, et je me lance par Lyon. Les diligences sont pitoyables et ne vont pas vite. C’est pourquoi je ne puis vous fixer le jour de mon arrivée. Répondez-moi courrier par courrier où il faut que je descende à Genève. Nos lettres mettent quatre jours à parvenir. Vous avez le temps juste de me répondre un mot.

Nous ferons ce que vous voudrez. Nous irons ou nous nous tiendrons où vous voudrez. Pourvu que je sois avec vous, c’est tout ce qu’il me faut. Je vous avertis seulement que j’ai mes deux mioches avec moi. S’il m’eût fallu attendre la fin de leurs vacances pour vous aller voir, c’eût été encore six semaines de retard. Je les emmène donc. Ils sont peu gênants, très dociles, et accompagnés d’ailleurs d’une servante qui vous en débarrassera quand ils vous ennuieront. Si j’ai une chambre, que vous donniez un matelas par terre à Maurice, un même lit pour ma fille et pour moi nous suffiront. À Paris, nous n’en avons pas davantage quand ils sortent tous deux à la fois. La servante couchera à l’auberge.

Quand je voudrai écrire, si l’envie m’en prend (ce dont j’aime à douter), vous me prêterez un coin de votre table. Si toute cette population que je traîne à ma suite vous gêne, vous nous mettrez tous à l’auberge, que vous m’indiquerez la plus voisine de votre domicile. En attendant, vous me direz où est ce domicile, car je ne m’en souviens plus, et j’écris au hasard Grande Rue sur l’adresse, sans savoir pourquoi.

Adieu, mes enfants bien-aimés. Je ne retrouverai mes esprits (si toutefois j’ai des esprits), je ne commencerai à croire à mon bonheur qu’auprès de vous.


CLIII

À M. AUGUSTE MARTINEAU-DESCHENEZ, À PARIS


Nohant, 21 août 1836.


Tu sais que mon procès est terminé. Je suis à Nohant en liberté et en sécurité. Je ne te parlerai plus de mes affaires. Les journaux sont là pour raconter ces mortels ennuis que je veux oublier, et sur lesquels il ne m’est pas possible de revenir, même avec mes plus chers amis.

Je comptais aller à Paris chercher Maurice, qui entrait en vacances et serrer la main de mes bons camarades. Mais le tracas de mes affaires en désarroi m’a retenue à Nohant quelques jours de plus que je ne pensais. Pendant ce temps, Maurice est venu me trouver. Maintenant que le voilà hors du triste Paris, il n’a guère envie d’y retourner avant la fin des vacances. Pour le distraire de son année scolaire et de mes angoisses, qu’il a si vivement partagées, je l’emmène, ainsi que Solange, à Genève, où Liszt et une dame fort distinguée, que j’aime beaucoup et qui tient de fort près à mon ami le musicien, nous attendent depuis longtemps.

Nous partons le 28, et nous reviendrons à Paris tous ensemble à la fin du mois. Ne dis à personne que je vais faire ce petit voyage. Un tas d’oisifs viendraient m’y relancer, soit par écrit, soit en personne, et je vais tâcher d’oublier la littérature au bord des lacs.

Je te verrai donc au mois d’octobre, mon cher Benjamin, et, si je puis t’enlever, je t’emmènerai passer quelque temps à Nohant. Tu es employé du gouvernement, pauvre enfant ! arrange-toi alors pour avoir une bonne maladie de poitrine ou d’estomac (censé, comme dit Maurice), afin de prendre l’air de la campagne sous mes vieux noyers et sous l’aile paternelle de ton vieux George.

Donne-moi, en attendant, de tes nouvelles à Genève sous le couvert de Liszt, Grande Rue, et aime-moi comme je t’aime.

Adieu.


CLIV

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE,
À ANGERS


Nohant, 21 août 1836.


Mademoiselle,

Je ne connais qu’une croyance et qu’un refuge : la foi en Dieu et en notre immortalité. Mon secret n’est pas neuf, il n’y a rien autre.

L’amour est une mauvaise chose, ou, tout au moins une tentative dangereuse. La gloire est vide et le mariage est odieux. La maternité a d’ineffables délices ; mais, soit par l’amour, soit par le mariage, il faut l’acheter à un prix que je ne conseillerai jamais à personne d’y mettre. Quand je suis loin de mes enfants, dont l’éducation absorbe une grande part du temps, je cherche la solitude et j’y trouve, depuis que j’ai renoncé à beaucoup de choses impossibles, des douceurs que je n’espérais pas.

Je tâcherai de les exprimer, sous une forme poétique, dans un de mes ouvrages que j’augmente d’un volume : Lélia, que vous avez la bonté de juger avec indulgence et où j’ai mis plus de moi que dans tout autre livre. Puisque vous me croyez en savoir plus long que vous sur la science de la vie, je vous renvoie à la prochaine réimpression de cet ouvrage.

Mais j’ai bien peur que vous ne vous trompiez en m’attribuant le pouvoir de vous guérir. Vous trouverez de vous-même tout ce que j’ai trouvé, et vous le trouverez mieux approprié à vos facultés. Espérez, il y a des temps d’épreuves ; mais celui qui nous fait malheureux prend soin de nous alléger le fardeau quand il devient trop lourd. Vous me paraissez être un de ses vases d’élection. Vous avez donc à le remercier d’être, sauf à savoir de lui, peu à peu, à quoi il vous destine.

Je voudrais être de ceux qui le prient avec ardeur et qui sont sûrs d’être exaucés. Je lui demanderais pour vous le bonheur ou, tout au moins, le calme et la résignation que vous me semblez faite pour comprendre et digne de posséder.

Agréez l’assurance de ma haute considération.

GEORGE SAND.

CLV

À M. ALEXIS DUTEIL, À LA CHÂTRE


Genève, septembre 1836.


Je passe mon temps fort agréablement à Genève, mon cher ami. Je te raconterai cela en détail, au coin du feu. J’ai à peine le temps de dormir. Mais je veux te dire que j’ai reçu ta lettre et que je te remercie mille fois de t’occuper de ton camarade absent et de ne pas négliger ses affaires, qu’il néglige si bien.

Et la vendange ! cher Dyonisius ? Songe à la vendange ! songe à te faire du vin blanc potable. Ne néglige pas un point aussi important.

Je serai à Nohant dans les premiers jours d’octobre. Je pars d’ici le 30. Je m’arrêterai à Lyon. Je te porte du bon tabac à priser et force cigarettes.

Adieu, bon vieux ; dis à ta femme que je l’aime ; aimez-moi, tous deux. À bientôt !

Mes mioches se portent à merveille. Ils supportent la fatigue héroïquement. Ursule n’est pas de même[3] Elle était très épouvantée l’autre jour de se trouver dans un village appelé Martigny. Elle se croyait à la Martinique et ne se consolait que dans l’espoir d’en rapporter de bon café (historique).

Je suis ici l’objet de la curiosité publique. Je ne fais pas un pas, je ne dis pas un mot qui n’en fasse faire et dire mille. Néanmoins on en est à la bienveillance pour moi, c’est la mode présentement.

Adieu, et me ama.

CLVI

À MADAME D’AGOULT, À GENÈVE


Lyon, le 3 octobre 1836.


Chers enfants,

Je suis à Lyon le bec dans l’eau. Je voulais partir sur-le-champ en recevant cette jolie lettre ; mais je n’ai trouvé de places dans les diligences que pour le 3, c’est-à-dire pour aujourd’hui. Cela fait que j’enrage.

Au lieu de passer encore, près de vous, quelques-uns de ces beaux jours qu’on cherche tant et qu’on attrape si peu, je suis dans la plus bête de toutes les villes du royaume, flânant avec madame Montgolfier et un tas de particuliers que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Ils m’ont trimballée à Fourvières. N’y allez jamais ! il est bien pénible et il n’est pas bien joli. Puis ils m’ont menée au Gymnase, entendre piauler et piailler madame***, qui est, comme vous savez, toute pointue. Hier, ils m’ont assassinée en me faisant entendre Guillaume Tell, abominablement écorché et massacré par le plus plat orchestre et les plus ignobles chanteurs que j’aie jamais entendus.

Cela, au reste, m’a fait du bien, en ce sens que je me suis réconciliée avec les théâtres d’Italie, que je méprisais beaucoup trop. Si la seconde ville de France chante si faux et si salement, sans offenser personne, il faut rendre hommage aux villes de cinquième et sixième ordre de l’Italie. On y chante juste, et, si on y a mauvais goût, on y a du chic, de l’élan et du toupet.

Aujourd’hui, on m’a fait dîner dans un restaurant très burlesque. On entre dans une cuisine, on monte à tâtons un escalier plein d’immondices, et on arrive à une petite chambre fort sale, où on vous sert cependant un très bon dîner. Ce soir, nous sommes rentrés chez madame Montgolfier, et un monsieur — que vous connaissez, à ce qu’on dit, — m’a chanté, sans aucune espèce de voix, deux ou trois morceaux de Schubert que je ne connaissais pas. J’ai deviné que cela devait être très beau.

La Montgolfière me paraît une excellente femme un peu atteinte par la cancannerie, l’investigation et la curiosité provinciales, brodant un peu, amplifiant pas mal, et jugeant parfois à côté ; du reste, proclamant et pratiquant des sentiments très élevés, et possédant des facultés et des qualités qui n’ont manqué que d’un peu plus de développement. Je la crois très sincèrement zélée pour Franz et très dévouée à vous. Elle est charmante pour moi.

Gévaudan, qui m’avait quittée à moitié chemin pour prendre une route plus courte, a reparu tout à coup hier sur mon horizon mélancolique. Il prétend être rappelé à Lyon par sa caisse de cigares, qu’il faut recevoir et payer. As you like it, all is well that ends well, et beaucoup d’autres proverbes shakespeariens qui ne changeront rien à nos positions respectives. Je suis charmée de le voir, il promène mes Piffoels[4] pendant que je travaille le matin à notre fameuse relation[5] ; mais je crois qu’il fait much ado about nothing.

Bonsoir, mes bons et chers enfants. Aimez-moi seulement la moitié de ce que je vous aime, et ce sera beaucoup. Je n’ai pas le droit de vous en demander davantage. Vous vous occupez tant le cœur et l’esprit l’un et l’autre, qu’il ne reste pas une part de première qualité pour les rustres de mon espèce, gens solitaria et thérapeutique. Mais cela ne m’empêche pas de vous mettre en première ligne dans mes affections, sans me soucier de « l’équilibre de la vie morale et intellectuelle ».

Fazy[6] m’a envoyé le cachet. Je ne vous charge pas de le remercier. Il m’a dit qu’il serait le 4 à Lyon : c’est donc demain que je le remercierai moi-même avec toute l’ardente effusion que vous me connaissez. Je vous prie de donner une bonne poignée de main pour moi au major[7] et à Grast[8], que j’aime beaucoup parce qu’il abonde toujours dans mon sens. Rappelez-moi au souvenir de mademoiselle Mérienne[9], donnez un grandissime coup de pied gévaudanitique au Rat, et, quant à madame sa mère, je crois que j’aurais dû aller lui faire une visite, car elle a été jadis très obligeante pour moi. Mais je sais que, depuis, elle m’a prise en horreur, à cause de la redingote (ou redinglande) de son fils. Le fait est que je l’ai oubliée absolument, comme tout ce qui me paraît hostile est oublié de moi en cette vie et en l’autre. Amen !

Les Piffoels ronflent et se portent bien. Moi, je vous bige et vous presse tous deux dans mes bras.

Je supplie Franz de m’envoyer ici mon épreuve d’André, courrier par courrier, sous enveloppe. Si vous avez quelques courses à me faire faire, dépêchez-vous de m’écrire. Adieu.

Hôtel de Milan, place des Terraux, à Lyon.

CLVII

À M. FRANZ LISZT, À PARIS


Nohant, 16 octobre 1836.


Que devenez-vous, mes enfants chéris ? Je reçois des lettres de tout Genève, excepté de vous. Fazy et Grast m’ont déjà écrit. Ils me disent que vous avez été donner un concert à Lausanne et que vous serez bientôt à Paris. Moi aussi, j’y serai et j’aurai besoin de vous y retrouver pour adoucir les jours de rentrée des Piffoels à leurs écoles respectives.

Ce moment-là est fort triste pour moi, tous les ans, et plus je vais, plus il le devient ; car je n’ai plus d’autre passion que celle de la progéniture. C’est une passion comme les autres, accompagnée d’orages, de bourrasques, de chagrins et de déceptions. Mais elle a sur toutes les autres l’avantage de durer toujours et de ne se rebuter de rien. En attendant la séparation, nous nous reposons ici.

Je me suis avisée, après avoir mis ma lettre à la poste de Lyon, qu’en raison du blocus, la convention postale était peut-être rompue et que j’aurais dû affranchir. Vous me direz si vous l’avez reçue.

Et vous, mes bons Fellows[10], nos chers projets tiennent-ils toujours ? Je fais approprier ma chambre le mieux possible pour y loger Marie. Jamais je n’ai eu tant le souci de la propriété. Je m’aperçois de mille inconvénients qui ne m’avaient jamais frappée. Je crains que les appartements ne soient froids et incommodes. Je fais faire des rideaux, chose inconnue dans ma chambre jusqu’à ce jour. Si j’avais le temps, je ferais bâtir une aile à mon castel. Je suis aussi grognon envers les ouvriers que le marquis de Morand. Enfin mes amis me demandent si j’ai attrapé quelque maladie en Suisse pour prendre tant de soins et de précautions.

Avec tout cela, j’ai une peur affreuse que ma belle comtesse ne se croie ici dans un champ de Cosaques. J’ai déjà essayé de l’y installer en peinture, et je regarde à chaque instant le portrait, pour voir s’il ne bâille pas et s’il ne s’enrhume pas. N’allez pas me donner tous ces tourments pour rien, mes bons amis ; que j’en sois au moins récompensée par votre présence. Je ne puis promettre à Marie qu’elle sera contente de mon domicile et de mon rustre entourage ; mais elle sera contente de mon zèle, de mon assiduité et du dévouement absolu de moi et de tous les miens.

Venez donc bientôt, Fellows ! Les Piffoels comptent sur vous.

Moi, je suis un peu spleenétique. Je ne sais pas trop pourquoi. C’est peut-être parce que je n’ai pas d’argent.

Adieu, mes enfants. Si vous ne venez pas tout de suite à Paris, écrivez-moi chez Didier, rue du Regard, 6. J’y serai du 20 au 25.

Aimez-vous un peu le solitaire marchand de cochons ? Il vous aime de toute son âme et vous bige mille fois.


CLVIII

À M. DUDEVANT, À PARIS


Paris, novembre 1836.


L’état de Maurice me tourmente beaucoup. Je ne le lui dis pas, mais je crains qu’il n’ait une maladie de langueur. Il ne dort que d’un sommeil léger et entrecoupé de rêves. Ce n’est pas là le sommeil de son âge. Il ne souffre pas ; mais les deux médecins qui le voient, celui du collège et celui qui vient ici tous les jours, comme ami, lui trouvent les mêmes symptômes d’excitation nerveuse et d’agitation au cœur.

Je ne sais comment faire pour partir. J’ai besoin d’être à Nohant ; mais, dès que je parle de mon départ, il fond en larmes et la fièvre le prend. Je l’ai tant raisonné, qu’il se soumet à tout ce que j’exige. Il ne dit rien ; mais il est malade. Venez à mon secours, je vous en supplie. Parlez-lui avec tendresse et douceur. Cet enfant chérit également ses parents ; mais il est faible de corps et de caractère. La sévérité le brise et le consterne.

Les médecins recommandent de lui épargner la contrariété, cela devient bien embarrassant. Comment élever un enfant sans le contrarier ? Ils disent que c’est une fièvre de croissance, mais qu’une maladie plus grave peut se développer, si l’on irrite cette fièvre. En effet, je lui trouve, la nuit, le cœur plus agité encore que lorsque ces messieurs l’examinent. Je tremble qu’il ne soit attaqué de la maladie dont j’ai souffert toute ma vie et dont je souffre toujours. Si j’étais au moins assurée qu’il eût une aussi bonne constitution que moi ! Mais il n’en est pas ainsi. Le chagrin lui est contraire.

Je vous assure qu’on a fait une grande faute, je dirai même un grand crime, en informant cet enfant de ce qu’il devait ignorer, de ce qu’il pouvait du moins ignorer en partie et ne comprendre que vaguement. Le mal est fait, ce n’est ni vous ni moi qui l’avons voulu. Quant à moi, j’ai la conscience d’avoir toujours travaillé à lui faire partager également son affection entre vous et moi.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus de nos dissensions personnelles ; il s’agit d’un intérêt qui passe avant tout : la santé de notre enfant. Ne le jetons pas, au nom du ciel ! dans une rivalité d’affection qui excite sa sensibilité déjà trop vive. De même que je l’encourage dans sa tendresse pour vous, ne le contrariez pas dans sa tendresse pour moi. Venez le voir ici tant que vous voudrez. S’il vous est désagréable de me rencontrer, rien n’est plus facile que de l’éviter. Quant à moi, je n’y ai aucune répugnance. L’état où je vois Maurice fait taire tout autre sentiment que le désir de le calmer, de le guérir au moral et au physique.

Je resterai ici jusqu’à ce qu’il soit rétabli et je ne ferai rien à son égard que vous n’approuviez. Secondez-moi, vous aimez votre fils autant que je l’aime. Épargnez-lui des émotions qu’il n’a pas la force de supporter. Si je lui disais du mal de vous, je lui ferais beaucoup de mal. Que la précaution soit réciproque.

Quel intérêt aurions-nous maintenant à nous combattre dans le cœur d’un pauvre enfant plein de douceur et d’affection ? Ce serait pousser trop loin la guerre, et, quant à moi, je ne la comprends pas à ce point.

A. D.


Maurice ignore absolument mes inquiétudes. Il s’attend toujours à rentrer au collège d’un jour à l’autre. Ne lui parlez pas de son battement de cœur. Le médecin dit toujours devant lui que ce n’est rien du tout.


CLIX

À M. SCIPION DU ROURE, À ARLES


Paris, 13 décembre 1836.


J’ai reçu votre lettre aujourd’hui seulement. Vous m’annoncez que vous partez de chez vous le 10 décembre. Je crains bien que la réponse que je vous adresse par le même courrier à Montélégier n’arrive pas à temps. Dans cette lettre, je vous disais ce que je vais vous répéter.

Mon fils est malade. D’un jour à l’autre, je m’apprête à partir ; mais je ne puis le mettre en voiture, sans la permission du médecin. Et puis son père me le refuse ; moi, je ne me soumets jamais aux refus. Je tranche le nœud avec l’épée de ma volonté, qui n’est pas tout à fait aussi bien trempée que celle d’Alexandre, mais qui n’est pas moins logique.

Voici donc ce que vous allez faire si vous arrivez à Nohant avant moi. À peine arrivé, vous m’écrirez et je vous répondrai un billet tous les soirs pour vous donner mon bulletin. Vous m’écrirez également tous les soirs.

Les lettres mettent vingt-quatre heures à faire le chemin. Ce sera une manière de vous faire prendre patience.

Vous êtes recommandé à mes amis et il est ordonné à mes domestiques de vous recevoir, héberger, servir, aimer et honorer, sous peine de mort. Vous vous installerez dans la meilleure chambre possible. Puis vous vous promènerez, puis vous lirez, puis vous m’écrirez ; installez-vous à cet effet dans mon cabinet.

Puis vous préparerez la maison à nous recevoir ; car nous arriverons trois ou quatre, et je ne crois pas qu’il y ait une chambre potable pour mes hôtes. Je vais joindre ici une note de tous les travaux que je vous confie. Vous serez secondé par ma duègne, Rosalie, femme intelligente, active et revêche, qui aime à être employée aux grandes choses et qui vous adorera. Voilà !

Puis vous serez philosophe, puis vous mènerez la vie de l’ermite et du pèlerin, puis vous serez bien certain que j’enrage pour deux raisons : la première, parce que je vous fais attendre ; la seconde, parce que mon fils est malade. Je hais Paris, j’y meurs de spleen et je n’y resterai pas une heure de plus qu’il ne faudra. J’y suis d’une humeur massacrante, d’un caractère insupportable, toujours affairée, obsédée, pestant d’être détournée de mes amis par une foule de sots, ne faisant ni ce que je veux, ni ce que je dois, en grillant de secouer la boue de cette ville maudite.

S’il ne fait pas plus chaud dans la vallée Noire, du moins nous aurons de beaux brouillards et de superbes bruits de vent dans les arbres.

J’ai pleuré toute la nuit dernière dans ma chambre d’auberge, uniquement par désespoir de ne pas voir le ciel et de ne pas entendre souffler l’air. Si je ne sais quel incident prolongeait mon séjour ici d’un certain nombre de jours, vous le sauriez aussitôt et vous viendriez me rejoindre rue Laffitte, 21. — Voilà mes précautions prises. — À la garde de Dieu ! Il est impossible que nous échappions encore cette fois l’un à l’autre, si vous avez un aussi vif désir que moi de serrer une main amie.

Tout ce que vous m’annoncez de vous me convient de plus en plus, surtout s’il est bien certain que vous ne cultivez pas les belles-lettres. J’en ai plein le dos. Ainsi nous nous entendrons.

Adieu, au revoir. Tout à vous de cœur.

GEORGE.

CLX

AU MÊME, À PARIS


Paris, 5 janvier 1837.


Quelque temps qu’il fasse, je pars samedi matin et je vous emmène dans une horrible charrette que son propriétaire berrichon a nommée, Dieu me pardonne ? calèche en me la prêtant. Vous n’y serez pas bien, je vous en avertis ; mais vous y serez consolé du froid par les perles de ma conversation. Je crains bien que vous n’invoquiez souvent les charmes de la solitude. Cela ne me regarde pas.

Mettez vos paquets à la diligence. N’ayez avec vous qu’un excessivement petit sac de nuit, et soyez rue du Regard, no 6, à sept heures du matin, jour ou non, mort ou vif. C’est une drôle de partie de plaisir que je vais vous faire faire !

Si on me dit jamais que vous n’êtes pas mon véritable ami, après pareille épreuve, j’aurai quelque raison de croire au moins à votre persévérance stoïque.

Je ne vous dirai pas un mot de mon amitié aujourd’hui, pour vous punir d’en avoir douté hier.

Tout à vous

GEORGE.

CLXI

À MADAME D’AGOULT, À PARIS


Nohant, 18 janvier 1837.


Eh bien, chère, où êtes-vous donc ? Partez-vous ? Arrivez-vous ? Je vous croyais si près, ces jours-ci, que je vous avais écrit à Châteauroux.

Rollinat vous attendait pour vous offrir ses services et vous embarquer. Mais le voilà, aujourd’hui ! Il arrive seul, et, de vous, point de nouvelles. Je vous écris à tout hasard, désirant de tout mon cœur que la présente ne vous trouve plus à Paris. Venez donc !

Sauf les rideaux, qui sont trop courts de trois pieds, votre chambre est habitable. Il n’y a pas un souffle d’air. Le garde-manger est garni de gibier. Il y a du bois sec sous le hangar. L’aubergiste de la poste, chez lequel la diligence de Blois vous dépose, est averti ; vous aurez, pour venir de Châteauroux à Nohant, une voiture fermée et des chevaux. Ainsi, ne vous occupez de rien. Nommez-vous seulement, ou nommez-moi, et on vous servira. À revoir bientôt, tout de suite, n’est-ce pas ? Si le bon Grzymala[11] veut vous accompagner, emmenez-le. Sa présence augmentera (s’il est possible) l’honneur et le bonheur de la vôtre.

Le futur précepteur[12] est chargé de ne pas quitter Paris sans s’informer de vous et mettre à vos pieds son bras et ses jambes. Je voudrais pouvoir vous envoyer prendre par un ballon chauffé à la vapeur ; mais l’argent me manque.

Tout à vous de cœur.

G. S.

Franz (si Marie est partie), ma lettre allumera votre pipe, et je vous bige. Venez le plus tôt possible.


CLXII

À M. ADOLPHE GUÉROULT, À PARIS


Nohant, 14 février 1837.


Mon cher camarade,

Il faut absolument que vous me trouviez l’adresse de ma suivante. Je vous envoie une seconde lettre pour elle, je suis extrêmement pressée d’en avoir la réponse. Pardon, mille fois, de la corvée. Donnez-moi à tous les diables ; mais faites un dernier effort de courage pour obliger le plus oublieux de vos amis.

Pour du talent, vous n’en manquez pas ; votre article en est rempli. Mais ce n’est pas le compliment que vous attendez de moi : vous voulez que je rende justice à vos opinions. En leur rendant justice, je ne vous dirai que des injures.

Oui, mon ami, vous êtes une canaille, une franche canaille. Ah ! Bertrand, je ne vous reconnais pas là !

Que vous vouliez du bien aux Arabes, que vous soyez tenté de travailler à leur liberté, que vous accusiez le despotisme de l’Égyptien, soit : c’est prendre le bon côté des choses, en ce qui concerne l’Orient. Mais, malheureux (je parle ici aux saint-simoniens plus qu’à vous), vous abandonnez la cause de la justice et de la vérité en France, là où elle pouvait être comprise plus vite que partout ailleurs et où elle le sera, n’en doutez pas, par nos enfants.

Si peu que vous eussiez fait, on eût pu dire qu’il existait une société conservatrice du grand principe d’égalité. Principe banni, chassé, honni et persécuté par toute la terre, mais réfugié dans le cœur d’un petit nombre d’hommes de bien. Un jour, vous eussiez été des dieux peut-être !

Vous avez été forcé de chercher à l’étranger des moyens d’existence. Il vaudrait mieux se brûler la cervelle que de les tenir d’un gouvernement infâme, d’un homme qui est le principe incarné d’oppression et de démoralisation. S’expatrier est déjà une faiblesse. Vous avez cédé à la persécution. Vous avez rougi, non de votre misère, qui vous rendait véritablement grand, mais de votre impuissance sur l’opinion, qui accusait le manque de talent dans la direction suprême de votre secte.

Vous avez eu tort. Si faible que fût la rédaction de votre morale, comme cette morale était la seule, la vraie, elle eût fini par attirer sur vous la considération que vous méritez. Et, si la grande affaire ne se fût pas opérée un jour au nom de Saint-Simon et d’Enfantin, du moins Enfantin et Saint-Simon eussent eu une grande place dans l’histoire de la morale, à côté de celle que Lafayette occupe dans l’histoire politique.

Mais tout cela est fichu. Vous êtes tombés dans un système de transaction mystérieuse auquel on ne comprend plus rien. Vous semblez pressés de vous faire oublier en France et d’obtenir le pardon du bien que vous avez tenté. Vous parlez de régénérer des peuples qui n’existent pas encore. En fait, vous vivez par la grâce de Louis-Philippe. Et vous ? vous voilà rédacteur des Débats, ni plus ni moins que mon ami Janin.

Taisez-vous, relaps ! vous feriez mieux de monter une boutique de savetier et de ressemeler de vieilles bottes. Voyez à quelles concessions vous êtes obligé de descendre pour faire avaler à M. Bertin l’émission de vos idées sur le despotisme de Mohammed-Ali !

En vérité, le juste milieu ne s’embarrasse guère des libéraux des bords du Nil, pourvu qu’en leur faisant des compliments, vous ôtiez votre chapeau bien bas devant la poire royale. C’est ce que vous faites.

Vous dites : « En 1830, la France a mis la dernière main à son système de liberté ; la liberté humaine, la dignité de l’individu ont été constituées d’une manière désormais indestructible, etc. ! » et mille autres blasphèmes qui feraient jurer Michel comme un possédé, et qui, à moi, me font peine.

Certainement, si vous raisonnez comme Thiers et Guizot ; si la liberté est pour vous compatible avec la monarchie ; si la dignité humaine, sans l’égalité, vous paraît admissible ; si vous appelez abolition des distinctions sociales le principe qui serre comme un étau, dans le cœur de l’homme, l’amour de la propriété, l’égoïsme, l’oubli complet du pauvre, qui érige en vertu l’ordre public, c’est-à-dire le droit de tuer quiconque demande du pain d’une voix forte et avec l’autorité de la justice naturelle de la faim ; certes, si vous acceptez tout cela, vous raisonnez bien et je n’ai pas le plus petit mot à dire.

Mais, s’il vous reste, du saint-simonisme, au moins la religion du principe fondamental : la loi du partage et de l’égalité, comment pouvez-vous faire ces concessions, même avec de bonnes intentions, à un état de choses odieux ? Et c’est le lendemain des lois exécrables qui enterrent toute liberté, toute dignité humaine pour dix ans, pour vingt ans peut-être, que vous émettez ce beau principe : La France est libre, heureuse, honorable ; il n’y a plus rien à lui souhaiter. Tâchons de penser aux Arabes, et d’en faire un peuple aussi honnête que nous.

Oh non ! laissez-les dans l’abrutissement. Ils ne sont pas coupables d’être esclaves, eux qui n’ont pas le sentiment de la dignité humaine. Mais, nous qui prétendons l’avoir, il est étrange de voir à quelle époque de notre existence politique nous nous en vantons !

Mon ami, je ne vous ferai pas changer d’avis. Quand on se décide à dire et à écrire quelque chose, on y a songé ; on croit avoir bien compris, bien jugé la question ; on est préparé à considérer comme des rêves et des erreurs tout ce qui vient de la partie adverse. Je ne vous dis donc pas mes raisons pour vous convertir ; mais c’est afin que nous nous comprenions, et que nous partions chacun d’un principe bien connu, pour nous quereller si l’envie nous en vient. Je vous dis, moi, que je ne connais et n’ai jamais connu qu’un principe : celui de l’abolition de la propriété.

Voilà en quoi j’ai toujours vénéré le saint-simonisme ; voilà en quoi j’adore certains républicains véritables (il y en a peu, soyez-en sûr). Si je ne suis ni saint-simonien, ni républicain (je me suppose homme un instant), c’est que je ne vois pas une formule digne de rallier des hommes, pas une circonstance capable de développer par des actions les bons sentiments. Le moment ne permet rien à des hommes ordinaires, comme Enfantin, vous et moi. Je dis ordinaires en fait d’intelligence ; car je n’ôte rien à la haute moralité d’Enfantin (je n’en sais rien et j’aime à y croire).

Il fallait donc attendre des chefs, un ordre de bataille, un drapeau et une armée qui voulût combattre sérieusement. Tout cela manquant, il n’y a plus autre chose à faire que de garder en soi le bon principe, pur, sans tache, sans ombre de concession à ce jésuitisme métaphysique : prétendue morale à laquelle les hommes ne croient ni les uns ni les autres.

Un jour viendra où ce bon principe aura son tour. Si nous ne sommes plus, nos enfants ou nos neveux, l’ayant reçu de nous, parleront, et feront quelque chose. Vous me parlez de deux cents exemplaires de mon portrait distribués à vos prolétaires. Vous avez donc deux cents prolétaires ? Vous m’aviez toujours dit une cinquantaine au plus. Je veux vous questionner sur le personnel de vos saint-simoniens. Que croient-ils ? Que pensent-ils ? Que veulent-ils ?

Autant que j’en ai pu juger par Vinçard, ce sont des républicains à l’eau de rose, des gens de bien, mais beaucoup trop doux, trop évangéliques et trop patients. Les éléments de l’avenir seraient une race de prolétaires farouches, orgueilleux, prêts à reprendre par la force tous les droits de l’homme.

Mais où est cette race ? On la séduit d’un côté par une apparence de bien-être, de l’autre par des maximes de prétendue civilisation dont elle sera dupe. Pauvre peuple !

Si vous voyez Vinçard, dites-lui que j’espère dîner avec lui, à mon premier voyage à Paris. Il est vrai que je ne sais pas quand j’irai. Je vous attends toujours à la mi-novembre. Mettez-moi de côté, je vous prie, quelques exemplaires de ce portrait. Je souscris pour une vingtaine. Envoyez-m’en un dans une lettre, que je voie ce que cela produit sur le papier.

Dites-moi ce que devient Buloz. Est-il enfin l’époux d’une jeune et belle fille ? La fin de son mariage m’importe beaucoup pour mes affaires. Répondez-moi. Adieu, cher ami ; rappelez-moi au bon souvenir de madame Mathieu et de votre gentille sœur.

Tout à vous de cœur.


CLXIII

À M. JULES JANIN


Nohant, 15 février 1837.


Vous êtes bien aimable de m’avoir répondu si vite et si consciencieusement, mon cher camarade. Je vous remercie de votre excellente disposition pour Calamatta. J’avais envoyé mon mauvais feuilleton au Monde[13] lorsque j’ai reçu votre lettre, et je ne puis ni le reprendre, ni en recommencer un ; car je suis stupide à ce genre de travail.

Je suis totalement incapable de travailler dans les Débats. Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses sacrées, même chez une femme ; mais seulement de la manière d’envisager la question littéraire. Songez que je n’ai pas l’ombre d’esprit, que je suis lourde, prolixe, emphatique, et que je n’ai aucune des conditions du journalisme. Ce que je fais maintenant au Monde n’irait point aux Débats, et, quant aux idées, n’y serait peut-être point admis.

Comment, mon ami, arriver dans un journal où vous écrivez et se risquer sur un terrain où vous régnez incontestablement ? Je n’irai jamais me poser en rival de qui que ce soit. J’ai trop d’indolence pour cela, et me poser en concurrence d’un souverain me convient encore moins. Je ne me sens pas de force à lutter contre une gloire établie. Qui sait si cette gloire que je salue avec tant de plaisir et d’affection, ne me deviendrait pas amère du moment qu’elle m’écraserait !

Ma foi, non ! je suis bien plus heureuse comme cela. Laissez-moi mon petit coin. D’ailleurs, je vous déclare, sur l’honneur, que je n’ai pas le moindre souci d’ambition, soit d’argent, soit de réputation. J’ai produit tout ce que je pouvais produire, et je n’aspire plus qu’à me reposer et à suspendre ma plume à côté de ma pipe turque.

Je ne travaille pas dans le Monde, je ne suis l’associée de personne. Associée de l’abbé de Lamennais est un titre et un honneur qui ne peuvent m’aller. Je suis son dévoué serviteur. Il est si bon et je l’aime tant, que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu’il m’en demandera. Mais il ne m’en demandera guère, car il n’a pas besoin de moi, Dieu merci ! Je n’ai pas l’outrecuidance de croire que je le sers autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques abonnés de plus à son journal ; lequel journal durera ce qu’il voudra et me payera ce qu’il pourra. Je ne m’en soucie pas beaucoup. L’abbé de Lamennais sera toujours l’abbé de Lamennais, et il n’y a ni conseil ni association possibles pour faire, de George, autre chose qu’un très pauvre garçon.

Je ne doute ni de la bonté de M. Bertin ni de sa largesse ; mais il n’y a pas de raison pour que j’aille, sans aucun droit, réclamer son vif intérêt. Mon genre de travail ne lui conviendrait pas, et j’ai la tête un peu dure, à présent que j’ai des cheveux blancs, pour acquérir la grâce, la concision et tout ce qu’il faudrait pour plaire à son public.

Croyez-moi, restons chacun chez nous. C’est l’ambition qui perd les hommes. Ne forçons point notre talent. Il ne faut faire en public que ce qu’on fait fort bien, etc., etc. Voyez Sancho Pança et les trente mille proverbes.

Tout mon désir est donc pour le moment fiché en une seule chose : vendre mon travail passé, afin de n’avoir plus de travail futur à affronter. Vous n’imaginez pas, mon ami, quel dégoût m’inspire à présent la littérature (la mienne s’entend). J’aime la campagne de passion ; j’ai, comme vous, tous les goûts du ménage, de l’intérieur, des chiens, des chats, des enfants par-dessus tout. Je ne suis plus jeune. J’ai besoin de dormir la nuit et de flâner tout le jour. Aidez-moi à me tirer des pattes de Buloz, et je vous bénirai tous les jours de ma vie. Je vous ferai des manuscrits pour allumer votre pipe, et je vous élèverai des levriers et des chats angoras. Si vous voulez me donner votre petite fille en sevrage, je vous la rendrai belle, bien portante et méchante comme le diable ; car je la gâterai insupportablement.

Vous devez bien comprendre tout cela, vous qui êtes si simple, si bon, si peu grand homme dans vos manières, si différent des beaux esprits de la critique. Vous avez subi votre succès plus que vous ne l’avez cherché. Il a été grand : mais, s’il n’eût été que médiocre, vous vous en seriez contenté avec cette aimable insouciance dont je fais tant de cas. Savez-vous ce que je prise au-dessus de tout le génie de l’univers ? c’est la bonté et la simplicité. Mon ambition désormais est de devenir bon enfant ; ce n’est pas facile et c’est bien rare.

Merci de vos bons conseils et de l’intérêt que vous me témoignez si chaleureusement. Je voudrais avoir assez de valeur pour mériter votre zèle ; mais je suis certaine d’avoir assez de cœur pour reconnaître votre amitié.


CLXIV

À M. L’ABBÉ DE LAMENNAIS


Nohant, 28 février 1837.


Monsieur et excellent ami,

Vous m’avez entraînée, sans le savoir, sur un terrain difficile à tenir. En commençant ces Lettres à Marcie. Je me promettais de me renfermer dans un cadre moins sérieux que celui où je me trouve aujourd’hui, malgré moi, poussée par l’invincible vouloir de mes pauvres réflexions. J’en suis effrayée ; car, dans le peu d’heures que j’ai eu le bonheur de passer à vous écouter, avec le respect et la vénération dont mon cœur est rempli pour vous, je n’ai jamais songé à vous demander le résultat de votre examen sur les questions avec lesquelles je me trouve aux prises aujourd’hui.

Je ne sais même pas si le sort actuel des femmes vous a occupé au milieu de tant de préoccupations religieuses et politiques dont votre vie intellectuelle a été remplie. Ce qu’il y a de plus curieux en ceci, c’est que, moi-même qui ai écrit durant toute ma vie littéraire sur ce sujet, je sais à peine à quoi m’en tenir. Ne m’étant jamais résumée, n’ayant jamais rien conclu que de très vague, il m’arrive aujourd’hui de conclure d’inspiration, sans trop savoir d’où cela me vient, sans savoir, le moins du monde, si je me trompe ou non, sans pouvoir m’empêcher de conclure comme je fais et trouvant en moi je ne sais quelle certitude, qui est peut-être une voix de la vérité et peut-être une voix impertinente de l’orgueil.

Pourtant, me voilà lancée, et j’éprouve le désir d’étendre ce cadre des Lettres à Marcie, tant que je pourrai y faire entrer des questions relatives aux femmes. Je voudrais parler de tous les devoirs, du mariage, de la maternité, etc. En plusieurs endroits, je crains d’être emportée par ma pétulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez d’aller, si je pouvais vous consulter d’avance. Mais ai-je le temps de vous demander, à chaque page, de me tracer le chemin ? Avez-vous le temps de suffire à mon ignorance ? Non, le journal s’imprime, je suis accablée de mille autres soins, et, quand j’ai une heure le soir pour penser à Marcie, il faut produire et non chercher.

Après tout, je ne suis peut-être pas capable de réfléchir davantage à quoi que ce soit, et toutes les fois (je devrais dire plutôt le peu de fois) qu’une bonne idée m’est venue, elle m’est tombée des nues au moment où je m’y attendais le moins. Que faire donc ? Me livrerai-je à mon impulsion ? ou bien vous prierai-je de jeter les yeux sur les mauvaises pages que j’envoie au journal ? Ce dernier moyen a bien des inconvénients ; jamais une œuvre corrigée n’a d’unité. Elle perd son ensemble, sa logique générale. Souvent, en réparant un coin de mur, on fait tomber toute une maison qui serait sur pied si l’on n’y eût pas touché.

Je crois qu’il faudrait, pour obvier à tous ces inconvénients, convenir de deux choses : c’est que je vous confesserai ici les principales hardiesses qui me passent par l’esprit et que vous m’autoriserez à écrire dans ma liberté, sans trop vous soucier que je fasse quelque sottise de détail. Je ne sais pas bien jusqu’à quel point les gens du monde vous en rendraient responsable et je crois, d’ailleurs, que vous vous souciez fort peu des gens du monde. Mais j’ai pour vous tant d’affection profonde, je me sens recommandée par une telle confiance, que, lors même que je serais certaine de n’avoir pas tort, je me soumettrais encore pour mériter de vous une poignée de main.

Pour vous dire en un mot toutes mes hardiesses, elles tiendraient à réclamer le divorce dans le mariage. J’ai beau chercher le remède aux injustices sanglantes, aux misères sans fin, aux passions souvent sans remède qui troublent l’union des sexes, je n’y vois que la liberté de rompre et de reformer l’union conjugale. Je ne serais pas d’avis qu’on dût le faire à la légère et sans des raisons moindres que celles dont on appuie la séparation légale aujourd’hui en vigueur.

Bien que, pour ma part, j’aimasse mieux passer le reste de ma vie dans un cachot que de me remarier, je sais ailleurs des affections si durables, si impérieuses, que je ne vois rien dans l’ancienne loi civile et religieuse qui puisse y mettre un frein solide. Sans compter que ces affections deviennent plus fortes et plus dignes d’intérêt à mesure que l’intelligence humaine s’élève et s’épure.

Il est certain que, dans le passé, elles n’ont pu être enchaînées, et l’ordre social en a été troublé. Ce désordre n’a rien prouvé contre la loi, tant qu’il a été provoqué par le vice et la corruption. Mais des âmes fortes, de grands caractères, des cœurs pleins de foi et de bonté ont été dominés par des passions qui semblaient descendre du ciel même. Que répondre à cela ? Et comment écrire sur les femmes sans débattre une question qu’elles posent en première ligne et qui occupe, dans leur vie, la première place ?

Croyez-moi, je le sais mieux que vous, et qu’une seule fois le disciple ose dire :

« Maître, il y a par là des sentiers où vous n’avez point passé, des abîmes où mon œil a plongé. Vous avez vécu avec les anges ; moi, j’ai vécu avec les hommes et les femmes. Je sais combien on souffre, combien on pèche, combien on a besoin d’une règle qui rende la vertu possible. »

Fiez-vous à moi, personne ne chercherait avec plus de désir de la trouver, avec plus de respect pour la vertu, avec moins de personnalité ; car je n’essayerai jamais de pallier mes fautes passées, et mon âge me permet d’envisager avec calme les orages qui palpitent et meurent à mon horizon.

Répondez-moi un mot. Si vous me défendez d’aller plus avant, je terminerai les Lettres à Marcie où elles en sont, et je ferai toute autre chose que vous me commanderez. Je puis me taire sur bien des points et ne me crois pas appelée à rénover le monde.

Adieu, père et ami ; personne ne vous aime et ne vous respecte plus que moi.

G. SAND.

CLXV

À M. FRANZ LISZT, À PARIS


Nohant, 28 mars 1837.


Je vous envoie le tout, décacheté, parce qu’il est défendu d’envoyer des paquets fermés. Je vous recommande mes manuscrits.

Bonjour, bon Franz.

Venez nous voir le plus tôt possible. L’amour, l’estime et l’amitié vous réclament à Nohant. L’amour (Marie) est un peu souffrant. L’estime (c’est Maurice et Pelletan) ne va pas mal. L’amitié (moi) est obèse et bien portante.

Marie m’a dit qu’il était question d’espérance de Chopin. Dites à Chopin que je le prie de vous accompagner ; que Marie ne peut pas vivre sans lui, et que, moi, je l’adore.

J’écrirai à Grzymala personnellement pour le décider aussi, si je peux, à venir nous voir. Je voudrais pouvoir entourer Marie de tous ses amis, pour qu’elle aussi vécût au sein de l’amour, l’estime et l’amitié.

Il paraît que vous avez été archisublime dans vos concerts ; Calamajo[14] m’écrit à propos de vous : Suona come Ingres disegna.

Bonsoir ; je suis accablée de travail. Soyez assez bon pour faire passer à Buloz le manuscrit que je vous envoie, — et à Blanche la lettre ci-jointe. — Je ne sais pas son adresse. Je ne m’en souviens jamais. Portez-vous bien. Venez vite et aimez-moi.

Ne tardez pas à faire remettre votre portrait à Calamatta. Il en est fort pressé.

Ayez la bonté aussi, mon vieux, de cacheter le paquet avant de l’envoyer à la Revue, rue des Beaux Arts, 10. Si vous le remettiez vous-même, cela me ferait grand plaisir ; car il y a pour deux mille francs de manuscrit.


CLXVI

À M. CALAMATTA, À PARIS


Nohant, 20 mars 1837.


Carissimo.

Je mets aujourd’hui à la diligence le portrait de Liszt. J’ai écrit à Planche, non de votre part, mais de mon fait, qu’il eût à faire un grand et excellent article sur vous dans la Revue des Deux Mondes. Je suis presque sûre qu’il le fera. J’ai écrit aussi une longue lettre à Janin. Je ne réponds pas de lui, quoique je l’aie flagorné à votre intention. Il est très bon, mais fantasque et oublieux. Vous feriez bien, dans deux ou trois jours, d’aller le voir. C’est un homme qu’il faut traiter rondement.

Ne lui lâchez pas votre gravure sans avoir l’article ; promettez-la-lui, sans condition. Il n’est pas connaisseur ; peut-être sera-t-il plus désireux du Napoléon à cause du sujet ; je crois qu’il ne l’a pas. Au reste, je lui ai entendu dire plusieurs fois que vous étiez le plus grand graveur de l’Europe. Un article de lui dans les Débats vous vaudrait mieux pour la vente que tous les autres. — Le mien paraîtra dans le Monde ; il y sera le 20. Vous en aurez un dans l’artiste. Le précepteur de Maurice[15], qui a beaucoup de talent, y rédige. On me répond aussi d’un article dans le Temps. Didier et Arago peuvent aussi vous faire mousser dans d’autres journaux. Liszt lui-même peut y contribuer, il voit tout Paris. Il est certain qu’ils ne vous négligeront pas.

Pour moi, je suis beaucoup plus occupée de votre succès que je ne l’ai jamais été d’aucun de mes ouvrages, et, si vous réussissez autant que vous le méritez, j’en aurai plus de joie que s’il s’agissait de moi-même.

Le portrait de Liszt est un chef-d’œuvre. La ressemblance est parfaite, le dessin magnifique, la pose et l’expression admirables. Je crois que vous vous êtes encore surpassé, je voudrais que vous fissiez beaucoup de portraits, vous gagneriez plus d’argent, et vous seriez vite populaire ; ce qui est toujours un bien. Avec de l’argent et du succès, quand on a le bon sens de ne pas se laisser enivrer, on arrive à plus de liberté, à plus de moyens de développer son talent.

Espérons que vous trouverez la justice qui vous est due. Moi qui déteste le public et qui le personnifie sous l’épithète de giumento, je voudrais aujourd’hui le personnifier dans ma personne, afin de poser sur vous la plus belle des couronnes.

Maurice a été mal, il va de mieux en mieux ; il vous embrasse et vous aime de tout son cœur. Il fait des progrès dans le dessin. Je vous envoie un petit cavalier qui a du mouvement, quoique grossièrement incorrect. Il faut qu’il soit peintre. Il n’a de passion que pour cela. Je ne sais vraiment pas ce que j’en ferai, s’il n’acquiert pas ce genre de talent.

Marie[16] se porte médiocrement bien et vous serre cordialement la main. Je vous embrasse, moi, de tout mon cœur.

GEORGE.

CLXVII

À MADAME D’AGOULT, PARIS


Nohant, 5 avril 1837.


Bonne Marie,

Je vous aime et vous regrette. Je vous désire et je vous espère. Plus je vous ai vue, plus je vous ai aimée et estimée. Je n’en pourrais pas dire autant de toutes les affections que j’ai soumises au grand creuset de l’intimité, de la vie de tous les jours.

J’ai été toujours souffrante depuis votre départ. Le printemps me fatigue beaucoup. Par compensation, Maurice va infiniment mieux. Il reprend à vue d’œil, au physique et au moral. Si vous pouvez me donner des nouvelles de ma fille, vous me ferez bien plaisir ; car, depuis quelques jours, j’en suis inquiète. Je lui ai trouvé une gouvernante et je vais la reprendre. Si vous veniez tout de suite, je vous prierais de me l’amener ; mais je crains que vous ne soyez trop longtemps. Je la ferai venir au premier jour.

P… va se jeter à vos genoux et vous raconter comme quoi il a mangé les plus beaux poissons d’avril qui aient jamais paru dans le département de l’Indre. Il a disputé de très bonne foi contre Duteil et Rollinat, qui s’étaient donné le mot et qui lui ont soutenu pendant tout un dîner que la littérature ne servait à rien dans les arts. Le malheureux était furieux, consterné ; il foisonnait de citations, d’exorcismes scientifiques et d’arguments ad hominem.

Le Malgache lui a apporté un très beau saucisson, qui s’est converti en bûche, lorsqu’il a défait le papier et les ficelles. Il est furieux et persiste à croire que Rollinat lui a envoyé l’infâme bourriche d’huîtres. Le père Rollinat, qui est venu passer ici quelques jours, lui a confirmé l’imposture très gravement et lui a donné la définition suivante : « Le poisson d’avril est un animal qui prend naissance dans une bourriche et qui voyage à l’aide de pierres et de pots cassés, dont il tire sa nourriture. » Le Malgache prétend que le saucisson-bois est une plante qu’il a rapportée de Madagascar. Rollinat lui a fait encore avaler un troisième poisson, mais si malpropre, qu’à moins de vous le raconter en latin, je ne saurais comment m’y prendre. Or il y a une petite difficulté, c’est que je ne sais pas le latin, ni vous non plus.

Dites à Mick… (manière non compromettante d’écrire les noms polonais) que ma plume et ma maison sont à son service et trop heureuses d’y être, à Grrr… que je l’adore, à Chopin que je l’idolâtre, à tous ceux que vous aimez que je les aime, et qu’ils seront les bienvenus, amenés par vous. Le Berry en masse guette le retour du maestro pour l’entendre jouer du piano. Je crois que nous serons forcés de mettre le garde champêtre et la garde nationale de Nohant sous les armes pour nous défendre des dilettanti berrichoni.


CLXVIII

À LA MÊME


Nohant, 10 avril 1837.


Affaires !


Chère Marie,

Ni l’une ni l’autre des presses Chaulin ne me convient. N’en parlons plus. Mon voiturier sera à Paris le 12 ou le 14. Il a diverses caisses à m’apporter. Si le piano est prêt, il le rapportera en huit ou neuf jours, et il sera ici du 22 au 25. Voyez si c’est l’époque à laquelle je puis vous espérer. Le piano serait plus en sûreté dans les mains de ce voiturier qu’au roulage ordinaire.

Je veux les fellows, je les veux le plus tôt et le plus longtemps possible. Je les veux à mort. Je veux aussi le Chopin[17] et tous les Mickiewicz et Grzymala du monde. Je veux même Sue[18], si vous le voulez. Que ne voudrais-je pas encore, si c’était votre fantaisie ? Voire M. de Suzannet ou Victor Schœlcher ! Tout, excepté un amant. Quant au mauvais livre, soyez en paix. Il y en a encore en magasin, et laissons dire les sots ; rira bien qui rira le dernier.

Gévaudan est ici, toujours bon et excellent, qui vous aime tendrement et qui parle de vous admirablement. Il est venu, monté sur un bon petit cheval qui est à moi et que vous monterez, car il est infiniment supérieur à Georgette.

J’ai reçu un livre d’Autun sur George Sand avec une lettre de l’auteur, Théobald Walsh, qui me déclare qu’il me méprise profondément ; en raison de quoi, il me demande humblement mon amitié, ce qui n’est guère logique. Je ne lui répondrai que cela.

Je ferai l’article sur Nourrit quand toutes les notices des journaux quotidiens auront paru, et je le ferai sous une autre forme que le feuilleton ; car ce que je ferais aujourd’hui ne ressortirait pas de la foule des banalités qui vont se dire sur son compte. D’ailleurs, le Monde a inséré un article de Fortoul[19], et je ne puis, d’ici à deux mois, me dépêtrer de Mauprat et d’une nouvelle qui suivra immédiatement, pour compléter des volumes, dans la Revue des Deux Mondes. Ainsi, dites-lui que je garde mon bouquet pour le dernier du feu d’artifice.

Je ne prends, du reste, aucun engagement pour l’avenir avec la Revue-Buloz, et je réserve au Monde ma liberté de conscience. — Si Didier[20] se doute de notre poisson, il doit m’en vouloir diablement. Ne nous trahissez pas.

Bonsoir, mignonne ; je suis toute chétive, et l’amour me descend tellement dans les talons, que bientôt je le laisserai tout à fait par terre avec la poussière de mes pieds.

Je ferai pour Aspasie tout ce qu’on voudra ; mais je n’aurai pas un jour de loisir avant la fin de l’été. Le travail m’écrase et mes forces ploient sous le faix.

Adieu encore. Mes amitiés, tendresses et poignées de main à qui de droit.


CLXIX

À M. SCIPION DU ROURE, À ARLES


13 avril 1837.


Mon ami Scipion,

J’aurais dû vous écrire plus tôt pour vous dire que vos oranges sont, c’est-à-dire furent excellentes (car elles sont avalées), que vos pipes sont, c’est-à-dire furent brillantes (car elles sont cassées) ; pour vous dire surtout, que vous êtes le meilleur des hommes et que je vous aime de tout mon cœur. Ce dernier point, vous le savez. Quant aux deux autres, je suis la paresse incarnée, pourtant je ne suis pas mauvais garçon et j’ai le sens de la reconnaissance.

Ne comptez pas sur beaucoup d’écritures de ma part ; mais revenez me voir au plus tôt et comptez que vous serez toujours reçu joyeusement. Vous êtes du petit nombre des amis inconnus qui n’ont pas fait un fiasco épouvantable à mes yeux. Je vous ai trouvé excellent, aussi simple de cœur et aussi sain d’esprit que je vous avais trouvé dans vos lettres.

Je n’en pourrais pas dire autant de tout le monde. Restez-moi donc frère à tout jamais et sachez que, dans vingt jours, comme dans vingt ans, vous me trouverez toute dévouée.

Que faites-vous ? Parlez-moi un peu de vous. Reprenez-vous la vie de bohémien ? Faites-vous de jolis petits vers à Mathilde, à Clotilde, à Bathilde, à Ermenegilde ? Et votre lorgnon ? Faites-lui bien mes compliments. Et votre nez ? Envoyez-m’en une demi-aune pour une vingtaine de camards de ma connaissance.

Maurice vous adore. Solange vient d’être assez malade. Moi, je suis éreintée de travail. Le printemps est affreux ici. Le rossignol a chanté trois jours sous la neige. J’ai un cheval très gentil, arrivé du Nivernais et sur lequel je fais chaque jour un temps de galop. Voilà tout ce qui est survenu de neuf dans ma vie depuis que je ne vous ai vu.

Madame d’Agoult est à Paris et va revenir ici. Ma grue a un rhume de cerveau. J’ai apprivoisé un vanneau. Colette se porte bien. Le bonnet catalan, que vous m’avez rapporté de Marseille, a fait reculer d’épouvante le procureur du roi. Si on me poursuit pour m’être parée de ce symbole, je vous compromettrai de la belle manière. Je dirai, comme Meunier[21], que « vous m’avez payé des petits verres pour me porter à l’attentat ».

Bonsoir, mon bon vieux Graffiapione, Scipiocane. J’ai mal à la tête. Aimez-moi et ne gardez jamais rancune à ma paresse.

G. S.

CLXX

À MADAME D’AGOULT, À PARIS


Nohant, 21 avril 1837.


Chère mignonne,

Vous me pardonneriez l’effroyable retard que j’ai mis à vous écrire, si vous saviez ma vie depuis huit jours. Je me suis embarquée à fournir du Mauprat à Buloz au jour le jour, croyant que je finirais où je voudrais et que je ferais cela par-dessous la jambe. Mais le sujet m’a emporté loin, et cette besogne m’a ennuyée, comme tout ce qui traîne en longueur. De sorte qu’au dernier moment de chaque quinzaine, depuis un mois et demi, me voilà suant sur une besogne qui m’embête, que je fais en rechignant. Je n’ai pas même le temps de dormir et je suis sur les dents.

Ne voilà-t-il pas que, pour m’achever, Solange se mêle d’avoir la variole ! une variole aussi bénigne que possible, mais constituant une éruption effrayante et une véritable maladie. J’ai été d’abord très épouvantée. La vaccine ne me rassurait pas ; car il y a des exemples de mort, malgré la vaccine. Enfin je suis en paix à présent ; mais ma pauvre fille est toujours au lit avec de gros vilains boutons sur le nez, qui, heureusement, ne laisseront pas de traces, à ce que me promet le médecin. Elle a été bonne et douce comme un ange dans sa maladie. Depuis son retour de Paris, elle était si charmante, que j’en étais inquiète. Il est impossible d’être plus résignée, plus caressante et plus gaie qu’elle ne l’est, quoique malade encore.

Elle a pour gouvernante une grande grosse fille, assez instruite, et tout à fait bonne (sœur de Rollinat). Gévaudan est toujours ici, retenu par le désir de vous voir. Il est toujours le meilleur garçon de la terre, et je vous assure que je le prends tout à fait en amitié. Il est doué d’un bon sens que je voudrais bien donner à tous ceux avec qui j’ai eu l’honneur de faire connaissance dans ma vie. P… n’aura jamais l’ombre d’une idée juste ; mais ce serait le juger trop sévèrement que de ne pas lui accorder un très bon cœur. Il est sincèrement désolé de vous avoir déplu ; il ne se doutait même pas qu’il pût y avoir de l’impolitesse à ce qu’il a fait envers vous. Soyez assez bonne pour lui pardonner ; il ne le fera plus, et cette petite leçon lui servira, — jusqu’à la prochaine fois.

Au reste, vous seriez désarmée si vous saviez quelle énorme consommation de poissons d’avril il a faite depuis votre départ. Il faut que je vous les raconte pour vous engager à estimer sa candeur et sa loyauté.

En arrivant de Paris, il trouve ici Gévaudan.

— Ah ! ah ! dit-il, voici M. de Gévaudan le légitimiste ! madame d’Agoult m’a dit qu’il était arrivé.

— Non pas, lui fais-je. Il devait venir ; mais il est tombé malade au moment de se mettre en route, et il m’a envoyé mon cheval par l’occasion de monsieur, qui le lui a vendu. Monsieur est un artiste vétérinaire et maquignon, sourd par-dessus le marché, bête comme une oie, insolent, bavard, bel esprit, insupportable, amusant quelquefois, mais s’attachant comme de la poix à ceux qui ont le malheur de rire de ses sottises.

P… se dévoue à faire société à l’artiste vétérinaire, lequel ne disait plus un mot sans jurer, sans frapper sur la table avec son verre, sans faire des cuirs, parlant cheval, écurie, maréchal ferrant, foire, etc. C’était le jeudi : tous mes camarades avaient le mot. À dîner, P… fait le gentil aux dépens du pauvre maquignon, lui demande s’il a connu Planche et Mallefille à l’École vétérinaire d’Alfort, s’il a connu un fameux professeur d’équitation appelé Sainte-Beuve, etc., etc. Gévaudan répond qu’il a étudié la littérature, qu’il sait écrire sous la dictée, et qu’il y avait à l’École vétérinaire un professeur de belles-lettres pour enseigner l’orthographe ; puis il pousse la lampe en disant : F… ! voilà-t-une lampe qui m’embête !

M. Bourgoing, qui était près de lui, lui dit :

— Monsieur, voilà une parole bien déplacée, et je m’étonne que M. P… ne la relève pas. Quant à moi, je ne crois pas devoir la souffrir.

— Qu’est-ce que c’est ? dit P… avec douceur.

— Monsieur dit que vous êtes une bête.

Le vétérinaire s’en défend, M. Bourgoing soutient qu’il a manqué à la maîtresse de la maison, et une querelle burlesque, mais très bien jouée, s’engage, si bien que madame Fleury, qui n’était pas prévenue, faillit s’évanouir de peur. P… était fort étonné et ne savait quelle attitude prendre. La querelle s’apaise. M. Bourgoing feint d’être ivre-mort, s’attendrit, divague, sanglote dans le sein de P…, qui le promène dans la cour, soutient bénévolement le poids énorme du compère et finit par le mener coucher.

Il revient nous trouver. Nous lui disons que le vétérinaire est encore plus ivre que l’autre, et qu’il faut aussi le mener coucher. Il le mène coucher et revient. Alors une chaise de poste arrive, et annonce M. de Gévaudan, que personne ne se flattait de voir arriver, malgré sa maladie. M. de Gévaudan, richement vêtu, entre et se précipite dans mes bras. P… reste stupéfait, devient mélancolique, pense à l’éternité, à l’infini, au génie méconnu, et va se coucher. Je passe sous silence cinq ou six goujons qui furent avalés par le même, une belette dont Gévaudan a fait la chasse dans le grenier, et l’ordinaire courant, le crin coupé dans les lits, les fantômes, les sérénades, une charmante casquette rapportée de Paris et où Gévaudan a planté des fleurs, les potées d’eau jetées sur la tête, etc., etc. Gévaudan a abjuré toute dignité et fait mille cabrioles extravagantes. P… attaque tout le monde, et, quand on lui riposte, il va se coucher.

Mais ce qui mérite d’être raconté dans toutes les langues, c’est le tour que nous avons joué à un certain M. X…, avocat sans cause, plein de suffisance, débarqué à la Châtre depuis quelques jours et s’accrochant à tout le monde, sans s’apercevoir que tout le monde se moque de lui. Il est venu ici pour me voir, tout tranquillement, sans ma permission et se recommandant de Rollinat, qu’il avait connu à Châteauroux, et qui lui avait refusé dix fois de l’amener ici.

Rollinat, ne pouvant s’en défaire, lui dit :

— Écoutez, je crois que madame Sand dort encore. Moi, je vais me coucher.

— Comment, en plein midi ?

— Oui, mon ami, c’est l’usage de la maison. Je vous souhaite le bonsoir.

Et il va se coucher. On vient me dire que M. X… s’obstine à me voir. Je me cache dans les rideaux de mon lit, non sans y avoir fait un trou. M. X… est introduit dans ma chambre. Une personne respectable l’y reçoit. Elle était âgée d’environ quarante ans, mais on aurait pu lui en donner soixante à la rigueur. Elle avait eu de belles dents, mais elle n’en avait plus. Tout passe ! Elle avait été assez belle ; mais elle ne l’était plus. Tout change ! Elle avait un gros ventre et les mains un peu sales ; rien n’est parfait !

Elle était vêtue d’une robe de laine grise mouchetée de noir et doublée d’écarlate. Un foulard était roulé négligemment autour de ses cheveux noirs. Elle était mal chaussée ; mais elle était pleine de dignité. Elle semblait parfois sur le point de mettre quelques s et quelques t mal à propos ; mais elle se reprenait avec grâce, parlait de ses travaux littéraires, de M. Rollinat, son excellent ami, un homme parfait, des talents de M. X…, qui étaient venus jusqu’à son oreille, quoiqu’elle vécût très retirée, accablée de travail. M. de Gévaudan plaçait un tabouret sous ses pieds, les enfants l’appelaient maman, les domestiques madame.

Elle avait un gracieux sourire et des manières beaucoup plus distinguées que le gamin George Sand. En un mot, X… fut heureux et fier de sa visite. Perché sur une grande chaise, l’air radieux, le bras arrondi, le discours abondant, le regard pétillant, il resta un grand quart d’heure en extase et se retira saluant jusqu’à terre… Sophie[22] !

À peine fut-il sorti, que, moi, jetant mes rideaux au loin, Rollinat poussant la porte derrière laquelle il s’était caché, sa sœur[23] arrivant d’un autre côté, Gévaudan rentrant après avoir reconduit le quidam, les enfants, les domestiques, tout le monde fut pris d’un rire inextinguible, immense, effroyable, et tel que le ciel et la terre n’en ont jamais entendu un pareil depuis la création des avocats, et l’invention des robes de chambre écarlates.

M. X… est parti, dès le lendemain, pour Châteauroux, à seule fin de raconter son entrevue avec moi, et de faire la description de ma personne dans tous les cafés. Dépêchez-vous de revenir, afin d’être témoin invisible de sa seconde visite, des excellentes manières de Sophie, et afin de lire le poème latin que Rollinat a composé sur cette grande page historique. Nous comptons sur vous pour l’écrire en allemand ; la gouvernante la met en anglais, moi en italien, Pelletan en grec, Gévaudan en nivernois, le Malgache en madécasse, etc., etc. Nous voulons l’écrire sur le mur de la maison afin de renvoyer les importuns, ou de leur faire voir à quoi on s’expose en franchissant la porte. Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !

Je voudrais bien que toutes ces folies vous donnassent l’envie de revenir, chère bonne Mirabella. Maurice a un devant de cheminée vraiment merveilleux à vous présenter, et des caricatures de plus en plus parfaites. Solange est si gentille, que vous ne l’aimeriez peut-être plus, puisque vous l’aimiez tant quand elle avait le diable au corps. Il y a de grandes vérités qui bravent le temps et semblent éternelles comme Dieu, quoique tout change autour d’elles, même Gévaudan en artiste vétérinaire, même moi en Sophie, même Solange en agneau.

Et que faites-vous ? Vous me punissez bien de mon silence en ne m’écrivant pas. Je viens de passer des jours d’accablement et d’inquiétude. Une lettre de vous m’aurait fait du bien.

Peut-être êtes-vous très occupée, malade et fatiguée, vous aussi ! Quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, sachez bien que les Piffoëls vous aiment et vous attendent avec impatience. Personne ne s’est permis de respirer l’air de votre chambre depuis que vous l’avez quittée. On s’arrangera pour loger tous ceux que vous voudrez bien amener. Je compte sur le maestro, sur Chopin et sur le Rat[24], s’il ne vous ennuie pas trop et sur tous les autres à votre choix.

Bonne chère mignonne, aimez-moi comme je vous aime, comme j’aime mes amis, ardemment.


CLXXI

À LA MÊME


Nohant, mai 1837.


Liszt est perdu dans un nuage de gloire, à ce que je vois dans les journaux. Evviva ! Cela ne m’apprend rien de son génie, que j’ai l’orgueil d’avoir compris avant que la presse embouchât toutes ses trompettes. Enfin notre ami lui a mis le mors et la bride. C’est une victoire « plus nécessaire qu’agréable », comme dit M. Harel[25]. Vous devez courir comme un chevreuil (animal rongeur et ruminant qui sert au besoin de femme de chambre aux dames de qualité…[26] ; voyez M. de Buffon, chap…) et faire étinceler vos cheveux blonds dans des milliards de concerts.

Votre santé ne souffre-t-elle pas de cette vie d’émotions et de triomphes ? Moi qui ai la fibre épaisse, je vous envie bien vos joies et les mélodies qui vous inondent (style Prudhomme) ! Mais je n’ai pas le sou et je suis forcée de m’en tenir aux mélodies des crapauds de mon jardin, qui, depuis dix nuits, font entendre, ma foi ! de très jolies petites notes pour des notes de province. Du reste, vous ne trouverez pas une allumette dérangée à votre chambre. Nohant et la famille Piffoël sont ce qu’il y a de plus inamovible dans la société humaine, et de plus immuable, après Dieu et M. Schœlcher, dans le système de l’univers.

Bonsoir, bonne et chère Mirabella. Si vous avez l’occasion de tirer la lourde oreille du ragazzo di… rosa[27], vous me ferez plaisir. J’embrasse le maestro et vous de toute mon âme.

G.

CLXXII

À M. CALAMATTA, À PARIS


Nohant, mai 1837.


Cher Calamatta,

La commission dont vous me chargez auprès de Marie est très pénible. Avant de la faire, je me permettrai de vous donner le conseil que vous me demandez. C’est de ne pas prendre en mauvaise part ce qu’elle a fait. Je ne lui en ai pas demandé l’explication et je ne la lui demanderai que si vous m’y forcez. Mais il me semble que le petit présent qu’elle vous a fait vous blesse principalement, parce que vous lui attribuez, à votre égard, une autre manière de sentir que la véritable.

Je ne comprends pas vos mots de curva, et d’abbassarsi al mio livello. Ces mots ne sont pas faits pour elle, soyez-en certain. Une personne qui a sacrifié toutes les vanités du monde, par amour pour un artiste, ne peut pas placer dans sa pensée les artistes au-dessous d’elle. Ce que vous m’écrivez fait un tel contraste avec ce qu’elle m’a dit de vous, en arrivant de Paris (où elle vous a beaucoup vu), que votre lettre m’a causé un profond chagrin. Sachant combien j’ai d’estime et d’amitié pour vous, elle s’est plu à me dire combien vous lui êtes sympathique, non seulement à cause de votre admirable talent, mais encore pour votre cœur et votre noble caractère.

Elle est très souffrante à présent, et je la trouve si changée et si affaiblie, que je crains pour sa poitrine. Ces chagrins, petits ou grands, lui font beaucoup de mal, et je les lui épargne tant que je peux. Me pardonnerez-vous de lui épargner encore celui de savoir combien vous la jugez mal ? Sans doute, tout cela vient d’un malentendu. L’artiste travaille pour vivre après tout, moi plus que tout autre ; car je n’aime point la gloire, et j’ai de grands besoins d’argent. Le prêtre doit vivre de l’autel. Elle a pu croire que ce serait de sa part une indiscrétion, de vous faire faire deux portraits pour rien. Si elle ne les a pas acceptés en ami, c’est parce qu’elle ne s’est pas cru, auprès de vous, les droits d’un ami. Ce n’est certainement pas qu’elle eût dédaigné votre amitié, si elle eût compris que vous travailliez pour elle absolument en ami.

Comment pourrait-elle avoir le moindre doute sur votre délicatesse et sur votre fierté ? Avant de vous connaître personnellement, ne vous connaissait-elle pas par moi ?

Pensez-vous que je ne lui aie pas donné de vous l’opinion qu’elle doit avoir ? Je ne sais pas ce que c’est que l’affaire de Batta dont vous me parlez ; mais je sais que Marie parle de vous avec la plus vive sympathie, et que la sympathie n’est point un mot banal chez elle. Réfléchissez donc bien, mon cher ami, avant de lui renvoyer cet argent ; ce serait bien dur et bien sec. Et, quand même elle aurait eu tort de vous l’envoyer, l’intention n’étant pas mauvaise, l’action ne doit pas être sévèrement examinée.

Si vous pensez que ces assurances de ma part ne soient pas une garantie suffisante, et que mon jugement sur cette affaire ne satisfasse pas entièrement votre dignité, je ferai absolument ce que vous voudrez. Écrivez-moi. Vous savez que je suis tout à vous du fond du cœur ; mais j’engage, par avance, mon honneur à vous prouver que Liszt et Marie ont, à votre égard, des sentiments tout à fait opposés à ceux que vous leur supposez. Quant au petit article, j’en ai parlé à Liszt et il m’a priée de ne pas fermer ma lettre sans qu’il y insérât un mot de réponse.

À mon tour, je vous adresse une demande. Veuillez jeter les yeux sur les belles gravures coloriées des costumes de Mercuri, et me dire quel était à Venise le costume des artistes du temps de Titien et de Tintoret ? Presque tous les portraits que j’ai vus de cette époque sont tout en noir. Vous avez un costume dei compagni della calza, et, je crois, celui d’une autre compagnie, que vous seriez bien gentil de me décrire sans vous donner d’autre peine que celle de dire : maniche rosse, bianche, etc., calze gialle, lunghe, etc.

Le texte joint aux numéros de costumes de ces compagnies me serait aussi fort utile. Vous pourriez me le faire copier par Benjamin ; car je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps à de pareilles puérilités, comme dit Arnal.

Je fais sur cette époque un petit conte, les Maîtres mosaïstes, qui vous plaira, j’espère, non pas qu’il vaille mieux que le reste, mais parce qu’il est dans nos idées et dans nos goûts, à nous artistes.

Non, cher ami, personne aujourd’hui ne méprise les artistes. Tout le monde les envie au contraire, et l’artiste ne doit jamais croire qu’on ait seulement la pensée d’une pareille extravagance. Il est vrai que bien des artistes soutiennent mal la dignité de leur rang ; mais il en est qui réhabilitent la profession, et, aux yeux de tous, comme aux miens, vous êtes des premiers parmi ceux dont on se glorifie d’être de la famille.

Venez nous voir. Vous n’avez ici que des amis, et, si je suis de droit le plus ancien et le plus dévoué, vous n’aurez pas à vous plaindre des autres. Je vous attends et vous désire vivement. Maurice, docile à vos avis, s’est mis à copier un peu. Il faut lui en savoir d’autant plus de gré, qu’il y a plus de répugnance. Vous l’encouragerez et vous lui donnerez quelques bons conseils. Toute mon ambition serait de lui voir embrasser cette profession ; mais je crains que la vie de la campagne ne soit guère favorable à son développement. D’un autre côté, cette vie est nécessaire à sa santé et à mon repos.

Solange vous embrasse, et sera joliment fière d’être portraitée par vous.

Adieu, carissimo. Tout à vous de cœur.

G. S.

CLXXIII

À MADAME MAURICE DUPIN, À PARIS


Nohant, 9 juillet 1837.


Chère mère,

Quel bonheur pour moi de vous savoir moins souffrante et tout à fait en voie de guérison ! Mon oncle m’avait beaucoup exagéré votre maladie. Je ne lui en veux pas, parce que ses craintes partaient de son affection pour vous ; mais j’ai bien souffert. Si je n’avais reçu, dès le lendemain, une lettre de Pierret, je me mettais en route. Combien je remercie cet excellent ami de ses soins pour vous ! Je l’ai toujours tendrement aimé, mais combien plus à présent ! Si vous saviez comme il est heureux de pouvoir m’écrire que vous n’êtes pas en danger et que bientôt vous serez tout à fait guérie !

Je remercie tendrement Caroline, non pas des soins qu’elle vous donne (elle obéit à son cœur et sa récompense est en elle-même), mais de m’avoir écrit une bonne et affectueuse lettre, pleine de nouvelles heureuses qui m’ont rendu la vie ! Il est donc vrai que je vous reverrai dans ce petit bois de Nohant, sur ce banc de gazon que nous avons construit pour vous il y a trois ans, et où j’ai été pleurer si amèrement ces jours derniers, vous croyant perdue pour moi !

Mes enfants vous embrassent mille fois, et vous disent toute leur joie présente, toute leur peine passée. Croyez à la mienne aussi, bonne mère ! Surtout, ayez toujours bon courage et confiance. Vous êtes forte, jeune, pleine de volonté. Vous êtes aimée, chérie, soignée. Guérissez vite, et, quand vous serez en état de voyager, j’irai vous chercher pour que vous vous remettiez de toutes vos souffrances à la campagne.

Adieu, chère maman ; je vous embrasse mille fois. Faites-moi donner souvent de vos nouvelles. J’embrasse aussi de toute mon âme Pierret et ma sœur, à qui j’écrirai directement.


CLXXIV

À M. CALAMATTA, À PARIS


Nohant, 12 juillet 1837.


Carissimo,

C’est moi qui me conduis avec vous d’une façon tout à fait manante ; vous êtes si bon, que vous me pardonnerez tout ; mais je ne me pardonne aucun tort envers vous, que j’aime et que j’estime de toute mon âme.

C’est bien tard venir vous féliciter de votre fortuna ; mais vous savez bien quelle part j’y prends, mon bon vieux, et combien elle m’est plus agréable que tout ce qui me serait personnel en ce genre. Il était bien temps que vous fussiez récompensé, par un peu d’aisance, d’une vie si laborieuse et si stoïque. C’est la première fois que ces gens-là font quelque chose à propos.

Le seul mauvais côté que j’y trouve, c’est que tous ces voyages et tous ces travaux vous empêcheront de venir me voir. Pourvu que vous soyez content, et que justice vous soit rendue, je sacrifierai cette joie à la vôtre. Je suis bien touchée de la gratitude que M. Ingres croit me devoir. Je n’ai obéi qu’à la vérité en le plaçant à la tête des artistes et en louant son œuvre magnifique. Ce faible hommage étant arrivé jusqu’à lui, je ne refuse pas ses remerciements : je les reçois, au contraire, avec un grand sentiment d’orgueil et de joie.

J’ai reçu votre tabac, qui est très bon, et je vous engage à ne pas mépriser la sublime profession de contrebandier, dans laquelle vous débutez si agréablement. Ne vous mettez pourtant pas adosso une amende considérable. Vous savez qu’il y a deux choses à craindre dans la vie : l’indifferenza d’un ministra e l’ira d’un doganiere : c’est un proverbe vénitien. Vous avez échappé à la première, gardez-vous de la seconde.

Dites-moi donc, Calamajo benedetto, si vous ne faites plus rien de mon portrait, ne pourriez-vous me l’envoyer ? vous me feriez joliment plaisir ; car j’en parle à tous, et tous désirent le voir.

Vous m’avez mieux traitée que madame d’Agoult ; vous m’avez vue avec les yeux du cœur, et elle, avec ceux de la raison. Vous l’avez un peu vieillie et rendue plus sévère qu’elle n’est, même dans ses moments sérieux. Du reste, c’est un admirable portrait, les cheveux semblaient devoir être inimitables, vous les avez rendus aussi beaux qu’ils le sont en nature. Cette tête grave et noble est digne de Van Dyck. Mais, pour la ressemblance, le portrait de Franz est plus complet. Celui de Maurice fait toujours l’admiration universelle et mes délices.

J’ai reçu les dessins et je vous prie d’en remercier le signor Nino. Ils ne m’ont pas servi pour ce que j’étais en train de faire ; mais ils vont me servir pour ce que je fais maintenant ; car je ne puis m’arracher de ma chère Venise.

Lisez, dans le prochain numéro de la Revue, les Maîtres mosaïstes. C’est peu de chose ; mais j’ai pensé à vous en traçant le caractère de Valério. J’ai pensé aussi à votre fraternité avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette réveillera en vous quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse.

Bonsoir, mon grand artiste ; donnez-moi souvent de vos nouvelles, quelle que soit mon ignoble paresse. Aimez-moi toujours du fond du cœur, comme je vous aime.

Tout à vous.

GEORGE.

CLXXV

À M. GIRERD, AVOCAT, À NEVERS


Fontainebleau, 22 août 1837.


Cher et excellent ami,

J’avais déjà appris par la rumeur électorale ton histoire jusqu’à la veille du dénouement définitif, et j’étais extrêmement inquiète lorsque ta bonne et affectueuse lettre est venue me rassurer. Combien je suis touchée, frère, de cette preuve de ton affection, de ce souvenir si vif et si complet dans un moment si solennel ! Oui, certes, tu pouvais compter sur moi pour me dévouer aux êtres qui te sont chers. Tu pouvais compter aussi sur moi pour venger ta mémoire de toute calomnieuse imputation, comme, à mon heure dernière, je compterai sur toi, si je pars avant toi. Tu as bien fait de penser que tu laissais en cette triste vie un autre toi-même, aimant ceux que tu aimes, haïssant ceux que tu hais.

À présent, je suis toute prête à fulminer si quelqu’un ose dire un mot contre la vérité, en ce qui te concerne. Mais, ni dans les bruits qui me sont revenus, ni dans les journaux que j’ai lus, je n’ai rien trouvé qui fût contraire à la vérité des faits ; par conséquent, rien d’attentatoire à ton honneur. Si quelque mensonge imprimé te tombait sous la main, tout en agissant pour ton compte de la manière que tu jugerais convenable, envoie-moi l’article, et j’y répondrai de bonne encre.

Il n’est pas probable qu’on revienne maintenant sur cette affaire pour en dénaturer les faits dans quelque sens que ce soit.

Je ne puis que te répéter ce que tu sais, ce dont je te remercie de ne pas douter. Je suis à toi de toute mon âme.

Voilà Michel élu ! Espérons, espérons pour la cause, pour lui aussi. La cause a besoin de sa force. Il a besoin, lui, du développement de sa force. — Il ne m’a pas écrit un mot de sa nomination, bien qu’il l’ait annoncée à tout le monde ici. — Je ne m’en plains pas. — Je lui reste dévouée en tant qu’il m’appellera et qu’il aura besoin de moi.

Oh ! que j’ai souffert, dans ma vie, mon pauvre frère ! Et toi, es-tu un peu calme ? En te sentant près de quitter la vie et en refaisant un nouveau bail avec elle, as-tu trouvé qu’elle valait plus ou moins que tu ne pensais ? Dis-moi cela. — Moi, j’ai eu un terrible duel avec moi-même, un combat gigantesque avec mon idéal. J’ai été bien blessée, bien brisée. — Je végète maintenant assez doucement. Je me fais l’effet d’un cyprès verdoyant sur un cadavre.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que j’ai renfoncé de larmes, que j’ai étouffé de plaintes, que j’ai renfermé de maux ! Cela me ferait un bien infini de causer avec toi. Quand donc te verrai-je ?

Adieu, ami ! adieu, frère ! Aime-moi, écris-moi, viens à moi si tu peux, crois en moi.

GEORGE.

CLXXVI

À M. GUSTAVE PAPET, À ARS (INDRE)


Fontainebleau, 24 août 1837.


Cher bon vieux,

J’ai perdu ma pauvre mère ! Elle a eu la mort la plus douce et la plus calme ; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin, et croyant s’endormir pour se réveiller un instant après. Tu sais qu’elle était proprette et coquette. Sa dernière parole a été : « Arrangez-moi mes cheveux. »

Pauvre petite femme ! fine, intelligente, artiste, généreuse ; colère dans les petites choses et bonne dans les grandes. Elle m’avait fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d’elle. Mais elle les avait bien réparés dans ces derniers temps, et j’ai eu la satisfaction de voir qu’elle comprenait enfin mon caractère et qu’elle me rendait une complète justice. J’ai la conscience d’avoir fait pour elle tout ce que je devais.

Je puis bien dire que je n’ai plus de famille. Le ciel m’en a dédommagée en me donnant des amis tels que personne peut-être n’a eu le bonheur d’en avoir. C’est le seul bonheur réel et complet de ma vie. On prétend que j’en ai eu de faux et d’ingrats. Je prétends, moi, que non ; car j’ai oublié ceux-là, tant j’ai trouvé de consolations et de dédommagements chez les autres.

Je suis enchantée d’avoir Maurice. Je suis revenue le trouver à Fontainebleau, où nous sommes cachés tête à tête, dans une charmante petite auberge ayant vue sur la forêt. Nous montons à cheval ou à âne tous les jours, nous prenons des bains et nous attrapons des papillons. Je ne suis pas fâchée qu’il ait un peu de vacances. Quand les fonds seront épuisés (ce qui ne sera pas bien long), et que j’aurai terminé mes affaires à Paris, où je retournerai passer trois jours, nous reprendrons la route du pays. Écris-moi ici. Embrasse ton père pour moi. Et aime toujours ta vieille mère, ta vieille sœur et ton vieux camarade. Maurice t’embrasse mille fois.

GEORGE.

CLXXVII

À MADAME D’AGOULT, À GENÈVE


Fontainebleau, 25 août 1837.


Chère princesse,

Ceci est un mot jeté au hasard à la poste. Je suis persuadée qu’il ne vous arrivera pas ; car une partie de nos lettres se perdent à la frontière. Je reçois votre lettre seulement le 25, aujourd’hui, à Fontainebleau, où je suis cachée loin des oisifs et des beaux esprits, en tête à tête avec Maurice.

Je vous ai écrit à Genève, et j’espère que vous y avez reçu ma lettre avant de partir pour Milan. Je vous disais que j’avais bien du chagrin : ma pauvre mère était à l’extrémité. J’ai passé plusieurs jours à Paris pour l’assister à ses derniers moments. Pendant ce temps, j’ai eu une fausse alerte, et j’ai envoyé Mallefille[28] en poste à Nohant pour chercher mon fils, qu’on disait enlevé. Pendant que j’allais le recevoir à Fontainebleau, ma mère a expiré tout doucement et sans la moindre souffrance. Le lendemain matin, je l’ai trouvée raide dans son lit, et j’ai senti en embrassant son cadavre que ce qu’on dit de la force du sang et de la voix de la nature n’est pas un rêve, comme je l’avais souvent cru dans mes jours de mécontentement.

Me voilà revenue à Fontainebleau, écrasée de fatigue et brisée d’un chagrin auquel je ne croyais pas il y a deux mois. Vraiment le cœur est une mine inépuisable de souffrances.

Ma pauvre mère n’est plus ! Elle repose au soleil, sous de belles fleurs où les papillons voltigent sans songer à la mort. J’ai été si frappée de la gaieté de cette tombe, au cimetière Montmartre, par un temps magnifique, que je me suis demandé pourquoi mes larmes y coulaient si abondamment. Vraiment, nous ne savons rien de ce mystère. Pourquoi pleurer, et comment ne pas pleurer ? Toutes ces émotions instinctives, qui ont leur cause hors de notre raison et de notre volonté, veulent dire quelque chose certainement ; mais quoi ?

Maurice se plaît beaucoup ici. Nous montons à cheval tous les jours et nous allons faire des collections de fleurs et de papillons dans les déserts de la forêt. C’est vraiment un pays adorable, une petite Suisse dont les Parisiens ne se doutent pas, et qui a le grand avantage de n’attirer personne. Je suis ici tout à fait inconnue, sous un faux nom et travaillant à force.

Adieu, chère ; prions pour que les chemins de fer prospèrent et que nous puissions aller faire une invasion à l’isola Madre, moyennant huit jours de loisir et peu d’argent. Le temps et l’argent ! Le temps à cause de l’argent, l’argent à cause du temps. Quelles entraves ! Et le temps d’être heureux ? Et le moyen de l’être ? Où cela se pêche-t-il ? Dans le lac Majeur ?

Écrivez-moi, mon amie ; parlez-moi de vous et aimez-moi comme je vous aime.


CLXXVIII

À M. DUTEIL, À PÉRIGUEUX


Nohant, 30 septembre 1837.


Mon Boutarin,

Que deviens-tu ? Quand reviens-tu ? Crois-tu que je puisse vivre sans toi longtemps ? Illusion, mon aimable ami ! Je crie comme un aigle, depuis que je suis privée de toi. Que veux-tu que je devienne quand j’ai le spleen (et Dieu sait si je l’ai souvent !) ? Quand j’ai envie de rire, à qui veux-tu que je dise des bêtises qui soient appréciées ?

La race humaine peut-elle jurer, comme moi, dans la colère ? peut-elle abdiquer, comme moi, jusqu’à la dernière parcelle d’intelligence, dans la belle humeur ? Toi seul, toi et Rollinat, qui ne faites qu’un pour moi, pouvez m’aider à porter ce fardeau de moi-même, insupportable à moi et aux autres. Et Rollinat qui n’est pas là non plus ! Il arrive du Havre et repart pour Vienne, conduire sa sœur Juliette, qui va être gouvernante je ne sais dans quel pays sarmate autant qu’inconnu. Je n’ai pas seulement pu le voir. J’arrive… Devine d’où ? De la frontière d’Espagne !

Ah ! il s’est passé bien des choses depuis que nous nous sommes quittés. D’abord, je m’en allais voir ma mère, qui était très malade, comme tu sais. Je la trouve dans un état déplorable, et, comme elle était un peu économe, livrée à une misère volontaire, à côté d’une tirelire pleine d’or, je la tire de là, malgré elle. Je la soigne, je l’entoure de tout le bien-être possible ; mais il était trop tard. Elle avait une maladie de foie incurable. La pauvre chère femme a été si bonne et si tendre pour moi au moment de mourir, que sa perte m’a causé une douleur tout à fait excédant mes prévisions.

Pendant qu’elle agonisait, j’apprends que Dudevant part pour Nohant, afin de m’enlever Maurice. Je fais atteler en poste mon cabriolet, que j’avais amené à Fontainebleau, et j’envoie Mallefille chercher mon fils. Dudevant ne paraît pas en Berry. C’était une fausse alerte, une menace en l’air. Je me rassure.

Pour reposer Maurice autant que pour surveiller mes affaires à Paris, je passais la moitié du temps à Fontainebleau, où nous étions enfermés tête à tête, Maurice et moi, dans une chambre d’auberge, ne cessant de travailler que pour faire un tour à cheval dans la forêt, et l’autre moitié à Paris, où je ne m’amusais guère. Enfin, le 16, je prenais la voiture à Fontainebleau avec Maurice pour revenir à Nohant, lorsque je reçois une lettre de Marie-Louise[29], qui m’annonce que mon mari est venu enlever ma fille de force, malgré les cris déchirants de la petite, malgré la résistance de la gouvernante, et l’a emmenée on ne sait où.

Juge de la colère et de l’inquiétude !

Je cours à Paris. Je braque le télégraphe. J’invoque la police. Je fais rendre une ordonnance. Je cours chez les ministres, je fais le diable, je me mets en règle, et je pars pour Nérac, où j’arrive un beau matin, après trois jours et trois nuits de chaise de poste, accompagnée de Mallefille, d’un domestique et d’un clerc de Genestal. Je tombe chez le sous-préfet, le baron Haussmann, beau-frère d’Artaud et, de plus, un charmant garçon. Le procureur du roi me donne, en faisant un peu la grimace, un réquisitoire. L’officier de gendarmerie, plus humain, consent à m’accompagner avec son maréchal-de-logis et deux adorables simples gendarmes. Je demande un huissier pour faire sommation d’ouvrir les portes en cas de résistance.

Au moment de partir, une difficulté se présente. Il faudra le maire de Pompiey pour cette ouverture des portes. Or ledit maire ne se rendra pas à nos réclamations, vu qu’il est ami de Dudevant. Je cajole le sous-préfet, et le sous-préfet, attendri, monte dans ma voiture avec moi, le lieutenant de gendarmerie, l’huissier, etc., le reste à cheval. Juge quelle escorte ! quelle sortie de Nérac ! quel étonnement ! La ville et les faubourgs sont sur pied. Deux malheureuses calèches de poste, qui se trouvaient par là et s’en allaient tranquillement aux eaux des Pyrénées, ont l’air d’être mes voitures de suite. Quant à moi, je suis une princesse espagnole et j’accomplis je ne sais quelle révolution.

De longtemps, Nérac ne verra ses habitants aussi bouleversés, aussi abîmés dans leurs commentaires, aussi dévorés d’inquiétude et de curiosité. Enfin, nous arrivons à Guillery. Mon mari était déjà prévenu ; déjà les apprêts de sa fuite étaient faits. Mais on cerne la maison ; les recors procèdent, et Dudevant, devenu doux et poli, amène Solange par la main jusqu’au seuil de sa royale demeure, après m’avoir offert d’y entrer : ce que je refuse gracieusement. Solange a été mise dans mes mains comme une princesse à la limite des deux États. Nous avons échangé quelques mots agréables, le baron et moi. Il m’a menacé de reprendre son fils par autorité de justice, et nous nous sommes quittés charmés l’un de l’autre. Procès-verbal a été dressé sur le lieu. Revenus à Nérac, nous avons passé la journée à la sous-préfecture, où l’on a été charmant pour nous.

Le lendemain, la fureur m’a prise d’aller revoir les Pyrénées. J’ai renvoyé mon escorte et j’ai été avec Solange jusqu’au Marborée, l’extrême frontière de France. La neige et le brouillard, la pluie et les torrents ne nous ont laissé voir qu’à demi le but de notre voyage, un des sites les plus sauvages qu’il y ait dans le monde. Nous avons fait ce jour-là quinze lieues à cheval, Solange trottant comme un démon, narguant la pluie et riant de tout son cœur, au bord des précipices épouvantables qui bordent la route. Nature d’aigle ! Le quatrième jour, nous étions de retour à Nérac, où nous avons encore passé un jour. Puis nous sommes revenues tout d’un trait à Nohant, où je ne te trouve pas !

Est-ce que tu ne reviens pas bientôt ? Et ma chère Agasta, où est-elle ? Guérit-elle ? Se plaît-elle à la Rochelle ? En ce cas, qu’elle y reste encore et que son plaisir, son bien-être, sa santé passent avant tout. Mais, si elle a envie de revenir, j’en ai parbleu bien plus envie qu’elle. Je ne comprends pas Nohant sans Duteil et sans Agasta. C’est la Thébaïde, c’est la Tartarie, c’est la mort. Toutes mes affaires sont en désarroi et mon cerveau en débâcle. Si tu avais été ici, Boutarin ! on ne m’aurait pas enlevé ma fille.

Entre nous soit dit, Marie-Louise et Papet ont seuls montré de l’énergie, et on les a paralysés en les traitant de fous ! Cela m’a porté un grand coup de couteau en travers du cœur.

La société ! toujours et partout la société !

Mon vieux, c’est comme ça. Il n’y a que les vagabonds comme nous qui échappent à la gelée.

Maintenant, j’attends Maurice, que j’ai laissé à Paris chez des amis sûrs, et qui arrivera ici demain. Il ne veut pas me quitter. Sa santé est toujours chancelante. Toutes ces agitations font beaucoup de mal à mon pauvre enfant. Je me ferai couper par morceaux plutôt que de le lâcher.

Mais tout cela m’a laissé un malaise et une inquiétude vraiment maladive. Je ne dors pas. À tout instant, je me réveille en sursaut, croyant entendre mes enfants crier après moi. Ce n’est pas vivre. Je donnerais je ne sais quoi pour que tu fusses là. Il me semble que je serais rassurée. Mais ne cède pas à cette faiblesse. Ne reviens qu’autant que cela était dans tes vues.

Adieu, vieux Boutarin.

Adieu, chère et trois fois chère Agasta. Je vous aime tous deux plus que je ne peux vous le dire.


CLXXIX

À MADAME D’AGOULT, À BELLAGIO, MILAN


Nohant, 16 octobre 1837.


Chère princesse,

Voilà la cinquième fois que je vous écris. Il est décidé que mes lettres ne vous arriveront pas. Peut-être, à la faveur de celle de Charlotte[30], arriverai-je à vous faire arriver celle-ci. Notre excellente consulesse vous dit mes aventures ; je ne vous parlerai donc pas de moi, qui suis tranquillement réinstallée à Nohant, les pieds sur mes chenets, attendant le nouvel assaut par lequel il plaira à dame Fortune de me tirer de mon repos spleenétique.

Mais vous, chère Marie, vous êtes enfin heureuse. La douce Italie vous a guéri l’âme et le corps. Vous habitez mon cher lac de Côme, sur les bords duquel j’ai promené jadis mes pas errants et ma mélancolie botanique. Je suis parfois tentée de réaliser mes capitaux comme Robert Macaire et d’aller vous trouver ; mais, là-bas, je ne travaillerais pas, et le galérien est à la chaîne. Si Buloz lui permet de se promener, c’est sur parole, et la parole est le boulet que le forçat traîne au pied. Et puis, si le cœur est chaud, le climat l’est toujours assez ; si l’âme est pure, le ciel l’est aussi. Tout prend au dehors la couleur de l’être intérieur, et la grande poésie serait de transformer la nature en soi, au lieu de chercher à se transformer en elle.

Je tombe dans le Pierre Leroux, et pour cause. Il était ici ces jours derniers. Charlotte et moi faisions le projet romanesque de lui élever ses enfants et de le tirer de la misère à son insu. C’est plus difficile que nous ne pensions. Il a une fierté d’autant plus invincible qu’il ne l’avoue pas et donne à ses résistances toute sorte de prétextes. Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est toujours le meilleur des hommes, et l’un des plus grands. Il a été voir Béranger à Tours et va revenir ensuite je ne sais pour combien de temps.

Il est très drôle quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit :

— J’étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. Cette dame est venue à moi et m’a parlé avec une bonté incroyable. Elle était bien belle !

Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou brune, grande ou petite, etc. Il répond :

— Je n’en sais rien, je suis très timide ; je ne l’ai pas vue.

— Mais comment savez-vous si elle est belle ?

— Je ne sais pas ; elle avait un beau bouquet, et j’en ai conclu qu’elle devait être belle et aimable.

Voilà bien une raison philosophique ! qu’en dites-vous ?

Adieu, chère et adorable princesse. Embrassez Valaisan pour moi, et mettez mon cœur à vos pieds en guise de chancelière dans vos promenades sur le lac.

Cachetez vos lettres avec des pains à cacheter et sans devise. La police est une institution respectable et sainte, qui veut, qui peut et qui doit lire les lettres. Les devises sanscrites lui sont suspectes, et, comme elle n’a pas le temps de décacheter avec soin, elle met au rebut les lettres qu’elle déchire.

Sainte police, faites votre devoir ! La sûreté des empires repose sur vous ; recevez mes hommages et l’assurance de mon dévouement.


CLXXX

À FRANZ LISZT, À GÊNES


Nohant, 28 janvier 1838.


Vous avez pris bien au sérieux, chers enfants, quelques paroles insignifiantes de ma dernière lettre, que je ne me rappelle même pas, qu’il me serait, par conséquent, difficile d’expliquer, et que je n’expliquerais sans doute pas mieux, si vous me les remettiez sous les yeux. Vous savez que Piffoël n’est pas obligé de savoir ni ce qu’il dit, ni ce qu’il a voulu dire. Le condamner à rendre raison de tout ce qu’il avance, annonce et décide, serait de la plus haute injustice ; car Dieu a créé le genre humain pour s’efforcer de trouver un sens aux paroles de Piffoël. Il n’a point créé Piffoël pour dire des paroles sensées au genre humain.

Mieux que personne, les Fellows devraient savoir que rien de ce que dit ou écrit Piffoël ne prouve quoi que ce soit. Peut-être que, lorsque Piffoël vous écrivit la dernière fois, l’astre Costiveness, cet astre funeste, sous l’influence duquel Fellows et Piffoëls sont nés, dardait sa lumière sur l’horizon de Piffoël. Peut-être que Piffoël avait mal au foie, que ses pois ne voulaient pas cuire, que Buloz avait mal payé, ou que Mallefille avait eu de l’esprit.

Ah ! à propos de Mallefille ! je voudrais bien savoir pourquoi Mirabella semble me rendre responsable des bêtises qu’il lui écrit. — Comme si j’étais chargée de lire les lettres de Mallefille, de les comprendre, de les commenter, de les corriger ou de les approuver ! Dieu merci, je ne suis pas forcée de donner de l’esprit à ceux qui en manquent. Je n’en ai pas trop pour moi-même, et, si quelqu’un peut en donner à Mallefille (à qui cela ne ferait certes pas de mal), c’est la princesse et non le docteur Piffoël, qui se creuse vainement la tête pour comprendre quelque chose à cet incident bizarre.

Mallefille écrit une lettre à la princesse ; cette lettre est bête, ce qui ne m’étonne pas du tout. Croyant que la princesse était fort habituée aux lettres de Mallefille, et ne prétendant nullement les endosser, je donne accès à ladite lettre dudit Mallefille dans une lettre de moi à la princesse. Je n’en prends, pardieu, pas connaissance. J’ai assez de lettres bêtes à lire tous les jours ! Si celle de Mallefille se trouve encore plus bête ce jour-là que les autres jours, il me semble qu’on me doit des remerciements pour l’avoir mise dans la mienne et pour avoir épargné à la princesse de payer trente sous pour une lettre bête.

Maintenant, je demande, quand on se laisse écrire par Mallefille, de quoi diable on a le droit de se plaindre ? Quand on connaît Mallefille et son style, on doit s’attendre à tout ! Ah ! sacredié ! il ne me manquerait plus que cela, de former Mallefille au style épistolaire ! Je sais bien, pour mon compte, que je trouverai toujours ses lettres ravissantes, car j’espère bien n’en lire jamais une seule. Je l’aime de toute mon âme. Il peut me demander la moitié de mon sang ; mais qu’il ne me demande jamais de lire une de ses lettres. Qu’il mette ma montre au mont-de-piété, qu’il me lise un chapitre de Barchou, qu’il danse, qu’il chante, qu’il me fasse la cour, tout ce qu’il voudra ! mais, pour l’amour de Dieu, qu’il ne m’écrive jamais ; car le lire et lui répondre, voilà jusqu’où mon amitié ne peut s’élever.

Entre nous, je ne sais pas si Mallefille a été maussade avec la princesse, mais je puis vous dire qu’elle n’a pas d’ami plus sûr et plus dévoué. Je puis lui dire ce qu’elle savait avant moi, c’est qu’il n’existe pas d’être meilleur, plus loyal et plus sincère. Eût-il écrit vingt lettres cent fois plus bêtes à Marie, elle ferait bien de les lui pardonner en faveur de l’affection profonde qu’il lui porte ; ce qui vaut mieux que le plus beau style.

Ce pauvre garçon est tout étonné de la réponse foudroyante de la princesse, et le voilà qui s’en prend à moi et me demande pourquoi, depuis trois mois qu’il est ici, je ne lui ai pas appris à écrire. Merci bien ! C’est assez d’être obligée de le nourrir, et Dieu sait à quelle consommation cela entraîne ! Nous pourrions bien habiter une île déserte pendant vingt ans ; je réponds qu’il en sortirait sans avoir reçu de moi une seule leçon de rédaction. J’aimerais mieux bâtir une ville, j’aimerais mieux apprendre la métaphysique, j’aimerais mieux écouter pérorer Schœlcher que d’enseigner une chose que je fais si mal pour mon compte et que d’avoir un écolier doué d’aussi heureuses dispositions.

Laissons Mallefille et sa lettre. Je lui déclare bien que jamais je ne lui donnerai de place dans les miennes pour lui insérer quoi que ce soit de son cru, vers ou prose, français ou chinois. Revenons à la vôtre, qui est tout à fait bonne et tendre, mon cher Fellow, et qui me donne une nouvelle preuve très inutile, mais très douce, de votre amitié. Si j’avais pu prévoir que ma lettre pût vous affliger, j’en aurais bien fait ce qu’on devrait faire de toutes celles de Mallefille. En vérité, vous avez attaché trop d’importance à ce projet de vous écrire moins souvent. Était-ce donc à l’état de résolution pour l’avenir, ou n’était-ce pas plutôt à l’état d’excuse pour le passé ? Je n’en sais rien ; mais, quoi qu’il en soit et quoi qu’il en ait été, il suffirait que le ralentissement de ma correspondance avec Marie lui causât le moindre chagrin ou le moindre regret pour que toute ma paresse fût dissipée en un clin d’œil et pour que je lui écrivisse tous les jours si elle le voulait. Jamais aucune tristesse ne lui viendra de moi par ma faute, je l’espère. Si cela arrivait, il faudrait qu’elle fît ce qu’il y a toujours de mieux à faire en pareil cas : s’expliquer pour le présent et pardonner pour le passé. Voilà tout ce que je puis répondre à votre lettre, que je ne comprends pas bien, à cause de mon peu de mémoire, mais qui me touche infiniment, et que je me réjouis bien de savoir fondée sur rien de ma part.

Bonsoir, cher ami. J’ai bien de la peine à tenir ma plume. Le malheureux Piffoël est affligé d’un rhumatisme dans le bras droit. N’allez pas prendre ceci pour une nouvelle excuse de ne pas vous écrire. Voilà le dégel ; j’espère bien que, dans huit jours, je serai guérie.

Je ne vous dis rien de la part de Mallefille ; il se tirera des pattes blanches de la princesse comme il l’entendra. Pauvre diable ! je ne voudrais pas être dans sa peau ; j’aimerais mieux être une carpe dans les griffes d’un beau chat.

Les Piffoëls vous embrassent.


CLXXXI

À MADAME D’AGOULT, À GÊNES


Nohant, mars 1838.


Chère Marie,

Pardonnez-moi ma paresse ou, pour mieux dire, mon travail. Il m’a fallu mener de front, pendant deux mois, une espèce de chose inavouable que vous trouverez dans la Revue des deux mondes et que je vous conseille de ne pas lire. Je viens de recevoir la lettre fantastique du maestro, et je relis avec remords et reconnaissance les lettres aimables et toujours ravissantes de la princesse, restées sans réponse. La princesse connaît bien mon infirmité et sait y compatir.

Il ne faut pas qu’elle punisse mon silence par le sien et que, faute de mes maussades épîtres, elle me prive des siennes, qui sont ce qu’il y a de plus adorable dans le monde en fait de lettres. Le châtiment ne serait pas proportionné à l’offense. Et puis disons encore que la princesse m’a vue secouer ma paresse au temps où je la voyais spleenétique, et où je croyais (c’était elle qui, par ses gracieusetés, me donnait cette présomption) que mon babil pouvait la distraire, la consoler et la fortifier. Pour cela, il ne me fallait ni grande sagesse ni bel exemple, car je n’aurais su où prendre l’un et l’autre : il suffisait de lui dire ce qu’elle était, de la faire connaître à elle-même, de lui montrer tous les trésors qu’elle renfermait en elle et qu’elle niait en elle-même. Dans ce temps-là, je lui écrivais que je ne me sentirais plus appelée à lui écrire désormais ; car il me semble qu’elle est calme, heureuse et forte. Pour parler comme mon ami Pierre Leroux, je dirai : Ma mission est remplie. Elle revendrait de la philosophie et du courage, voire de la gaieté, au sublime docteur Piffoël lui-même.

Merci donc, mille fois merci, mes chers et bons enfants, des bonnes choses que vous me dites de vous-mêmes. Je vous remercie de vous aimer comme vous le faites. Je vous remercie d’être heureux, et je vous remercie de me le dire. Vous savez que, de tous les biens que vous me souhaitez sans cesse, celui-là est le plus grand que vous puissiez me faire. — Il est bien possible que j’aille vous rejoindre quelque jour en Italie. Cependant ce voyage, que j’avais arrangé pour le printemps prochain, me paraît moins certain maintenant quant à la date. Mon procès avec mes éditeurs, que je voudrais terminer auparavant, est porté au rôle pour le mois de juillet ou d’août. Si je suis forcée de m’en occuper, je ne pourrai passer les monts qu’en automne. Une fois en Italie, j’y veux rester au moins deux ans pour les études de Maurice, qui s’adonne définitivement à la peinture et qui aura besoin de séjourner à Rome.

En attendant, il travaille ici avec le frère de Mercier[31], qui est un assez laborieux maître de dessin et ne manquant pas de talent. Mallefille, qui a la bonté de donner des leçons d’histoire et de philosophie au susdit mioche, se tire très bien de son préceptorat provisoire. Maurice s’est assez fortifié. Il a un petit cheval très comique et fait des lancers épouvantables avec Mallefille, qui est devenu un assez bon écuyer, domptant Bignat, lequel Bignat je ne monte plus, parce qu’il est devenu terrible. Il a doublé de volume, de force et d’ardeur depuis qu’il n’a plus le bonheur de porter la princesse. La douleur de son départ l’a jeté dans une telle exaspération, qu’il désarçonne tous ses cavaliers.

À propos de Bignat, j’ai fait à Mallefille, de votre part, les plus sérieux reproches. Il s’accuse grandement et vous écrira demain. Par ces détails, vous pourrez voir, chers Fellows, que mon intérieur n’a rien de bien intéressant à offrir à votre attention. Il est paisible et laborieux. J’entasse romans sur nouvelles et Buloz sur Bonnaire ; Mallefille entasse drames sur romans, Pélion sur Ossa ; Mercier, tableaux sur tableaux ; Tempête[32], bêtises sur bêtises ; Maurice, caricatures sur caricatures, et Solange, cuisses de poulet sur fausses notes. Voilà la vie héroïque et fantastique qu’on mène à Nohant.

Nous n’avons ni lago di Como, ni Barchou, ni jeunes filles chantant la polenta, ni sublimes accords du maestro, ni cathédrale de Milan, ni princesse, ni déesse ; mais nous avons la mèche de Rollinat, les refrains rococo de Boutarin[33], le nez du Gaulois[34], les sabots du Malgache[35], le souvenir de Lasnier, les lettres de maître Emmanuel[36], l’avocat, et la barbe de Mallefille, qui a sept pieds de long. Tout cela fait une jolie constellation.


CLXXXII

AU MAJOR ADOLPHE PICTET, À GENÈVE


Paris, octobre 1838.


Cher major,

Votre conte[37] est un petit chef-d’œuvre. Je ne sais pas si c’est parce que nulle part je ne me suis sentie aussi finement tancée et aussi affectueusement comprise ; mais nulle part il ne me semble avoir été jugée avec tant de sagesse et louée avec tant de charme.

Hoffmann n’aurait pas désavoué la partie poétique de ce conte, et, quant à la partie philosophique, il ne se fût jamais élevé si haut avec tant de clarté et de véritable éloquence. Je vous jure que jamais rien ne m’a fait plaisir dans ma vie en fait de louanges. Cela tenait non point à ma modestie (car je viens de découvrir grâce à vous, que j’en manque beaucoup), mais aux éloges reçus, toujours ou grossièrement boursouflés ou abominablement stupides. Pour la première fois je respire cet encens auquel les dieux mêmes, dit-on, ne sont pas insensibles.

Je crois à ce qu’il y a de bon en moi, parce que vous me le montrez, pour ainsi dire, paternellement, et, quant à ce qu’il y a d’absurde, j’en suis amusée et réjouie au dernier point, parce que, là, je vois ce que j’ai tant cherché en vain dans ce monde : la bienveillance, la justice, la raison et la bonté se donnant la main.

Croyez, cher major, que je n’étais pas par nature aussi folle que je le suis devenue par réaction. Si j’eusse eu, dans ma jeunesse, des amis éclairés et tendres à la fois, j’eusse fait quelque chose de bon ; mais je n’ai trouvé que des fous ou des insensibles et, naturellement, j’ai préféré les premiers. Je sais qu’à ma place vous en eussiez fait autant, à supposer que vous eussiez pu jamais, même le jour de votre naissance, avoir autant d’ignorance et de crédulité que j’en avais à vingt-cinq ans !

Les réflexions philosophiques qui terminent l’action de votre conte m’ont vivement frappée. La cinquième, la neuvième, la dix-neuvième, la vingt-cinquième, la vingt-neuvième et la dernière me sont restées et me resteront dans l’esprit comme, dans mon enfance, certains versets de la Bible ou certaines maximes des vieux sages. Elles me plaisent d’autant plus qu’elles m’arrivent dans un moment où je suis plus disposée à les entendre : je suis un peu plus vieille qu’il y a deux ans, et je crois que je suis en voie de me réconcilier, ou de vouloir bien me réconcilier avec mes contraires.

Je ne crois pas que la nature de mon esprit me porte jamais à mordre assez à la philosophie pour prendre une initiative quelconque. Mais peut-être arriverai-je à comprendre plusieurs choses que je ne savais pas. Pourvu que je ne sois pas obligée de travailler, je consens à faire tous les progrès imaginables. Il me manquera toujours le chalumeau de l’analyse ; mais, si, au lieu de dissoudre mon cristal, le chalumeau veut bien diriger sa flamme de manière à l’éclairer, le cristal pourra réfléchir cette lumière-là, tout comme une autre.

Malheureusement, ceci ne sert de rien hors du monde intellectuel, et la fatalité des bosses fait que la montagne de l’imagination, dominant toujours par son antériorité d’occupation les petites collines que le raisonnement essaye d’élever alentour, je risque fort de n’acquérir de bon sens pratique que la dose nécessaire pour voir que je n’ai pas le sens commun ; mais n’est-ce pas déjà quelque chose ?

Quand cela ne servirait qu’à me préserver de la morgue qui dessèche le cœur de mes confrères les poètes et à comprendre les amicales remontrances des esprits généreux ! Ce serait un grand bonheur déjà, ce serait un sens de plus et un tourment de moins. Je me pique d’être peu tourmentée par la vanité, et je me flatte aussi de n’avoir pas un cœur de cristal et des amis de carton. Vous ne le croyez pas non plus, n’est-ce pas, cher major ? et votre chalumeau ne vous a jamais montré en moi aucune affectation de sentiments ? Ce que j’admire, c’est que vous connaissiez tout ce que je connais, tandis que, moi, je ne pourrai jamais qu’entrevoir ce que vous voyez clairement.

La pensée est donc bien supérieure au sentiment puisqu’elle le possède et n’en est pas possédée ? C’est beau ! mais je me console d’être à distance ; car, de la sphère où je suis, je contemple votre étoile et j’en rêve des merveilles sans y apercevoir aucune tache. Vous qui, avec la lunette, y entrez comme chez vous, vous y voyez peut-être des ravins, des précipices et des volcans qui vous la gâtent quelquefois ou du moins qui vous y rendent le trajet difficile. C’est comme pour la musique : je crois y trouver des jouissances infinies, que le travail de la science émousserait beaucoup, si j’étais musicienne.

Adieu, bon major ; je vous récrirai à propos de tout cela ; car j’ai encore beaucoup à vous dire de moi ; et, puisque vous êtes si bienveillant, je ne finirai pas Lélia[38] sans vous demander beaucoup de choses. Je ne sais pas si mon écriture est lisible, même pour un homme habitué au sanscrit.

Adieu et merci mille fois. Vous seriez bien aimable de me donner de vos nouvelles ici, rue Grange-Batelière, 7. J’y serai encore une quinzaine et il est possible, probable même, que nous allions passer l’été en Suisse. La santé de mon fils est meilleure ; mais les médecins lui ordonnent un climat frais en été et chaud en hiver. Nous serons donc bientôt à Genève et ensuite à Naples. Dites-moi dans quelle partie, bien sauvage et bien pittoresque de vos montagnes, je pourrais aller travailler ; je voudrais un climat modéré pour Maurice, et pour moi des paysans parlant français. Les environs de Genève ne me paraissent pas assez énergiques comme paysage, et je voudrais fuir les Anglais, les buveurs d’eaux, les touristes, etc., etc. — Je voudrais encore vivre à bon marché, car j’ai gagné deux procès et je suis ruinée.

Votre livre m’a été apporté par un inconnu que je n’ai pas reçu : j’étais au lit avec mon rhume et ma fièvre, ni plus ni moins que la princesse Uranie. Je ne sais si c’était un simple messager ou un de vos amis ; je l’ai fait prier de repasser et n’en ai plus entendu parler.

Tout à vous.


CLXXXIII

À M. JULES BOUCOIRAN, À NÎMES


Lyon, 23 octobre 1838.


Cher Boucoiran,

Je serai à Nîmes le 25 au soir ou le 26 au matin. Ne vous occupez pas de me faire arriver (je ne sais si je quitterai le bateau à Beaucaire ou à Avignon, cela dépendra des heures), mais occupez-vous, dès à présent, de me faire repartir. Il faut que je sois à Perpignan le 29 au soir ou le 30 au matin. Retenez-moi donc à la diligence trois places de coupé et une d’intérieur. Prévenez l’administration que j’ai beaucoup de bagages ; que je ne veux rien laisser en arrière ; que je ne pars pas sans mon bagage complet, composé de trois malles et cinq ou six autres paquets peu considérables. Si toutes ces conditions ne peuvent être remplies par la diligence de manière à me faire arriver à Perpignan le 29 au soir ou le 30 au matin, il faut, mon enfant, que vous me procuriez une voiture de louage, et je prendrai la poste. Il faudrait aussi me trouver un moyen de renvoyer cette voiture sans payer autant pour le retour que pour le voyage.

Afin d’aplanir les difficultés de tout cela, faites un peu valoir les hautes protections dont je suis munie, passeport du ministère, dispense des douanes, lettres pour tous les consuls, mes relations avec M. Molé, avec M. Conte[39], etc., etc. Enfin, faire mousser mon importance, qui est, du reste, bien établie par les papiers dont je suis munie. En province, les protections siéent bien aux pauvres diables de voyageurs. Elles aplanissent les obstacles et donnent zèle et confiance aux administrations.

Je suis bien fâchée, cher enfant, de vous donner ces embarras, bien fâchée surtout de ne pas rester plus longtemps avec vous ; mes affaires m’ont tenue esclave du jour de départ de Paris, et maintenant j’ai pris rendez-vous à Perpignan avec Mendizabal, ministre d’Espagne, qui m’est tout à fait indispensable pour m’installer en Espagne. Ainsi, je compte sur vous pour me faire arriver à temps. S’il faut passer une nuit en diligence, Maurice s’y résignera ; car ce sera la seule du voyage, et nous allons très doucement jusque chez vous. Nous voici à Lyon sans aucune fatigue. Nous en repartons après-demain 25.

Adieu et à bientôt, cher ami. Nous vous embrassons tendrement.

GEORGE.

CLXXXIV

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Perpignan, novembre 1838.


Chère bonne,

Je quitte la France dans deux heures. Je vous écris du bord de la mer la plus bleue, la plus pure, la plus unie ; on dirait d’une mer de Grèce, ou d’un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons bien tous.

Chopin est arrivé hier soir à Perpignan, frais comme une rose, et rose comme un navet ; bien portant d’ailleurs, ayant supporté héroïquement ses quatre nuits de malle-poste. Quant à nous, nous avons voyagé lentement, paisiblement, et entourés, à toutes les stations, de nos amis, qui nous ont comblés de soins.

M. Ferraris, sur la recommandation de Manoël[40], a été très aimable pour moi, et m’a paru être un excellent homme, absolument dans la même position que Manoël. Repoussé à Venise et à Trieste par le gouvernement autrichien, il attend sa destitution philosophiquement ; car, à Perpignan, il s’ennuie à avaler sa langue. Il a gardé un très doux souvenir à votre mari, et a appris de moi avec joie qu’il est heureux dans son ménage et amoureux de sa femme.

Vous avez dû recevoir de mes nouvelles de Nîmes et un panier de raisins. Je n’ai rien reçu de vous, et je serais inquiète si je n’avais de vos nouvelles par Chopin.

Notre navigation s’annonce sous les plus heureux auspices, comme on dit : le ciel est superbe, nous avons chaud, et nous voudrions, pour être tout à fait contents de notre voyage, que vous fussiez avec nous.

Adieu, chère ; mille tendresses à Marliani, poignées de main bien affectueuses à Enrico.

Rappelez-moi à tous nos bons amis et donnez-leur de mes nouvelles. Je passerai huit jours à Barcelone. Dites à Valdemosa que je voyage avec son ami, qui est un charmant garçon.

Adieu, chère amie ; adieu. Aimez-moi comme je vous aime, du fond de l’âme, et notre cher Manoël aussi.

GEORGE.


Écrivez-moi, sous le couvert de señor Francisco Riotord, junto à San-Francisco,

En Palma de Mallorca.

CLXXXV

À LA MÊME


Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.


Chère amie,

Je vous écris en courant ; je quitte la ville et vais m’installer à la campagne : j’ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j’ai, à deux lieues de là, une cellule, c’est-à-dire trois pièces et un jardin plein d’oranges et de citrons, pour trente-cinq francs par an, dans la grande chartreuse de Valdemosa !

Valdemosa bipède vous expliquera ce que c’est que Valdemosa chartreuse ; ce serait trop long à vous décrire.

C’est la poésie, c’est la solitude, c’est tout ce qu’il y a de plus artiste, de plus chiqué sous le ciel ; et quel ciel ! quel pays ! nous sommes dans le ravissement.

Nous avons eu un peu de peine à nous installer, et je ne conseillerais à personne de le tenter dans ce pays-ci, à moins de s’y faire annoncer six mois d’avance. Nous avons été favorisés par un concours de circonstances uniques. Si une famille venait après nous, je crois qu’elle ne trouverait rien à habiter ; car, ici, on ne loue rien, on ne prête rien, on ne vend rien. Il faut tout commander, et tout se fait lentement. Si l’on veut se permettre le luxe exorbitant d’un pot de chambre, il faut écrire à Barcelone.

Valdemosa, en nous parlant des facilités et du bien-être de son pays, nous a horriblement blagués. Mais le pays, la nature, les arbres, le ciel, la mer, les monuments dépassent tous mes rêves : c’est la terre promise, et, comme nous avons réussi à nous caser assez bien, nous sommes enchantés.

Enfin notre voyage a été le plus heureux et le plus agréable du monde, et, comme je l’avais calculé avec Manoël, je n’ai pas dépensé quinze cents francs depuis mon départ de Paris jusqu’ici. Les gens de ce pays sont excellents et très ennuyeux. Cependant, le beau-frère et la sœur de Valdemosa sont charmants, et le consul de France est un excellent garçon qui s’est mis en quatre pour nous.

Adieu, chère ; je vous écrirai plus longuement une autre fois. Aujourd’hui, je suis écrasée par le tintamarre de mon installation à la campagne.

Je vous aime tous deux et vous embrasse de toute mon âme ; Adieu encore, écrivez-moi.


CLXXXVI

À LA MÊME


Palma de Mallorca, 14 décembre 1838.


Chère amie,

Vous devez me trouver bien paresseuse. Moi, je me plaindrais aussi de la rareté de vos lettres, si je ne savais comment vont les choses ici. Vous ne vous en doutez guère, vous autres ! Ce bon Manoël, qui se figurait qu’en sept jours on pouvait correspondre avec Paris !

D’abord, sachez que le bateau à vapeur de Palma à Barcelone a pour principal objet le commerce des cochons. Les passagers sont en seconde ligne. Le courrier ne compte pas. Qu’importe aux Mayorquins les nouvelles de la politique ou des beaux-arts ? le cochon est la grande, la seule affaire de leur vie. Le paquebot est censé partir toutes les semaines ; mais il ne part en réalité que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie comme une glace. Le plus léger coup de vent le fait rentrer au port, même lorsqu’on est à moitié route. Pourquoi ? Ce n’est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sûre. C’est que le cochon a l’estomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route, l’équipage est en deuil, et donne au diable journaux, passagers, lettres, paquets et le reste. Voilà donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port ; peut-être partira-t-il demain ! voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage ; mais j’ignore si Buloz l’a reçu. J’ignore s’il le recevra.

Il y a encore d’autres raisons de retard que je ne vous dis pas, parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui faire parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes, dans la terreur, dans le désespoir ! Spiridion doit être interrompu depuis un siècle ; à cela je ne puis rien. J’ai pesté contre le pays, contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J’ai un peu pesté contre ce cher Manoël, qui m’a dépeint ce pays comme si libre, si abordable, si hospitalier. Mais à quoi bon les plaintes et les murmures contre les ennemis naturels et inévitables de la vie ? Ici, c’est une chose ; là, une autre ; partout, il y a à souffrir.

Ce qu’il y a de vraiment beau ici, c’est le pays, le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice, et le radoucissement de Solange. Le bon Chopin n’est pas aussi brillant de santé. Son piano lui manque beaucoup. Nous en avons enfin reçu des nouvelles aujourd’hui. Il est parti de Marseille, et nous l’aurons peut-être dans une quinzaine de jours. Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et misérable ici ! c’est au delà de ce qu’on peut imaginer.

J’ai, par un coup du sort, trouvé à acheter un mobilier propre, charmant pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a fallu se donner des peines inouïes pour avoir un poêle, du bois, du linge, que sais-je ? depuis un mois, que je me crois installée, je suis toujours à la veille de l’être. Ici, une charrette met cinq heures pour faire trois lieues ; jugez du reste ! Il faut deux mois pour confectionner une paire de pincettes. Il n’y a pas d’exagération dans ce que je vous dis. Devinez, sur ce pays, tout ce que je ne vous dis pas ! Moi, je m’en moque ; mais j’en ai un peu souffert, dans la crainte de voir mes enfants en souffrir beaucoup.

Heureusement mon ambulance va bien. Demain, nous partons pour la chartreuse de Valdemosa, la plus poétique résidence de la terre. Nous y passerons l’hiver, qui commence à peine et qui va bientôt finir. Voilà le seul bonheur de cette contrée. Je n’ai de ma vie rencontré une nature aussi délicieuse que celle de Mayorque.

Dites à Valdemosa que je n’ai pas pu voir beaucoup sa famille, car j’ai passé tout le temps à la campagne ; mais, depuis cinq ou six jours, je suis revenue à Palma, où j’ai revu sa mère, sa sœur et son beau-frère. Ils sont charmants pour nous. Son beau-frère est très bien et plus distingué que le pays ne le comporte. Sa sœur est très gentille et chante à ravir. Dites aussi à M. Remisa que je le remercie beaucoup de m’avoir recommandée à M. Nunez, homme excellent, tout à fait simpatico. Veuillez le prévenir que, selon sa permission, j’ai pris, chez Canut y Mugnerat, trois mille francs payables à vue dans trente jours sur lui Remisa, à Paris.

Les gens du pays sont, en général, très gracieux, très obligeants ; mais tout cela en paroles. On m’a fait signer cette traite dans des termes un peu serrés, comme vous voyez, tout en me disant de prendre dix ans si je voulais, pour payer. Je ne comptais pas être obligée de dépenser tout d’un coup mille écus pour monter un ménage à Mallorca (ménage qu’on aurait en France pour mille francs). Je voulais envoyer à Buloz beaucoup de manuscrit ; mais, d’une part, accablée de tant d’ennuis matériels, je n’ai pu faire grand’chose ; et, de l’autre, la lenteur et le peu de sûreté des communications font que Buloz n’est peut-être pas encore nanti. Vous connaissez Buloz : « Pas de manuscrit, pas de Suisse. » Je vois donc M. Remisa m’avançant trois mille francs pour deux ou trois mois, et, quoique ce soit pour lui une misère, pour moi c’est une petite souffrance. Mon hôtel de Narbonne ne rapporte rien encore, et je ne sais où en sont mes fermages de Nohant. Dites-moi si je puis, sans indiscrétion, accepter le crédit de M. Remisa dans ces termes ; sinon, veuillez mettre mon avoué en campagne, afin qu’il me trouve de quoi rembourser au plus tôt.

J’écrirai à Leroux, de la chartreuse, à tête reposée. Si vous saviez ce que j’ai à faire ! Je fais presque la cuisine. Ici, autre agrément, on ne peut se faire servir. Le domestique est une brute : dévot, paresseux et gourmand ; un véritable fils de moine (je crois qu’ils le sont tous). Il en faudrait dix pour faire l’ouvrage que vous fait votre brave Marie. Heureusement, la femme de chambre que j’ai amenée de Paris est très dévouée et se résigne à faire de gros ouvrages ; mais elle n’est pas forte, et il faut que je l’aide. En outre, tout coûte très cher, et la nourriture est difficile quand l’estomac ne supporte ni l’huile rance, ni la graisse de porc. Je commence à m’y faire ; mais Chopin est malade toutes les fois que nous ne lui préparons pas nous-mêmes ses aliments. Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de rapports, un fiasco épouvantable.

Mais nous y sommes. Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer à la mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles dépenses. Et puis j’ai mis beaucoup de courage et de persévérance à me caser ici. Si la Providence ne me maltraite pas trop, il est à croire que le plus difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines. Le printemps sera délicieux, Maurice recouvrera une belle santé ; il se flatte d’avoir un jour des mollets ; moi, je travaillerai et j’instruirai mes enfants, dont heureusement les leçons, jusqu’ici, n’ont pas trop souffert. Ils sont très studieux avec moi. Solange est presque toujours charmante depuis qu’elle a eu le mal de mer ; Maurice prétend qu’elle a rendu tout son venin.

Nous sommes si différents de la plupart des gens et des choses qui nous entourent, que nous nous faisons l’effet d’une pauvre colonie émigrée qui dispute son existence à une race malveillante ou stupide. Nos liens de famille en sont plus étroitement serrés, et nous nous pressons les uns contre les autres avec plus d’affection et de bonheur intime. De quoi peut-on se plaindre quand le cœur vit ? Nous en sentons plus vivement aussi les bonnes et chères amitiés absentes. Combien votre douce intimité et votre coin de feu fraternel nous semblent précieux de loin ! autant que de près, et c’est tout dire.

Adieu, bien chère amie ; embrassez pour moi votre bon Manoël, et dites à nos braves amis tout ce qu’il y a de plus tendre.


CLXXXVII

À LA MÊME


Valdemosa, 15 janvier 1839.


Chère amie,

Même silence de vous, ou même impossibilité de recevoir de vos nouvelles. Je vous adresse la dernière partie de Spiridion par la famille Flayner, qui est, je crois, la voie la plus sûre. Ayez la bonté de le faire passer tout de suite à Buloz et de vous faire rembourser le port, qui ne sera pas mince et qui regarde le cher éditeur.

Nous habitons la chartreuse de Valdemosa, endroit vraiment sublime, et que j’ai à peine le temps d’admirer, tant j’ai d’occupations avec mes enfants, leurs leçons, et mon travail.

Il fait ici des pluies dont on n’a pas idée ailleurs : c’est un déluge effroyable ! l’air en est si relâché, si mou, qu’on ne peut se traîner ; on est réellement malade. Heureusement Maurice se porte à ravir ; son tempérament ne craint que la gelée, chose inconnue ici. Mais le petit Chopin est bien accablé et tousse toujours beaucoup. J’attends pour lui avec impatience le retour du beau temps, qui ne peut tarder. Son piano est enfin arrivé à Palma ; mais il est dans les griffes de la Douane, qui demande cinq à six cents francs de droits d’entrée et qui se montre intraitable.

Ah ! comme Marliani connaissait peu l’Espagne quand il me disait que les douanes n’étaient rien ! Elles sont exécrables, au contraire. Pour connaître l’Espagne, il faudrait y aller tous les matins. Ce qu’on y voyait hier n’est pas ce qu’on y voit aujourd’hui, et Dieu sait ce qu’on y verra demain ! Je vous avoue que je ne me faisais pas une idée de cette désorganisation de l’esprit humain ; c’est un spectacle vraiment affligeant.

Heureusement, comme je vous le dis, chère, je n’ai pas le temps d’y penser : je suis plongée avec Maurice dans Thucydide et compagnie ; avec Solange, dans le régime indirect et l’accord du participe. Chopin joue d’un pauvre piano mayorquin qui me rappelle celui de Bouffé dans Pauvre Jacques. Ma nuit se passe, comme toujours, à gribouiller. Quand je lève le nez, c’est pour apercevoir, à travers la lucarne de ma cellule, la lune qui brille au milieu de la pluie sur les orangers, et je n’en pense pas plus long qu’elle.

Adieu, chère bonne ; je suis heureuse, quand même la pluie, quand même l’Espagne, quand même le travail, mais non pas quand même votre absence.

J’embrasse votre Manoël. Amitiés à M. de Bonnechose, que j’aime, comme vous savez, de tout mon cœur, et mille bénédictions au cher Enrico.

Parlez-moi de tous nos amis ; je n’ai de nouvelles de personne, sauf de Grzymala.


CLXXXVIII

À M. DUTEIL, À LA CHÂTRE


De la chartreuse de Valdemosa, trois lieues de Palma,
île Majorque, 20 janvier 1839.


Cher Boutarin,

Tu ne m’écris donc pas ?

Peut-être m’écris-tu et que je ne reçois rien ; car j’ai l’agrément, ici, de voir la moitié de ma correspondance aller je ne sais où !

Je suis véritablement au bout du monde, quoiqu’à deux jours de mer de la France. Les temps sont si variables autour de notre île, et la civilisation, qui fait les prompts rapports, est si arriérée autour de Palma et dans toute l’Espagne, qu’il me faut deux mois pour avoir des réponses à mes lettres.

Ce n’est pas le seul inconvénient du pays. Il en a d’innombrables, et pourtant c’est le plus beau des pays. Le climat est délicieux. À l’heure où je t’écris, Maurice jardine en manches de chemise, et Solange, assise par terre sous un oranger couvert de fruits, étudie sa leçon d’un air grave. Nous avons des roses en buissons et nous entrons dans le printemps. Notre hiver a duré six semaines, non froid, mais pluvieux à nous épouvanter. C’est un déluge ! La pluie déracine les montagnes ; toutes les eaux de la montagne se lancent dans la plaine ; les chemins deviennent des torrents. Nous nous y sommes trouvés pris, Maurice et moi. Nous avions été à Palma par un temps superbe. Quand nous sommes revenus le soir, plus de champs, plus de chemins, plus que des arbres pour indiquer à peu près où il fallait aller. J’ai été véritablement fort effrayée, d’autant plus que le cheval nous a refusé service, et qu’il nous a fallu passer la montagne à pied, la nuit, avec des torrents à travers les jambes. Maurice est brave comme un César. Au milieu du chemin, faisant contre fortune bon cœur, nous nous sommes mis à dire des bêtises. Nous faisions semblant de pleurer, et nous disions : « J’veux m’en aller cheux nous, dans noute pays de la Châtre, l’oùs’qu’y a pas de tout ça ! »

Nous sommes installés depuis un mois seulement et nous avons eu toutes les peines du monde. Le naturel du pays est le type de la méfiance, de l’inhospitalité, de la mauvaise grâce et de l’égoïsme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs bêtes, tout comme si c’étaient des chrétiens. Ils ont la fête des mulets, des chevaux, des ânes, des chèvres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-mêmes, puants, grossiers et poltrons ; avec cela, superbes, très bien costumés, jouant de la guitare et dansant le fandango. La classe monsieur est charmante. C’est le genre Adolphe. L’industriel tient le milieu entre Peigne-de-buis et Robin-Magnifique[41]. Le prolétaire est un composé de Bonjean et du père Janvier[42]. Si Chabin[43] venait ici, il ferait un ravage de cœurs et serait capable de passer pour un aigle.

Moi, je passe pour vouée au diable, parce que je ne vais pas à la messe, ni au bal, et que je vis seule au fond de ma montagne, enseignant à mes enfants la clef des participes et autres gracieusetés. Au reste, nous sommes bien admirablement logés. Nous avons pris une cellule dans une grande chartreuse, ruinée à moitié, mais très commode et bien distribuée dans la partie que nous habitons. Nous sommes plantés entre ciel et terre. Les nuages traversent notre jardin sans se gêner et les aigles nous braillent sur la tête. De chaque côté de l’horizon, nous voyons la mer. En face une plaine de quinze à vingt lieues ; laquelle plaine nous apercevons au bout d’un défilé de montagnes d’une lieue de profondeur. C’est un site peut-être unique en Europe. Je suis si occupée, que j’ai à peine le temps d’en jouir. Tous les jours, je fais travailler mes enfants pendant six ou sept heures ; et, selon ma coutume, je passe la moitié de la nuit à travailler pour mon compte.

Maurice se porte comme le pont Neuf. Il est fort, gras, rose, ingambe. Il pioche le jardin et l’histoire avec autant d’aisance l’un que l’autre. Mais, mon Dieu ! pendant que je me réjouis à te parler de nous et à te dire des bêtises ; n’es-tu pas dans le chagrin ? Vous êtes dans l’hiver jusqu’au cou, vous autres ! Ma pauvre Agasta n’est-elle pas malade ? Dieu veuille que ma lettre vous trouve tous bien portants et disposés à rire !

Quand je songe combien j’aurais voulu décider Agasta à venir avec moi ici, je vois que, d’une part, j’aurais bien fait de réussir à cause du climat ; mais, de l’autre, il y aurait eu bien des inconvénients. La vie est dure et difficile. On ne se figure pas ce que l’absence d’industrie met d’embarras et de privations dans les choses les plus simples. Nous avons été au moment de coucher dans la rue. Ensuite, l’article médecin est soigné ! Ceux de Molière sont des Hippocrates en comparaison de ceux-ci. La pharmacie à l’avenant. Heureusement nous n’en avons pas besoin ; car, ici, on nous donnerait de l’essence de piment pour tout potage. Le piment est le fond de l’existence mayorquine. On en mange, on en boit, on en plante, on en respire, on en parle, on en rêve. Et ils n’en sont pas plus gaillards pour cela ! Du moins, ils n’en ont pas l’air !

Adieu, mon Boutarin ; je t’embrasse, toi, Agasta et les chers enfants. Donne de mes nouvelles à nos amis. Je les aime, je pense à eux aussi bien à Palma qu’à Nohant. Mais comment leur écrire, quand je n’ai le temps ni de dormir, ni de manger, ni de prendre l’air avec un peu de laisser aller. C’est une grande tâche pour moi d’élever mes enfants moi-même. Plus je vais, plus je vois que c’est la meilleure manière et qu’avec moi, ils en font plus dans un jour qu’ils n’en feraient en un mois avec les autres. Solange est toujours éblouissante de santé.

Tous les deux vous embrassent.

G. S.

CLXXXIX

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Valdemosa, 22 février 1839.


Chère amie,

Vous dites que je ne vous écris pas. Moi, il me semble que je vous écris plus que vous ne m’écrivez, d’où il faut conclure que, de part et d’autre, nos lettres n’arrivent pas toujours. Il est vrai qu’on peut s’aimer sans s’écrire. Mais, avec vous, chère amie, c’est toujours un plaisir pour moi ; vous êtes tellement moi-même, que je pourrais peut-être oublier de vous écrire, m’imaginant que vous m’entendez et me comprenez sans que je m’explique ; mais jamais ce ne sera un travail pour moi ; car nous nous connaissons si bien, qu’un mot nous suffit pour nous entendre. Ainsi je vous dis : Rien de neuf. Et vous vous reportez à mon ancienne lettre, vous me voyez à ma chartreuse de Valdemosa, toujours sédentaire et occupée le jour à mes enfants, la nuit à mon travail. Au milieu de tout cela, le ramage de Chopin, qui va son joli train et que les murs de la cellule sont bien étonnés d’entendre.

Le seul événement remarquable depuis cette dernière lettre, c’est l’arrivée du piano tant attendu ! Après quinze jours de démarches et d’attente, nous avons pu le retirer de la douane moyennant trois cent francs de droits. Joli pays ! Enfin il a débarqué sans accident, et les voûtes de la chartreuse s’en réjouissent. Et tout cela n’est pas profané par l’admiration des sots : nous ne voyons pas un chat.

Notre retraite dans la montagne, à trois lieues de la ville, nous a délivrés de la politesse des oisifs.

Pourtant nous avons eu une visite, et une visite de Paris ! c’est M. Dembowski, Italiano-Polonais que Chopin connaît et qui se dit cousin de Marliani, à je ne sais quel degré. C’est un voyageur modèle, courant à pied, couchant dans le premier coin venu, sans souci des scorpions et compagnie, mangeant du piment et de la graisse avec ses guides. Enfin, de ces gens à qui l’on peut dire : Bien du plaisir ! Il a été très étonné de mon établissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan, et surtout de notre isolement, qui lui semblait effrayant.

Le fait est que nous sommes très contents de la liberté que cela nous donne, parce que nous avons à travailler ; mais nous comprenons très bien que ces intervalles poétiques qu’on met dans sa vie ne sont que des temps de transition, un repos permis de l’esprit avant qu’il reprenne l’exercice des émotions. Je vous dis cela dans le sens purement intellectuel ; car, pour la vie du cœur, elle ne peut cesser un instant et je sens que je vous aime autant ici qu’à Paris. Mais l’idée de revivre à Paris m’épouvante, après ce bon silence et cet imperturbable calme de ma retraite. Et puis, en même temps, l’idée de vivre toujours ici, sans me retremper au spectacle d’anciens progrès de l’humanité me ferait l’effet de la mort ; car vous ne pouvez pas vous figurer ce que c’est qu’un peuple arriéré. De loin, on le croit poétique, on imagine l’âge d’or, des mœurs patriarcales : — quelle erreur ! La vue de pareils patriarches vous réconcilie avec le siècle, et on voit bien clairement que, si nous valons peu encore, ce n’est pas parce que nous en savons trop, mais que c’est parce que nous en savons trop peu.

Ainsi je suis bien embarrassée de vous dire combien de temps encore je resterai ici. Concevez-vous rien à ce qui s’y passe ? Maroto ne vous paraît-il pas vendu à la reine ? Ce pays est destiné à se dévorer lui-même. Je ne serais pas étonnée que don Carlos, traqué en Espagne, vînt se réfugier à Mayorque. Il y serait reçu comme le Messie. Il y relèverait les couvents, il y ramènerait les moines, et tout le monde serait content. Ces imbéciles-là ne font que pleurer leurs frocards et regretter la très sainte inquisition. Les paysans ne savent pas ce que c’est qu’Isabelle ou Christine. Ils disent le roi, ce qui veut dire don Carlos, et ils se croient gouvernés par lui.

Écrivez-moi, quand même nos lettres mettraient beaucoup de temps en route, quand même quelques-unes se perdraient de part et d’autre. J’ai besoin que vous me disiez toujours que vous m’aimez, quoique je le sache bien.

Dites à Leroux que j’élève Maurice dans son Évangile. Il faudra qu’il le perfectionne lui-même, quand le disciple sera sorti de page. En attendant, c’est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idées. C’est à Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments et beaucoup d’idées de plus. Quand vous verrez l’abbé de Lamennais, serrez-lui bien la main pour moi, et rappelez-moi à tous nos amis, selon la mesure que nous avons faite à chacun d’eux et qui est la même pour vous et moi.


CXC

À M. FRANÇOIS ROLLINAT, À CHÂTEAUROUX


Marseille, 8 mars 1839.


Cher Pylade,

Me voici de retour en France, après le plus malheureux essai de voyage qui se puisse imaginer. Au prix de mille peines et de grandes dépenses, nous étions parvenus à nous établir à Mayorque, pays magnifique, mais inhospitalier par excellence. Au bout d’un mois, le pauvre Chopin, qui, depuis Paris, allait toujours toussant, tomba plus malade et nous fîmes appeler un médecin, deux médecins, trois médecins, tous plus ânes les uns que les autres et qui allèrent répandre, dans l’île, la nouvelle que le malade était poitrinaire au dernier degré. Sur ce, grande épouvante ! la phtisie est rare dans ces climats et passe pour contagieuse. Joignez à cela l’égoïsme, la lâcheté, l’insensibilité et la mauvaise foi des habitants. Nous fûmes regardés comme des pestiférés ; de plus, comme des païens ; car nous n’allions pas à la messe. Le propriétaire de la petite maison que nous avions louée nous mit brutalement à la porte et voulut nous intenter un procès, pour nous forcer à recrépir sa maison infectée par la contagion. La jurisprudence indigène nous eût plumés comme des poulets.

Il fallut être chassé, injurié, et payer. Ne sachant que devenir, car Chopin n’était pas transportable en France, nous fûmes heureux de trouver, au fond d’une vieille chartreuse, un ménage espagnol que la politique forçait à se cacher là, et qui avait un petit mobilier de paysan assez complet. Ces réfugiés voulaient se retirer en France : nous achetâmes le mobilier le triple de sa valeur et nous nous installâmes dans la chartreuse de Valdemosa : nom poétique, demeure poétique, nature admirable, grandiose et sauvage, avec la mer aux deux bouts de l’horizon, des pics formidables autour de nous ; des aigles faisant la chasse jusque sur les orangers de notre jardin, un chemin de cyprès serpentant du haut de notre montagne jusqu’au fond de la gorge, des torrents couverts de myrtes, des palmiers sous nos pieds ; rien de plus magnifique que ce séjour !

Mais on a eu raison de poser en principe que, là où la nature est belle et généreuse, les hommes sont mauvais et avares. Nous avions là toutes les peines du monde à nous procurer les aliments les plus vulgaires que l’île produit en abondance, grâce à la mauvaise foi insigne, à l’esprit de rapine des paysans, qui nous faisaient payer les choses à peu près dix fois plus que leur valeur, si bien que nous étions à leur discrétion, sous peine de mourir de faim. Nous ne pûmes nous procurer de domestiques, parce que nous n’étions pas chrétiens et que personne d’ailleurs ne voulait servir un poitrinaire ! Cependant nous étions installés tant bien que mal. Cette demeure était d’une poésie incomparable ; nous ne voyions âme qui vive ; rien ne troublait notre travail ; après deux mois d’attente et trois cents francs de contribution, Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de la cellule s’enchantaient de ses mélodies. La santé et la force poussaient à vue d’œil chez Maurice ; moi, je faisais le précepteur sept heures par jour, un peu plus consciencieusement que Tempête (la bonne fille que j’embrasse tout de même de bien grand cœur) ; je travaillais pour mon compte la moitié de la nuit. Chopin composait des chefs-d’œuvre, et nous espérions avaler le reste de nos contrariétés à l’aide de ces compensations. Mais le climat devenait horrible à cause de l’élévation de la chartreuse dans la montagne. Nous vivions au milieu des nuages, et nous passâmes cinquante jours sans pouvoir descendre dans la plaine : les chemins s’étaient changés en torrents, et nous n’apercevions plus le soleil.

Tout cela m’eût semblé beau, si le pauvre Chopin eût pu s’en arranger. Maurice n’en souffrait pas. Le vent et la mer chantaient sur un ton sublime en battant nos rochers. Les cloîtres immenses et déserts craquaient sur nos têtes. Si j’eusse écrit là la partie de Lélia qui se passe au monastère, je l’eusse faite plus belle et plus vraie. Mais la poitrine de mon pauvre ami allait de mal en pis. Le beau temps ne revenait pas. Une femme de chambre que j’avais amenée de France et qui, jusqu’alors, s’était résignée, moyennant un gros salaire, à faire la cuisine et le ménage, commençait à refuser le service comme trop pénible. Le moment arrivait où, après avoir fait le coup de balai et le pot-au-feu, j’allais aussi tomber de fatigue ; car, outre mon travail de précepteur, outre mon travail littéraire, outre les soins continuels qu’exigeait l’état de mon malade, et l’inquiétude mortelle qu’il me causait, j’étais couverte de rhumatismes.

Dans ce pays-là, on ne connaît pas l’usage des cheminées ; nous avions réussi, moyennant un prix exorbitant, à nous faire faire un poêle grotesque, espèce de chaudron en fer, qui nous portait à la tête, et nous desséchait la poitrine. Malgré cela, l’humidité de la chartreuse était telle, que nos habits moisissaient sur nous. Chopin empirait toujours, et, malgré toutes les offres de services que l’on nous faisait à la manière espagnole, nous n’eussions pas trouvé une maison hospitalière dans toute l’île. Enfin nous résolûmes de partir à tout prix, quoique Chopin n’eût pas la force de se traîner. Nous demandâmes un seul, un premier, un dernier service ! une voiture pour le transporter à Palma, où nous voulions nous embarquer. Ce service nous fut refusé, quoique nos amis eussent tous équipage et fortune à l’avenant. Il nous fallut faire trois lieues dans des chemins perdus en birlocho, c’est-à-dire en brouette !

En arrivant à Palma, Chopin eut un crachement de sang épouvantable ; nous nous embarquâmes le lendemain sur l’unique bateau à vapeur de l’île, qui sert à faire le transport des cochons à Barcelone. Aucune autre manière de quitter ce pays maudit. Nous étions en compagnie de cent pourceaux dont les cris continuels et l’odeur infecte ne laissèrent aucun repos et aucun air respirable au malade. Il arriva à Barcelone crachant toujours le sang à pleine cuvette, et se traînant comme un spectre. Là, heureusement, nos infortunes s’adoucirent ! Le consul français et le commandant de la station française maritime nous reçurent avec l’hospitalité et la grâce qu’on ne connaît pas en Espagne. Nous fûmes transportés à bord d’un beau brick de guerre, dont le médecin, brave et digne homme, vint tout de suite au secours du malade et arrêta l’hémorragie du poumon au bout de vingt-quatre heures.

De ce moment, il a été de mieux en mieux. Le consul nous fit transporter à l’auberge dans sa voiture. Chopin s’y reposa huit jours, au bout desquels le même bâtiment à vapeur qui nous avait amenés en Espagne nous ramena en France. Au moment où nous quittions l’auberge à Barcelone, l’hôte voulait nous faire payer le lit où Chopin avait couché, sous prétexte qu’il était infecté et que la police lui ordonnait de le brûler !

L’Espagne est une odieuse nation ! Barcelone est le refuge de tout ce que l’Espagne a de beaux jeunes gens, riches et pimpants. Ils viennent se cacher là derrière les fortifications de la ville, qui sont très fortes en effet, et, au lieu de servir leur pays, ils passent le jour à se pavaner sur les promenades sans songer à repousser les carlistes qui sont autour de la ville, à la portée du canon, et qui rançonnent leurs maisons de campagne. Le commerce paye des contributions à don Carlos, aussi bien qu’à la reine. Personne n’a d’opinion, on ne se doute pas de ce que peut être une conviction politique. On est dévot, c’est-à-dire fanatique et bigot, comme au temps de l’inquisition. Il n’y a ni amitié, ni foi, ni honneur, ni dévouement, ni sociabilité. Oh ! les misérables ! que je les hais et que je les méprise !

Enfin, nous sommes à Marseille. Chopin a très bien supporté la traversée. Il est ici très faible, mais allant infiniment mieux sous tous les rapports, et dans les mains du docteur Cauvière, un excellent homme et un excellent médecin, qui le soigne paternellement et qui répond de sa guérison. Nous respirons enfin, mais après combien de peines et d’angoisses !

Je ne t’ai pas écrit tout cela avant la fin. Je ne voulais pas t’attrister, j’attendais des jours meilleurs. Les voici enfin arrivés. Dieu te donne une vie toute de calme et d’espoir ! Cher ami, je ne voudrais pas apprendre que tu as souffert autant que moi durant cette absence.

Adieu ; je te presse sur mon cœur. Mes amitiés à ceux des tiens qui m’aiment, à ton brave homme de père.

Écris-moi ici à l’adresse du docteur Cauvière, rue de Rome, 71.

Chopin me charge de te bien serrer la main de sa part. Maurice et Solange t’embrassent. Ils vont à merveille. Maurice est tout à fait guéri.


CXCI

AU MÊME


Marseille, 23 mars 1839.


Cher ami,

Que de malheurs ! quelle fatalité sur toi ! sur moi, par conséquent ! Mon cœur saigne de toutes tes douleurs ; mais celle-là m’est personnelle aussi. Je l’aimais profondément, ton digne père, et je savais que j’avais en lui un ami au-dessus de tous les préjugés et de toutes les calomnies. Un grand cœur plein d’affections généreuses et nourrissant la foi de l’idéal.

Celui-là est de notre religion, n’en doute pas ; nous le retrouverons dans une vie meilleure. Mais que celle-ci est longue et amère ! quelle qu’elle soit, nous devons la supporter ; nous avons des devoirs à remplir. Peut-être la fatalité est-elle fatiguée de nous frapper. Lors même qu’elle ne le serait pas, il nous faut boire le calice jusqu’à la lie. Quoi qu’il arrive de ce misérable procès dont la sentence pèse sur ta tête, tu n’auras pas de lâche faiblesse, n’est-ce pas, Pylade, mon cher, mon meilleur ami ?

Il faut que tu m’en renouvelles la promesse, que tu m’en fasses le serment. Je sais qu’il y a de quoi dépasser les forces humaines ; mais, jusqu’ici, tu as eu des forces plus qu’humaines pour lutter. D’ailleurs, il y a encore un autre sentiment que le devoir, c’est l’amitié. Tu ne voudrais pas m’abandonner, moi qui ai encore tant d’années à souffrir, et qui n’ai trouvé jusqu’ici qu’une chose inaltérable, certaine, absolue, ton amitié pour moi, et la mienne pour toi.

Ce sentiment a été un Éden où je me suis toujours réfugiée, par la pensée, contre tout le reste, contre tout ce qui m’a blessée, trahie ou quittée. Malgré les malheurs qui t’accablent, il me semble toujours qu’une main providentielle te conduit vers moi pour que nos jours d’automne s’écoulent dans une sainte sérénité. Les liens les plus orageux, comme les plus paisibles, les plus funestes comme les plus sacrés, se dénouent ou se brisent autour de nous ; c’est pour nous rapprocher sans doute.

À présent, qui pourrait nous désunir ? Une horrible injustice de l’opinion, la perte de ton état, la honte, la misère ? Non ! ce seraient, au contraire, des choses qui hâteraient le terme de ton exil dans cette vallée de douleurs et d’iniquités pour te rapprocher de mon cœur.

Je te le répète, quoi qu’il arrive, souviens-toi que j’existe et que tu es la moitié de ma vie. Tu n’as pas besoin d’argent, tu n’as pas besoin de considération, tu as un asile contre la pauvreté, et une source inépuisable d’estime en moi.

Tu perds une famille, mais tu en as une autre qui t’attend, et qui désire ta venue.

Adieu ; aime-moi comme je t’aime, tu pourras tout supporter !

Mes enfants t’embrassent tendrement.


CXCII

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Marseille, 22 avril 1839.


Chère bonne amie,

Il y a plusieurs jours que je ne vous ai écrit : j’ai subi le mistral et j’ai eu de la fièvre, par suite d’un gros rhume qui est cependant à peu près guéri. Me revoilà sur pied.

J’ai été aussi occupée de déménager d’une auberge dans l’autre. Malgré tous ses soins et toutes ses recherches, le bon docteur n’a pu me trouver un coin de campagne pour y passer le mois d’avril.

Je m’ennuie assez de cette ville de marchands et d’épiciers, où la vie de l’intelligence est parfaitement inconnue ; mais j’y suis encore claquemurée pour tout le mois d’avril.

Les jours de mistral, nous nous entourons de paravents (car le vent coulis est ici souverainement installé dans toutes les chambres) et nous travaillons, chacun à sa besogne. Aussitôt que le soleil luit, nous allons à la promenade entre deux murailles et enveloppés d’un nuage de poussière. Cependant nous arrivons à quelque beau point de vue et nous respirons. Vous voyez que notre existence est d’une innocence et d’une simplicité primitives.

Au mois de mai, nous serons à Nohant, et, si vous êtes gentille, vous tiendrez votre promesse d’y venir au-devant de nous. Nous retournerions tous ensemble à Paris, au commencement de juin. Si Marliani était de retour de ses grandes courses, cela lui ferait un grand bien, de respirer à Nohant. Il aime la campagne, lui, et je lui tiendrais tête pour les plaisirs champêtres, tandis que vous philosopheriez au piano avec Chopin. — Il ne s’amuse guère à Marseille ; mais il se résigne à guérir patiemment.

Dites à Buloz de se consoler ! Je lui fais une espèce de roman dans son goût ; il le recevra en même temps que le Mickiewicz et pourra l’imprimer auparavant. Mais il faudra qu’il paye l’un et l’autre comptant, et qu’avant tout il fasse paraître la Lyre[44].

Au reste, ne vous effrayez pas du roman au goût de Buloz, j’y mettrai plus de philosophie qu’il n’en pourra comprendre. Il n’y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond.

Écrivez-moi souvent, chère ; vos lettres me donnent un peu de vie. Ici, pour peu que je mette le nez à la fenêtre sur la rue et sur le port, je me sens devenir pain de sucre, caisse de savon, ou paquet de chandelles.


CXCIII

À LA MÊME


Marseille, 28 avril 1839.


Il y a bien longtemps que je n’ai reçu de vos nouvelles, ma chérie ; je ne suis pas habituée à cela, et j’en suis vraiment inquiète. Auriez-vous fait comme moi ? seriez-vous malade ?

J’ai vu avant-hier madame Nourrit[45], avec ses six enfants, et le septième près de venir… Pauvre malheureuse femme ! quel retour en France ! accompagnant ce cadavre, qu’elle s’occupe elle-même de faire charger, voiturer, déballer comme un paquet ! Elle m’a semblé avoir le courage stoïque des grandes douleurs ; pas de larmes, peu de paroles, et des mots profonds. Elle est belle encore, très brune, mais terriblement fatiguée par tant de couches, tant de souffrances, et un si épouvantable malheur. Ses enfants (dont cinq filles) sont charmants, bien tenus, l’air intelligent et bon, ressemblant presque tous à leur père.

On a fait ici au pauvre mort un très maigre service funèbre, l’évêque rechignant. C’était dans la petite église de Notre-Dame-du-Mont. Je ne sais pas si les chantres l’ont fait exprès, mais je n’ai jamais entendu chanter plus faux. Chopin s’est dévoué à jouer de l’orgue à l’élévation ; quel orgue ! un instrument faux, criard, n’ayant de souffle que pour détonner. Pourtant votre petit en a tiré tout le parti possible ! Il a pris les jeux les moins aigres et il a joué les Astres, non pas d’un ton exalté et glorieux comme faisait Nourrit, mais d’un ton plaintif et doux, comme l’écho lointain d’un autre monde. Nous étions là deux ou trois tout au plus qui avons vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes.

Le reste de l’auditoire, qui s’était porté là en masse et avait poussé la curiosité jusqu’à payer cinquante centimes la chaise (prix inouï pour Marseille !), a été fort désappointé ; car on s’attendait à ce que Chopin fît un vacarme à tout renverser et brisât pour le moins deux ou trois jeux d’orgue. On s’attendait aussi à me voir, en grande tenue, au beau milieu du chœur ; que sais-je ? On ne m’a point vue du tout ; j’étais cachée dans l’orgue, et j’apercevais, à travers la balustrade, le cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous souvenez-vous comme je l’embrassai de grand cœur chez Viardot, la dernière fois que nous le vîmes ? Qui pouvait s’attendre à le retrouver sous un drap noir, entre des cierges ?

J’ai passé cette journée bien tristement, je vous assure. La vue de sa femme et de ses enfants m’a fait encore plus de mal. J’avais le cœur si gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais lui dire un mot.

Bonsoir, chère amie ; j’espère que cette lettre se croisera avec une de vous. Je pense que vous aurez reçu Gabriel. Je compte sur l’argent que j’ai demandé à Buloz pour quitter Marseille. Tout y est plus cher qu’à Paris, et mon voyage très lent et très précautionneux me coûtera gros, comme on dit.

Adieu, ma chérie ; je vous embrasse tendrement.


CXCIV

À LA MÊME


Marseille, 20 mai 1839.


Mon amie,

Nous arrivons de Gênes, par une tempête affreuse. Le mauvais temps nous a tenus en mer le double du temps ordinaire ; quarante heures d’un roulis tel que je n’en avais vu depuis longtemps. C’était un beau spectacle, et, si tout mon monde n’eût été malade, j’y aurais pris un grand plaisir.

Gênes n’a rien perdu à mes yeux de ce qu’elle était dans mes souvenirs : magnifiques peintures, nature admirable, palais et jardins échafaudés les uns sur les autres, avec ce caractère tout particulier qui lui est propre.

Pendant que nous essuyions cet orage, vous étiez, vous autres tous, préoccupés d’orages bien plus sérieux que nous ignorions. Nous avons appris, en arrivant chez le docteur Cauvière (où nous nous reposons de nos fatigues), tout ce qui s’était passé en France durant notre absence. Au delà de la frontière, il y a comme une muraille de la Chine, entre les nouvelles de la civilisation et l’immobilité du vieux monde. Mais ces nouvelles sont tristes. Encore des victimes généreuses et folles inutilement sacrifiées ! encore du temps perdu ! encore un bon coup de vent pour la monarchie, en attendant le naufrage inévitable, mais trop tardif !

Nous partons après-demain matin pour Nohant. Adressez-moi là votre prochaine lettre ; nous y serons dans huit jours. Ma voiture est arrivée de Châlon à Arles, par bateau et nous nous en irons en poste, tout tranquillement, couchant dans les auberges comme de bons bourgeois.

On me cherche la brochure de l’abbé de Lamennais ; mais on ne la trouve pas encore. Marseille est très arriérée. Le docteur Cauvière lit l’Encyclopédie[46] et se passionne pour Leroux et Raynaud avec une ardeur libérale et philosophique qui le rajeunit de quarante ans. Il va dans toute la ville prônant cette doctrine, et il me remercie de l’avoir initié. Il rêve de venir à Paris, rien que pour voir Leroux, qu’il se reproche de n’avoir pas connu plus tôt.

C’est un bien digne homme que ce docteur ; je le quitte avec regret ; mais j’ai besoin de retrouver une vie plus assise.

Je n’aime plus les voyages ou plutôt je ne suis plus dans les conditions où je pouvais les aimer. Je ne suis plus garçon ; une famille est singulièrement peu conciliable avec les déplacements fréquents.

Je vous écrirai dès mon arrivée à Nohant ; faites, ma chérie, que j’y trouve une lettre de vous.


CXCV

À LA MÊME


Nohant, 3 juin 1839.


Oui, chère amie, je suis chez moi, bien enchantée de pouvoir enfin me reposer, une bonne fois, de cette vie de paquets et d’auberges que je traîne depuis six mois sur les chemins et sur les mers. Nous sommes arrivés sains et saufs, et Maurice a fait la stupéfaction du Berry par la métamorphose qui s’est opérée en lui. C’est presque un jeune homme à présent, et je crois que le voilà entré à pleines voiles dans la vie. Ces pauvres enfants sont si heureux d’être à la campagne, que cela fait plaisir à voir.

Que me dites-vous donc, chère amie, d’efforts à tenter, et d’étendard à lever ? Mon Dieu, j’ai la conviction que ni les hommes ni les femmes n’ont la maturité convenable pour proclamer une loi nouvelle. La seule expression complète du progrès de notre siècle est dans l’Encyclopédie, n’en doutez pas. M. de Lamennais est un vaillant champion qui combat en attendant, pour ouvrir la route, par de grands sentiments et de généreuses idées, à ce corps d’idées qui ne peut pas encore se répandre, vu qu’il n’est pas encore complètement formulé. Avant que les disciples se mettent à prêcher, il faut que les maîtres aient achevé d’enseigner. Autrement, ces efforts disséminés et indisciplinés ne feraient que retarder le bon effet de la doctrine. Moi, je ne puis aller plus vite que ceux de qui j’attends la lumière. Ma conscience ne peut même embrasser leur croyance qu’avec une certaine lenteur ; car, je l’avoue à ma honte, je n’ai guère été jusqu’ici qu’un artiste, et je suis encore à bien des égards et malgré moi un grand enfant.

Ayez patience, cher grand cœur. Calmez votre tête ardente, ou du moins nourrissez-la d’espoir et de confiance. De meilleurs jours viendront ; c’est déjà une consolation de les pressentir et de les attendre avec foi.

Au milieu de tout cela, j’ai eu hier une journée de larmes, en recevant votre lettre. La mort de Gaubert[47] ne m’affecte pas pour lui. Il croyait fermement comme moi à une existence meilleure que celle-ci. Il l’a méritée, il la possède à l’heure qu’il est. Mais j’ai pleuré pour moi, sur cette longue séparation qui s’est faite entre nous. Il est si utile pour l’âme et si bienfaisant pour le cœur de vivre sous l’égide de vrais amis ! Et celui-là était un des meilleurs, un de ceux que j’estimais le plus haut et sur lequel je pouvais le plus compter ! Je le retrouverai, voilà ce qui me soutient ; je me suis endormie hier soir tout en pleurs et m’entretenant avec lui aussi intimement que s’il était là.

Vous viendrez me voir, n’est-ce pas, ma chérie ? Il va faire si beau à Nohant. Nos provinces du Nord sont réellement si belles après qu’on a vu cette aride et poudreuse Provence, que je me figure à présent que j’habite un Éden, et je vous y convie comme si vous deviez en être aussi enchantée que moi. Mais, au fond, je sais bien que vous y viendrez pour moi, et pour vivre avec un être qui vous aime, et qui, en fait de femmes, n’estime et n’aime complètement que vous.

Je vous fâche peut-être ; car vous croyez à la grandeur des femmes et vous les tenez pour meilleures que les hommes. Moi, ce n’est pas mon avis. Ayant été dégradées, il est impossible qu’elles n’aient pas pris les mœurs des esclaves, et il faudra encore plus de temps pour les en relever, qu’il n’en faudra aux hommes pour se relever eux-mêmes. Quand j’y songe, moi aussi, j’ai le spleen ; mais je ne veux pas trop vivre dans le temps présent. Dieu a mis autour de nous, en attendant que nous ne fassions tous qu’une seule famille, des familles partielles, bien imparfaites et bien mal organisées encore, mais dont les douceurs sont telles, qu’elles nous donnent tout le courage nécessaire pour attendre et pour espérer. Ne nous laissons donc pas trop abattre par le mal général. N’avons-nous pas des affections profondes, certaines, durables ? n’est-ce pas une source immense de consolations ? n’y puiserons-nous pas la force de supporter les folies et les turpitudes du genre humain ? Vous avez votre Manoël, cet homme que vous aimez par-dessus tout et qui vous aime avec toute l’ardeur d’un premier amour ? Ne vous plaignez pas trop ; c’est une âme admirable, plus je l’ai vu, plus j’ai compris combien vous deviez vous chérir l’un l’autre, et cette charmante gaieté qui vous sauve de tout, ne vient pas, comme vous le prétendez quelquefois, d’un fond de légèreté qui serait en vous. Je crois, au contraire, que vous avez l’esprit fort sérieux ; mais vous possédez dans votre intérieur un fond de bonheur inaltérable, et c’est là le secret de votre grande philosophie à beaucoup d’égards.

Bonjour, chère bonne ; écrivez-moi souvent. Aimez-moi toujours. Grondez Emmanuel de ce qu’il ne m’écrit jamais. Embrassez tendrement pour moi votre bon Manoël et parlez de moi à tous nos vrais amis.

Je vous envoie une lettre pour le frère de Gaubert ; vous aurez la bonté de la lui faire remettre.


CXCVI

À M. GIRERD, À NEVERS


Paris, octobre 1839.


Mon bon frère,

Il y a des siècles que je veux t’écrire et je vis dans un tourbillon d’affaires et de travail si assommant, que j’attends toujours une heure de calme pour causer avec toi. C’est un bonheur que je ne voudrais pas empoisonner par mille sottes interruptions et mille tristes préoccupations.

Mais qu’une lettre est peu de chose et dit mal ce qu’on se dirait dans le bon laisser aller du coin du feu ! Tu devrais bien, maintenant que je suis enfin installée chez moi à Paris, venir y faire une promenade, et passer quelques bonnes journées avec moi. Tu me trouverais dans un mouvement perpétuel ; mais tu serais avec moi dans le mouvement, et ton amitié y porterait le calme et la joie dont j’ai si souvent besoin. Il me semble que nous aurions tant à nous raconter !

L’existence change si souvent et si complètement de face, dans le temps où nous sommes ! Nous nous retrouverions changés tous deux à bien des égards sans doute, mais fidèles toujours au sentiment du devoir et à la vieille et sainte amitié. Je suis un peu inquiète pourtant de ton long silence. Serais-tu plus triste qu’autrefois ? Si tu l’es, pourquoi ne me le dis-tu pas ? Je me flatte aussi parfois de l’idée que tu n’as plus rien à me dire parce que tu es heureux.

Comment ne le serais-tu pas, avec une si admirable compagne, de charmants enfants, tant d’amitiés et d’estimes solides ?

Enfin, quoi que tu aies à me dire, écris-moi. Tu me gâtais autrefois, tu me pardonnais de longs silences, et tu m’en réveillais toujours le premier. Ma paresse à écrire t’a-t-elle découragé ? Non. Tu sais bien que cet affreux métier d’écrivassier vous fait prendre en aversion la seule vue de l’encre et du papier. Et puis, en s’écrivant, on s’explique et on se résume toujours mal. On écrit sous l’impression du moment : triste à la mort. Ce n’est pas toujours vrai ; car, une heure plus tard, on eût été calme et résigné. Ou bien, on se dit plein d’espoir et de force, et ce n’est pas plus vrai ; parce que, une heure plus tôt, on eût été faible et lâche. Quand on se voit, c’est autre chose. On a le temps de se montrer sous tous ses aspects, on se reconnaît, et l’on reçoit une impression plus certaine, plus durable et plus efficace par conséquent. Vraiment, tu devrais bien venir ici. Nous nous en trouverions bien tous deux, et mes enfants auraient tant de joie à te voir ! Laisse-moi dans ce bon rêve et donne-moi l’espoir qu’il se réalisera.

Bonsoir, bon vieux ; aime-moi toujours comme je t’aime.

G. SAND.

CXCVII

À GUSTAVE PAPET, À ARS


Paris, janvier 1840.


Mon cher vieux,

Je suis enfin installée rue Pigalle, 16, depuis deux jours seulement, après avoir bisqué, ragé, pesté, juré contre les tapissiers, serruriers, etc., etc. Quelle longue, horrible, insupportable affaire que de se loger ici !

Enfin, c’est terminé.

Au milieu de tout cela, j’ai fait une comédie qui, une fois faite, ne m’a plus semblé bonne et que je ne veux pas même proposer au comité des Français. J’aime mieux attendre le résultat du drame[48].

C’est décidément madame Dorval, qui entre aux Français dans deux mois au plus tard, et qui va commencer mes répétitions tout de suite. Elle vient de débuter à la Renaissance. Elle est plus belle que jamais et ses adversaires eux-mêmes en conviennent. J’ai tenu bon : j’ai poussé Buloz ; j’ai été chez le ministre ; j’ai renversé toutes les barrières et j’ai imposé au Théâtre-Français madame Dorval, qui n’en est pas plus contente pour cela.

Quant à nos personnes, elles sont assez florissantes. Les enfants vont à merveille, moi bien.

Adieu, mon bon vieux ; je t’embrasse en te recommandant de venir voir ma pièce. Je t’avertirai à temps, et tu auras un pied-à-terre chez moi. Mille amitiés à ton père. Les enfants t’embrassent.

GEORGE.

CXCVIII

À M. HIPPOLYTE CHATIRON, À MONTGIVRAY


Paris, 27 février 1843.


Mon cher vieux,

Tu ne m’écris donc plus ? que deviens-tu ? plaides-tu ? as-tu reçu les papiers que tu demandais ?

Mon drame est toujours à la veille d’entrer en répétition. Je commence à croire que cette veille-là est celle du jugement dernier. Ils sont tous en révolution à la cour du roi Pétaud. Le comité se prend aux cheveux avec le ministère. On parle de dissolution de société. Le ministre veut donner sa démission, prétendant qu’il aimerait mieux gouverner une bande d’anthropophages que les comédiens du Théâtre-Français. Buloz perd l’esprit qui lui reste, et, moi, je tâche d’attendre avec patience la fin de la bataille.

Pour couronner tous mes ennuis, j’aurai peut-être une sifflade de première classe et force pommes plus ou moins cuites. Enfin, vogue la galère ! Que j’aie un succès ou une chute, j’irai me reposer à Nohant de la vie de Paris, à laquelle je ne me fais pas et ne me ferai, je crois, jamais.

Du reste, tout va bien. Maurice passe ses journées à l’atelier et fait des progrès. Solange prend force leçons et perd beaucoup de temps à sa toilette. Elle tombe dans une coquetterie dont je te prierai de te moquer beaucoup quand tu la verras, pour la corriger.

Le gros Grzymala est toujours amoureux de toutes les belles et roule ses gros yeux à la grande Borgnotte et à la petite Jacqueline.

Ta divine Dorval s’impatiente de ne pas voir commencer sa pièce. Elle a joué Clotilde comme un ange et comme un diable. Madame Marliani est toujours dans la philosophie jusqu’aux oreilles. Maurice s’en est radicalement guéri.

Adieu, mon vieux ; écris-moi donc. Il me semble qu’il n’y a plus de Berry, que Nohant et Montgivray se sont effondrés comme dans le Tremblement de terre de la Martinique qu’on voit à la Porte Saint-Martin, où tous les noirs sont engloutis par douzaines, tandis que tous les blancs se sauvent : ce qui n’est pas infiniment vraisemblable, mais qui satisfait le patriotisme du parterre éclairé.

Veille à ce que maître Pierre[49] me sème et me plante les légumes que j’aime, et non ceux qui se vendent le mieux, et à ce qu’il ne laisse pas geler mes fleurs.

Je t’embrasse, ainsi que Léontine[50] et ta femme, à qui j’envie le plaisir de passer l’hiver à la campagne. Je ne connais rien de plus triste, de plus noir et de plus sale que Paris dans ce temps-ci, et j’y ai le spleen.


CXCIX

À M. CALAMATTA, À BRUXELLES


Paris, 1er mai 1840.


Cher Carabiacai,

J’ai été huée et sifflée comme je m’y attendais. Chaque mot approuvé et aimé de toi et de mes amis, a soulevé des éclats de rire et des tempêtes d’indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale, et il n’est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs, déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers. Enfin la pièce a été jusqu’au bout, très attaquée et très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes.

J’étais là, fort tranquille et même fort gaie ; car on a beau dire et beau croire que l’auteur doit être accablé, tremblant et agité : je n’ai rien éprouvé de tout cela, et l’incident me paraît burlesque. S’il y a un côté triste, c’est de voir la grossièreté et la profonde corruption du goût. Je n’ai jamais pensé que ma pièce fût belle ; mais je croirai toujours qu’elle est foncièrement honnête et que le sentiment en est pur et délicat. Je supporte philosophiquement la contradiction ; ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais dans quel temps nous vivons et à quelles gens nous avons affaire. Laissons-les crier ! nous n’aurions plus rien à faire, s’ils n’étaient ce qu’ils sont.

Console-toi de mon accident. Je l’avais prévenu, tu le sais, et j’étais aussi calme et aussi résolue la veille que je le suis le lendemain.

Si la pièce n’est pas défendue, je crois qu’elle ira son train et qu’on finira par l’écouter. Sinon, j’aurai fait ce que je devais et je recommencerai à dire ce que je veux dire toute ma vie, n’importe sous quelle forme. Reviens-nous bientôt. Tu me manques comme une partie essentielle de ma vie.

À toi de cœur.

GEORGE.

CC

À M. CHOPIN, À PARIS


Cambrai, 13 août 1840.


Cher enfant,

Je suis arrivée à midi bien fatiguée ; car il y a quarante-cinq lieues et non trente-cinq de Paris jusqu’ici. Nous vous raconterons de belles choses des bourgeois de Cambrai. Ils sont beaux, ils sont bêtes, ils sont épiciers ; c’est le sublime du genre. Si la Marche historique ne nous console pas, nous sommes capables de mourir d’ennui des politesses qu’on nous fait. Nous sommes logés comme des princes ; mais quels hôtes, quelles conversations, quels dîners ! nous en rions quand nous sommes ensemble ; mais, quand nous sommes devant l’ennemi, quelle piteuse figure nous faisons ! je ne désire plus vous voir arriver ; mais j’aspire à m’en aller bien vite, et je commence à comprendre pourquoi vous ne voulez pas donner de concerts. Il serait possible que Pauline Viardot ne chantât pas après-demain, faute d’une salle. Nous repartirions peut-être un jour plus tôt. Je voudrais être déjà loin des Cambrésiens et des Cambrésiennes.

Bonsoir. Je vais me coucher, je tombe de fatigue.

Aimez votre vieille comme elle vous aime.

G. S.

CCI

À MAURICE SAND, À PARIS


Cambrai, samedi soir 15 août 1840.


Cher toutou,

Je t’aime, je me porte bien, je me couche tôt et je me lève idem. Aujourd’hui, nous avons été voir une manufacture, une cathédrale et la Marche historique, qui serait une chose belle et curieuse de loin. Mais j’étais trop près et j’ai vu que c’était fort sale et déguenillé. Il y avait pourtant quelques beaux costumes, mais peu d’ensemble et rien d’exact.

Nos hôtes nous ont régalés d’un dîner de quarante personnes, vrai gueuleton de province, trois heures à table et de l’esprit de gendarme à mort. Puis une soirée dansante, dans un superbe salon. Voilà tout ce qu’il y a à dire de la société ; j’y ai rencontré une demi-douzaine de personnes qui prétendaient me connaître et que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Un vrai tas de particuliers. Il y aurait de bonnes scènes de mœurs de province à faire sur l’intérieur de nos hôtes, bonnes gens, excellents, mais gendarmes ! un gendarme, deux gendarmes, trois, quatre, six, huit, quarante gendarmes ! c’est curieux dans son genre.

Demain, le concert est à onze heures du matin, ce qui caractérise la vie cambrésienne. Ma présence en cette bonne ville est une des moins désagréables apparitions que j’aie faites en province. Je crois que personne n’y avait jamais entendu prononcer mon nom, ce qui me met fort à l’aise.

On nous dit qu’il y a ici dans une église, un Rubens, Descente de croix. — La véritable ! disent-ils ; celle d’Anvers est, selon eux, une copie. Cela me fait l’effet d’une blague indigène. Nous irons tout de même voir ça, après le concert. Après-demain, autre concert, toujours à onze heures du matin, et, le soir, nous repartons. Je revole dans les bras de mes mignons, pour les biger à mort.

Recevrai-je de vos nouvelles demain ? Je le voudrais bien. Bonsoir, mes chéris. Dis à ma grosse d’être sage, afin que je puisse l’emmener si je refais un voyage. Qu’elle soit bonne ; car, si madame Marliani se plaint d’elle, j’aurai moins de plaisir à l’embrasser.

Bonsoir, mille baisers, à mardi.

TA VIEILLE.

CCII

AU MÊME, À GUILLERY, PRÈS NÉRAC


Paris, 4 septembre 1840.


Mon enfant chéri,

Nous nous portons bien. Nous avons reçu ta lettre, que nous attendions avec impatience, tu peux bien le croire. Je suis très reconnaissante envers Levassor de t’avoir un peu égayé en route et surtout au départ ; car c’était le moment difficile. Moi aussi, j’avais le cœur bien gros ; mais je ne voulais pas attrister davantage le commencement d’un voyage où tu t’amuseras, j’espère, et qui te fera du bien.

Donne-toi du mouvement puisque tu es à même, et fortifie-toi. Reviens ici rassasié de plaisir, afin de pouvoir reprendre le travail un peu plus ardemment que par le passé. Je ne veux pas t’écrire des reproches. J’espère que tu feras des réflexions sérieuses sur le temps que tu as perdu et que tu seras résolu à le regagner. Il ne te reste pas beaucoup d’années à flâner avant d’être un homme.

Boucoiran nous est arrivé avant-hier, et Rollinat hier, tous deux bien désolés de ne pas te trouver à Paris. Rollinat demeure chez nous. Nous avons été voir hier, encore une fois, les Michel-Ange et, dans le même palais des beaux-arts, les échantillons du génie de l’école ingriste. C’est pitoyable sous tous les rapports. Il y a un Prométhée enchaîné qui est textuellement copié de celui de Flaxmann ; c’est un peu trop sans gêne. Somme toute, l’école n’est pas en progrès, et la concurrence n’est pas décourageante pour ceux qui veulent entrer dans la carrière.

Nous avons eu ici de grands étalages de troupes. On a fioné le gendarme et cuissé le garde national. Tout Paris était en émoi, comme s’il s’agissait d’une révolution. Il n’y a rien eu, sinon quelques passants assommés par les sergents de ville.

Il y avait des endroits de Paris où il était dangereux de circuler, ces messieurs assassinant à droite et à gauche pour le plaisir de se refaire la main. Chopin, qui ne veut rien croire, a fini par en avoir la preuve et la certitude.

Madame Marliani est de retour. J’ai dîné chez elle avant-hier avec l’abbé de Lamennais. Hier, Leroux a dîné ici. Chopin t’embrasse mille fois. Il est toujours qui qui qui mè mè mè ; Rollinat fume comme un bateau à vapeur. Solange a été sage pendant deux ou trois jours ; mais, hier, elle a eu un accès de fureur. Ce sont les Reboul, des voisins anglais, gens et chiens, qui l’hébètent. Je les vois partir avec joie. Mais je crois bien que je serai forcée de la mettre en pension si elle ne veut pas travailler. Elle me ruine en maîtres qui ne servent à rien.

Bonjour, mon enfant ; écris-moi bien souvent. Je ne suis pas habituée à me passer de toi, j’ai besoin de recevoir de tes nouvelles. Nous t’embrassons tous ; moi, je te presse mille fois contre mon cœur.

Je suis contente de mes nouveaux domestiques, surtout du garçon, qui est un excellent sujet. Mais j’ai tant de guignon, que je vais le perdre : il est conscrit et on l’appelle à son poste.


CCIII

AU MÊME, À GUILLERY, PRÈS NÉRAC


Paris, 20 septembre 1840.


Mon enfant,

J’ai reçu ta seconde lettre de Guillery. Je suis heureuse d’apprendre que tu te portes bien et que tu t’amuses. Ne sois pas imprudent avec ton petit cheval ; songe que tu n’es pas encore un bien fameux cavalier, et ne galope pas trop fort dans les sables. Il y a quelquefois en travers des sentiers, des racines qu’on ne peut pas voir et dans lesquelles les chevaux se prennent les pieds. Alors le meilleur cheval peut s’abattre et vous lancer en avant, comme Emmanuel, qui a fait, devant toi, une si dure cabriole. Mon pauvre père a été tué comme cela. Je sais bien que, si on pensait à tous ces accidents qui peuvent arriver, on ne ferait jamais rien et qu’on serait d’une poltronnerie stupide. Mais il y a une dose de prudence et de bon sens qui se concilie très bien avec la hardiesse et le plaisir. Tu sais mon système là-dessus. Je suis très brave et je ne me fais jamais de mal ; c’est une habitude à prendre. Tout cela, c’est pour te dire de tenir toujours bien ton cheval en main, de ne pas te porter en avant quand tu galopes. Le poids du corps du cavalier en arrière donne de la force et de l’attention aux jarrets du cheval, et de la liberté à ses épaules. Enfin, il faut multiplier les points de contact, comme dit cet admirable M. Génot.

Nous allons toujours au manège, Solange et moi, et Calamatta, qui est de retour, y a fait sa rentrée avec éclat sur ce joli cheval rouge que tu as monté quelquefois. Je monte de temps en temps Sylvio, le grand cheval qui, sauf ton respect, faisait un jour des bruits étranges quand M. Latry[51] le talonnait. Il est bête comme une oie et dur comme un chien ; mais il obéit bien à l’éperon et s’enlève avec beaucoup de force et d’aplomb. Je l’aime assez, quoiqu’il m’écorche un peu le jarret. Il y a maintenant un amour de cheval, fin, léger, ardent, toujours dansant, ne ruant jamais. C’est ma passion, et M. Latry trouve que je l’avantage très bien. Solange n’ose pas encore le monter, mais cela viendra. Elle s’escrime sur la Légère et sur Diavolo.

En voilà assez sur les chevaux ; mais, pour ne pas sortir des bêtes, je te dirai que notre ami Rey a lâché un nouveau mot plus beau que béat et plantureux, c’est grelu. Ce que cela veut dire, je ne me mêle pas de l’apprendre ; car, quand on parle comme un livre, on n’a pas besoin d’être compris. Rey fait le bonheur de Rollinat, qui s’éveille la nuit, à ce qu’il prétend, pour rire en pensant à ses mots. Cela en inspire à Rollinat par émulation. Il a trouvé le caméléopard girafé, et bien d’autres. Tu vois qu’il cultive toujours le style fleuri et la métaphore plantureuse.

Balzac est venu dîner avant-hier. Il est tout à fait fou. Il a découvert la rose bleue, pour laquelle les sociétés d’horticulteurs de Londres et de Belgique ont promis cinq cent mille francs de récompense (qui dit, dit-il). Il vendra, en outre, chaque graine cent sous, et, pour cette grande production botanique, il ne dépensera que cinquante centimes. Là-dessus, Rollinat lui dit naïvement :

— Eh bien, pourquoi donc ne vous y mettez-vous pas tout de suite ?

À quoi Balzac a répondu :

— Oh ! c’est que j’ai tant d’autres choses à faire ! mais je m’y mettrai un de ces jours.

Nous avons été voir la Méduse, dont Delacroix nous avait tant parlé ; c’est en effet un beau mélodrame. Le décor et la mise en scène des deux derniers actes sont superbes. La scène du radeau fait vraiment illusion, et rend jusqu’à la couleur de Géricault d’une manière étonnante. Je voudrais bien qu’on le donnât encore quand tu reviendras.

Voilà tout ce que nous avons vu depuis ma dernière lettre ; je passe toutes mes nuits sur le Tour de France[52], qui touche à sa fin.

Bonsoir, mon Bouli. Il fait en ce moment un orage du diable, et tu ne l’entends pas ; car tu ronfles sans doute plus fort que lui. Adieu ; mille baisers. Écris-moi.


CCIV

À M. HIPPOLYTE CHATIRON


Mon cher vieux,

Viens nous voir, tu ne me gêneras en rien. Solange s’arrangera avec Léontine. Il y a de quoi les coucher et loger toutes deux, chambres, lits et matelas, sans me faire d’embarras. Avertis-moi seulement deux jours d’avance, pour que Moreau joue du balai au second étage, et voilà tout.

Si tu me réponds de me faire passer l’été à Nohant moyennant quatre mille francs, j’irai. Mais je n’y ai jamais été sans y dépenser quinze cents francs par mois, et, comme, ici, je n’en dépense pas la moitié, ce n’est ni l’amour du travail, ni celui de la dépense, ni celui de la gloire qui me fait rester. J’ignore si j’ai été pillée ; mais je ne sais guère le moyen de ne pas l’être avec mon caractère et ma nonchalance, dans une maison aussi vaste et avec un genre de vie aussi large que celui de Nohant. Ici, je puis voir clair ; tout se passe sous mes yeux comme je l’entends et comme je le veux. À Nohant, entre nous soit dit, tu sais qu’avant que je sois levée, il y a souvent douze personnes installées à la maison. Que puis-je faire ? Me poser en économe, on m’accusera de crasse ; laisser les choses aller, je n’y puis suffire. Vois si tu trouves à cela un remède.

À Paris, il y a une indépendance admirable, on invite qui l’on veut, et, quand on ne veut pas recevoir, on fait dire par son portier qu’on est sorti. Pourtant je déteste Paris sous tous les autres rapports, j’y engraisse de corps et j’y maigris d’esprit. Toi qui sais comme j’y vis tranquille et retirée, je ne comprends pas que tu me dises, comme tous nos provinciaux, que j’y suis pour la gloire. Je n’ai point de gloire, je n’en ai jamais cherché, et je m’en soucie comme d’une cigarette. Je voudrais humer l’air et vivre en repos. J’y parviens, mais tu vois et tu sais à quelles conditions.

M. Dudevant écrit à son fils :

« J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre. Madame de Boismartin[53] est morte. »

Après quoi, il lui annonce que la pauvre vieille a légué à Solange une belle montre en or avec une chaîne pareille. — « Mais Solange est trop jeune, ajoute-t-il, pour avoir un bijou semblable et je le garde jusqu’à ce qu’elle soit grande. Quant à toi, continue-t-il, tu as hérité de vingt napoléons pour que tu puisses acheter une montre pareille à celle de ta sœur. Vois si tu veux une montre ou bien si tu veux un cheval arabe. » — Ce qui signifie : « Compte sur ton héritage et bois de l’eau ; tu auras ou une montre de chrysocale, ou un cheval de cinquante écus. Le reste, je le garde jusqu’à ce que tu sois grand. » Et, là-dessus, il signe comme toujours : Ton bon père, et lui annonce, pour ses étrennes, six pots de confitures dont il engage Solange à goûter, toujours pour ses étrennes. C’est à mourir de rire.

Maurice est furieux. Il n’y a pas de mal à ce qu’il ouvre un peu les yeux et voie par lui-même les procédés de son bon père. Du reste, je suis très contente du gamin. Il travaille comme un nègre, et Delacroix m’a dit que, quoiqu’il fût le plus nouveau de l’atelier, il était déjà le plus fort. Il dit qu’il sera un grand peintre, s’il continue à le vouloir ; et, quand Delacroix, qui est très féroce avec ses élèves, dit de pareilles choses, c’est bon signe. Ce succès a encouragé Maurice. Il passe ses journées à l’atelier, où, après avoir travaillé quatre heures au modèle, il fait deux heures d’anatomie avec un professeur que les élèves se sont donné en se cotisant et qui leur fait un cours complet à l’École de médecine.

À cinq heures, il rentre et prend, un jour, une leçon d’italien ; l’autre jour, une leçon de littérature française avec un jeune homme très distingué qui l’intéresse beaucoup. Après dîner, jusqu’à minuit, il se remet au dessin, soit à copier des gravures des anciens maîtres, soit à composer des sujets qui sont pleins d’imagination et de mouvement. Tout ce travail lui fait grand bien et rabote son caractère sans qu’il s’en aperçoive. Il oublie un peu la toilette et met tout son argent en gravures et en plâtres. Son père aurait grand tort de lui retenir ses quatre cents francs. Mais il les retiendra, tout en lui faisant les phrases les plus banales du monde pour l’engager à devenir un Raphaël ou un Michel-Ange.

La grosse est fort sage à la pension, à ce qu’on dit. Je ne m’en aperçois guère à la maison. Elle se porte bien toujours. Dieu veuille qu’elle devienne un peu moins hérisson en grandissant ! Quand je vois Léontine, qui n’était pas commode, douce et bonne comme elle l’est à présent, j’espère que Solange tournera de même quelque jour.

Si je ne vais pas à Nohant cette année, il faudra que tu boives le bourgogne de ma cave, voilà tout le remède que j’y vois. Je voudrais pourtant y aller ; car j’ai de Paris plein le dos. Si on nous fortifie surtout, nous allons tourner à l’imbécillité et à l’abrutissement le plus odieux. Apprêtons-nous à payer de jolis impôts, à perdre le bois de Boulogne, à voir les républicains du National donner la main aux culottes de peau de l’Empire. Tout cela est ignoble et révoltant. Cela s’est fait au milieu de telles intrigues, qu’on ne comprend plus rien à ce malheureux pays. Le peuple souffre de plus en plus, et la débauche des riches va son train.

Il faut voir les théâtres regorger de prostituées dansant le cancan avec cette noble population bourgeoise qui se laisse insulter par le monde entier, qui souffre les trahisons de son gouvernement infâme, et qui cuve son vin et sa honte sur les marches des mauvais lieux. Si le peuple ne s’endort pas sous le fardeau, tout cela est bon, parce que c’est le craquement révolutionnaire qui se fait tout doucement. Mais, mon Dieu, il faudra que ce peuple ait bien du cœur, de l’énergie et de la vertu, si tout ce poison qui découle sur lui ne le corrompt pas.

Bonsoir, mon vieux ; viens toujours nous voir. Je t’embrasse.


CCV

À M. L’ABBÉ DE LAMENNAIS, À SAINTE-PÉLAGIE


Paris, février 1841.


Ce à quoi je tiens avant tout, monsieur, c’est que vous ne croyiez point qu’un sot amour-propre blessé pût jamais me faire abjurer les sentiments d’affection et de respect que je vous ai voués. Quand même j’aurais eu la certitude que vous aviez voulu m’adresser du fond de votre prison une leçon incisive, comme on me l’a donné à entendre de toutes parts, je l’aurais acceptée, non pas sans douleur, mais du moins sans amertume.

Le bon ami Gaubert[54] a dû vous le dire, et je suis sûre qu’au fond de votre cœur vous n’en avez jamais douté. Je crois, je persiste à croire que je suis fort desservie auprès de vous, et on aurait pu m’attribuer de telles paroles ou de telles pensées, qu’elles eussent fermé votre âme à toute estime et à toute confiance envers tout ce qui ne porte pas de barbe au menton.

Je sais autour de vous des gens qui ne se font pas faute de me calomnier avec un acharnement qui m’afflige sans m’irriter, parce que cette haine gratuite me paraît tenir de l’hypocondrie et presque de la démence. Quelquefois, dans les plus folles déclamations, il y a une sorte d’habileté (c’est un caractère de la maladie appelée haine) qui impose aux âmes les plus nobles et aux esprits les plus fermes. Je n’ai jamais pu penser que cette sorte d’anathème, lancé par vous sans exception sur notre sexe, fût une action lâche et méchante.

J’ose à peine répéter les mots dont vous vous servez dans votre indignation généreuse, quand je songe que c’est vous qui êtes en cause, vous, monsieur, qui êtes l’objet d’une vénération religieuse de ma part, et de celle de tout ce qui m’entoure. Si j’avais jugé ainsi votre sévérité, je n’aurais jamais eu besoin de l’explication que vous voulez bien me donner ; car je n’aurais jamais eu le moindre doute sur vos intentions.

J’ai craint seulement, je le répète, un de ces mouvements de colère paternelle que vous éprouvez quand vous croyez la justice et la vérité méconnues, et que, grâce à Dieu et heureusement pour notre siècle, vous ne savez pas réprimer. Soyez certain que, si telle eût été votre inspiration, quoique je ne me sentisse pas frappée avec clairvoyance et justice, à certains égards j’aurais respecté votre pensée et votre intention, comme je respecte tout ce qui vient de vous.

Je dis à certains égards ; car, au manque de logique et de raisonnement que vous nous reprochez, je puis vous jurer, par l’affection que je vous porte, qu’en ce qui me concerne personnellement, je reconnais de bon cœur et très gaiement que vous avez grandement raison. Le reproche m’eût blessée dans le cas où j’aurais eu la prétention d’être ce que je ne suis pas, et j’avoue n’avoir jamais compris qu’on pût mettre son bonheur ou sa dignité à sortir de son rôle.

Cela posé (et vous connaissez à ce sujet ma sincérité), j’oserai vous dire que je ne suis pas convaincue de l’infériorité des femmes, même sous ce rapport-là. Dirai-je en avoir rencontré qui eussent été capables de vous écouter, de vous suivre et de vous comprendre des heures entières ? Je n’ai pas le droit de l’affirmer : ce serait m’attribuer la compétence d’un pareil jugement ; mais, dans mon instinct et dans ma conscience, je le crois. Il est vrai que ces femmes-là ont vécu à l’ombre comme des fleurs et n’ont point porté de pétitions à la Chambre.

Ne me trouvez-vous pas, monsieur, bien imbue, aujourd’hui, de l’esprit de corps ? C’est très désintéressé de ma part ; car je n’ai fait aucune étude sérieuse sur mon intelligence et je n’ai jamais été mue que par le sentiment. En outre, j’ai beaucoup plus souffert de l’absurdité et de la malice des femmes que de celles des hommes.

Mais j’ai toujours attribué cette infériorité de fait, qui existe en général, à l’infériorité qu’on veut consacrer éternellement en principe pour abuser de la faiblesse, de l’ignorance, de la vanité, en un mot de tous les travers que l’éducation nous donne. Réhabilitées à demi par la philosophie chrétienne, nous avons besoin de l’être encore davantage.

Comme nous vous comptons parmi nos saints, comme vous êtes le père de notre Église nouvelle, nous sommes toutes désolées et toutes découragées quand, au lieu de nous bénir et d’élever notre intelligence, vous nous dites un peu sèchement : « Arrière, mes bonnes filles, vous êtes toutes de vraies sottes ! »

Je réponds pour mes sœurs : « C’est la vérité, maître ; mais enseignez-nous à ne plus être sottes ! »

Le moyen n’est pas de nous dire que le mal tient à notre nature, mais qu’il résulte de la manière dont votre sexe nous a gouvernées jusqu’ici. Si nous demandons à Dieu l’intelligence, il nous la donnera peut-être, sans nous donner pour cela de la barbe, et alors vous serez bien attrapés à votre tour.

Il me faut bien du courage pour plaisanter avec vous, monsieur, lorsque mon cœur est navré des souffrances que vous endurez dans la prison. Si je l’ose, c’est parce que je connais votre inaltérable sérénité, ce fond de gaieté que vous avez, et qui est à mes yeux la plus admirable preuve de votre bonté et de votre candeur.

Vous avez voulu subir ce martyre : c’est bien de la bonté que vous avez pour une génération si légère et si froide. Tout en vous admirant, je ne puis vous approuver d’exposer votre santé et votre vie pour toute cette race qui ne vous vaut pas. Enfin, Dieu ne se fera pas le complice de vos bourreaux, et, malgré vous, il vous rendra à nos vœux, à notre dévouement et à notre respectueuse amitié.

GEORGE SAND.

CCVI

À M. AUGUSTE MARTINEAU-DESCHENEZ, À ALGER


Nohant, 16 juillet 1841.


Non, mon cher enfant, je ne t’oublie pas, et je ne t’ai pas ôté mon amitié. Mais je n’écris plus à personne ; ce que je dis non pour me justifier, mais pour que tu ne te croies pas plus maltraité que mes autres vieux amis. Je suis coupable envers vous tous, et mon horreur pour les lettres est aussi grande que mon dégoût des belles-lettres. J’aime pourtant à en recevoir des gens que j’aime, belles ou non. Mais je ne sais plus répondre, je ne peux plus me résumer en quatre lignes comme autrefois, comme on le peut et comme on le fait quand on est jeune.

Je ne le suis plus du tout, et apparemment mon cerveau s’est étrangement compliqué, puisque je ne peux plus rendre compte de moi à moins d’un volume que je t’épargne, et tu dois m’en savoir gré.

Le fait est que je ne puis plus dire si je suis triste ou gaie, forte ou abattue. Je n’en sais plus rien. Je suis triste ou contente selon les choses extérieures communes à nous tous ; mais je n’ai plus aucune initiative avec ma vie. Elle me mène, je ne la gouverne plus. Et ce n’est pas chagrin de ma part, c’est indifférence de moi-même. Cela est venu avec les années et l’embonpoint ; l’apathie naturelle y a contribué, et peut-être l’influence d’une époque où aucune de mes sympathies et de mes croyances n’est réalisée ni réalisable.

Tu vois bien que je ne suis pas amusante et que je te parle de choses où tu n’entends rien. Car, Dieu merci, tu es jeune, tu aimes la vie, tu y trouves des souffrances ou des plaisirs personnels assez vifs pour que tu te sentes vivre. Enfin, tes idées n’ont pas encore pris une direction qui te rende la société antipathique. Peut-être même ne la prendront-elles jamais, et je ne sais pas pourquoi tu te souviens que j’existe, moi qui ne suis pas de ce monde et qui n’y pose qu’une patte, m’élançant avec les trois autres dans un avenir dont tu ne te soucies guère, et tu fais bien.

Amuse-toi donc ! je ne te plains pas, quoique je conçoive tes heures d’ennui et de souffrance là-bas. Mais enfin tu auras vu l’Afrique, et le présent, qui te déplaît souvent, aura son prix quand il sera entré dans le passé. Maurice, qui ne rêve que peinture et qui fait vraiment des progrès, voudrait bien être à ta place. Nous sommes à Nohant depuis un mois, et nous y jouissons d’un temps détestable, par suite d’un petit imbécile de tremblement de terre qui est venu nous abîmer notre pauvre été.

Solange est en pension et va venir ici passer ses vacances très prochainement.

Maurice t’embrasse. Rapporte-lui de ton Afrique tout ce que tu pourras, tout ce que tu voudras, fussent de vieilles semelles arabes, ou une mèche de crins de cheval : il trouvera que cela a du caractère et du chic.

Bonsoir, mon cher Benjamin ; reviens bientôt. Nous nous retrouverons, j’espère, à Paris, où je retournerai à l’automne. En attendant, ne crois pas que je t’aie mis de côté dans mes affections : à cet égard-là, je n’ai pas changé. Mais je suis devenue diablement sérieuse et ennuyeuse.

Que Dieu soit avec toi et te donne du soleil, de l’insouciance et des émotions à doses mesurées. C’est ce que je puis te souhaiter de mieux.

À toi de cœur.
G. S.

CCVII

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, 13 août 1841.


Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, chère belle et bonne. J’ai eu toutes mes nuits absorbées par le travail et la fatigue. J’ai passé tous les jours avec Pauline[55] à me promener, à jouer au billard, et tout cela me fait tellement sortir de mon caractère indolent et de mes habitudes paresseuses, que, la nuit, au lieu de travailler vite, je m’endors bêtement à chaque ligne. C’est une lutte très pénible, je vous assure, et pourtant, comme je suis déjà fort en retard avec Buloz, qui me tourmente, il n’y a pas moyen de céder au sommeil. Je me flatte toujours de m’éveiller à force de café et de cigarettes, afin d’arriver, vers trois heures du matin, à la fin de ma tâche et de pouvoir alors écrire le peu de lettres qui me tiennent au cœur. Mais je crois que le café est devenu pour moi de l’opium et que le tabac m’abrutit ; car, avant d’avoir fait trois pages de mon roman, je bâille à me démettre la mâchoire, et, à la fin de la tâche, je tombe sur mon oreiller, comme si Enrico venait de me faire un discours sur les fourtifications.

Je crois bien que mon roman ne sera guère plus amusant que lui : il est impossible de s’ennuyer aussi mortellement d’écrire, sans que le lecteur en fasse autant. Avec cela, je suis forcée de relire tous mes anciens romans pour les corrections de l’édition nouvelle[56]. Jugez quel plaisir de remâcher les points et les virgules d’une trentaine de volumes ! Je crains sortir de là dans le dernier degré de l’idiotisme.

Pauline me quitte le 16. Maurice part le 17 pour aller chercher sa sœur, qui doit être ici le 23. Elle ira vous voir si, dans la journée du 21 (jour de sa sortie de pension et de son départ pour Nohant), elle en trouve le temps au milieu des paquets et des commissions. Comme elle sera rue Pigalle, si vous passez par là, vous seriez bien bonne d’entrer. Je serais sûre d’avoir de vos nouvelles, par des yeux qui vous auraient vue.

Au reste, Gaubert m’écrit que vous êtes guérie, mais que vous pouvez retomber si vous ne vous préservez pas. Encore une fois, et non pas pour la dernière, car je vous le rabâcherai toujours, chère amie, soignez-vous donc, et songez que vous n’avez pas le droit de vous moquer de vous-même quand vous êtes si nécessaire à votre gros Manoël, à moi, à nous tous.

Vous ferez certainement bien d’aller en Normandie, et ensuite de venir à Nohant. J’espère que l’automne sera beau. C’est une saison qui, en Berry, ne manque jamais de nous dédommager. Pourvu que cette année de banqueroute ne me donne pas un démenti ! Enfin, vous savez que ma baraque est saine et bien close. Vous y serez encore dans de meilleures conditions de santé qu’à Paris. Manoël y trouverait à chasser, puisqu’il aime la chasse, et vous devriez y amener par les oreilles le petit Gaston, qui cultive les bécasses, et à qui nous en fournirions de toute espèce. Viardot passe toutes ses journées à braconner, avec mon frère et Papet ; car la chasse n’est pas encore ouverte, et ils bravent les lois divines et humaines. Pauline lit avec Chopin des partitions entières au piano. Elle est toujours bonne et charmante comme vous la connaissez. Sa grossesse ne l’incommode pas du tout ; je suis désolée de ne pouvoir la garder plus longtemps. Mais elle retourne en Angleterre pour un festival.

Bonsoir, chère bonne amie. N’imitez donc pas ma paresse, et écrivez-moi un peu plus souvent. Dites-moi ce que vous faites et où je dois vous écrire si vous quittez Paris.

Je vous embrasse mille fois.

À vous de cœur.
GEORGE.


Vous m’avez envoyé, par la poste, une petite brochure de M. Jognet, qui portait quelques mots écrits par lui à la main sur la couverture. En conséquence de quoi, j’ai payé trois francs de port ! Dites à Enrico de ne pas me faire payer ses œuvres aussi cher quand il me les enverra !


CCVIII

À MADEMOISELLE DE ROZIÈRES, À PARIS


Nohant, 22 septembre 1841.


Chère amie,

Je ne comprends pas que vous m’accusiez de vous accuser, quand je vous approuve et vous plains de toute mon âme. Si je ne vous ai pas écrit, c’est que je ne savais où vous adresser ma lettre, et, comme le motif de votre absence était une chose fort secrète, comme on ne sait jamais ce que peut devenir une lettre qui ne va pas directement à la personne absente, je voulais attendre votre retour à Paris pour vous écrire. Je vous réponds ce soir à la hâte, ne voulant pas attendre la lettre de Solange, qui mettra bien deux ou trois jours à tailler et retailler sa plume, et ne voulant pas vous laisser dans le mauvais sentiment de doute que vous avez sur moi.

J’ai passé la nuit à corriger des épreuves, la tête m’en craque ; je ne vous dirai donc que deux mots. Parlez-moi à cœur ouvert si cela vous soulage, je ne me fais pas fort de vous consoler : je crois que vos douleurs sont grandes et qu’il n’est au pouvoir de personne de les guérir. Mais, si vous sentez le besoin de les dire, aucune affection ne recevra vos épanchements avec plus de sollicitude que la mienne.

Où avez-vous pris que je pouvais vous blâmer ? et par où êtes-vous blâmable ? Je ne suis pas catholique, je ne suis pas du monde. Je ne comprends pas une femme sans amour et sans dévouement à ce qu’elle aime. Soyez aussi prudente que possible, pour que ce monde hypocrite et méchant ne vous fasse pas perdre l’extérieur et le nécessaire de l’existence matérielle.

Mais votre vie intérieure, nul n’a droit de vous en demander compte. Si je puis quelque chose pour vous aider à lutter contre les méchants, vous me le direz dans l’occasion, et vous me trouverez toujours. Bonsoir, amie ; parlez-moi de vous, de lui, de votre santé à tous deux. Ce que vous me faites pressentir me laisse dans un grand effroi. Est-il plus malade ? est-ce vous qui le seriez ?

Personne ici n’a su que vous étiez absente, je n’en ai rien dit. Je crois que, s’il y a eu et s’il y a encore des cancans, ils viennent de M. F…, qui écrit toutes les semaines et qui cause toujours, par ses lettres (je ne sais si elles contiennent des nouvelles ou des ragots), un notable changement dans l’humeur. Je ne connais ce monsieur que de vue ; mais je le crois écorché vif et toujours prêt à en vouloir à tout le monde de ses propres disgrâces. Ce caractère est peut-être plus digne de pitié que de blâme ; mais il fait bien du mal à l’autre, qui a la peau si délicate, qu’une piqûre de cousin y fait une plaie profonde.

Mon Dieu, n’y a-t-il pas assez de maux véritables, sans en créer d’imaginaires ?

À vous de cœur et à toujours.

CCIX

À LA MÊME, AU CHÂTEAU DE MERVILLY
PAR ORBEC (CALVADOS)


Nohant, 15 octobre 1841.


Chère amie,

Je me décide à retourner à Paris à la fin du mois, pour faire un bail relatif à la patraque de maison que j’ai à Paris, rue de la Harpe, et dont je veux régler les revenus. Je tâcherai d’arranger mes autres affaires de manière à passer quelques mois près de vous. Ainsi ne faites pas mon oraison funèbre, et gardez-moi cette bonne et chaude amitié qui ferait revivre les morts.

Il est bien vrai que j’ai été sur le point de m’ensevelir à Nohant pour cet hiver, comme les marmottes dans la neige. Mes affaires ne sont pas plus brillantes ; mais je retrouve parfois le courage de travailler pour suppléer aux revenus et je fais mon possible pour ne point me tenir éloignée de mes enfants.

Vous seriez venue me voir, chère bonne, je me le dis avec reconnaissance ; mais j’aime mieux aller vous voir, parce que ce sera pour plus longtemps. Et puis nous sommes voisines maintenant, et, si vous voulez n’être pas trop mondaine, j’irai bien souvent jaser et fumer avec vous. Au reste, si je vous prie d’être bien sage et bien retirée, ce n’est pas tant pour moi (qui aime mieux vous voir dans le tourbillon que de ne pas vous voir du tout) qu’à cause de vous et de votre santé, que l’air, la campagne et l’absence de tracasseries ont rétablie, comme je m’y attendais bien. Cette vie de Paris nous tend les nerfs et nous tue à la longue. Ah ! que je le hais, ce centre des lumières ! je n’y mettrais jamais les pieds, si les gens que j’aime voulaient prendre la même résolution.

N’attendez pas Horace dans la Revue : Buloz exigeait des corrections que je n’ai pas voulu faire et je l’ai envoyé paître.

Qu’est-ce que cette réaction en Espagne ? est-ce un puff politique ? est-ce une affaire qui peut entraîner ce malheureux pays dans de nouveaux désastres ? Ô familles royales ! quel exemple de vertus domestiques vous savez donner ! c’est chez vous seules qu’on voit le frère s’armer contre le frère et la mère contre la fille ! Jusques à quand ces champignons vénéneux couronnés épuiseront-ils, à leur profit, tous les sucs de l’humanité !

Mais je vous écris cela pendant que vous êtes dans le sein de votre famille, catholique et royaliste, je crois. Ne discutez pas inutilement, chère amie. On ne se corrige pas quand on n’a pas été formé de bonne heure aux idées de progrès. Pourvu qu’on soit bon, c’est beaucoup. Je crois que vous m’avez toujours dit que vos sœurs vous aimaient : je m’en réjouis parce qu’elles seront forcées d’aimer en vous le monstre révolutionnaire et progressif.

Bonsoir donc, bonne et chère amie. Embrassez pour moi mon gros Manoël quand vous lui écrirez, et ce scélérat de petit Gaston quand vous le verrez.

J’ai encore Solange avec moi ; je la ramènerai à Paris. Maurice part pour Nérac et viendra bientôt me rejoindre. Arrivez aussi de votre Normandie, afin que Paris me semble supportable.

Papet est au fond des forêts, dans Érymanthe pour le moins, chassant le sanglier. Chopin est à Paris, et il est retombé, comme il dit, dans ses triples croches.

À vous.
G.

CCX

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Paris, 27 septembre 1841.


Il y a plusieurs jours que je veux t’écrire ; mais la fatigue a été trop forte depuis une quinzaine. Tu verras par notre prochain numéro[57] que j’ai barbouillé bien du papier. À peine ai-je donné une dizaine de jours aux barbouillages, qu’il en faut passer quatre ou cinq à la correction des épreuves. Et puis la correspondance pour ladite Revue et mes affaires personnelles, qui sont toujours arriérées et qui prennent encore une huitaine. Tu vois ce qu’il me reste de jours, ce mois-ci, pour songer à ce que je vais dire dans le numéro suivant. Heureusement que je n’ai plus à chercher mes idées : elles sont éclaircies dans mon cerveau ; je n’ai plus à combattre mes doutes ; ils se sont dissipés comme de vains nuages devant la lumière de la conviction ; je n’ai plus à interroger mes sentiments : ils parlent chaudement au fond de mes entrailles et imposent silence à toute hésitation, à tout amour-propre littéraire, à toute crainte du ridicule.

Voilà à quoi m’a servi, à moi, l’étude de la philosophie, et d’une certaine philosophie, la seule claire pour moi, parce qu’elle est la seule qui soit aussi complète que l’est l’âme humaine aux temps où nous sommes arrivés. Je ne dis pas que ce soit le dernier mot de l’humanité ; mais, quant à présent, c’en est l’expression la plus avancée.

Tu demandes pourtant à quoi sert la philosophie et tu traites de subtilités inutiles et dangereuses la connaissance de la vérité cherchée, depuis que l’humanité existe, par tous les hommes, et arrachée brin à brin, filon par filon, du fond de la mine obscure, par les hommes les plus intelligents et les meilleurs dans tous les siècles. Tu traites un peu cavalièrement l’œuvre de Moïse, de Jésus-Christ, de Platon, d’Aristote, de Zoroastre, de Pythagore, de Bossuet, de Montesquieu, de Luther, de Voltaire, de Pascal, de Jean-Jacques Rousseau, etc., etc., etc. ! Tu sabres à travers tout cela, peu habitué que tu es aux formules philosophiques. Tu trouves dans ton bon cœur et dans ton âme généreuse des fibres qui répondent à toutes ces formules et tu t’étonnes beaucoup qu’il faille prendre la peine de lire dans un langage assez profond la doctrine qui légitime, explique, consacre, sanctifie et résume tout ce que tu as en toi de bonté et de vérité acquise et naturelle. L’œuvre de la philosophie n’a pourtant jamais été et ne sera jamais autre chose que le résumé le plus pur et le plus élevé de ce qu’il y a de bonté, de vérité et de force répandu dans les hommes à l’époque où chaque philosophe l’examine. Qu’une idée de progrès, qu’une supériorité d’aperçus et une puissance d’amour et de foi dominent cette œuvre d’examen (et comme qui dirait de statistique morale et intellectuelle), des richesses acquises précédemment et contemporainement par les hommes, et voilà une philosophie. Les brouillons du journalisme qui attendent apparemment qu’on les amuse avec des prophéties d’almanach, s’écrient : « Vous ne nous dites rien de neuf. » Les braves gens comme toi, disent : « Nous sommes aussi instruits que vous ! » Tant mieux ! alors donnez-nous un millier ou seulement une centaine de gens comme vous, et nous régénérons le monde. Mais, comme, jusqu’ici, on ne nous a guère fait le plaisir de nous dire que nous insistions trop sur des vérités reconnues ; comme nous entendons, au contraire, ces paroles partir de tous côtés : « Nous savons bien que Jésus, Rousseau et compagnie ont prêché la charité et la fraternité ; nous avons entendu parler de cela, et ne savons pourquoi vous revenez sur ces choses dont personne ne veut et dont nous ne voulons pas ! » comme ce ne sont pas seulement les nobles, les prêtres et les bourgeois qui nous tiennent ce langage, mais encore certains républicains, et le National en tête, nous avons lieu de penser que nous ne faisons pas une œuvre si étroite qu’elle en a l’air, ni si facile qu’elle te semble, ni si inutile que le National fait semblant de le croire. Certaines autres classes n’en jugent pas ainsi et ne s’aperçoivent pas trop que cette vieille fraternité que nous prêchons et cette jeune égalité que nous cherchons à rendre possible, le plus prochainement possible, soient des vérités banales, acceptées, triomphantes, et dont il soit inutile de se préoccuper. Ces classes, mécontentes et inquiètes, croient, au contraire, que nos vérités rebattues n’ont jamais préoccupé les gens qui n’y trouvaient pas leur profit ; et les institutions faites pour la bourgeoisie le prouvent, je crois, un peu.

Si donc, convaincu comme tu l’es, que les masses sont toutes initiées au pourquoi, au parce que et au par conséquent de l’avenir et du passé, viens un peu te mettre à l’œuvre avec nous, tu verras que tu n’as guère connu les masses jusqu’ici. Tu les verras pleines d’ardeur et de trouble, animées, pour la plupart, de ces bons et grands sentiments sans lesquels ni Leroux, ni toi, ni moi ne les aurions (puisque rien n’est isolé dans l’ordre moral ou physique de l’humanité). Mais aussi tu verras d’énormes obstacles, de coupables résistances, des intérêts obstinés et égoïstes, et ce qui, dans ces masses, domine les unes et les autres, un vague inconcevable dans la pensée et dans les croyances ; une incertitude effrayante, mille fantaisies, mille rêves contradictoires ; tous les bons voulant le bien, et à peine trois dans chaque million d’hommes étant d’accord sur un même point, parce que, s’il y a partout, comme tu le remarques fort bien, l’instinct du vrai et du juste, nulle part cet instinct n’est arrivé à l’état de connaissance et de certitude. Et comment cela serait-il possible quand l’histoire offre un chaos où tous les hommes, jusqu’ici, se sont perdus, avant d’y trouver la notion profondément politique, philosophique et religieuse du progrès indéfini ? notion que tous les esprits un peu conséquents de ce siècle ont enfin adoptée sans restriction, même ceux qu’elle contrarie dans leurs intérêts présents.

De nombreux et admirables travaux, des conclusions émanées de plusieurs points de vue opposés en apparence, mais se rencontrant sur le principal, ont fait passer cette notion dans l’âme humaine, et tu l’as reçue presque en naissant, sans te demander, enfant ingrat, quelle mère céleste t’avait inoculé cette vie nouvelle, que tes pères n’ont pas eue, et que tu légueras plus large et plus complète à tes enfants lorsque tu l’auras portée en toi et fécondée de ta propre essence. Cette mère de l’humanité, que les bons devraient chérir et vénérer, c’est la philosophie religieuse. Et vous appelez cela le pont aux ânes, au lieu d’avouer que, sans elle, sans cette clarté versée peu à peu, jour par jour en vous, vous seriez des sauvages !

Je vais te poser une question sans réplique. Pourquoi n’es-tu pas un avide et grossier possesseur de terres, dur au pauvre, sourd à l’idée de progrès, furieux contre le mouvement d’égalité qui se fait parmi les hommes ? cependant tu es le contraire de cet homme-là. Qui t’a rendu ainsi ? qui t’a enseigné, dès ton enfance, que l’égoïsme est odieux, et qu’une grande pensée, un beau mouvement du cœur font plus de bien à toi et aux autres que l’argent et la prospérité matérielle ? Est-ce l’idée révolutionnaire répandue en France depuis 93 ? Non, à moins que ce ne fût d’une façon indirecte ; car nous ne la comprenions guère quand nous étions enfants, cette révolution qui inspirait autour de nous tant d’horreur aux uns, tant de regret aux autres. Qui donc détachait mystérieusement nos jeunes âmes de l’égoïsme un peu prêché et un peu déifié, il faut en convenir, dans toutes nos familles ? N’était-ce pas tout bonnement l’idée chrétienne, c’est-à-dire le reflet lointain d’une philosophie antique passée à l’état de religion, comme toutes les philosophies un peu profondes ? Et, après, quand nous avons été émeutiers et bousingots (de cœur, si nous ne l’avons été de fait), qui nous poussait au désir de ces luttes et au besoin de ces émotions ? Était-ce, comme on l’a dit des républicains d’alors, l’ambition ?

Nous ne savions pas seulement ce que c’était que l’ambition ; c’était l’idée révolutionnaire de 93 qui se réveillait en nous à l’âge où on lit la philosophie du dix-huitième siècle, et où l’on commence à se passionner pour cette ère d’application incomplète, et funeste à beaucoup d’égards, mais grande et saine en résultats, qui mène de Jean-Jacques à Robespierre.

Et, aujourd’hui, pourquoi sommes-nous encore agités d’un besoin d’action et d’un zèle fanatique, sans savoir où nous prendre et par quel bout commencer, et à qui nous joindre, et sur quoi nous appuyer ? car, voyons, savons-nous, avons-nous su, depuis dix ans, tout cela ? Si nous l’avions su, nous n’en serions pas où nous en sommes. Eh bien ! ce qui nous rend toujours si ardents à une révolution morale dans l’humanité, c’est le sentiment religieux et philosophique de l’égalité, d’une loi divine, méconnue depuis que les hommes existent ; reconnue enfin et conquise en principe, mais obscure, mais plongée à demi dans le Styx, mais niée et repoussée par les nobles, les prêtres, le souverain, la bourgeoisie et la bourgeoisie démocratique elle-même ! Le National ! Nous savons bien sa pensée, mieux que vous, et j’ai un peu ri, je te l’avoue, du jésuitisme que le bon gros Thomas a dû employer dans sa lettre, pour vous faire rentrer dans son filet ; demi-farceur, demi-jobard, flouant un peu les autres (en politique s’entend, et non en fait d’argent), afin de se consoler d’être floué en plein lui-même !

D’où je conclus à te demander, mon enfant, toi dont je connais le cœur à fond, toi que je sais aussi romanesque que moi devant ces idées d’égalité que l’on a cru trop longtemps bonnes pour don Quichotte, et qui commencent à le devenir pour tous, je te demande, dis-je, qui t’a fait partisan de l’égalité, sincèrement et profondément ?

Sont-ce les doctrines du National ? Il n’en a pas, il n’en a jamais eu, même du temps de Carrel, qui était leur maître à tous. Il ne laisse aller sa pensée de temps en temps que pour dire que l’égalité, comme toi et moi l’entendons, est impossible, sinon abominable. Dupoty, cette malheureuse victime d’un odieux coup d’État de la pairie, était aristocrate et rougissait des partisans qu’on lui a supposés. Il n’avait même pas le mérite d’être coupable de sympathie pour ces pauvres fous du communisme que l’on peut blâmer tout bas, et que le National a insultés et flétris jusque sous le couteau de la pairie ! lâche en ceci ! car, si le communisme avait fait une révolution, c’est-à-dire lorsqu’il en fera une, et ce sera malheureusement trop vite, le National sera à ses pieds : comme Carrel lui-même, qui, le 26 juillet, traitait la révolution de « sale émeute », et qui en parlait très différemment le 1er août. Doutez-vous de cela ? vous le verrez ! souvenez-vous de ceci seulement : que nous marchons vite, bien vite, et qu’il n’y a pas de temps à perdre, pas un jour, pas une heure, pour dire au peuple ce qu’il faut lui dire.

Là gît le lièvre. Michel, qui est l’homme certainement le plus intelligent de ce parti du National, le Malgache et toi (qui, Dieu merci ! n’es du parti que faute d’en avoir trouvé un qui soit l’expression de ton cœur), vous voilà disant : « Faisons une révolution, nous verrons après. »

Nous, nous disons : « Faisons une révolution ; mais voyons tout de suite ce que nous aurons à voir après. »

Le National dit : « Ces gens sont fous, ils veulent des institutions. Eux ! des sectaires, des philosophes, des rêveurs ! leurs institutions n’auront pas le sens commun. »

Nous disons : « Ces gens sont aveugles, ils veulent agiter le peuple avec des institutions déjà vieillies, à peine modifiées, et nullement appropriées aux besoins et aux idées de ce peuple, qu’ils ne connaissent pas et qui les connaît aussi peu. »

Le National dit : « Voyons-les donc, leurs belles institutions ! Ah ! ils nous parlent philosophie ? que veulent-ils faire avec leur philosophie ? Jean-Jacques a tout dit ; Robespierre, tout essayé. Nous continuerons l’œuvre de Rousseau et de Robespierre. »

Nous disons : « Vous n’avez ni lu Rousseau, ni compris Robespierre, et cela parce que vous n’êtes pas philosophes, et que Robespierre et Rousseau étaient deux philosophes. Vous ne pourrez pas appliquer leur doctrine parce que vous ne savez ni ce que l’un a voulu dire, ni ce que l’autre a voulu faire. Vous croyez, par la guerre au dehors et la force au dedans, donner de la gloire à la France et à votre parti ? Le peuple n’a pas besoin de gloire, il a besoin de bonheur et de vertu. Si cela ne peut s’acheter que par la guerre, il fera la guerre et vous prendra peut-être pour généraux, si vous faites vos preuves d’autre chose que de combattre le très petit combat à la plume ; mais, tout en faisant la guerre, la France voudra des institutions, et ce n’est pas vous qui le ferez, vous en êtes incapables. Votre ignorance, votre inconséquence, votre violence et votre vanité, nous sont hautement manifestées par chaque ligne que vous écrivez, même sur les moindres matières. Qui donc fera ces lois ? un Messie ? nous n’y croyons pas. Des révélateurs ? nous ne les avons pas vus apparaître. Nous ? nous ne lisons pas dans l’avenir et ne savons pas quelle forme matérielle devra prendre la pensée humaine à un moment donné. Qui donc fera ces lois ? Nous tous, le peuple d’abord, vous et nous, par-dessus le marché. Le moment inspirera les masses.

Oui, disons-nous encore, les masses seront inspirées ! Mais à quelle condition ? à la condition d’être éclairées. Éclairées sur quoi ? sur tout, sur la vérité, sur la justice, sur l’idée religieuse, sur l’égalité, la liberté et la fraternité, sur les droits et sur les devoirs, en un mot.

Ici, entamez la discussion, si vous voulez ; nous vous écouterons. Dites-nous où le droit finit, où le devoir commence, dites-nous quelle liberté aura l’individu et quelle autorité la société ? quelle sera la politique, quelle sera la famille, quelles seront les répartitions du travail et du salaire, quelle sera la forme de la propriété ? Discutez, examinez, posez, éclaircissez, émettez tous les principes, proclamez votre doctrine et votre foi sur tous ces points. Si vous possédez la vérité, nous serons à genoux devant vous. Si vous ne l’avez pas, mais que vous la cherchiez de bonne foi, nous vous estimerons et ne vous contredirons qu’avec le respect qu’on doit à ses frères.

Mais, quoi ! au lieu de chercher ces discussions dont les masses tiennent peut-être quelques solutions vagues (qui n’attendent pour s’éclaircir qu’un problème bien posé), au lieu de dire chaque jour au peuple les choses profondes qui doivent le faire méditer sur lui-même et de lui indiquer les principes d’où il tirera ses institutions, vous vous bornez à de vagues formules qui se contredisent les unes les autres et sur lesquelles vous ne voulez pas plus vous expliquer que des mages ou des oracles antiques ? vous vous bornez à une guerre âcre et sans goût, sans esprit, sans discussion approfondie avec certains hommes et certaines choses ? Il est possible qu’un journal de votre espèce soit nécessaire pour réveiller un peu la colère chez les mécontents et pour jeter quelque terreur dans l’âme des gouvernants ; mais ce n’est qu’un instrument grossier. Qu’il fonctionne donc ! Nous l’apprécions à sa juste valeur et nous tenons sur la réserve pour ne pas ébranler une des forces de l’opposition, qui n’en a pas de reste ; mais ce n’est, à nos yeux comme aux yeux du peuple, qu’une force aveugle ; et, quand ceux qui font jouer cette machine, cette catapulte informe, s’imaginent être à la fois et le peuple et l’armée, nous les renvoyons à leurs éléphants et à leurs pièces de bois, comme de vrais machinistes qu’ils sont. Vous dites à cela : « Un journal qui paraît tous les jours, et qui est exposé à toute la rigueur des lois de septembre, ne peut pas, comme un ouvrage philosophique de longue haleine, soulever des discussions sur le fond des choses ; l’opposition de tous les instants, ne peut être qu’une guerre de fait à fait. »

À la bonne heure ; mais, si vous êtes des hommes capables, les futurs représentants de la France, comme vous le prétendez, pourquoi ne faites-vous pas faire cette opposition, nécessaire mais grossière, par vos domestiques ? Si vous ne vous fiez qu’à votre activité, à votre courage et à votre désintéressement (on vous accorde ces trois choses, et c’est beaucoup), eh bien ! faites, mais ne niez pas qu’on puisse faire une critique plus sérieuse, plus pénétrante, portant au cœur des choses que vous ne faites qu’effleurer. Ne niez pas qu’on doive discuter la doctrine politique et l’appuyer sur les bases qui sont indispensables à toute société, l’unité de croyance. Au lieu de railler et de rejeter les idées fondamentales, encouragez-les, apportez les vôtres, si vous en avez, comme vous le dites ; unissez-vous du moins par le cœur à ceux qui veulent travailler au temple, dont vous ne faites que le chemin de fer.

Eh quoi ! au lieu de cela, au lieu de les regarder comme vos frères, vous les raillez, vous les outragez, vous feignez de les dédaigner et de savoir mieux qu’eux ce que vous ne comprenez seulement pas ! Eh bien ! peu nous importe, et ce silence glacé de part et d’autre ne sera pas rompu par nous les premiers. Mais, le jour où vous manquerez de cette prudence, vous trouverez peut-être à qui parler. En attendant, vous êtes bien pleutres ; car nous attaquons vos doctrines, nous nous en prenons à votre maître Carrel, nous interrogeons votre pensée d’il y a dix ans, et il n’y en a pas un de vous qui ait un mot à répondre. Ce prétendu dédain de la part de gens de votre force est bien comique en vérité, et ne peut pas nous offenser ; mais il donne à croire que vous êtes de grands hypocrites et des ambitieux bien personnels, vous qui prenez tant d’ombrage de ce que vous appelez notre concurrence ; vous qui dénoncez les autres journaux d’opposition dont vous craignez aussi la concurrence, comme n’ayant pas satisfait aux lois sur le timbre ; vous qui ne vivez que de haine, de petitesse, d’envie et de morgue. Nous vous savons par cœur, et, si nous ne vous dénonçons pas à l’opinion publique, c’est parce que vous n’êtes pas assez forts pour faire beaucoup de mal, et parce qu’il y a bien autre chose à faire à cette heure que de s’occuper de vous.

Cette boutade va te faire croire qu’il y a une guerre acharnée couvant dans nos cœurs contre le National et sa docte cabale. Je puis te donner ma parole d’honneur que, depuis que je t’ai quitté, voici la première fois que j’en parle. Vivant au fond de mon cabinet, et ne voyant Leroux, qui travaille de même dans son coin, que quelques instants au bureau, pour nous entendre sur notre rédaction avec Viardot, et écrire quelques lettres d’administration intérieure, nous n’apprenons le mauvais vouloir et les petites menées du National que pour rire un peu du toupet avec lequel, partant de trois abonnés, et assurés seulement de trois rédacteurs (qui sont nous trois), exposés aux injures et à la fureur de tous les journaux, nous nous mettons en pleine mer sans nous soucier du lendemain. Nous nous sentons si forts de conviction, que, quand même personne ne nous écouterait, comme il ne s’agit ici ni d’argent ni de gloire, nous serions sûrs d’avoir fait notre devoir, obéi à une volonté intérieure qui nous enflamme, et laissé quelques vérités écrites qui mettront, un jour, quelques hommes sur la voie d’autres vérités.

En arrangeant tout au plus mal, voilà ce qui peut nous arriver de pis, et c’est encore assez beau pour donner du courage. Aussi j’en ai plus que je ne m’en suis senti à aucune époque de ma vie, et j’éprouve un calme que n’altéreront pas, je te le promets, les déclamations fougueuses que je viens de t’écrire contre ton National. Pourquoi me contiendrais-je avec toi quand il me prend fantaisie de jurer un peu ? Cela soulage et ne prouve que l’ardeur avec laquelle je voudrais mettre la main sur ton cœur pour le disputer au diable. Quand, par hasard, dans la rue ou dans le salon de madame Marliani, où je mets le nez une fois par semaine, j’entends quelque hérésie contre ma foi, ou quelque cancan contre nos personnes, je n’en perds pas un point de mon ourlet, car j’ourle des mouchoirs à ces moments-là, et on ne me prendra pas par mes paroles avec les indifférents : à ceux-là, on parle par la voie de la presse ; s’ils n’écoutent pas, qu’importe ? Mais, puisque j’ai une nuit de disponible et que je ne la retrouverai peut-être pas d’ici à deux ou trois mois, j’en ai profité pour babiller avec toi, pour te dire que tu n’as pas le sens commun, quand tu dis : « Je suis un homme d’action ; à quoi bon perdre le temps en réflexions ? » C’est une grosse erreur, que de croire qu’il y a des hommes purement d’action, et des hommes purement de réflexion. Quel homme eut plus d’action que Napoléon ? s’il n’eût pas fait de bonnes et profondes réflexions à la veille de chaque bataille, il n’en eût pas tant gagné. Il est vrai qu’il réfléchissait plus vite que nous ; mais il n’en réfléchissait que davantage. Qu’est-ce qu’une action sans réflexion, sans méditation antérieure ? Il y a un proverbe qui dit : Où vont les chiens ? Et tu sais qu’on a écrit et discuté avec une plaisante gravité, pour savoir si les chiens, en marchant devant eux, à droite, à gauche, avec cet air sérieux et affairé qui leur est propre, avaient un but, une idée, ou s’ils étaient mus par le hasard.

Il est certain que pas même les animaux les plus stupides, pas même les polypes n’ont d’action sans but. Comment l’homme aurait-il une action quelconque sans une volonté, et une volonté sans une pensée, et une pensée sans un sentiment, et un sentiment sans une réflexion, et, par conséquent, une action sans le jeu de toutes ses facultés ? Plus tu te poseras en homme d’action, plus tu affirmeras que la réflexion occupe en toi une grande part d’existence ; à moins que tu ne fusses fou, ou le séide d’un parti qui dicte sans expliquer et qui commande sans convaincre. Non, cela n’est point : aucun parti, à l’heure où nous vivons, n’a de tels séides, et tu es l’homme le moins séide que je connaisse.

Agis donc comme tu voudras dans la sphère d’activité présente où t’entraîne ce qu’on appelle l’opinion républicaine. Tu n’y feras pas un pas qui ne soit accompagné chez toi de doute et d’examen. Ainsi ne crains pas de lire de la philosophie. Tu verras qu’elle abrège singulièrement les irrésolutions. Quand elle est bonne et qu’elle pénètre, elle devient comme la table de Pythagore apprise par cœur. On n’a plus à supputer sur ses doigts ; les lents calculs de l’expérience deviennent inutiles à répéter. Ils sont acquis à la mémoire, à l’ordre du cerveau, à la faculté de conclure. Il n’y a pas un seul homme tant soit peu complet et fort, et capable de prendre vite et bien un parti, de dominer un instant son individualité, là où il n’y a pas, comme dit le grand Diderot, cette Minerve tout armée à l’entrée du cerveau.

Tout ceci est pour te dire que tu me fais écrire là une lettre bien inutile pour ton instruction, puisqu’en lisant plus attentivement, et plutôt deux fois qu’une, les excellents et admirables articles de Leroux dans notre Revue, tu aurais trouvé la réponse même aux pourquoi que tu m’adresses.

Ensuite, si tu étais descendu dans ta propre réflexion avec une complète naïveté, tu te serais trouvé beaucoup plus grand (capable que tu es de pénétrer dans les profondeurs de la vérité) que tu ne crois l’être en disant : « Je ne suis qu’un homme d’action. » Un homme d’action, c’est Jacques Cherami, qui porte une lettre et ne sait pas pour quoi ni pour qui ; ne te rapetisse pas. Tu as beaucoup rêvé, beaucoup senti ; tu m’as dit, durant ces derniers temps que j’ai passés là-bas, des choses trop remarquables comme grand sentiment de cœur et grande droiture d’esprit en politique, pour que je te croie un ouvrier de la vigne du seigneur Thomas, ce bon vigneron qui saurait si bien dire : Adieu paniers, vendanges sont faites !

Bonsoir, cher ami ; lis ma lettre à Fleury et à ta femme, si cela peut l’intéresser, mais à personne autre, je t’en prie ; je serais désolée qu’on me crût occupée à cabaler contre le National, parce que je fais une Revue qu’il ne veut pas annoncer. Dieu me garde de faire cette sale petite guerre du journalisme ! je n’ai pas un mot à répondre à tous ceux qui me demandent : « Pourquoi le National se sépare-t-il de vous ? » Je leur dis que je n’en sais rien. — Silence donc là-dessus. Embrasse ta femme et tes enfants pour moi.

Hélas ! je crois que je t’écris pour tout l’hiver ! Je n’ai pas le temps de causer et de me laisser aller. Écris-moi toujours ; mais ne discutons plus, cela n’avance à rien. Si la Revue t’embête, en fin de compte, ne va pas croire que je trouve mauvais que tu la lâches. Nous avons des abonnés et nous n’imposons rien, même à nos meilleurs amis. J’ai la certitude qu’un jour, on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C’est le mot de M. de Lamartine. Ainsi, si cela t’ennuie aujourd’hui, sois sûr que les plus grandes œuvres de l’esprit humain en ont ennuyé bien d’autres qui n’étaient pas disposés à recevoir ces vérités dans le moment où elles ont retenti. Quelques années plus tard, les uns rougissaient de n’avoir pas compris et goûté la chose des premiers. D’autres, plus sincères, disaient : « Ma foi, je n’y comprenais goutte d’abord, et puis j’ai été saisi, entraîné et pénétré. » Moi, je pourrais dire cela de Leroux précisément. Au temps de mon scepticisme, quand j’écrivais Lélia, la tête perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j’adorais la bonté, la simplicité, la science, la profondeur de Leroux ; mais je n’étais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J’en ai bien rappelé ; car, si j’ai une goutte de vertu dans les veines, c’est à lui que je la dois, depuis cinq ans que je l’étudie, lui et ses œuvres. Je te supplie de rire au nez des paltoquets qui viendront te faire des hélas ! sur son compte. Tu vois que je ne le traite pas en paltoquet, et que je le défends chaudement près de toi. Adieu encore. Aime-moi toujours un peu. Je suis très contente du moral de Jean[58], mais non de son physique : ses mains ont horreur de l’eau.

Tu ne m’as pas dit un mot d’Horace. Pour cela, je te permets de n’en penser de bien ni aujourd’hui ni jamais. Tu sais que je ne tiens pas à mon génie littéraire. Si tu n’aimes pas ce roman, il faut ne pas te gêner de me le dire. Je voudrais te dédier quelque chose qui te plût, et je reporterais la dédicace au produit d’une meilleure inspiration.

G.

CCXI

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Paris, 27 avril 1842.


Mon enfant,

Vous êtes un grand poète, le plus inspiré et le mieux doué parmi tous les beaux poètes prolétaires que nous avons vus surgir avec joie dans ces derniers temps. Vous pouvez être le plus grand poète de la France un jour, si la vanité, qui tue tous nos poètes bourgeois, n’approche pas de votre noble cœur, si vous gardez ce précieux trésor d’amour, de fierté et de bonté qui vous donne le génie.

On s’efforcera de vous corrompre, n’en doutez pas ; on vous fera des présents, on voudra vous pensionner, vous décorer peut-être, comme on l’a offert à un ouvrier écrivain de mes amis, qui a eu la prudence de deviner et de refuser. Le ministre de l’instruction publique, qui s’y connaît bien[59], a déjà flairé en vous le vrai souffle, la redoutable puissance du poète. Si vous n’eussiez chanté que la mer et Désirée, la nature et l’amour, il ne vous eût pas envoyé une bibliothèque. Mais l’Hiver aux riches, la Méditation sur les toits, et d’autres élans sublimes de votre âme généreuse, lui ont fait ouvrir l’oreille. « Enchaînons-le par la louange et les bienfaits, s’est-il dit, afin qu’il ne chante plus que la vague et sa maîtresse. »

Prenez donc garde, noble enfant du peuple ! vous avez une mission plus grande peut-être que vous ne croyez. Résistez, souffrez ; subissez la misère, l’obscurité, s’il le faut, plutôt que d’abandonner la cause sacrée de vos frères. C’est la cause de l’humanité, c’est le salut de l’avenir, auquel Dieu vous a ordonné de travailler, en vous donnant une si forte et si brûlante intelligence…

Mais non ! le fils du riche est de nature corruptible ; l’enfant du peuple est plus fort, et son ambition vise plus haut qu’aux distinctions et aux amusements puérils du bien-être et de la vanité. Souvenez-vous, cher Poncy, du mouvement qui vous fit crier :


Pourquoi me brûles-tu, ma couronne d’épines ?


C’était un mouvement divin.

Eh bien ! beaucoup ont crié de même dans ce siècle de corruption et de faiblesse. On leur a donné de l’or et des honneurs ; leur couronne d’épines a cessé de les brûler. Aussi ce ne sont pas là des Christs, et malgré le bruit qu’on fait autour d’eux, la postérité les remettra à leur place.

Faites-vous une place que la postérité vous confirme. Soyez le seul, parmi tous les grands poètes de notre temps, qui sache tenir sous ses pieds le démon de la vanité, comme l’archange Michel.

Je ne veux pas altérer en vous la sainte reconnaissance que vous portez sans doute à l’auteur de votre préface ; mais ce bon homme ne vous a pas compris. Il a eu peur de vous. Il vous a donné de mauvais conseils et de pauvres louanges. Quand je parlerai de vous au public, j’espère en parler un peu mieux. Quand vous ferez un nouveau recueil, je vous prie de me prendre pour votre éditeur et de me confier le soin de faire votre préface.

Adieu ; jamais mot ne fut d’un sens plus profond pour moi que celui-là, et jamais je ne l’ai dit avec plus d’émotion. À Dieu votre avenir, à Dieu votre vertu, à Dieu le salut de votre âme et de votre vraie gloire ! que tout votre être et toute votre vie restent dans ses mains paternelles, afin que les hypocrites et les mystificateurs ne souillent pas son œuvre.

Si vous voulez m’écrire, bien que je sois ennemie par nature et par habitude du commerce épistolaire, je sens que j’aurai du bonheur à recevoir vos lettres et à y répondre. Je pars pour la campagne dans huit jours. Mon adresse sera : La Châtre, département de l’Indre, jusqu’à la fin d’août.

Tout à vous.


Votre morceau sur le Forçat m’a fait pleurer. Quelle société ! point d’expiation ! point de réhabilitation ! rien que le châtiment barbare !


CCXII

À M. ÉDOUARD DE POMPÉRY, À PARIS


Paris, 29 avril 1842.


Je vous dois mille remerciements, monsieur, pour l’appréciation généreuse et sympathique que vous avez faite de mes écrits dans la Phalange. Vous avez donné à mon talent beaucoup plus d’éloges qu’il n’en mérite ; mais la droiture et l’élévation de votre cœur vous ont porté à cet excès de bienveillance envers moi, parce que vous avez reconnu en moi la bonne intention. Pax hominibus bonœ voluntatis, c’est ma devise, et le seul latin que je sache ; mais, avec cette certitude au fond de l’âme, d’avoir toujours eu la bonne intention, je me suis consolée et des injustices d’autrui, et de mes propres défauts.

Je viens maintenant vous prouver ma reconnaissance (mieux que par des phrases, selon moi), en vous demandant une grâce. C’est de lire le petit volume que je vous envoie et dans lequel vous trouverez la révélation d’un prodigieux talent de poète. Si ce poète-maçon de vingt ans vous paraît, au premier coup d’œil, procéder un peu à la façon de Victor Hugo, en faisant beaucoup d’art, ne le jugez pas trop vite et lisez tout. Vous verrez une pièce intitulée Méditation sur les toits qui est bien ingénieuse et bien belle. Une autre, intitulée l’Hiver aux riches, qui est forte de sentiments populaires. Et une appelée le Forçat, où la pitié est profonde sous l’expression de l’horreur et de l’effroi. Ce vers :


Si son âme pour moi devenait expansive !


en dit plus qu’il n’est gros. Partout ailleurs, vous trouverez le sentiment d’un amour vrai et noble. Et puis de la peinture abondante, vigoureuse, souvent désordonnée à force d’être chaude de tons.

Je suis sûre que vous voudrez encourager un talent si bien trempé, si sauvagement fort, et que vous en serez frappé comme je le suis. Bien que je ne connaisse ni le poète ni personne qui s’intéresse à lui, je veux faire quelques efforts pour le faire connaître et je commence par vous. Si vous voulez en parler dans la Phalange et dans les autres journaux où vous écrivez, peut-être vous ferez un acte de justice, et trouverez à lui donner de bons conseils afin qu’il comprenne où doit être l’âme de son talent, et l’emploi de son génie.

Recevez encore l’expression de ma gratitude bien sincère. Je sais que ce n’est pas à ma personnalité que je la dois ; car il n’en est pas de moins aimable et de moins attrayante. Mais je la dois à l’amour du vrai et du juste, qui établit entre nous des rapports plus certains et plus solides que ceux du monde et des conversations.

Toute à vous.

G. SAND

CCXIII

À MADEMOISELLE DE ROZIÈRES, À PARIS


Nohant, 9 mai 1842.


Mignonne,

Vite à l’ouvrage ! Votre maître, le grand Chopin, a oublié (ce à quoi il tenait pourtant beaucoup) d’acheter un beau cadeau à Françoise, ma fidèle servante, qu’il adore, et il a bien raison.

Il vous prie donc de lui envoyer, tout de suite, quatre aunes de dentelle haute de deux doigts au moins dans le prix de dix francs l’aune ; de plus, un châle de ce que vous voudrez dans le prix de quarante francs. Nos paysannes portent ces châles en fichu, en faisant plusieurs plis retenus par une épingle sur la nuque, et en laissant descendre la pointe jusqu’au-dessous de la taille, et les côtés jusqu’au-dessus du coude, très croisés sur la poitrine. C’est donc plutôt un grand fichu qu’un châle, mais avec de la frange tout autour, quand elles sont en grande tenue. Il faut une bordure dans le dessin, ou un semis, ou encore un châle uni. Vous comprenez qu’une rayure en biais n’irait pas avec ce déploiement régulier sur le dos. Vous pouvez le prendre ou en soie ou en laine, peut-être en cachemire français léger.

Quant à la couleur, comme Françoise porte le deuil toute sa vie en qualité de veuve berrichonne, il faut que ce soit un châle de deuil ; mais le deuil de nos paysannes admet le gros bleu, le gris, le gros vert, le violet, le brun, le puce et le marron. Toutes les autres couleurs sont proscrites. Un seul point rouge serait une abomination.

Voilà le superbe cadeau que vous demande votre honoré maître, avec un empressement digne de l’ardeur qu’il porte dans ses dons, et de l’impatience qu’il met dans les petites choses.

Nous autres, Maurice et moi, qui sommes de grands philosophes, nous vous déclarons que, si vous ne nous envoyez pas excessivement vite cinq billes de billard, nous vous écrirons un torrent d’injures, et nous mettrons Carillo[60] à feu et à sang. Nous avons trouvé notre billard desséché, les queues gelées, les billes écorchées, et tout l’attirail endommagé. Nous avons pris nos précautions pour beaucoup de choses ; mais nous n’avions pas prévu que nos billes seraient marquées de la petite vérole. Il faut que les rats aient fait de beaux carambolages cet hiver. Ainsi, mademoiselle, faites-nous acheter cinq billes pour la partie russe, deux blanches, une rouge, une jaune et une bleue. Priez M. Gril de nous faire cette emplette, lui qui est un fameux joueur de billard, puisqu’il m’a battue plusieurs fois. Dites-lui, pour sa gouverne, que le billard est grand, non pas énorme, mais assez grand pour que les billes ne soient pas de la première petitesse, ni de la première grosseur. S’il pouvait, en même temps, nous acheter d’excellents procédés, il mettrait le comble à ses bienfaits. Je ne suis pas contente de ceux que j’ai emportés : ils sont trop durs. Je les ai pris chez Plenel, boulevard Saint-Martin ; avis pour n’y pas retourner. Mais, sur le même boulevard, il y a des marchands de billards à choisir.

Tout le monde vous fait de tendres amitiés. Moi, je vous embrasse de toute mon âme, ma bonne petite fille. Je vous envoie un bon de cent francs pour nos emplettes, au cas que vous soyez, comme je suis presque toujours, sans le sou, à l’heure dite ; c’est faire injure peut-être à votre esprit d’ordre ; mais, quant à moi, j’y suis si habituée, que je n’en rougis plus.

G.

CCXIV

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, 26 mai 1842.


Vous êtes bien bonne et bien mignonne de m’écrire souvent. Ne vous lassez pas, chère amie, quand même je serais paresseuse, c’est-à-dire fatiguée ; car, après avoir fait, chaque nuit, six heures de pieds de mouche, je suis bien aveuglée et bien roidie du bras droit pour écrire quelques lignes dans la journée. Pardonnez-moi quand je suis en retard, et sachez toujours bien que je pense à vous, que je parle de vous, et que je cause avec vous en rêve.

Tout mon monde va bien. J’ai reçu votre lettre, jointe et collée par l’encre à celle de Leroux ; c’était un bon jour pour moi de vous recevoir tous deux à la fois. J’aurais voulu me mettre sous la même enveloppe pour être plus avec vous. Le vieux doit être content de moi à l’heure qu’il est. Il aura reçu mon envoi. J’ai reçu aussi le même jour des nouvelles de Pauline[61], qui devait chanter le Barbier dans quatre ou cinq jours, ayant réussi à s’organiser tant bien que mal une troupe. Elle me paraît enchantée de l’Espagne, de la bonne réception qu’on lui a faite, du beau soleil et du mouvement dont elle avait besoin. Elle partira ensuite pour l’Andalousie et reviendra par Nohant.

Que je suis donc heureuse pour vous de savoir le gros Manoël sur le point de vous revenir : le retrouverai-je à Paris à la fin d’août ? je le voudrais bien. S’il retourne en Espagne auparavant, vous devriez le reconduire jusqu’à Nohant ; de là, il reprendrait la malle-poste de Toulouse ou de Bordeaux à volonté. Promettez-moi d’y songer et d’y tâcher.

Je suis tout émerveillée des gracieusetés du souverain d’Enrico ; mais je défends à ce grand homme réhabilité de se laisser enivrer par la faveur royale : je le prie de rester à son métier et de ne plus songer à ses canons. C’était jadis un homme terrible, vous en avez fait une femme charmante. Il est beaucoup plus joli et plus heureux ainsi.

Qu’est-ce que vous me dites, que Pététin est fâché de n’avoir pas été pris au sérieux par moi ? Je le prends, au contraire, plus au sérieux qu’il ne voudrait. Je le prends pour un bon et excellent jeune homme qui veut faire le vieux chien, qui a la singulière manie de se faire grognon, misanthrope et sceptique, quand il a le cœur jeune et généreux en dépit de lui-même. Eh ! mon Dieu, croit-il avoir le monopole des ennuis, des déceptions et des chagrins ? Est-ce que nous n’avons pas battu tous ces chemins-là ? est-ce que nous ne savons pas bien ce que c’est que la vie ? Je le sais mieux que lui ; j’ai six, huit ou dix ans de plus, et je sais bien aussi que, quand on n’est pas né sombre et haineux, on ne le devient pas, quel que soit le fardeau du mal personnel. J’ai tant souffert pour mon compte, que je ne m’effraye plus de voir souffrir. Mes idées ne sont plus à l’épouvante, à la plainte et à la compassion ardente. Je dis comme vous : « Plus loin, plus loin ! ne nous arrêtons pas ; allons au bout. »

Et, depuis que je sens la main de la vieillesse s’étendre sur moi, je sens un calme, une espérance et une confiance en Dieu que je ne connaissais pas dans l’émotion de la jeunesse. Je trouve que Dieu est si bon, si bon de nous vieillir, de nous calmer et de nous ôter ces aiguillons de personnalité qui sont si âpres dans la jeunesse ! Comment ! nous nous plaignons de perdre quelque chose, quand nous gagnons tant, quand nos idées se redressent et s’étendent, quand notre cœur s’adoucit et s’élargit, et quand notre conscience, enfin victorieuse, peut regarder derrière elle et dire : « J’ai fait ma tâche, l’heure de la récompense approche ! »

Vous me comprenez, vous, chère amie. Je vous ai vue franchir cette planche où le pied des femmes tremble et trébuche ; vous la passez gaiement, et vos soucis, quand vous en avez, ont une cause moins puérile que ces vains regrets d’un âge qui n’est plus à regretter dès qu’il est passé. Qu’ont-ils à se plaindre, ceux qui sont encore dans la vie que j’avais hier ? Craignent-ils de ne pas vieillir ? Est-ce que chaque phase de notre vie n’a pas ses forces, ses richesses, ses compensations ? Il faut vivre comme on monte à cheval ; être souple, ne pas contrarier la monture mal à propos, tenir la bride d’une main légère, courir quand le vent souffle et nous presse, aller au pas quand le soleil d’automne nous y invite. Dieu a bien fait les choses, et, lui aidant, les hommes arriveront à les comprendre.

Voilà ce qui me passe par la tête en pensant à Pététin et à tant d’autres que je sais et qui passeront le torrent en disant : « Je le croyais plus furieux. »

Bonsoir, ma bonne chérie. Mille tendresses à mon Gaston, et à vous mille caresses de cœur. Écrivez-moi.


CCXV

À M. ANSELME PÉTÉTIN, À PARIS


Nohant, 30 mai 1842.


Cher Gengiskhan,

Si vous êtes fâché contre moi, vous avez tort, je le pense. Je ne suis pas curieuse, ni désœuvrée, ni taquine, quoi que vous en disiez. C’est vous qui êtes taquin : si vous voulez avoir bonne mémoire, vous vous rappellerez que c’est toujours vous qui m’avez attaquée, tantôt sur ma dureté de cœur à propos de bottes, tantôt sur mon égoïsme à propos de rien. Je ne me suis jamais défendue.

Il m’est absolument indifférent d’être jugée froide. À l’âge que j’ai, ce n’est pas d’un mauvais goût, et mon amour-propre, sur ces choses-là, est peut-être plus accommodant que le vôtre ; car vous m’avez dit souvent des choses assez brutales à brûle-pourpoint et je ne m’en suis jamais fâchée. Je vous voyais les nerfs irrités et j’aimais mieux vous juger malade que mauvais chien.

Peut-être aviez-vous des intentions hostiles en jetant toutes ces pierres dans mon jardin. Je ne le croyais pas et je vous répondais sans humeur ; je le pense un peu à présent, en voyant que vous avez été blessé de réponses fort peu féroces selon moi, et qui convenaient plus à vos déclamations contre la Providence et la race humaine que de longues, âpres et inutiles discussions : vous vouliez peut-être les soulever entre nous ; car vous attaquiez sans cesse les points les plus sensibles et les plus sacrés de nos croyances, sans charité aucune, et, peut-être pourrais-je dire, sans le moindre égard pour moi.

Je faillis une ou deux fois m’y laisser prendre. Mais je me suis arrêtée, en voyant que vous n’étiez pas l’homme de vos théories et que votre cœur donnait un continuel démenti à vos blasphèmes. De la part d’un méchant, elles ne m’eussent pas laissée aussi calme ; ou bien c’eût été le calme du mépris. Mais je me suis souvenue du noble et malheureux Alceste, et je vous ai simplement dit que vous étiez malade, en d’autres termes, misanthrope.

C’est donc bien offensant ? je ne le savais pas. Je me croyais autorisée à faire cette réflexion par l’espèce de dédain avec lequel vous débitiez vos hérésies à deux doigts de mon nez. J’ai eu la bêtise de croire que c’était de l’abandon de votre part ; mais ce n’était pas chez vous affaire de confiance et vous ne m’autorisiez pas, dites-vous, à vous plaindre. Eh bien ! mon vieux, je m’en abstiendrai devant vous, et, quand madame Marliani viendra me parler de vous, je la prierai de ne pas vous redire mon opinion sur votre maladie. Je ne sais pourquoi elle l’a fait, je ne l’y avais pas autorisée.

Je ne me souviens pas de ce que je lui ai écrit ; ce n’était pas une réponse à votre attaque, comme vous le pensez. Je ne croyais pas que vous l’eussiez chargée de me faire le reproche que j’ai repoussé. Quoi qu’elle vous ait répété de ma lettre, je ne crains pas qu’elle vous offense, à moins que vous ne soyez fou ; car je suis sûre de n’avoir jamais eu ni un mauvais sentiment, ni une mauvaise pensée à votre égard.

Maintenant, si vous continuez à m’en vouloir, tant pis pour vous ! vous manquerez à la raison et à la justice. Vous me donnez une leçon un peu rêche. Elle ne me pique point, parce que je ne la mérite pas. Vous me croyez dure parce que je ne suis pas coquette. Je ne répondrai pas, parce que c’est toujours une sotte chose de se laisser aller à parler de soi. Ceux qui ont besoin de cela pour nous connaître ne nous aiment point, et ceux qui nous aiment nous devinent. Je ne vous reproche pas l’espèce d’antipathie qui, malgré plusieurs choses aimables, perce dans votre lettre. Vous faites profession de haïr Dieu d’abord et ensuite tous les hommes ; je serais bien vaine de vouloir être exceptée, et vous ne vous trompez guère en disant que je ne vaux pas mieux que le premier venu.

Je me défends seulement d’avoir été mauvaise pour vous. Mes paroles n’ont même pas pu être dures, puisque mon intention ne l’était pas. Votre lettre me prouve que vous êtes encore plus malade que je ne le pensais, soit dit, sans vous offenser, pour la dernière fois. Vous me faites même un peu l’effet de friser l’hypocondrie ; vous êtes heureusement assez jeune pour la combattre et vous en distraire. Vieux, vous en serez guéri par la force des choses. La jeunesse a un sentiment très âpre de personnalité, orgueilleuse dans le triomphe, amère et colère dans la chute, douloureuse dans l’inaction. Cela est bien ; car, sans cela, elle n’agirait pas ; quand l’âge de l’action est passé, la personnalité s’efface, et l’on se console d’avoir trop ou trop peu agi, quand on peut se dire qu’on a fait de son mieux, que l’action nous a emporté ou que l’inaction nous a surmonté par la force des circonstances extérieures, indépendantes de notre volonté.

On se réconcilie alors avec soi-même, on se soumet au jugement des hommes et à la volonté de Dieu ; c’est alors qu’on cesse d’être personnel et que la vie des autres reprend, à nos yeux, sa véritable importance, son effet salutaire et doux. Il est vrai que, pour arriver en vieillissant à cet oubli de l’individualisme excessif, qui est le stimulant et le tourment de la jeunesse, il faut pouvoir se rappeler qu’on a été très sincère, et très ferme dans ses bonnes intentions.

Donc, quand je dis que vous serez tranquille sur vos vieux jours, je ne vous fais pas d’insulte et je ne traite pas avec mépris votre mal présent. Je ne crois pas à l’heureuse vieillesse des vilaines gens. Je pense, au contraire, que leur âme va toujours s’aigrissant et que leur enfer est en ce monde. Vous me direz que le monde n’est peuplé que de ces gens-là. Eh ! mon Dieu, je l’ai cru, je l’ai dit de même, tant qu’il a été en leur pouvoir de me faire souffrir. Et pourquoi avaient-ils ce pouvoir ? c’est que je le leur donnais par la susceptibilité de mon amour-propre. Je ne pensais qu’à me battre avec eux, et guère à les plaindre ; la pitié vient quand l’orgueil s’en va, elle change le point de vue, et, si elle rend parfois plus triste encore, c’est une tristesse douce et où l’espérance vient trouver place. N’allez pas me croire douce, bonne et tendre pour avoir pensé et dit cela. C’est encore chez moi à l’état de découverte, et, dans la pratique, je ne vaux encore rien ; j’attends avec impatience qu’il ne me reste pas un cheveu noir sur la tête. Alors, j’en suis sûre, je n’aurai plus un sentiment injuste dans le cœur ; je verrai les hommes non méchants, mais ignorants et faibles, en réalité, comme je les aperçois déjà par la théorie. Et vous aussi, vous les verrez tels, et tout ce qui vous paraît absurde dans mon optimisme, vous l’aurez trouvé vous-même, et reconnu vrai.

Votre jeunesse furibonde et hautaine me rappelle la mienne, et vous ne pouvez inventer aucun blasphème nouveau pour moi. Si je vous racontais jusqu’où j’ai poussé la haine de toute chose et l’horreur de la vie, j’aurais l’air de vous faire des romans.

J’avais un ami, un vrai Pylade qui m’a surnommé son Oreste, pour m’avoir vue aux prises avec les Euménides, et pourtant je n’avais tué ni père ni mère. Il avait bien raison de ne me pas prendre au sérieux ; car je me rêvais aussi méchante que les autres hommes, horriblement méchants à mes yeux. Il avait coutume de me dire : « Tu es malade, bien malade ! » C’est peut-être à force de m’entendre répéter ce mot, qu’il m’est venu sur les lèvres, en vous voyant dans vos accès. Je n’y ai pas mis plus d’insolence que ne le faisait mon pauvre Pylade, le plus calme et le plus patient des hommes ! Vous me direz que je n’ai pas l’honneur d’être votre Pylade. Je voudrais pouvoir être celui de tous les hommes qui souffrent et leur faire le bien que mon ami m’a fait.

Vous direz encore que cette amitié universelle est la preuve de mon mauvais cœur. Il se peut, mais je ne le savais pas ; qu’elle vous irrite et vous offense, au lieu de vous calmer, je vous en garderai votre part, et, pour vous la prouver, puisque c’est le moyen, je ne vous la témoignerai pas davantage. Sur ce, ô commandeur des non-croyants ! pardonnez-moi, ne me tuez pas en duel, et remettez dans votre poche un de vos sujets de chagrin les plus mal fondés. Charlotte, qui vous aime, a cru bien faire en vous parlant de moi. Elle s’est trompée, ne l’agitez pas avec cela. Je ne lui en parlerai seulement pas. Elle a eu de bonnes intentions ; car, elle, elle a un cœur affectueux, vous ne pouvez pas le nier.

Maurice vous remercie de votre bon souvenir. Nous travaillons et cultivons Euripide, Eschyle et Sophocle pour le quart d’heure, dans des traductions sans doute fort plates, mais qui nous laissent encore voir que ces gens-là avaient quelque talent pour leur temps, comme on dirait à la cour.

Moi, je m’occupe à avoir mal à la tête et aux yeux. Je ne sais si vous pourrez me lire. J’aurais mieux fait, pour ma santé, d’avoir le cœur de rocher dont vous me gratifiez, de vous laisser grogner tout votre saoûl, que de m’endommager le nerf optique à vous répondre si longuement.

Pardieu ! je suis bien bête, et je devrais avoir les profits de l’égoïsme, puisque j’en ai les honneurs.

Toute à vous.

G. S.

CCXVI

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 23 juin 1842.


Mon cher Poncy,

Je ne vous écris qu’un mot, en attendant que je puisse vous écrire davantage. J’ai, depuis six semaines, d’affreuses douleurs dans la tête, produites par l’effet de la lumière sur les yeux. J’ai une peine bien grande à fournir mon travail à la Revue indépendante, et, quatre ou cinq jours par semaine, je suis forcée de m’enfermer dans l’obscurité comme une chauve-souris ; je vois alors le soleil et la nature par les yeux de l’esprit et par la mémoire ; car, pour les yeux du corps, ils sont condamnés à l’inaction, ce qui m’attriste et m’ennuie prodigieusement.

Je recevrai avec grand plaisir M. Paul Gaymard, voilà ce que je voulais vous répondre sans tarder.

Et puis, maintenant, je vous dis bien vite que j’ai reçu vos deux lettres ; que vos poésies sont toujours belles et grandes ; que votre Fête de l’Ascension est une promesse bien sainte et bien solennelle de ne jamais briser la coupe fraternelle où vous buvez, avec les hommes de la forte race, le courage et la douleur.

Faites beaucoup de poésies de ce genre, afin qu’elles aillent au cœur du peuple et que la grande voix que le ciel vous a donnée pour chanter au bord de la mer ne meure pas sur les rochers, comme celle de la Harpe des tempêtes. Prenez dans vos robustes mains la harpe de l’humanité et qu’elle vibre comme on n’a pas encore su la faire vibrer. Vous avez un grand pas à faire (littérairement parlant) pour associer vos grandes peintures de la nature sauvage avec la pensée et le sentiment humain. Réfléchissez à ce que je souligne ici. Tout l’avenir, toute la mission de votre génie sont dans ces deux lignes. C’est peut-être une mauvaise formule de ce que je veux exprimer ; mais c’est celle qui me vient dans ce moment, et, telle qu’elle est, c’est le résumé de mes impressions et de mes réflexions sur vous. Méditez-la, et, si elle vous suffit pour comprendre ce que j’attends de vos efforts, donnez-m’en vous-même l’explication et le développement dans votre réponse. C’est peut-être une énigme que je vous propose. Eh bien, c’est un travail pour votre intelligence. Si vous n’entendez pas la solution comme je l’entends, rappelez-moi ma formule, et je vous la développerai de mon côté dans ma prochaine lettre. Au reste, la difficulté que je vous propose, d’associer (en d’autres termes) le sentiment artistique et pittoresque avec le sentiment humain et moral, vous l’avez instinctivement résolue d’une manière admirable en plusieurs endroits de vos poésies. Dans toutes celles où vous parlez de vous et de votre métier, vous sentez profondément que, si l’on a du plaisir à voir en vous l’individu parce qu’il est particulièrement doué, on en a encore plus à le voir maçon, prolétaire, travailleur. Et pourquoi ? c’est parce qu’un individu qui se pose en poète, en artiste pur, en Olympio, comme la plupart de nos grands hommes bourgeois et aristocrates, nous fatigue bien vite de sa personnalité. Les délires, les joies et les souffrances de son orgueil, la jalousie de ses rivaux, les calomnies de ses ennemis, les insultes de la critique : que nous importent toutes ces choses dont ils nous entretiennent, avec leur comparaison des chênes et des champignons vénéneux poussés sur leur racine ? — comparaison ingénieuse, mais qui nous fait sourire parce que nous y voyons percer la vanité de l’homme isolé, et que les hommes ne s’intéressent réellement à un homme qu’autant que cet homme s’intéresse à l’humanité. Ses souffrances ne trouvent d’intérêt et de sympathie qu’autant qu’elles sont subies pour l’humanité. Son martyre n’a de grandeur que lorsqu’il ressemble à celui du Christ ; vous le savez, vous le sentez, vous l’avez dit. Voilà pourquoi votre couronne d’épines vous a été posée sur le front. C’est afin que chacune de ces épines brûlantes fît entrer dans votre front puissant une des souffrances et le sentiment d’une des injustices que subit l’humanité. Et l’humanité qui souffre, ce n’est pas nous, les hommes de lettres ; ce n’est pas moi, qui ne connais (malheureusement pour moi peut-être) ni la faim ni la misère ; ce n’est pas même vous, mon cher poète, qui trouverez dans votre gloire et dans la reconnaissance de vos frères, une haute récompense de vos maux personnels ; c’est le peuple, le peuple ignorant, le peuple abandonné, plein de fougueuses passions qu’on excite dans un mauvais sens, ou qu’on refoule, sans respect de cette force que Dieu ne lui a pourtant pas donnée pour rien. C’est le peuple livré à tous les maux du corps et de l’âme, sans prêtres d’une vraie religion ; sans compassion et sans respect de la part de ces classes éclairées (jusqu’à ce jour), qui mériteraient de retomber dans l’abrutissement, si Dieu n’était pas tout pitié, tout patience et tout pardon.

Me voilà un peu loin de la concision que je me promettais en commençant ma lettre, et je crains que vous n’ayez autant de peine à déchiffrer mon écriture que moi à la voir. N’importe, je ne veux pas laisser mon idée trop incomplète. Je vous disais donc que vous aviez résolu la difficulté toutes les fois que vous avez parlé du travail. Maintenant il faut marier partout la grande peinture extérieure à l’idée mère de votre poésie. Il faut faire des marines : elles sont trop belles pour que je veuille vous en empêcher ; mais il faut, sans sacrifier la peinture, féconder par la comparaison ces belles pièces de poésie si fortes et si colorées. Vous avez rencontré parfois l’idée ; mais je ne trouve pas que vous en ayez tiré tout le parti suffisant. Ainsi la plupart de vos marines sont trop de l’art pour l’art, comme disent nos artistes sans cœur. Je voudrais que cette impitoyable mer, que vous connaissez et que vous montrez si bien, fût plus personnifiée, plus significative, et que, par un de ces miracles de la poésie que je ne puis vous indiquer, mais qu’il vous est donné de trouver, les émotions qu’elle vous inspire, la terreur et l’admiration, fussent liées à des sentiments toujours humains et profonds. Enfin il faut ne parler aux yeux de l’imagination que pour pénétrer dans l’âme plus avant que par le raisonnement. Pourquoi cette éternelle colère des éléments ? cette lutte entre le ciel et l’abîme, le règne du soleil qui pacifie tout ; pourquoi la rage, la force, la beauté, le calme ? Ne sont-ce pas là des symboles, des images en rapport avec nos rages intérieures, et le calme n’est-il pas une des figures de la Divinité ? Voyez Homère ! comme il touche à la nature ! il est plus romantique que tous nos modernes ; et pourtant cette nature si bien sentie et si bien dépeinte n’est qu’un inépuisable arsenal où il trouve des comparaisons pour animer et colorer les actes de la vie divine et humaine. Tout le secret de la poésie, tous ses prodiges sont là. Vous l’avez senti dans la Barque échouée, dans la Fumée qui monte des toits, etc. Je voudrais que vous le sentissiez dans toutes les pièces que vous faites ; c’est par là qu’elles seraient complètes, profondes, et que l’impression en serait ineffaçable. Hugo a senti cela quelquefois ; mais son âme n’est pas assez morale pour l’avoir senti tout à fait et à propos. C’est parce que son cœur manque de flamme que sa muse manque de goût. L’oiseau chante pour chanter, dit-on. J’en doute. Il chante ses amours et son bonheur, et c’est par là qu’il est en rapport avec la nature. Mais l’homme a plus à faire, et le poète ne chante que pour émouvoir et faire penser.

J’espère qu’en voilà assez pour une aveugle. Je crains que mon écriture ne vous communique ma cécité.

Adieu, cher Poncy. Suppléez par votre intelligence à tout ce que je vous dis si mal et si obscurément. Solange et Maurice vous lisent et vous aiment. Maurice a presque votre âge, je crois. Il a dix-neuf ans ; c’est un peintre. Il est doux, laborieux, calme comme la mer la plus calme. Solange a quatorze ans ; elle est grande, belle et fière. C’est une créature indomptable et une intelligence supérieure, avec une paresse dont on n’a pas d’idée. Elle peut tout et ne veut rien. Son avenir est un mystère, un soleil sous les nuages. Le sentiment de l’indépendance et de l’égalité des droits, malgré ses instincts de domination, n’est que trop développé en elle. Il faudra voir comment elle l’entendra et ce qu’elle fera de sa puissance. Elle est très flattée de votre envoi et l’a collé dans son album avec les autographes les plus illustres.

Avez-vous un numéro de la Ruche populaire où mon ami Vinçard rend compte de vos Marines ? Le Progrès du Pas-de-Calais, rédigé par mon ami Degeorge, doit avoir fait aussi un article. Enfin, la Phalange m’en a promis un. Si vous n’êtes pas à même de vous procurer ces journaux, dites-le-moi, je vous les ferai envoyer. J’ai écrit à mon éditeur Perrotin de vous faire passer un exemplaire d’Indiana, et un de tous ceux de la nouvelle édition, à mesure qu’ils paraîtront.

Quant aux vers que vous m’adressez, je les garde pour moi jusqu’à nouvel ordre. J’y suis sensible et j’en suis fière. Mais il ne faut pas les publier dans le prochain recueil : cela me gênerait pour le pousser comme je veux le faire. J’aurais l’air de vous goûter parce que vous me louez. Les sots n’y verraient pas autre chose, et diraient que je travaille à m’élever des autels. Cela ferait tort à votre succès, si on peut appeler succès la voix des journaux. Mais, toute mauvaise qu’elle est, il la faut jusqu’à un certain point.

Adieu encore, et à vous de cœur.


Ne vous donnez pas la peine de recopier les vers que vous m’avez envoyés. Je ne les égare pas, et, si je vous demande des changements et des corrections, à ceux-là et aux autres, vous aurez bien assez d’ouvrage. Ne vous fatiguez donc pas à écrire plus qu’il ne faut. Je lis parfaitement bien votre écriture. Si je suis sévère pour le fond, il faudra que vous soyez courageux et patient. Il ne s’agit pas de faire un second volume aussi bon que le premier. En poésie, qui n’avance pas recule. Il faut faire beaucoup mieux. Je ne vous ai pas parlé des taches et des négligences de votre premier volume. Il y avait tant à admirer et tant à s’étonner, que je n’ai pas trouvé de place dans mon esprit pour la critique. Mais il faut que le second volume n’ait pas ces incorrections. Il faut passer maître avant peu. Ménagez votre santé pourtant, mon pauvre enfant, et ne vous pressez pas. Quand vous n’êtes pas en train, reposez-vous et ne faites pas fonctionner le corps et l’esprit à la fois, au delà de vos forces. Vous avez bien le temps, vous êtes tout jeune, et nous nous usons tous trop vite. N’écrivez que quand l’inspiration vous possède et vous presse.


CCXVII

AU MÊME


Nohant, 24 août 1842.


Mon cher poète,

J’ai trouvé vos deux lettres au retour d’un voyage que je viens de faire à Paris, pour mes affaires, c’est-à-dire pour celles de notre Revue. Je suis toujours malade, et mes yeux me refusent le service. Ne croyez donc pas, si je ne vous réponds pas exactement, qu’il y ait de ma faute. Mon travail même est sans cesse interrompu et repris avec de pénibles efforts souvent infructueux.

Je crois qu’à certains égards, vous avez progressé. Vos idées s’enchaînent, se symbolisent et se complètent mieux. Mais je veux vous avertir avec la franchise et l’autorité maternelles que vous voulez bien m’accorder : vous négligez la forme et l’expression, au lieu de les corriger. Je ne vous ai pas fait de reproche pour votre volume imprimé, je n’ai fait d’attention sérieuse qu’à l’inspiration extraordinaire et à l’innéité, l’abondance de talent, qui s’y révèlent à chaque page. Je savais bien qu’à chaque page il y avait ou une incorrection de langage ou une métaphore manquant de justesse, ou un trait dont le goût n’était pas pur. Si vous voulez faire une seconde publication ayant les mêmes qualités et les mêmes défauts que la première, vous le pouvez. Je suis à votre service pour m’en occuper avec autant de zèle et de dévouement que s’il s’agissait de votre chef-d’œuvre. Mais, si vous écoutez les conseils de mon amitié sérieuse et sévère, vous ne publierez vos nouvelles poésies que lorsque vous y reconnaîtrez vous-même plus de qualités et moins de défauts que dans les premières.

Vous êtes si jeune, qu’il ne vous est pas permis de ne pas faire chaque année un progrès sensible. Or, je trouve, dans les pièces que vous m’avez envoyées, plus de qualités, il est vrai, mais aussi plus de défauts que dans votre volume. Je ne m’en étonne pas, et même je vous dirai que je m’y attendais. C’est une phase inévitable de la transformation qui se fait dans l’esprit d’un poète comme d’un artiste. J’étudie ces phases dans la peinture que fait mon fils, et je les ai étudiées sur moi-même dans ma jeunesse. Tant qu’on est dans l’heureux âge de progresser, on perd à chaque instant d’un côté ce qu’on gagne de l’autre. De ce que cela est inévitable, il n’en faut pas moins s’observer, s’efforcer, s’examiner et se corriger. Dans la peinture, on étudie les grands modèles. Dans la littérature, il en faut faire autant. Je voudrais que vous prissiez du repos pour quelque temps, puisque vous-même, au milieu de vos fatigues et de vos chagrins domestiques, vous en sentez le besoin. Il faudra lire beaucoup d’ancienne littérature, du Corneille, du Bossuet, du Jean-Jacques Rousseau ; même du Boileau comme antidote à un certain débordement d’expressions et de métaphores romantiques dont on abuse aujourd’hui, et dont vous abusez souvent.

Je ne veux pas que vous vous effaciez, que vous cessiez d’être moderne et romantique pour vous faire classique et ancien. Mais il n’y a pas de danger que cela vous arrive. Vous êtes riche à revendre, et il ne s’agit plus que de savoir choisir et ordonner vos richesses. Comme jeune homme et poète ardent, vous manquez souvent de goût : cette chose si fine, qu’elle est indéfinissable, que je ne pourrais jamais vous dire en quoi elle consiste, et que, sans elle, pourtant, il n’y a point d’art ni de vraie poésie. Si vous n’en aviez pas du tout, je n’essayerais pas de vous conseiller d’en avoir : ce serait bien inutile ; mais c’est parce que vous en avez beaucoup et grandement que je vous avertis de penser maintenant au triage. Je vous détaillerais bien, vers par vers, vos succès et vos chutes en ce genre. Ainsi, les quatre vers qui terminent l’Échappée de mer sont une comparaison extrêmement hardie, et cependant juste, heureuse et belle. Mais, quand, par un néologisme audacieux, vous faites le verbe zigzaguer, vous ne réussissez qu’à peindre aux yeux vivement une chose matérielle, et, au lieu de l’embellir par l’expression (ce qui est le devoir inexorable de la poésie), vous la rabaissez à un terme vulgaire et incorrect, vous manquez au goût. Vous peignez un spectacle grandiose : ne cessez pas d’être grandiose ; vous voulez dire naïvement une chose naïve : soyez naïf. Zigzaguer n’est ni l’un ni l’autre. Si je vous analysais vos vers un par un, je vous ennuierais, je vous effrayerais peut-être, et mon avis n’est pas qu’on reprenne un travail mot à mot pour le refaire péniblement. Il vaut mieux passer à un autre et s’observer en le faisant. Vous auriez même près de vous un conseil assidu et sévère, qu’il vous fatiguerait, et glacerait peut-être votre inspiration. Je ne veux faire ce triste métier avec vous que quand vous serez résolu à imprimer. Alors vous m’enverrez le tout, et, si vous le voulez, je ferai le travail d’élaguer et d’indiquer à un nouvel examen de vous ce qui ne me paraîtra pas bien. Mais, dans l’état de fatigue et d’agitation où vous êtes, le plus sage serait de travailler moins souvent et d’apprendre davantage. Je vous blâme beaucoup d’avoir une correspondance qui vous prend du temps. Je n’en ai pas, moi. Une fois par mois, j’écris une douzaine de lettres, tant pour mes amis que pour mes affaires, et je reçois au moins cent lettres par mois. Mais elles sont le fait de l’oisiveté, de la curiosité et de la vanité. Je n’ai garde d’y répondre, quand je n’y vois aucune utilité pour moi ou pour les autres. Cela me fait des ennemis. Je m’y résigne, ne pouvant l’éviter et n’ayant pas le moyen de payer un secrétaire pour la satisfaction d’autrui. Vous avez mieux à faire, mon cher enfant, que de gaspiller votre temps si rare, et vos forces si nécessaires, à de menues expansions de banale correspondance où l’on est toujours poussé par le besoin de parler de soi. Quand vous avez une heure de reste le soir, lisez donc de bons vers et de bonne prose, et, sans vous attacher à imiter aucun auteur, vous prendrez, sans vous en apercevoir, l’habitude d’un goût plus sévère et d’une pureté de forme plus soutenue.

Quant aux lettres que vous m’écrivez, mon cher poète, et que je reçois toujours avec un vrai plaisir, ne vous demandez pas si elles sont bien écrites. Elles le sont. Votre cœur y parle, et le lecteur n’y cherche pas autre chose.

Si vous avez le courage de faire ce que je vous dis, avant peu de mois, vous vous réveillerez un beau jour ayant beaucoup acquis, et, sans vous en rendre compte peut-être, vous aurez trouvé des formes irréprochables pour rendre vos pensées nobles et chaleureuses.

Mais le travail, la maladie, la misère, me direz-vous ? Oh ! je sais bien ce que c’est. Si vous comptez vivre de votre plume, et progresser en même temps, je vous dirai que c’est trop pour commencer, et qu’il faut vous résigner, pendant quelques années encore, à choisir entre le profit et le progrès du talent. Si vous étiez malade tout à fait et dans l’impossibilité de travailler des bras, j’espère que vous seriez assez bon fils pour me le dire et ne pas rougir d’un service, si tant est qu’on puisse appeler service un moment d’aide si doux à l’ami qui peut le procurer.

Vous avez bien fait de repousser du pied l’or dont vous me parlez, si c’était de cet or de mauvais aloi que nous savons bien et qui souille le cœur et la main. Mais l’aide d’un cœur ami, c’est autre chose. J’espère que vous le comprendrez comme moi.

Adieu, mon cher Poncy. Du courage ! croyez qu’il m’en faut beaucoup pour vous sermonner comme je fais.

À vous de cœur.


J’ai encore un mot à vous dire. Ne montrez jamais mes lettres qu’à votre mère, à votre femme, ou à votre meilleur ami. C’est une sauvagerie et une manie que j’ai au plus haut degré. L’idée que je n’écris pas pour la personne seule à qui j’écris, ou pour ceux qui l’aiment complètement, me glacerait sur-le-champ le cœur et la main. Chacun a son défaut. Le mien est une misanthropie d’habitudes extérieures, quoique, au fond, je n’aie guère d’autre passion maintenant que l’amour de mes semblables ; mais ma personnalité n’a que faire dans les faibles services que mon cœur et ma foi peuvent rendre en ce monde. Quelques-uns m’ont fait beaucoup de peine sans le savoir, en parlant et en écrivant sur ma personne, mes faits et gestes, même en bien et avec bonne intention. Respectez la maladie d’esprit de celle que vous appelez votre mère.


CCXVIII

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE,
À ANGERS


Nohant, 28 août 1842.


Mademoiselle,

J’ai reçu à Paris, où je viens de passer quelques jours, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire il y a deux mois. Je répondrais mal à la confiance dont vous m’honorez si je n’essayais pas de vous dire mon opinion sur votre situation présente. Cependant, je suis un bien mauvais juge en pareille matière, et je n’ai point du tout le sens de la vie pratique. Je vous prie donc de regarder le jugement très bref que je vais vous soumettre comme une synthèse d’où je ne puis redescendre à l’analyse, parce que les détails de l’existence ne se présentent à moi que comme des romans plus ou moins malheureux et dont la conclusion ne se rapporte qu’à une maxime générale : changer la société de fond en comble.

Je trouve la société livrée au plus affreux désordre, et, entre toutes les iniquités que je lui vois consacrer, je regarde, en première ligne, les rapports de l’homme avec la femme établis d’une manière injuste et absurde. Je ne puis donc conseiller à personne un mariage sanctionné par une loi civile qui consacre la dépendance, l’infériorité et la nullité sociale de la femme. J’ai passé dix ans à réfléchir là-dessus, et, après m’être demandé pourquoi tous les amours de ce monde, légitimés ou non légitimés par la société, étaient tous plus ou moins malheureux, quelles que fussent les qualités et les vertus des âmes ainsi associées, je me suis convaincue de l’impossibilité radicale de ce parfait bonheur, idéal de l’amour, dans des conditions d’inégalité, d’infériorité et de dépendance d’un sexe vis-à-vis de l’autre. Que ce soit la loi, que ce soit la morale reconnue généralement, que ce soit l’opinion ou le préjugé, la femme, en se donnant à l’homme, est nécessairement ou enchaînée ou coupable.

Maintenant, vous me demandez si vous serez heureuse par l’amour et le mariage. Vous ne le serez ni par l’un ni par l’autre, j’en suis bien convaincue. Mais, si vous me demandez dans quelles conditions autres je place le bonheur de la femme, je vous répondrai que, ne pouvant refaire la société, et sachant bien qu’elle durera plus que notre courte apparition actuelle en ce monde, je la place dans un avenir auquel je crois fermement et où nous reviendrons à la vie humaine dans des conditions meilleures, au sein d’une société plus avancée, où nos intentions seront mieux comprises et notre dignité mieux établie.

Je crois à la vie éternelle, à l’humanité éternelle, au progrès éternel ; et, comme j’ai embrassé à cet égard les croyances de M. Pierre Leroux, je vous renvoie à ses démonstrations philosophiques. J’ignore si elles vous satisferont, mais je ne puis vous en donner de meilleures : quant à moi, elles ont entièrement résolu mes doutes et fondé ma foi religieuse.

Mais, me direz-vous encore, faut-il renoncer, comme les moines du catholicisme, à toute jouissance, à toute action, à toute manifestation de la vie présente, dans l’espoir d’une vie future ? Je ne crois point que ce soit là un devoir, sinon pour les lâches et les impuissants. Que la femme, pour échapper à la souffrance et à l’humiliation, se préserve de l’amour et de la maternité, c’est une conclusion romanesque que j’ai essayée dans le roman de Lélia, non pas comme un exemple à suivre, mais comme la peinture d’un martyre qui peut donner à penser aux juges et aux bourreaux, aux hommes qui font la loi et à ceux qui l’appliquent. Cela n’était qu’un poème, et, puisque vous avez pris la peine de le lire (en trois volumes), vous n’y aurez pas vu, je l’espère, une doctrine. Je n’ai jamais fait de doctrine, je ne me sens pas une intelligence assez haute pour cela. J’en ai cherché une, je l’ai embrassée. Voilà pour ma synthèse à moi ; mais je n’ai pas le génie de l’application, et je ne saurais vraiment pas vous dire dans quelles conditions vous devez accepter l’amour, subir le mariage et vous sanctifier par la maternité.

L’amour, la fidélité, la maternité, tels sont pourtant les actes les plus nécessaires, les plus importants et les plus sacrés de la vie de la femme. Mais, dans l’absence d’une morale publique et d’une loi civile qui rendent ces devoirs possibles et fructueux, puis-je vous indiquer les cas particuliers où, pour les remplir, vous devez céder ou résister à la coutume générale, à la nécessité civile et à l’opinion publique ? En y réfléchissant, mademoiselle, vous reconnaîtrez que je ne le puis pas, et que vous seule êtes assez éclairée sur votre propre force et sur votre propre conscience, pour trouver un sentier à travers ces abîmes, et une route vers l’idéal que vous concevez.

À votre place, je n’aurais, quant à moi, qu’une manière de trancher ces difficultés. Je ne songerais point à mon propre bonheur. Convaincue que, dans le temps où nous vivons (avec les idées philosophiques que notre intelligence nous suggère et la résistance que la législation et l’opinion opposent à des progrès dont nous sentons le besoin), il n’y a pas de bonheur possible au point de vue de l’égoïsme, j’accepterais cette vie avec un certain enthousiasme et une résolution analogue en quelque sorte à celle des premiers martyrs. Cette abjuration du bonheur personnel une fois faite sans retour, la question serait fort éclaircie. Il ne s’agirait plus que de chercher à faire mon devoir comme je l’entendrais. Et quel serait ce devoir ? Ce serait de me placer, au risque de beaucoup de déceptions, de persécutions et de souffrances, dans les conditions où ma vie serait le plus utile au plus grand nombre possible de mes semblables. Si l’amour parle en vous, quel sera, avec une telle abnégation, le but de votre amour ? Faire le plus de bien possible à l’objet de votre amour. Je n’entends pas par là lui donner les richesses et les joies qu’elles procurent : c’est plutôt le moyen de corrompre que celui d’édifier. J’entends lui fournir les moyens d’ennoblir son âme, et de pratiquer la justice, la charité, la loyauté. Si vous n’espérez pas produire ces effets nobles et avoir cette action puissante sur l’être que vous aimez, votre amour et votre fortune ne lui feront aucun bien. Il sera ingrat, et vous serez humiliée.

Si l’espoir de la maternité parle en vous, quel sera (toujours avec l’abnégation) le but de votre espoir ? Ce sera de vous placer dans les conditions les plus favorables à l’éducation de vos enfants, aux bons exemples et aux bons préceptes que vous devez leur fournir.

Enfin, si le désir de donner le bon exemple à votre entourage parle en vous, examinez d’abord si votre entourage est susceptible d’être impressionné et modifié par un bon exemple, et, s’il en est ainsi, cherchez les conditions dans lesquelles vous lui donnerez ce bon exemple.

Ici s’arrête nécessairement mon instruction. Si vous me disiez d’appliquer à votre place ces trois préceptes, je ferais peut-être tout de travers. Je crois avoir une bonne conscience et de bonnes intentions. Mais je n’ai aucune habileté de conduite, et je me suis mille fois trompée dans l’action. Je crois que vous avez un meilleur jugement, et que, si vous vous servez de ma théorie, vous sortirez des incertitudes où vous êtes plongée. La préoccupation où vous êtes d’une satisfaction personnelle que je crois impossible d’assurer est l’obstacle qui vous arrête, et, si vous vous sentez la foi et le courage de l’écarter, la lumière se fera dans votre intelligence.

Je n’ai pas lu les ouvrages que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer. Ils ont été égarés dans un déménagement avec d’autres livres, et je n’ai jamais pu les retrouver. Si vous aviez la bonté de renouveler votre envoi, j’y consacrerais les premières heures de liberté que j’aurai. Je vous demande pardon de mon griffonnage, j’ai la vue fort altérée. J’écris bien rarement des lettres et avec beaucoup de peine.

Agréez, mademoiselle, l’expression de mon estime bien particulière et de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.


Je serai à Paris vers le 25 septembre. Veuillez adresser à la Revue indépendante.


CCXIX

À MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS


Nohant, septembre 1842.


Monseigneur.

Mon nom est peut-être une mauvaise recommandation près de vous ; mais, si, avec des croyances peut-être différentes des vôtres, je viens à vous, pleine de confiance, pour vous indiquer une bonne œuvre à faire, il me semble que votre sagesse éclairée et votre esprit de charité peuvent m’accorder aussi quelque confiance et m’écouter avec douceur.

Il y a du moins un point qui rassemble les âmes engagées sur des routes diverses. C’est l’amour de la justice, et, comme toute justice émane de Dieu, peut-être ne suis-je pas une âme impie ni indigne de merci ; c’est cet esprit de justice et de bonté que j’invoque, pour oser, sans être connue de vous, vous confier un secret et vous demander une grâce.

Monseigneur, il y a, dans une commune de campagne, un desservant très orthodoxe, nullement partisan de mes dissidences avec la lettre des lois de l’Église, et avec lequel, par conséquent, je ne suis pas intimement liée. Je respecte trop la sincérité et la fermeté de sa foi pour chercher à l’ébranler par de vaines discussions, et sa foi me paraît bonne et bien entendue, puisqu’elle ne produit que de bonnes et nobles actions. Les services et les soins à rendre aux paysans malades ou indigents me sont imposés par un peu d’aisance et par mon séjour au milieu d’eux. C’est ainsi que j’ai été à même d’apprécier la conduite pure et respectable de ce vertueux prêtre, et, le voyant béni de tous, me trouvant parfois en relations avec lui pour aviser au soulagement de certaines souffrances et misères, je puis attester que c’est là un homme irréprochable aux yeux de toutes les opinions.

Ces jours derniers, l’ayant rencontré dans une chaumière et revenant par le même chemin que lui, je remarquai qu’il était fort triste et abattu, et, l’ayant pressé de questions, j’obtins la confidence que je vais faire à Votre Grandeur. C’est un secret qui m’a été confié, et je ne le confierai jamais qu’à Elle, c’est lui dire que je compte absolument sur son honneur et sur sa religion pour ne point chercher à connaître le nom du prêtre dont il s’agit ; car la démarche que je fais ici, je n’y suis point autorisée ; je la prends dans un mouvement de mon cœur et dans une sorte d’inspiration que je crois bonne et sûre.

Il y a quelques années, ce desservant, touché du désespoir d’une vieille mère de famille dont le fils, homme d’honneur, mais accablé par de malheureuses affaires, allait être poursuivi et emprisonné pour dettes, céda aux conseils de la pitié, accorda pleine confiance aux preuves qu’on lui donnait, et s’engagea à servir de caution auprès des créanciers pour une pauvre somme de quatre mille francs. C’était plus qu’il ne possédait, ou, pour mieux dire, il ne possédait rien du tout. Mais, comme les créanciers demandaient alors une garantie plutôt que de l’argent ; que le débiteur paraissait pouvoir s’acquitter en quelques années par son travail, le bon prêtre calcula que, toutes choses étant mises au pis, il pourrait lui-même, avec le temps et en se privant chaque année, arriver à faire face au désastre.

Malheureusement, le débiteur mourut peu après, ne laissant rien, et la dette retomba sur le prêtre, qui obtint un peu de temps, et qui, depuis deux ou trois ans, paye les intérêts sans avoir pu arriver à solder plus de deux cents francs sur le capital.

Maintenant, voici que les créanciers se montrent fort durs et fort pressés, qu’ils exigent ce capital sur l’heure, menacent de poursuites, de frais et de saisie, et, pour avoir exercé la charité, un prêtre respectable et excellent peut être d’un jour à l’autre exposé à un scandale, à une honte poignante.

Si j’avais eu quatre mille francs, j’aurais à l’instant même fait cesser l’inquiétude et la douleur de ce bon curé. Mais son histoire est la mienne, avec la différence que ce qui lui est arrivé une fois m’est arrivé plus de vingt fois, et que, dans la proportion de mes ressources aux siennes, je suis encore plus gênée et empêchée que lui. Ma position de femme, c’est-à-dire de mineure aux yeux de la loi (mineure de quarante ans, s’il vous plaît, monseigneur !), ne me permet pas d’emprunter, et je ne peux pas m’adresser à des amis. La plupart des miens sont pauvres ; le peu de riches véritablement humains que j’ai rencontrés sont tellement épuisés d’aumônes et de charités, que c’est être indiscret que de recourir à eux encore une fois. Et puis je dois vous avouer que je suis liée en général avec des personnes de l’opposition la plus prononcée, et que, malheureusement, il y a de l’intolérance au fond de toutes les opinions de ce temps-ci. Tel qui se dépouillera pour un détenu politique de sa couleur ne s’intéressera point à un curé et ne comprendra pas que je m’y intéresse.

J’ai fait appel, sans les beaucoup connaître, à quelques personnes riches et pieuses, leur faisant entendre qu’il s’agissait d’un prêtre, et d’un prêtre aussi orthodoxe qu’elles pouvaient le désirer. On m’a répondu qu’on n’avait pas d’argent ou qu’on avait ses pauvres.

J’ai conseillé à mon desservant de s’adresser au prélat de son diocèse ; mais d’autres le lui ont déconseillé, parce que monseigneur, dit-on, blâmerait l’action du prêtre charitable comme une légèreté, comme une imprudence, et que cet aveu pourrait lui faire du tort dans son esprit. Est-ce possible ? la prudence humaine peut-elle parler, là où la pitié évangélique commande ? Je ne comprends rien à cela, mais enfin je ne puis insister sur un avis où l’on croit voir de graves inconvénients.

Dans cette perplexité, l’idée m’est venue de m’adresser tout droit à Votre Grandeur, parce qu’on m’a dit qu’Elle avait l’esprit élevé et l’âme véritablement apostolique. J’ai eu confiance, et j’ai osé. Je prévois bien que Votre Grandeur fait son devoir encore mieux que moi, encore mieux que tout le monde, et qu’Elle a quelque peine à satisfaire toutes les demandes nécessiteuses dont elle est accablée. Mais elle a de nombreuses et puissantes relations que je n’ai point, elle doit disposer de la bourse de beaucoup de personnes charitables, et il suffit d’un mot de sa bouche pour obtenir pleine croyance, tandis qu’une hérétique comme moi n’a point de crédit, et ne peut espérer d’être écoutée que par une âme aussi dégagée de soupçons et aussi saintement loyale que celle de Votre Grandeur.

Je la prie d’agréer l’hommage de mon profond respect.

GEORGE SAND.

CCXX

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Paris, 12 novembre 1842.


Mon bon Charles,

Tu es excellent, et tes marrons le sont aussi. Nous les croquons à toutes les sauces, et cet échantillon du Berry, en même temps qu’il nous couvre de gloire aux yeux de nos convives, nous satisfait l’estomac en nous réjouissant le cœur. Solange surtout en fait son profit à belles dents, et madame Pauline les a trouvés si bons, que je lui en ai promis, de ta part, un joli sac que certainement tu ne lui refuseras pas.

Je te dirai que nous sommes occupés de cette grande et bonne Pauline, avec redoublement depuis son redébut aux Italiens. Je ne te dis rien de sa voix et de son génie, tu en sais aussi long que nous là-dessus ; mais tu apprendras avec plaisir que son succès, un peu contesté dans les premiers jours, non par le public, mais par quelques coteries et boutiques de journalisme, a été, dans la Cenerentola, aussi brillant et aussi complet que possible. Elle y est admirable, et, durant trois représentations de suite, on lui a fait répéter le finale. On remonte maintenant le Tancrède pour elle, et, les jours où elle ne chante pas, nous montons à cheval ensemble.

Nous cultivons aussi le billard ; j’en ai un joli petit, que je loue vingt francs par mois, dans mon salon, et, grâce à la bonne amitié, nous nous rapprochons, autant que faire se peut, dans ce triste Paris, de la vie de Nohant. Ce qui nous donne un air campagne, aussi, c’est que je demeure dans le même square que la famille Marliani, Chopin dans le pavillon suivant, de sorte que, sans sortir de cette grande cour d’Orléans, bien éclairée et bien sablée, nous courons, le soir, les uns chez les autres, comme de bons voisins de province. Nous avons même inventé de ne faire qu’une marmite, et de manger tous ensemble, chez madame Marliani ; ce qui est plus économique et plus enjoué de beaucoup que le chacun chez soi. C’est une espèce de phalanstère qui nous divertit et où la liberté mutuelle est beaucoup plus garantie que dans celui des fouriéristes.

Voilà comme nous vivons cette année, et, si tu viens nous voir, tu nous trouveras, j’espère, très gentils.

Solange est en pension, et sort tous les samedis jusqu’au lundi matin. Maurice a repris l’atelier con furia, et moi, j’ai repris Consuelo, comme un chien qu’on fouette ; car j’avais tant flâné pour mon déménagement et mon installation, que je m’étais habituée délicieusement à ne rien faire. J’espère que je te donne sur nous tous les détails que tu peux désirer.

Quant à notre Revue, nous sommes en train de la reconstituer, et j’espère qu’après le numéro qui paraîtra ce mois-ci, nous nous mettrons à flot. Tu me dis de lui mettre l’éperon au ventre, cela ne dépend pas de moi. Dans ce bas monde, le zèle et le courage ne sont rien sans l’argent. Je n’en ai point, je n’en ai pas mis dans l’affaire, et Leroux et moi n’y sommes que pour notre travail. La mise de fonds s’épuisait avant que les bénéfices eussent pu être sensibles. Nous devions chercher à doubler notre capital pour continuer, nous avons fait mieux : nous l’avons triplé, et peut-être allons-nous le quadrupler. En même temps, nous laissons les droits de propriété et les peines de la direction à nos bailleurs de fonds. Cette direction, jointe au travail de la rédaction et à la direction matérielle de l’imprimerie, était une charge effroyable, pesant tout entière sur la tête et les bras de Leroux. Viardot, occupé des voyages, des engagements et des représentations de sa femme, n’y pouvait apporter une coopération active ni suivie.

Le peu que nous avons fait jusqu’ici est donc un tour de force, et, moi qui vois les choses de près, loin d’éperonner avec impatience mon pauvre philosophe, j’admire qu’il ait pu s’en tirer, sans manquer à paraître tous les mois, et en y poursuivant de difficiles et magnifiques travaux de politique sociale. Enfin le numéro de janvier sera fait sous la conduite de nos deux nouveaux associés (peut-être de nos trois associés), et nos noms disparaîtront de la couverture, parce que nous aurons un gérant signataire, qui, moyennant le cautionnement, — autre affaire grave que nous éludions, faute d’argent, en ne paraissant qu’une fois par mois, — fera marcher notre Revue par quinzaines régulières. Viardot s’arrange et se concerte avec eux pour sa part de propriété, et nous restons comme rédacteurs principaux. Prenez donc patience avec nos dernières lenteurs. Si vous comptez vos numéros et la matière énorme qu’ils renferment, vous verrez que nous vous en avons donné plus que nous ne vous en promettions. Renouvelez vos abonnements, et, si vous êtes contents de notre honnêteté de principes, comptez que la Revue ne changera pas de ligne, vu que nos associés sont des condisciples zélés et incorruptibles des mêmes doctrines.

Maintenant, parle-moi de toi comme je te parle de moi ; tu me dois cela en retour de mon bavardage. Je vois que tu as toujours une prédilection pour le beau pays romantique de Vijon. Heureux homme qui peux vivre où tu veux et comme tu veux ! Malgré tout ce que j’invente ici pour chasser le spleen que cette belle capitale me donne toujours, je ne cesse pas d’avoir le cœur enflé d’un gros soupir quand je pense aux terres labourées, aux noyers autour des guérets, aux bœufs briolés par la voix des laboureurs, et à nos bonnes réunions, rares il est vrai, mais toujours si douces et si complètes.

Il n’y a pas à dire, quand on est né campagnard, on ne se fait jamais au bruit des villes. Il me semble que la boue de chez nous est de la belle boue, tandis que celle d’ici me fait mal au cœur. J’aime beaucoup mieux le bel esprit de mon garde champêtre que celui de certains visiteurs d’ici. Il me semble que j’ai l’esprit moins lourd quand j’ai mangé la fromentée de la mère Nannette que lorsque j’ai pris du café à Paris. Enfin, il me semble que nous sommes tous parfaits et charmants là-bas, que personne n’est plus aimable que nous, et que les Parisiens sont tous des paltoquets.

Viens nous voir, cependant ici, comme tu en avais le dessein. Cela me fera du bien pour ma part, et, en embrassant les joues fleuries de ma grosse Eugénie, il me semble que j’embrasserai sainte Solange, notre patronne, en personne. Dis à cet infâme Gaulois de m’écrire un peu, et dis-moi si ma pauvre petite Laure est mieux portante. Parle-moi aussi de Duteil et d’Agasta, dont je ne sais rien et qui, de près ni de loin, ne me donnent signe de vie.

Vous êtes bien gentils d’avoir fait quelque chose pour nos pauvres incendiés. De notre côté, nous méditons une petite soirée chantante où madame Pauline fera la quête pour les pauvres avec des notes irrésistibles. En réunissant chez nous une vingtaine de personnes à nous connues, nous ferons une petite somme, et je remplirai le déficit, s’il y a lieu. Enfin j’espère que nos désolés n’auront rien perdu.

Bonsoir, cher vieux ami ; mille baisers à ta femme et à tes chers enfants. Dis à Eugénie de m’aimer, et vous deux, n’en perdez pas l’habitude, je ne saurais pas m’en passer.

À toi.
GEORGE.


Cour d’Orléans, 5, rue Saint-Lazare.


Amitiés et poignées de main de la part de Viardot, de Chopin et de mes enfants. Pauline adore le Berry et les Berrichons. Elle y reviendra certainement l’automne prochain.


CCXXI

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Paris, 21 janvier 1843.


Mon cher Poncy,

J’ai reçu presque en même temps un jeune ami à vous dont je n’ai pas retenu le nom et qui m’a remis une lettre de vous en me promettant de venir chercher la réponse (je ne l’attends pas, car il y a déjà plusieurs jours d’écoulés), et M. Paul Gaymard, qui m’a remis votre portrait et les poésies dont vous l’aviez chargé il y a déjà longtemps. J’étais en affaire et je n’ai pu recevoir ce dernier qu’une minute ; mais je lui ai fait promettre de revenir me voir, et nous parlerons de vous.

Vous vous plaignez beaucoup de mon silence, mon cher enfant, et pourtant je vous avais averti de la difficulté que j’éprouvais à écrire des lettres, ayant la vue abîmée, point de loisir, et surtout ce qu’on appelle une grande paresse à écrire, par suite d’une habitude que j’ai eue toute ma vie de correspondre à de très rares intervalles, même avec mes plus anciens et mes plus chers amis. J’ai là-dessus toute une théorie qui demanderait trop de temps pour être exposée dans une lettre, et qui ne vous persuaderait point, puisque vous êtes dans cet âge et dans cette disposition à l’expansion que j’ai fermée en moi à clef, comme un tiroir contenant ce qu’on a de plus précieux, et ce qu’on ne doit ouvrir que quand on en peut tirer le bonheur d’autrui. Que pourrais-je donc tirer d’utile pour vous de mon tiroir (puisque la métaphore y est, laissons-la) ? Serait-ce de la louange ? Vous n’en manquez pas, et je crains même que vous n’en ayez un peu trop autour de vous. Je trouve, dans la manière dont vous me parlez de vous-même, une confiance un peu exaltée dont je voudrais vous voir rabattre pour travailler vos vers plus consciencieusement et à tête refroidie, le lendemain de l’inspiration.

Voyons ce qu’il y aurait dans le tiroir encore : de l’amitié, de la sympathie ? un véritable intérêt ? sans doute, vous savez que le coffre en est plein, et, si vous étiez comme moi, vous ne devriez pas aimer à abuser dans les mots des plus saintes choses du monde, en faisant trop prendre l’air aux reliques de l’âme.

Troisièmes reliques du tiroir : des avis, des avertissements, des sermons affectueux dans l’occasion ? Eh bien ! si vous récapitulez, vous verrez que j’ai déjà maintes fois ouvert le tiroir pour vous écrire quand cela était utile. Je vous ai envoyé, pour commencer, l’amitié, l’intérêt, la sympathie, l’approbation, la louange sincère et méritée ; et puis, ensuite, les sermons affectueux et les avis pleins de sollicitude. Si je le rouvrais toutes les semaines pour vous approuver, je vous donnerais de la vanité, et je vous ferais du mal. Si je le rouvrais de même pour vous sermonner, je vous causerais du découragement, et vous ferais encore du mal. Des lettres de bons procédés, de politesse ou de convenance, je n’en ai pas besoin, ni vous non plus. Je ne sais donc pas pourquoi vous m’écrivez, avec tant de vivacité, des plaintes si douloureuses sur mon silence et mon oubli. Je vois que vous êtes dans une période d’expansion excessive. Vous êtes tout jeune, vous êtes méridional, vous êtes poète, cela s’explique. Eh bien ! mon enfant, faites des vers, de beaux vers. Jetez votre cœur à pleines mains à votre compagne, à votre mère, à vos amis et à vos camarades. Mais, avec moi, si vous voulez que votre attachement vous profite, soyez plus calme, plus sérieux et plus patient ; car j’ai une nature très concentrée, très froide extérieurement, très réfléchie et très silencieuse. Si vous ne me comprenez pas, je ne vous serai bonne à rien. Mon amitié tranquille et rarement expansive vous blessera sans vous convaincre, et je serais pour votre vie une agitation, au lieu d’être un bienfait.

Puisque nous voilà sur ce sujet, j’ai deux reproches à vous faire d’une nature assez délicate, et je veux que vous preniez Désirée pour seule confidente et pour juge, avec votre mère, si vous voulez ; je suis sûre qu’elles ont plus de droiture et de sens qu’aucune dame de nos salons. Voici mes reproches : lisez-les en riant, mais aussi en prenant la résolution de vous observer. C’est une querelle de pure littérature que je vous fais, une guerre de mots, une chicane sur les expressions.

Vous ne vous apercevez pas qu’en m’exprimant une effusion filiale qui me touche et qui m’honore, vous vous servez de mots qui, mal interprétés, seraient le langage de la passion la plus exaltée. J’ai quarante ans ; j’ai toute la raison qu’on doit avoir à mon âge. Loin de moi donc la sotte pruderie de croire que j’ai à me défendre d’une idée folle de la part de qui que ce soit. Ma vie est sérieuse, mes affections sont sérieuses, et mon jugement l’est aussi. Mais je vis parmi des gens calmes aussi, qui, ne connaissant pas l’enthousiasme méridional, ou ne se rappelant pas celui de leur propre jeunesse, ne comprendraient rien à vos lettres si je les leur montrais. Je brûle donc vos lettres aussitôt que je les ai lues, en riant de cette précaution que vous me forcez de prendre, mais aussi en m’étonnant un peu que, vous qui êtes poète, c’est-à-dire artiste dans le choix des mots, ouvrier en fait de langue, comme on dit aujourd’hui, vous fassiez, sans vous en apercevoir, de tels contresens.

Mon fils m’apporte toutes mes lettres le matin à mon réveil, et c’est lui qui me les lit ; lui aussi est d’un caractère tranquille, peu expansif, mais solidement affectueux. Si une de vos dernières lettres avait été ouverte par lui, je ne sais ce qu’il en aurait pensé ; mais je crois bien qu’il m’aurait demandé si vous n’êtes pas un peu fou, et j’aurais été obligée de lui répondre : « Oui, mon enfant, tous les poètes le sont. »

Encore un sermon : c’est le tiroir aux sermons, aujourd’hui. Vous adressez à Juana l’Espagnole et à diverses autres beautés fantastiques des vers que je n’approuve pas. Êtes-vous un poète bourgeois, ou un poète prolétaire ? Si vous êtes le premier des deux, vous pouvez chanter toutes les voluptés et toutes les sirènes de l’univers, sans en avoir jamais connu une seule. Vous pouvez souper, en vers, avec les plus délicieuses houris, ou avec les plus grandes gourgandines, sans quitter le coin de votre feu et sans voir d’autres beautés que le nez de votre portier. Ces messieurs font ainsi et ne riment que mieux. Mais, si vous êtes un enfant du peuple, et le poète du peuple, vous ne devez pas quitter le chaste sein de Désirée pour courir après des bayadères et chanter leurs bras voluptueux.

Je trouve une infraction à la dignité de votre rôle. Le poète du peuple a des leçons de vertu à donner à nos classes corrompues, et, s’il n’est pas plus austère, plus pur et plus aimant le bien que nos poètes, il est leur copiste, leur singe et leur inférieur. Car ce n’est pas seulement l’art d’arranger les mots qui fait un grand poète : c’est là l’accessoire, c’est là l’effet d’une cause. — La cause doit être un grand sentiment, un amour immense et sérieux de la vertu, de toutes les vertus ; une moralité à toute épreuve, enfin une supériorité d’âme et de principes qui s’exhale dans ses vers à chaque trait, et qui fasse pardonner à l’inexpérience de l’artiste, en faveur de la vraie grandeur de l’individu. Il me semble que vous éparpillez parfois votre âme, ou du moins votre muse à tous les vents. Dans votre premier volume, vous aviez exprimé l’amour d’une manière si chaste et si touchante ! on voyait Désirée, la jeune et honnête fille du peuple, la vierge de votre choix ! Je vous en prie, supprimez Juana du prochain volume, et, si vous conservez ces vers :

....... J’aime toutes les femmes,
Parce que le Poète aime toutes les fleurs.

n’en faites pas du moins la devise de votre vie ; parce qu’il vous arriverait bientôt de n’aimer plus aucune femme et de ne plus sentir le parfum des fleurs.

Vous n’en êtes point là, Dieu merci ! vous aimez Désirée, vous la chantez encore, chantez-la toujours, et n’en chantez pas d’autres, maintenant qu’elle est à vous. On voit que vous l’aimez véritablement ; car les vers que vous mettez dans sa bouche sont les plus charmants de votre dernier envoi, au lieu que, dans ceux que vous m’avez envoyés sur une belle Espagnole, il y avait de l’affectation, des efforts, et point de feu véritable. Enfin, voulez-vous être un vrai poète, soyez un saint ! et, quand votre cœur sera sanctifié, vous verrez comme votre cerveau vous inspirera.

Je suis très contente de l’envoi que vous me faites par M. Paul Gaymard. Presque tout est bon, et il y a des choses vraiment belles.

Votre Sonnet est bien fait ; votre Enfant endormi, votre Bouquet de violettes, etc., etc., sont de charmantes choses. Dans la lettre de Béranger à M. Ortolan, dont vous m’envoyez la copie, je vois bien qu’il est de mon avis, et qu’il ne voudrait pas que vous publiassiez un second volume, avant qu’un progrès remarquable se fût accompli en vous. Je veux demander à Béranger une entrevue dont vous serez le seul objet, et lui montrer votre nouveau recueil, afin qu’il m’aide à savoir si vous êtes dans cette bonne veine de progrès. Je n’ose m’en remettre à moi-même. Je ne fais pas de vers et crains d’être, quant à la forme, un mauvais juge. Il me fixera à cet égard, et, s’il approuve la publication, pendant que j’ai encore trois mois à passer ici, je m’en occuperai. Mais je n’ai pas tout ce que vous m’avez adressé d’après vos listes ; j’ai lieu de penser qu’un paquet a été perdu. Dans notre petite ville du Berry, nous avons un buraliste fort négligent, et toutes nos lettres ne nous arrivent pas toujours. En outre, j’avais confié à M. Leroux plusieurs de vos feuillets, afin qu’il choisît une pièce qui conviendrait à la Revue indépendante. Il a choisi celle à Béranger, que vous avez dû voir imprimée avec la correction d’un ou deux mots que je me suis permis d’atténuer, les trouvant un peu boursouflés, et la suppression d’une ou deux strophes qui ne valaient pas les autres. En me rendant les manuscrits, bien qu’il m’eût promis de ne rien égarer, il en a, je crois, oublié une partie chez lui, et je crains de n’avoir pas le tout, ou d’en avoir laissé moi-même quelques feuillets à la campagne, dans mon secrétaire. Je ne retrouve pas une des pièces que j’aimais le mieux, des vers à propos d’une fête d’ouvriers, où vous parlez du Christ, etc. Ainsi faites-moi recopier par quelqu’un de vos amis, si vous n’avez pas le temps de le faire vous-même, tout ce que vous avez composé, avant et depuis l’envoi par M. Paul Gaymard. Cet envoi se compose de : le Muiron et la Belle-Poule, Catarina la folle, À Charles Ferrand, Vendredi saint, Torrents, Mathilde, le Pêcheur du lac, Sonnet, Matinée en rade, Tableau, Ma pensée, Nuit en mer, le Forçat, Vers à M. Paul Gaymard, À madame N***, À Méry, Délire, Courdouan, Promenade sur mer, l’Avarice, l’Enfant endormi, Ressemblance, le Bal aux Anglais, Bouquet de violettes.

Envoyez-moi donc tout le reste, ce sera plus tôt fait que de nous consulter par lettres sur ce que j’ai et sur ce qui me manque. Faites-en un paquet, et mettez-le à la diligence, enveloppé de plusieurs papiers forts, et en le faisant enregistrer au bureau.

Bonsoir, mon cher Poncy ; soyez heureux et courageux.

Je vous demande pour mon compte de faire souvent des vers sur votre métier, ce sont les plus originaux de votre plume. Vous y mettez un mélange de gaieté forte et de tristesse poétique que personne ne pourrait trouver, à moins d’être vous. Les trois ou quatre strophes de l’Épître à Béranger, où vous parlez de votre truelle, avec tant de naïveté et de philosophie, ont un tour robuste et frais qui vous constitue une individualité véritable. Ce sont aussi les strophes qu’on a remarquées et goûtées ici, où il y a tant de poètes, où l’on publie tant de milliards de vers par semaine ; où l’on est si blasé, si ennuyé de poésie, si difficile et si moqueur ; ici, où l’on a tout chanté, le ciel, la mer, l’amour, l’orage, la solitude, la rêverie, enfin tout ce que chantent les poètes, on ne connaît pas la poésie du peuple, et c’est la Revue indépendante qui a osé la découvrir un beau matin.

Si vous voulez n’être pas perdu dans la foule des écriveurs, ne mettez donc pas l’habit de tout le monde ; mais paraissez dans la littérature avec ce plâtre aux mains qui vous distingue et qui nous intéresse, parce que vous savez le rendre plus noir que notre encre. Ceci est une pure question littéraire. Mais, je le répète, soyez homme du peuple jusqu’au fond du cœur, et, si vous vous préservez de la vanité et de la corruption des classes moyennes ou supérieures, comme on les appelle, tout ira bien. Autrement votre force ne s’étendra pas au delà d’un certain point et ne passera pas les limites du clocher.


CCXXII

À M. HIPPOLYTE CHATIRON, À MONTGIVRAY


Paris, 21 février 1843.


Eh ! bien, mon cher vieux, si tout est prévu, examiné et conclu, tant mieux. Je désire et j’espère le bonheur de ta fille, et le tien, par conséquent. Je serai toute disposée à accueillir avec amitié mon neveu Simonnet, et, s’il est parfait pour sa femme, je l’aimerai de tout mon cœur.

Tu as dû recevoir la caisse : elle est partie depuis trois jours.

Je ne sais pas encore si Pierret ira à la noce. Maurice vient de lui écrire pour l’engager à faire la route avec lui ; car, enfin, Maurice, gagné par tes instances, et par la considération de trouver son père à Montgivray, a obtenu de son patron[62] une permission de huit jours. Il partira d’ici à vendredi prochain, et sera de retour le samedi, au plus tard, de l’autre semaine. Il te dira ses travaux, et je te demande ta parole d’honneur de ne pas le retenir plus longtemps et même de le faire partir au jour dit, s’il se laissait entraîner par le plaisir d’être avec vous. Il est en plein dans l’anatomie, science indispensable à acquérir vite ; car, emporté par sa facilité, s’il n’apprend le dessin bien vite et scrupuleusement, il se gâtera et fera de la drogue toute sa vie.

Cette étude à l’école pratique, au milieu de cinquante carabins dépeçant chacun une pauvre charogne humaine, lui répugne beaucoup. Cependant, il en a pris son parti, et même il est dans un bon train maintenant. Je crains beaucoup pour lui l’entraînement de distraction que cette noce va lui causer. Il doit concourir pour une place aux Beaux-Arts dans quinze jours ; et, s’il n’est pas en mesure, il ne sera pas admis. Je te l’envoie donc en te priant bien sérieusement de faire entendre raison à son père là-dessus. Maurice est dans les deux ou trois années qui vont décider de son avenir, à savoir s’il sera un artiste ou un amateur. Tu me diras qu’il peut vivre sans être un artiste. Mais quelle différence dans la vie d’un homme, de savoir faire en maître ce qu’on a appris, ou de rester écolier ! Il faut que, cette année, maître Maurice épouse dame Peinture pour tout de bon ; nous voilà occupés tous deux de l’établissement de nos enfants, chacun à sa manière. Aide-moi à chapitrer Maurice sur ce point.

Bonsoir, mon vieux ; mille compliments et mille caresses à la bonne petite Léontine. En me disant qu’elle reçoit la récompense de sa simplicité, tu en fais un bel éloge, et qu’elle mérite. Mille et mille tendresses à Émilie. Je t’embrasse. Tous nos amis te félicitent.


CCXXIII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Paris, 26 février 1843.


Mon cher enfant,

J’ai reçu votre lettre ce matin, et non vos corrections de la Belle-Poule, ni l’autre pièce dont vous me parlez. Vos vers sont dans les mains de Béranger, qui a fait un peu de difficulté pour se charger de l’examen et du conseil. Il trouvait la chose délicate et craignait de vous affliger en étant tout à fait franc et sévère. Je lui ai dit que c’était, au contraire, le plus grand service qu’il pût vous rendre et que vous en seriez reconnaissant ; que vous n’aviez ni l’entêtement ni l’orgueil chagrin des autres poètes, et que vous saviez préférer un ami à un flatteur. Je vous donnerai sa réponse dès que je l’aurai. Tout en parlant avec lui de la publication de votre second volume, voici quel a été son avis : « Je n’entends pas plus que vous les affaires de librairie ; et lui, les entend très bien, ainsi que les chances de succès. »

Il pense que les vers, quelques beaux et nouveaux qu’ils soient, ont peu de retentissement à Paris, où tout le monde en publie et où le public, inondé de ce déluge, ne se donne pas la peine de les regarder. De beaux vers ne sont accueillis que par un certain nombre d’amateurs assez restreint. Il faut que ce soient des gens de goût, à existence douce et tranquille. Il y a peu de ces gens-là ici. Il y en a de moins en moins tous les jours. Si vous voyiez cette vie affairée, matérielle et avide d’argent ou de grossiers plaisirs, vous en seriez consterné.

Mais revenons à l’avis de Béranger. Il dit que, si vous vous faisiez imprimer en province, les frais seraient moindres de moitié et les placements plus faciles, l’ouvrage étant sous la main et vos souscriptions sur place. Vous pourriez, si l’impression était exécutée proprement (car, ici, c’est une considération pour les libraires), nous en envoyer un certain nombre qu’on ferait prendre à un éditeur en tâchant qu’il vous volât le moins possible. Perrotin ne vous volerait pas du tout ; mais il fera difficulté de se charger d’une petite affaire, lui qui, en ayant fait de très grandes avec un assez beau succès, n’aime plus aujourd’hui que les entreprises à nombreuses livraisons suivies. Nous verrions bien pour cela.

En attendant, dites-moi si cette publication chez vous offre les meilleures chances que Béranger croit y voir. Les dépenses qu’on vous a fait faire pour votre premier volume me paraissent exorbitantes, et, si on les réduisait de moitié, vos profits seraient doubles. Je pense que vous trouverez facilement un éditeur qui ferait les frais, à charge de se rembourser avec des bénéfices modestes sur la vente ; ou plutôt un imprimeur libraire ; car je ne sais s’il y a des imprimeurs proprement dits en province. De plus, j’enverrais ma préface à lui, tout comme à un éditeur de Paris. Je ne sais pas pourquoi vous ne retireriez pas de cette production tout le bénéfice possible. Vous allez être père et un peu d’argent ne vous sera pas de trop.

J’écrirais dans deux ou trois villes du Nord et du Centre, où je ferais prendre quelques douzaines d’exemplaires à des amis qui pourraient les répandre ou les placer chez des libraires. De votre côté, vous devez pouvoir le faire aussi. Répondez donc à tout cela. Enfin, en dernier cas, si nous attendions un ou deux mois, je suis presque sûre d’un nouveau procédé d’imprimerie que M. Pierre Leroux a découvert et qu’il va mettre en pratique, au moyen duquel nous aurions des livres imprimés avec une économie merveilleuse de frais. Si nous en étions là, tout irait de soi-même, sans que vous eussiez à vous occuper. Nous vous imprimerions de nos propres mains ; car nous ne pensons pas à moins que simplifier l’imprimerie à ce point.

La machine est faite, notre grand inventeur prend ses brevets, et nous la verrons fonctionner, je crois, la semaine prochaine. Si vous pouvez vous procurer la Revue indépendante, vous y verrez, au numéro du 25 janvier dernier, un bel article de Leroux sur cette invention.

Dites-moi, mon cher enfant, si vous connaissez tous les écrits philosophiques de Pierre Leroux ? Sinon, dites-moi si vous vous sentez la force d’attention pour les lire. Vous êtes jeune et poète. Je les ai lus et compris sans fatigue, moi qui suis femme et romancier. C’est dire que je n’ai pas une bien forte tête pour ces matières.

Pourtant, comme c’est la seule philosophie qui soit claire comme le jour et qui parle au cœur comme l’Évangile, je m’y suis plongée et je m’y suis transformée ; j’y ai trouvé le calme, la force, la foi, l’espérance et l’amour patient et persévérant de l’humanité : trésors de mon enfance, que j’avais rêvés dans le catholicisme, mais qui avaient été détruits par l’examen du catholicisme, par l’insuffisance d’un culte vieilli, par le doute et le chagrin qui dévorent, dans notre temps, ceux que l’égoïsme et le bien-être n’ont pas abrutis ou faussés. Il vous faudrait peut-être un an, peut-être deux, pour vous pénétrer de cette philosophie qui n’est pas bizarre et algébrique comme les travaux de Fourier, et qui adopte et reconnaît tout ce qui est vrai, bon et beau dans toutes les morales et sciences du passé et du présent.

Ces travaux de Leroux ne sont pas volumineux ; quand on les a lus, on a besoin de les porter en soi, d’interroger son propre cœur sur l’adhésion qu’il y donne ; enfin, c’est toute une religion, à la fois ancienne et nouvelle, dont on a besoin de se pénétrer et qu’il faut couver avec tendresse. Bien peu de cœurs s’y sont rendus complètement ; il faut être foncièrement bon et sincère pour que la vérité ne vous offense pas.

Enfin, si vous vous sentez cette volonté de comprendre l’humanité et vous-même, vous aurez une tête affermie, de la certitude, et le feu de votre poésie s’y rallumera tout entier. Vous en ferez verbalement l’explication et l’abrégé à Désirée, et vous verrez que son cœur de femme s’y plongera. Je dois vous dire cependant que ce sont des travaux incomplets, interrompus, fragmentés. La vie de Leroux a été trop agitée, trop malheureuse, pour qu’il pût encore se compléter. C’est là ce que ses adversaires lui reprochent. Mais une philosophie, c’est une religion, et une religion peut-elle éclore comme un roman ou comme un sonnet dans la tête d’un homme ?

Les grands poèmes épiques de nos pères ont été l’ouvrage de dix et de vingt années. Une religion n’est-elle pas toute la vie d’un homme ? Leroux n’est qu’à la moitié de sa carrière. Il porte en lui des solutions dont le cœur lui donne la certitude, mais dont la définition et la preuve pour les autres hommes demandent encore d’immenses travaux d’érudition, et des années de méditation. Quoi qu’il en soit, ces admirables fragments suffisent pour mettre un esprit droit et une bonne conscience dans la voie de la vérité. De plus, c’est la religion de la poésie. Si vous y mordez, vous ferez un jour la poésie de la religion.

Dites, et je vous enverrai tout ce qu’il a écrit. Vous vivrez là-dessus comme un bon estomac sur du bon pain de pur froment. La poésie ira son train, et vous réserverez, chaque semaine, une ou deux heures solennelles, où vous entrerez dans ce temple élevé à la vraie divinité.

Vous y associerez Désirée, doucement, sans la déranger de son culte, si elle est attachée au catholicisme. Son esprit fera une synthèse sans qu’elle sache ce que c’est qu’une synthèse, et un jour viendra où vous prierez ensemble sur le bord de cette mer où vous ne faites qu’aimer et chanter. Quand vous aurez une foi solide et éclairée à vous deux, vous verrez que l’âme de la plus simple femme vaut celle du plus grand poète, et qu’il n’est point de profondeurs ni de mystères, dans la science divine, pour les cœurs purs et les consciences paisibles.

C’est alors vraiment que vous évangéliserez vos frères les travailleurs, et que vous ferez d’eux d’autres hommes. Aspirez à ce rôle que vous avez commencé par votre intelligence et que vous ne finirez que par une haute vertu. Point de vertu sans certitude ; point de certitude sans examen et sans méditation. Calmez votre jeune sang, et, sans refroidir votre imagination, portez-la vers le ciel, sa patrie ! Les merveilles de la terre qui agitent votre curiosité, les voyages lointains qui tentent votre inquiétude, ne vous apprendront rien de ce qui peut vous grandir. Croyez-moi, moi qui ai voyagé comme cet homme dont le poète a dit :


Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.


Bonsoir, mon enfant ; le matin arrive. Je vais me reposer. Embrassez pour moi Désirée et dites-lui qu’elle me rendra heureuse de donner à son enfant le nom de l’un des miens.

Répondez-moi et surtout n’affranchissez pas vos lettres ; vous me feriez de la peine. Laissez-moi affranchir les miennes quand j’y pense, et ne les montrez pas, si ce n’est à Désirée.


CCXXIV

À MADAME CLAIRE BRUNNE, À PARIS


Nohant, 18 mai 1843.


Je ne sais point mentir à qui me parle franchement, et je crois, madame, que, dans ce cas-là, la politesse est une raillerie ou une lâcheté. J’ai bien dit, il est vrai, que votre manière d’être ne m’était pas sympathique, à cause d’une grande tension de l’amour-propre que j’ai cru remarquer en vous, et qui est la maladie de presque tous les esprits supérieurs de notre époque.

Mes besoins de cœur me portent vers la simplicité et le naturel, plus que vers l’intelligence orgueilleuse. Je n’ai peut-être pas ces vertus que j’aime tant, et ce n’est pas pour vous faire croire que je les ai, que je vous dis mon estime pour elles. Mais ce que j’ai dit est littéralement vrai. J’en ai besoin, je les cherche, et je crains les âmes là où je ne les sens pas. Si vous attachez quelque prix (comme vous avez la bonté de me l’exprimer) « à l’opinion que j’ai pu prendre de vous », je ne pense pas qu’une opinion aussi peu examinée en moi-même, et conçue aussi brusquement, je l’avoue, doive être, cette fois, à vos yeux, d’une grande importance.

J’ai ouï dire du bien de vous, et je ne me suis point permis de juger autre chose que votre extérieur et vos discours. Il est vraisemblable que mes préventions se seraient évanouies si je vous avais connue davantage. Mais je me sens si peu aimable, j’ai l’esprit si paresseux, si éloigné du brillant et de l’animation que vous aimez, que j’aurais craint de ne vous voir jamais à l’aise avec moi. Et puis, enfin, je ne me suis jamais imaginé que vous me feriez l’honneur de vous apercevoir d’un peu de sympathie de plus ou de moins de ma part.

Peut-être même ne vous en seriez-vous jamais aperçue, si des propos désobligeants pour vous, et malveillants pour moi, ne vous eussent forcée d’y prêter attention. Je pourrais peut-être m’excuser d’avoir exprimé mon sentiment, en vous disant, à vous, que j’y ai été provoquée et encouragée par des personnes qui vous ménageaient bien moins que moi, et qui, en vous répétant mes paroles (si tant est qu’elles les aient répétées sans les amplifier), ont oublié de faire mention des leurs propres, dans le compte rendu.

Je vous remercie, madame, de l’envoi de vos deux volumes ; je n’ai encore lu qu’Ange de Spola, et je vous en dirai mon avis avec la même sincérité, puisque vous l’avez provoqué de bonne foi. Ce n’est point un roman ordinaire, et, sur les cinq cents ou six cents romans de femme que j’ai feuilletés depuis dix ans, c’est un des trois ou quatre que j’ai pu lire en entier. Au fait, ce n’est point un roman ; vous-même l’avez qualifié d’étude. Il manque essentiellement des qualités qui font un roman animé. Mais il a toutes celles d’une étude bien faite. C’est une énigme qui se dévoile peu à peu, et dont le mot n’est pas assez proclamé. Votre Ange cherche la grandeur et la vertu, et vous montrez, avec beaucoup d’élévation, que, sans grandeur et sans idéal, il n’y a pas d’amour possible pour une âme élevée. Seulement les ténèbres qui remplissent la vie douloureuse de cet Ange, vous ne les dissipez que faiblement.

On voit bien que, dans ce pauvre et mesquin petit milieu du grand monde où vous avez enfermé son existence, l’Ange a dû mourir de froid et d’ennui, sans avoir vu clair un seul jour. Mais vous, l’auteur, vous qui jugez et racontez, vous deviez nous dire mieux ce qui lui a tant manqué. Vous nous l’eussiez dit en nous montrant dans Georges de Savenay un véritable homme ; mais nous l’avons à peine connu. Il est brave et compatissant, il est bel esprit et homme de lettres. Mais quoi encore ? quels sont ces grandes idées, ces nobles sentiments, que vous nous dites qu’il possède, et qu’il ne nous laisse pas apercevoir ? On dirait que vous avez craint d’effaroucher et d’épouvanter les salons où la vie de votre Ange s’est étiolée, en nous montrant la figure d’un homme de bien tel que vous devez la concevoir et pouvez la peindre.

Je vous prie, madame, de me pardonner ces observations, et d’être bien certaine que je ne me les permettrais pas, si votre talent et votre caractère ne me semblaient en valoir la peine ; car c’est une peine, madame, que de dire la vérité qu’on pense, et c’est le plus grand acte de courage que nos amis aient le droit de nous demander.

Agréez, madame, l’expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

CCXXV

À MAURICE SAND, À GUILLERY


Nohant, 6 juin 1843.


Mon cher enfant,

Je suis heureuse que tu t’amuses et que tu prennes du bon temps. Quoique tu me manques beaucoup, j’en ferais le sacrifice aussi longtemps que tu le désirerais, mais tu sais que le travail et le maître doivent passer avant tout.

Je reçois ce matin une lettre de Delacroix. Il sera ici dans quinze jours, le 20 au plus tard. Ainsi tu n’as pas de temps à perdre pour revenir ; car tu auras besoin de te reposer un jour ou deux avant d’aller d’ici, avec le cabriolet, au-devant de ton patron. Tu savais bien que tu n’avais guère qu’une quinzaine de jours devant toi quand tu as entrepris ce voyage. Arrive donc de ton côté et fais provision d’ardeur pour le travail.

Songe à ne pas te laisser accaparer trop longtemps. Tu ne fais rien, tu t’habitues à ne rien faire, ce qui est pire. Donne pourtant à ton père le temps convenable et sois gentil avec lui. Montre-lui que je ne t’ai pas si mal élevé.

Je suis toute triste de ton absence. On ne vit pas pour soi, et on ne peut se passer de ceux qu’on aime. Personne cependant n’a plus de courage que moi pour se suffire comme on dit vulgairement. Mais se suffire n’est que tuer le temps et tromper la tristesse. La maison est bien grande sans toi, mon pauvre Bouli, et les soirées seraient bien longues si je ne me plongeais dans les bouquins.

Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu’aux oreilles ; je ne sors pas du Kadosh, du Rose-Croix et du Sublime Écossais. Il va en résulter un roman des plus mystérieux. Je t’attends pour retrouver les origines de tout cela dans l’histoire d’Henri Martin, les templiers, etc.

Je reçois une lettre anonyme d’un Slave de la Moravie qui me remercie des réflexions que ma plume gracieuse sème par-ci, par-là sur l’histoire de Bohême, et qui me promet la reconnaissance de la race slave depuis la mer Égée jusqu’à sa sœur glaciale. Tu pourras donner ce nom à Solange quand elle ne sera pas sage.

Bonsoir ! reviens, porte-toi bien. J’attends de tes nouvelles avec impatience.


CCXXVI

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, 13 juin 1843.


Chère amie,

Il est vrai que je ne vous ai pas écrit depuis bien des jours. J’ai eu d’horribles migraines et je n’ai rien donné à la Revue pour le numéro du 10 ; ce qui vous prouve que j’ai laissé moisir mon encrier et que j’ai été tout à fait hors de combat. Cet affreux temps ne contribue pas peu à m’accabler. Nous aussi, nous faisons du feu tous les jours. Malgré ce triste printemps, je ne peux pas dire qu’excepté vous et mes amis, je regrette Paris, ou, pour mieux dire, que je regrette Paris pour lui-même. Rien que de voir courir les nuages, les arbres plier sous le vent, et la pluie battre les vitres, je me sens à la campagne, je vois un grand horizon, je ne quitte pas ma robe de chambre de la journée, je n’entends pas de sonnette dans mon antichambre, personne ne me fait compliment de mes ouvrages ; enfin, j’oublie entièrement que je suis madame Sand, et le peu de gens que je vois ne l’ont, je crois, jamais su. Cela compense bien la pluie.

Mais ce qui n’a pas de compensation, c’est votre éloignement, et, pour surcroît dans ce moment-ci, celui de Maurice, dont je ne suis guère habituée à me passer. Je m’absorbe dans la lecture et j’arrive à oublier où je suis, à me persuader que je vais entendre Enrico sonner la cloche et que le dîner va nous réunir. Je vois en rêve la culotte à carreaux et le paletot crasseux du matin, de cet aimable être. J’entends mon bon Gaston faire la trompette avec son nez pendant que vous allongez le bout des doigts en criant : Polvo ! Je ne me console, lorsque j’aperçois mon erreur, qu’en pensant que la M*** et le P*** sont peut-être là auprès de vous ; et que, si j’y étais, l’une se croirait obligée de me parler littérature et l’autre philosophie transcendante.

Enfin, vous viendrez à Nohant avec Manoël, Gaston Rico, et alors, comme nous n’aurons ni philosophailleurs ni romançaillières, rien ne nous empêchera de mener une vie de cocagne.

Qu’est-ce que c’est que ces troubles d’Espagne ? Est-ce quelque chose ou n’est-ce rien comme le plus souvent ? Vous n’êtes pas inquiète, j’espère et vous espérez toujours Manoël. Embrassez-le pour moi quinze fois au moins quand vous lui écrirez.

Parlez-moi de notre cher Leroux et parlez-lui de moi. Dites-lui de m’envoyer des livres, s’il peut en trouver encore sur la franc-maçonnerie. J’y suis plongée jusqu’aux oreilles. Dites-lui aussi qu’il m’a jetée là dans un abîme de folies et d’incertitudes, mais que j’y barbote avec courage, sauf à n’en tirer que des bêtises. Dites-lui, enfin, que je l’aime toujours, comme les dévotes aiment leur doux Jésus.

Bonsoir, chère. J’attends Maurice et mon frère dans quinze jours. Je n’ai pas de nouvelles de Papet. Dites à Pététin de se bien porter et de songer à venir nous voir. Je vais écrire à Delacroix. Soignez-vous, accourez sitôt qu’il fera beau, cela ne peut plus tarder.


CCXXVII

À M. LE COMTE JAUBERT[63], DÉPUTÉ DU CHER
À BOURGES


Nohant, juillet 1843.


Je vous remercie beaucoup, monsieur, de l’aimable envoi du vocabulaire berrichon, et je vous sais gré surtout d’avoir fait ce travail intéressant et sympathique. Il y avait bien longtemps que je projetais une grammaire, une syntaxe, et un dictionnaire de notre idiome, que je me pique de connaître à fond. Je me serais bornée à la localité que j’habite, croyant, comme je le crois encore (pardonnez-moi cette prétention), que nous parlons ici le berrichon pur et le français le plus primitif. C’est la lecture attentive de Pantagruel, dont l’orthographe, d’ailleurs, est identiquement semblable à notre prononciation, qui m’a donné cette conviction, peut-être un peu téméraire. Le travail que vous avez fait est plus étendu, par conséquent meilleur, plus important et plus utile. Mais, en étendant votre récolte, vous avez perdu quelques richesses de détail. Ainsi vos verbes ne sont pas complets comme les nôtres, ou peut-être vous n’avez pas voulu compléter votre conjugaison du verbe manger. Nous avons le subjonctif que je mangisse ; première personne du pluriel que je mangissienge. Vous voyez que nous avons tous les temps, et que nous avons sujet d’être un peu pédants et de faire les puristes.

Cependant nous ne ferons pas comme fait l’Académie. Nous ne vous volerons rien, et nous ne vous contesterons rien, que l’orthographe et le sens exact de quelques mots. De plus, je me propose de vous envoyer une centaine de mots que vous examinerez, et dont quelques-uns certainement vous plairont, soit que vous fassiez plus tard un appendice à votre vocabulaire, soit que, comme amateur éclairé, il vous paraisse amusant de les connaître. Je suis en train de les bien examiner de mon côté, pour en établir l’orthographe ; car nos paysans ont une prononciation très accentuée. Ils prononcent qui tchi. Ainsi dans leurs pronoms démonstratifs, qui sont très riches, ils disent : quaqui-, celui-ci ; quaqui-là là, celui-là ; et quaqui-là là là, celui-là plus loin ou là-bas ; et ils prononcent quatchi-là, quatchi-là là, et quatchi-là là là, ce qui ne manque pas de caractère, comme vous voyez : au féminin, qualchi-là, qualchi-là là, etc. Nous avons bien quelques chiens frais qui se permettent de dire : c’te’lui-là, c’tella-là. Mais ce sont, comme dit Montaigne, façons de parler champisses et mauvaises, et nos puristes les traitent avec mépris.

Je me permettrai une seule critique sur votre manière d’orthographier bouffoi, bouffouet et tous les mots de pareille composition. Nous prononçons bouffé (nous disons plus élégamment bouffret), et je crois qu’il est conforme à cette prononciation, ainsi qu’à la bonne orthographe, d’écrire bouffouer, comme les vieux auteurs, qui écrivaient dressouer, draggouer. Notre prononciation est si bonne, que, sans elle, nous aurions perdu le sens de plusieurs mots propres. Ainsi nous avons une commune qui s’appelle, en chien frais et dans tous les actes et registres civils, la L’œuf, nos paysans s’obstinent à lui donner son véritable nom : l’Alleu.

Mais voici bien assez de critiques. Je vous dois les plus sincères éloges pour la réhabilitation et le nouveau lustre que vous donnez à notre idiome, à nos figures, et à quelques mots qui sont de création indigène et dont rien ne peut traduire la finesse. Fafiot, fafioter, berdin (qu’il faut écrire, je crois, bredin, parce que nous disons beurdin, comme peurnez, prenez, bourdouiller, bredouiller, deurser, dresser), sont des nuances d’ironie très fines, et je défie l’Académie tout entière de nous en donner l’équivalent. Il me faudra bien des phrases pour me faire connaître un caractère, que le simple adjectif de fafiot me fera voir à l’instant. Mais, monsieur, vous ne connaissez pas le vasivasat, en bonne orthographe vas-y vas-à, l’homme incertain, timide, un peu fafiot, mais plus indécis encore et dont la peinture est complète dans un mot. Je vous supplie de ne pas dédaigner ce mot-là, et de lui rendre un jour son droit de cité, comme disent nos prétentieux critiques modernes, à tout propos. Il est vrai que vous m’avez appris galope science que j’ignorais et que je trouve admirable, par le temps qui court. Mais comment avez-vous été induit en erreur au point de traduire diversieux par divertissant ? Diversieux signifie capricieux, mobile, changeant. C’est l’homme de Montaigne, ondoyant et divers. Les Berrichons qui prennent ce mot dans une autre acception font une faute énorme, et c’est à vous de les redresser.

Maintenant, monsieur, je compte écrire plus sérieusement, et sans aucune des critiques que je me permets ici, quelques lignes dans ma Revue indépendante, sur votre intéressant Vocabulaire et la spirituelle notice qui le précède. Comme vous avez modestement gardé l’anonyme en le publiant, je craindrais de commettre une indiscrétion en vous nommant ; je vous prie donc de me faire savoir vos intentions à cet égard et de me permettre d’annoncer du moins le livre et de remercier l’auteur.

Agréez, monsieur, l’expression de ma gratitude pour votre envoi et pour les choses gracieuses que vous voulez bien y joindre, ainsi que l’assurance de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

CCXXVIII

À MADAME MARLIANI, À ORBEC (CALVADOS)


Nohant, 2 octobre 1843.


Chère bonne amie, j’arrive d’un petit voyage aux bords de la Creuse, à travers de fort petites montagnes, mais très pittoresques, et beaucoup plus impraticables que les Alpes, vu qu’il n’y a guère ni chemins ni auberges. Nous avons grimpé partout tant à pied qu’à cheval ou à âne. Nous avons couché sur la paille et nous ne nous sommes jamais mieux portés que pendant ces hasards et ces fatigues. Enfin, nous avons fait une bonne partie, pour nous reposer de trois jours et trois nuits de bals et fêtes rustiques à l’occasion du mariage de Françoise[64].

Vous me pardonnerez d’avoir été si longtemps sans vous écrire ; vous me laissiez sur une lettre de Londres, où vous paraissiez si incertaine de vos projets, que je ne savais plus où vous prendre. Vous voilà enfin sortie de la perfide Albion, et vous reposant dans la bonne Normandie, avec la plus chère de vos sœurs et le gros Manoël, que j’embrasse tendrement en attendant le rendez-vous général à Paris.

J’ai eu la visite de Mendizabal, un beau soir, au moment où je ne l’attendais guère, comme bien vous pensez. Il a passé ici trois heures, une à dîner et à bavarder, deux à entendre chanter Pauline, et à faire faire à Chopin toutes les charges de son répertoire. Il est parti à minuit, toujours actif, brave, jovial et entreprenant ; allant soi-disant prendre les eaux des Pyrénées, mais songeant plutôt, selon moi, à remuer encore quelque chose à la frontière d’Espagne. Puisse-t-il y combattre efficacement les succès éphémères du parti de Christine, et se jeter dans les bras du parti réellement progressif et populaire, si toutefois ce parti existe, et si (au cas où il existerait) Mendizabal ne serait pas trop vieux pour le comprendre.

Pauline est repartie d’ici avec sa mère et sa fille, il y a quinze jours. Elle part pour la Russie le 5 octobre, avec Viardot, qui se plaint toujours comme un pot cassé. Enfin, elle a un superbe engagement pour l’hiver avec Rubini et Tamburini, un autre pour le printemps à Vienne. Sa voix est magnifique, sa santé consolidée ; elle est même engraissée, et supporte la fatigue comme un diable. Elle n’a fait que courir les bois et danser la bourrée tout le temps qu’elle a passé ici.

Malgré le froid qui commence à piquer fort, je tâcherai de rester ici jusqu’à la fin d’octobre pour mettre ordre à quelques affaires. Ensuite, nous nous retrouverons au phalanstère de la cité d’Orléans avec un nouveau plaisir.

J’espère que toutes vos courses vous auront fait grand bien ; profitez-en le plus longtemps possible. Le froid des champs est moins pernicieux que celui de Paris.

Bonsoir, chère ; rappelez-moi au souvenir de votre sœur chérie. Battez ferme, pour moi, sur le dos d’Enrico, et aimez-moi toujours, car je vous aime pour toujours.

G. SAND.

CCXXIX

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Nohant, 8 octobre 1843.


Mon cher Charles.

Arnault l’imprimeur a consenti à imprimer cinq cents exemplaires de Fanchette, pour une somme fort minime, à répartir entre les gens de bonne volonté, mais dont je me chargerais au besoin, pourvu que ce ne fût pas trop ostensiblement. On m’accuserait de vanité littéraire, de haine politique ou d’amour du scandale si j’avais l’air de pousser à une publicité particulière dans la localité. Cela m’est parfaitement égal, quant à moi, mais diminuerait peut-être dans quelques esprits la bonne impression que la lecture du fait a produite.

L’indignation est bonne aux humains et c’est ce qui leur manque le plus dans ce temps-ci. Si on pouvait susciter un peu de ce sentiment chez les ouvriers et les artisans de la Châtre, cela les rendrait meilleurs ; ne fût-ce qu’un quart d’heure, ce serait toujours cela ! Je serais donc flattée d’émouvoir ce public-là un instant ; et je crois que quiconque sait épeler peut comprendre le style trivial de Blaise Bonnin.

Que ne pouvons-nous faire un journal ! Je vous fournirais une série de lettres du même genre, où les moindres sujets, traités avec bonne foi, avec moquerie ou avec colère, feraient quelque impression sur les gens du petit état, et tu sais que ce sont ceux-là qui m’occupent. Les plus bêtes d’entre eux sont plus éducables, selon moi, que les plus fameux d’entre nous, par la même raison qu’un enfant inculte peut tout apprendre, et qu’un vieillard savant et habile ne peut plus réformer en lui aucun vice, aucune erreur. Ceci ne s’applique qu’à notre génération ; ce serait nier l’avenir, et Dieu m’en préserve ! Tout le monde se corrigera, grands et petits. Mais, si nous donnons aujourd’hui quelques leçons aux petits, je suis persuadée qu’ils nous le rendront bien un jour.

Laissons la discussion et parlons de Fanchette, de la vraie Fanchette ; rien ne nous empêche, que je sache, d’ouvrir une petite souscription pour elle. Cela lui ferait du bien, et cela augmenterait le scandale, chose qui n’est pas mauvaise non plus. Mon idée était de faire vendre une partie des exemplaires de son histoire à bas prix, et à son profit ; on aurait distribué l’autre gratis à des artisans.

Vois, cependant, si l’une des bonnes œuvres ne paralyserait pas l’autre ; car nos bienfaiteurs de l’humanité n’aiment pas à donner deux fois. Confères-en avec le Gaulois.

Papet m’a ouvert largement sa bourse d’avance. À qui remettrait-on la gestion de la petite somme que nous pourrions faire ? Pour cela, il faudrait savoir en quelles mains on va mettre Fanchette. Si c’est aux sœurs de l’hôpital, ne sera-t-elle pas victime de leur ressentiment ? ne devrait-on pas l’en retirer ? Je pourrais bien la confier dans mon village à quelque femme honnête et pauvre qui trouverait son compte à la bien soigner.

En faire les frais n’est pas ce qui m’embarrasse ; mais il serait bon que ce ne fût pas, en apparence, un acte particulier de ma seule compassion, mais le concours de plusieurs, du plus grand nombre possible, d’indignations généreuses. Réponds, qu’en penses-tu ? et, si mon idée est bonne, comment faut-il la réaliser ? Faut-il demander l’autorisation de sauver Fanchette à ceux qui l’ont perdue ? Ce serait drôle !

Bonsoir, mon cher enfant. Embrasse Eugénie pour moi, et viens me dire ta réponse avec le Gaulois s’il a le temps, ou sans lui.

Ne m’oublie pas auprès de madame Duvernet.

GEORGE.

CCXXX

À MAURICE SAND, À PARIS


Nohant, 17 octobre 1843.


Mon enfant,

Sois donc tranquille, je n’irai pas en prison, je n’aurai pas de procès. Il n’y a pas de danger, je n’y ai pas donné matière, je n’ai nommé personne, et, d’ailleurs, cela mettrait trop au jour la vérité. On ne s’y frottera pas. Je n’ai pas envie de chercher le danger ; s’il m’atteignait, je le prendrais comme il faut ; mais nous sommes si sûrs de l’impossibilité de ce procès, que nous avons ri de tes craintes.

Voilà trois jours qui se sont passés, depuis deux heures de l’après-midi jusqu’au soir, en conciliabules, en brouillons de lettres, en délibérations, toujours pour constater et prouver de plus en plus l’histoire de Fanchette, que chaque renseignement rend plus certaine, plus évidente, et nous n’avons pas laissé passer une parole de ma réponse sans la peser dix fois, afin de ne laisser aucune prise ni à la contradiction ni au procès.

Delaveau et Boursault sont venus me donner renseignements et attestations ; nous publions l’enquête ; enfin, nous sommes tranquilles et tu peux dormir sur les deux oreilles. Moi, j’ai la tête cassée de cette Fanchette.

Maintenant nous sommes en train d’organiser un journal pour la Châtre. La seule difficulté était d’avoir un imprimeur qui voulût faire de l’opposition. M. François a levé l’obstacle en se chargeant de faire imprimer à Paris. Fleury en est comme un fou. Il fait des chiffres, des comptes, des listes, des projets, et François part demain matin, s’il trouve de la place dans la voiture d’Issoudun, ou, dans le jour, par celle de Châteauroux. Je ne lui remets pas de lettre pour toi, tu auras celle-ci plus tôt par la poste.

Rassure-toi sur la Revue indépendante. Je connais à fond leur position maintenant, et je suis satisfaite. Quand même François la quitterait, Pernet la continuerait. Il est en position pour cela, et n’a pas besoin de scandale ; mon nom surtout n’en a pas besoin pour leurs affaires. Ils sont honnêtes et désintéressés, et pécheraient plutôt par défaut d’âpreté au gain et au succès que par ces défauts-là. D’ailleurs, je ne ferai jamais un pas de plus que je ne voudrai en toute chose, et je n’ai pas de raison pour subir une autre influence que celle de mon bonnet.

Je me suis reposée ces deux nuits de tout le bavardage de la journée, et je ne sais pas si j’aurai le temps de retravailler avant mon départ ; car me voici dans le détail des comptes et règlements, et je n’ai plus l’esprit qu’aux paquets, aux malles et au départ.

La semaine prochaine, le bail sera un autre ennui. Ta chambre ne sent plus que le mortier, les arbres sont plantés, l’escalier de la cave est presque fait. Il n’y a que l’affaire du remboursement des dix mille francs qui ne soit pas encore réglée. Il faut que Fleury aille à Châteauroux pour cela.

Dis-moi si Chopin n’est pas malade ; ses lettres sont courtes et tristes. Soigne-le, s’il est plus souffrant. Remplace-moi un peu. Lui, me remplacerait avec tant de zèle auprès de toi, si tu étais malade.

Bonsoir, mon cher enfant. Écris-moi.

TA MAMAN.

Je décachète ma lettre pour te dire qu’elle n’est pas partie ce soir. Thomas est arrivé trop tard. Tu en recevras deux à la fois.


CCXXXI

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, 14 novembre 1843.


Mon amie,

Ce que vous me dites de Leroux m’effraye et me fait mal, non pas le mot de M. Jean Reynaud, que je crois sincèrement et profondément jaloux de lui en toute chose. Vous l’avez appris d’ailleurs de madame Roland, qui peut avoir de bonnes et belles qualités, mais qui a aussi de vilains petits défauts, le commérage en première ligne. Vous ne croyez peut-être cela ni de l’un ni de l’autre ; mais vous verrez quelque jour que je ne me trompe pas.

Ce qui m’inquiète, ce sont les vingt jours passés par vous sans voir Leroux ; ce sont mes épreuves qu’il n’a pas corrigées. Je me moque bien de mes épreuves, comme vous pouvez penser ; mais, pour qu’il les ait négligées, lui si bon pour moi, et si régulier à cette corvée, il faut qu’il ait eu, en effet, des préoccupations très grandes. J’ai reçu dernièrement une longue lettre de lui horriblement triste. La pénurie où il se trouvait pour l’achèvement de sa machine, et aussi sans doute pour les besoins de sa famille, est, je le sais, la cause de ses terreurs et de ses angoisses. Je lui ai envoyé aujourd’hui cinq cents francs. J’ai écrit à M. François de lui en remettre autant sur mon travail à la Revue. Mais cela n’est peut-être pas assez.

Je sais que vous êtes bien gênée cette année. Mais ne pouvez-vous cependant trouver quelque chose aussi au fond de vos tiroirs ? Je ne me bornerai pas là pour ma part, malgré la gêne, les crises imprévues, les charges et les dettes. Je pressurerai les mailles de ma maigre bourse et les facultés lucratives de mon cerveau épuisé. Non, nous ne pouvons pas le laisser succomber. La machine réussira-t-elle ou non ?

Ce n’est pas là ce qui m’occupe. Mais il ne faut pas que la lumière de son âme s’éteigne dans ce combat. Il ne faut pas que l’effroi et le découragement l’envahissent, faute de quelques billets de banque. Confessez-le, arrachez-lui le secret de sa détresse. Sa timidité doit redoubler en raison des nombreux services qu’il a déjà reçus de vous. Surmontez-la. Sachez aussi si François a pu lui remettre les autres cinq cents francs que je lui destinais tout de suite. Et, dans le cas contraire, avancez-les-moi pour une quinzaine seulement. En arrivant à Paris, j’aurai encore quelque chose à toucher.

Bonsoir, mon amie ; donnez-moi de ses nouvelles : je ne puis supporter l’idée que ce flambeau peut s’éteindre et nous laisser dans les ténèbres.

À vous de cœur.

G.

Tout cela pour vous seule. Son malheur et notre dévouement sont notre secret à nous.


CCXXXII

À MAURICE SAND, À PARIS


Nohant, 16 novembre 1843.


Mon chéri Bouli,

Ta lettre de mardi nous a donné un bon réveil. Ta sœur s’est mise à pleurer de grosses larmes en la lisant, et en disant d’une voix tout étouffée : « Maurice, il est ben mignon ! » Si tu tiens à la lettre que je t’avais écrite sur elle, demande-la à Chopin. Elle était à vous deux, et elle ne lui a pas fait grand plaisir, à lui. Il l’a prise en mal, et je ne voulais pourtant pas le chagriner, Dieu m’en garde ! Nous allons tous nous revoir et de bonnes bigeades à la ronde effaceront tous mes sermons.

Non, mon pauvre Mauricaud, je ne veux pas rester plus longtemps. La campagne est bella invan. J’ai plus soif de toi que de tout le reste, et je ne pourrais tenir une seconde fois à l’inquiétude de vous savoir tous deux malades en même temps. Mes affaires sont finies ou peu s’en faut.

Aujourd’hui, nous avons eu grande assemblée : Moulin, Fleury, Duteil, Hippolyte, Lamouche, son métayer, le père et la mère Meillant, leurs fils, Denis et Sylvinot, pour régler les articles du bail. Le père et la mère étaient assis dans le salon sur des fauteuils. Le père écoutant, n’entendant et ne comprenant rien, mais représentant le fantôme de l’autorité paternelle ; ne demandant pas d’explications, mais sanctionnant par sa présence les engagements que prenaient ses enfants pour lui, et en son seul nom. Denis très calme, très ferme, très juste, très droit, à la fois prudent et confiant, et disant de temps en temps : Silence ! d’un ton doux mais absolu, à Sylvinot, qui a l’esprit plus prompt que lui, qui comprend la procédure comme un notaire, et, tout en me montrant la plus grande confiance, frappait juste sur les tergiversations d’Hippolyte, et les mettait à néant ; mais Denis reprenait : « J’arrangerons ça ; silence ! » Et Sylvinot de se taire comme par un ressort. La mère ne disait qu’un mot, toujours le même : « D’abord que nout’dame vous le promet ! y a pas besun d’zou z’écrire. »

Selon elle, toutes ces écritures ne riment à rien et ne valent pas une promesse. Elle traiterait les affaires comme les Turcs. Cette famille des Meillant est vraiment un beau type de droiture, de gravité et de hiérarchie patriarcale dans la famille ; ce n’est plus que là qu’on peut revoir ce que le passé a eu de grand et de simple, d’autant plus qu’avec une autorité à différents degrés, volontairement acceptée, et dont nul n’abuse, il y a égalité de droits, égalité d’héritage. C’est le bienfait du présent et la beauté du passé. Victor Hugo aurait dû voir quelque action aussi simple avant de faire ses fantastiques Burgraves. Le silence du vieux qui a l’air d’être plongé dans une espèce de divagation intérieure, de rêverie à moitié hors de ce monde, était beaucoup plus beau que celui qui sert des bœufs sur des plats d’or.

Il y avait double bail à examiner, celui de Polyte avec le père Lamouche (fermier à métayer) et celui de moi aux Meillant, le tout passant à ces derniers. Lamouche avec sa mine patibulaire faisait un contraste. Il avait l’air de ne rien comprendre, et, quand on lui disait : « Suivez-vous ? » il répondait : « J’y comprends rin, c’est ça des affaires que j’y counais rin di tout. » Finesse de paysan pour faire ensuite à sa guise, en alléguant qu’on n’a pas compris, ou mal compris ses engagements. Denis le regardait avec ses yeux ronds en lui disant : « J’vous l’espliquerons bin, père Lamouche, ayez pas peûr ! » Je crois bien qu’en effet ledit Lamouche sera forcé de marcher droit avec eux, ce qu’il ne faisait guère avec Polyte, lequel avait beaucoup trop de faiblesse et de bonté. Je m’ôte là une épine du pied.

Nous travaillons toujours à organiser le journal la Conscience populaire, ou quelque chose comme ça. Je viens d’écrire à M. de Barbançois de venir dîner avec moi bien vite avant mon départ.

Je t’ai déjà répondu pour Solange, en ce qui concerne la pension. Elle y rentre sans humeur, et je lui promets de travailler à organiser ses études à la maison dans le courant de l’hiver. Elle paraît bien décidée à travailler, et (vois, ô miracle ! jusqu’où va sa raison) elle dit qu’elle aimerait mieux retourner à la pension que de rester à la maison sans rien faire. Elle ne fait pourtant rien à proprement dire ici, si ce n’est de jouer du piano souvent ; mais elle lit un peu, elle dessine un peu, et elle rêve beaucoup. Ses idées s’ouvrent, elle a l’air de se tâter et d’apercevoir enfin quelque chose à travers le brouillard. Elle s’en va avec regret, mais elle est assez heureuse de te revoir pour s’en consoler.

Elle te porte un chéret et une cape neufs. Quand tu n’en auras plus besoin, tu en feras cadeau à quelque bergère. Elle est venue me voir hier avec ce costume ; elle était superbe, c’était Jeanne d’Arc enfant.

Bonsoir, mon mignon. J’espère qu’en voilà bien long cette fois. Jusqu’à mon départ, je ne t’écrirai plus que des petits billets, le temps me manquera. À jeudi.

Nous nous moquons de la Sologne, nous mettrons nos sabots et nous rirons des accidents. Je crois que nous devons être à Paris vers l’heure du dîner. Nous partons de Châteauroux à dix heures du soir.

Je t’embrasse mille et mille fois, et encore mille fois.


CCXXXIII

AU MÊME


Nohant, 28 novembre 1843.


Cher mignon,

Encore une journée en sabots, et une soirée de chiffres. Je m’abrutis, mais je me porte bien. J’ai été dans les champs avec Denis Meillant par une chaleur du mois de mai ; j’avais une ombrelle et j’étais en nage. Ce n’est pas à Paris que vous avez un parieux temps. Après avoir recommencé l’examen et le devis des bergeries, étables, porcheries, et autres lieux plus ou moins parfumés, j’ai passé deux heures à faire retoiser les glacis de maître Prin. Nout p’tit monsieu, comme dit le père Lamouche, les avait bien fait toiser ; mais nout p’tit monsieu est un badaud qui n’y voit que du feu. Maître Prin, qui n’est point sot, lui en avait fait voir, tant le long de notre pré qu’à la métairie, dix-huit toises de plus qu’il n’y en a réellement. Il a fallu décompter. Maître Prin se grattait l’oreille. Diable ! dix-huit toises de mur, ça se voit pourtant, c’est assez long, ça ne se met pas dans la poche. Je me promets de me moquer un peu du p’tit monsieu, lequel m’a laissé sur une note de sa main ces dix-huit toises du mur bien et dûment attestées. Il y a une autre bêtise qu’on lui met sur le dos et que nous vérifierons.

Ce soir, j’ai eu à dîner Planet, Duteil, Fleury, Néraud et Duvernet. C’était la réunion décisive pour la fondation et le baptême de l’Éclaireur de l’Indre. C’était le comité de salut public. On parlait à tour de rôle. Planet a demandé plus de deux cents fois la parole. Il a fait plus de cinq cents motions. Fleury s’est mis en fureur, rouge comme un coq, plus de dix fois. Duteil était calme comme le Destin, Jules Néraud très ergoteur. Enfin, nous avons fini par nous entendre, et, tous comptes faits, recettes et dépenses, chaque patriote taxé au tarif de sa dose d’enthousiasme, le comité de salut public a décrété la création de l’Éclaireur, dont seront bien décrétés MM. Rochoux et Compagnie qui n’ont guère été acrêtés à ce matin en recevant la Revue indépendante.

Au milieu de tout cela, comme c’est moi qui fais toutes les écritures, programmes, professions de foi et circulaires, je n’ai pas pu travailler, et je voudrais bien que tu fisses assavoir à maître Pernet ou François (décidément lequel est parti ?) que je ne leur donnerai probablement pas de Comtesse de Rudolstadt pour le 10 décembre. C’est un peu leur faute.

Il était convenu avec M. François que, vu la longue tartine dédiée à Rochoux, on garderait la moitié de ce numéro de la Comtesse pour la prochaine fois. Enfin, ils se passeront bien de moi pour un numéro ; je ne peux pas faire l’impossible ; mais il faut les prévenir afin qu’ils se précautionnent. Dis-leur aussi que nous ferons imprimer notre journal à Orléans. C’est meilleur marché, et nous y avons un correcteur d’épreuves tout trouvé et très zélé, Alfred Laisné. Il faut seulement, mais plus que jamais, que Pernet ou François, François ou Pernet, nous trouve un rédacteur en chef, à deux mille francs d’appointements. Ce n’est guère plus que les gages du domestique de Chopin, et dire que, pour cela, on peut trouver un homme de talent !

Première mesure du comité de salut public : nous mettrons M. de Chopin hors la loi s’il se permet d’avoir des laquais salariés comme des publicistes.

Je suis toute gaie d’aller te revoir, mon enfant chéri, malgré le beau temps que je quitte, et les émotions de la politique berrichonne, qui m’ont coûté jusqu’ici plus de cigarettes que de dépense d’esprit. Je pars toujours après-demain, et, comme cette lettre ne partira que demain au soir, je n’aurai plus à t’écrire ; j’arriverai le même jour que ma lettre. Adieu donc. J’emballe les confitures ; j’ai peu de paquets, je n’en ai jamais moins eu. Pistolet n’en a pas. Françoise fait un poirat superbe[65]. Elle n’en dort pas, de l’idée qu’on mangera de son poirat à Paris !

La Sologne sera peut-être mauvaise. On peut manquer le convoi d’Orléans. Mais on arrive toujours ; ainsi dors en paix.


CCXXXIV

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Nohant, 29 novembre 1843.


Certainement, mes amis, vous devez créer un journal. J’approuve grandement votre idée, et vous pouvez compter sur mon concours, 1o pour ma collaboration suivie, 2o pour ma part dans le cautionnement, 3o pour ma part de subvention annuelle, 4o pour le placement d’une cinquantaine d’exemplaires à Paris. Le chiffre de ces abonnements augmentera, j’espère, lorsque le journal aura paru.

Je regarde cet engagement comme un devoir, et j’espère que tous vos amis, tous les amis du pays s’emploieront ardemment à vous seconder. Outre toutes les bonnes raisons que vous faites valoir dans votre programme, il y a nécessité urgente à décentraliser Paris, moralement, intellectuellement et politiquement. La presse parisienne, absorbée par ses propres agitations, ou fatiguée de combattre sur une trop vaste arène, abandonne en quelque sorte la province à ses luttes intérieures. Et, quand la province s’abandonne elle-même, quand elle n’est pas représentée par un journal indépendant, elle est livrée, pieds et poings liés, à tous les abus de pouvoir de l’administration salariée. Vous avez raison de le dire, c’est une honte. C’est renoncer lâchement à un des droits qui constituent la dignité humaine, c’est reculer devant un devoir social. Les conséquences pourraient en être graves pour le pouvoir, aussi bien que pour les classes dont le sentiment public n’a pas d’organe public. Soyez donc cet organe, n’hésitez pas. M. de Lamartine donne un noble exemple en contribuant de sa plume et de sa bourse au brillant succès du Bien public, de Macon. Ce journal de localité a déjà, dans l’opinion de la France, une plus grande valeur que la plupart des journaux de la capitale. Je ne doute pas que nous ne puissions obtenir de ce noble publiciste quelques articles pour notre Éclaireur, et j’ose compter sur le concours de quelques autres noms illustres et chers au pays. Les hommes de grand cœur et de grande intelligence sentiront tous que la vie politique et morale doit être réveillée et entretenue sur tous les points de la France. Nous avons dans notre province des éléments admirables pour seconder ce généreux projet. Il ne s’agit que de les réunir.

Littérairement, ce serait une œuvre intéressante à tenter. Paris a passé son niveau un peu froid, un peu maniéré sur toutes les âmes, sur tous les styles. Chaque province a pourtant son tour d’esprit, son caractère particulier ; cet effacement est regrettable. Ne serait-ce pas une sorte de rénovation littéraire que de voir tous ces éléments variés de l’intelligence française concourir, sous l’inspiration de l’idée commune de la pensée nationale, à élever un monument où chaque partie aurait sa valeur originale et distincte. L’héroïque Breton, le Normand généreux, le Provençal enthousiaste, et le Lyonnais éminemment synthétique, n’ont-ils pas chacun leur manière de sentir, leur forme d’expression, leur lumière individuelle pour ainsi dire ?

On croit peut-être que nous n’avons pas notre couleur, nous autres ? On se tromperait fort. Le Berrichon, simple dans ses manières, calme dans son langage, mais d’humeur indépendante et narquoise, apporterait, dans la circulation des idées, cet admirable bon sens qui caractérise le cœur de la France. Remarquez qu’un journal de localité en serait infailliblement l’expression vive et franche, quels qu’en fussent les rédacteurs ; il y a dans le contact des habitants quelque chose qui se reflète dans le plus simple exposé des faits, des besoins et des vœux d’une province. L’existence d’un journal donne du mouvement à l’esprit, on se rapproche, on parle, on pense tout haut ; et naturellement chaque numéro résume les impressions générales. C’est ainsi que tout le monde produit le journal ; oui, le véritable rédacteur, c’est tout le monde. Il doit donc y avoir une sorte d’amour-propre public, bon à encourager, dans la création d’un journal de localité, manifestation intéressante et significative de l’esprit du pays.

Comptez sur mon zèle à vous seconder et ne craignez pas de mettre mon nom en avant, si vous croyez qu’il vous soit une garantie auprès de quelques personnes sympathiques. Je ne vous ferai pas défaut, de même que je m’effacerais entièrement de la rédaction, si vous jugiez mon concours inopportun.

Tout à vous de cœur.

GEORGE SAND.

CCXXXV

M. F. GUILLON, À PARIS


Paris, 14 février 1844.


M’en voulez-vous, mon cher monsieur Guillon, de vous avoir montré la crinière d’un vieux lion ? c’est qu’il faut bien que je vous le dise, George Sand n’est qu’un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses œuvres, pour écrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume diligente et au cœur impressionnable, qui cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître. Ôtez-vous donc de l’esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu’un croyant docile et pénétré.

D’aucuns, comme on dit en Berry, prétendent que c’est l’amour qui fait ces miracles. L’amour de l’âme, je le veux bien, car, de la crinière du philosophe, je n’ai jamais songé à toucher un cheveu et n’ai jamais eu plus de rapports avec elle qu’avec la barbe du Grand Turc.

Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c’est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non l’engouement équivoque d’une petite dame pour son médecin ou son confesseur. Il y a donc encore de la religion et de la foi en ce monde. Je le sens en mon cœur comme vous le sentez dans le vôtre.

Maintenant réfléchissez bien. Nous ne nous sommes parlé que ce soir. Les autres entrevues ont été consacrées à examiner les possibilités de l’affaire, et, si mes amis du Berry me confirment mes pouvoirs, il n’y a pas de difficultés matérielles à notre association.

Mais il y a les difficultés intellectuelles et morales qui peuvent naître de la doctrine, sans laquelle nous ne ferons rien d’utile et de bon ; il faut donc que nous soyons d’accord sur ce point que, vous et moi, nous ne fassions qu’une tête et qu’une conscience. Je n’ai pas d’amour-propre, je ne crois en aucune chose valoir et peser plus que vous. Je ne voudrais jamais rien exiger. Je voudrais seulement qu’à nous deux nous fissions la tierce juste et non la dissonante.

Devant l’excellent M. de Pompéry, je n’aurais pas osé vous parler du fond de ma croyance. Il discute trop, la discussion me fatigue, et je trouve que c’est du temps perdu, quand on n’a pas quelque but à poursuivre ensemble. Seule, je ne me suis pas senti l’autorité de vous dire que je crois plus à l’eau de la source où j’ai puisé ma vie qu’à celle où vous avez puisé de votre côté. J’ai voulu que vous vissiez ma loi vivante, et je l’avais prié d’être bien net avec vous, parce qu’une heure de cette parole claire et pleine vous montre mieux mon être que ce que je ne saurais dire moi-même. Ce n’est donc pas un interrogatoire ou un examen auquel on vous a soumis : c’est un livre qu’on a ouvert devant vous, afin que vous sachiez bien ce qui est là, et que, s’il vous répugne d’y étudier la vita nuova, vous puissiez reprendre votre liberté d’examen et refuser de vous associer à notre genre d’utopie.

Voyez bien, tâtez-vous. De mon caractère dans les relations de la vie, vous n’aurez jamais à vous plaindre ; mais, de ma manière de comprendre l’action sociale, il est possible que vous ne puissiez plus vous accommoder. Vous n’avez pas bien lu Leroux, vous n’avez pas lu les dernières pages de la Comtesse de Rudolstadt, autrement vous n’auriez pas été étonné d’entendre ce que vous avez entendu ce soir. Il ne faut pas que vous partiez pour un monde inconnu, sans vous y sentir appelé par les instincts du cœur et de l’intelligence. Repensez-y et ne faites cette campagne qu’avec le sentiment qu’elle est bonne et utile ; car il y a des politiques et des socialistes dits pratiques qui jugent Leroux un rêveur dangereux, et moi une franche bête de croire en lui, tandis qu’en entrant dans la réalité, dans les moyens, j’aurais plus d’argent de mes éditeurs et plus de louanges dans les journaux.

Nous voilà ! Vous nous connaissez un peu mieux ; écrivez-moi quand vous aurez fait votre examen de conscience et fixé votre jugement sur nous.

Tout à vous.

G. SAND.

CCXXXVI

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Paris, 16 février 1844.


Je crois que je vous ai trouvé un rédacteur ! Encore trois jours pendant lesquels je veux le voir, l’examiner, l’interroger, et toutes les conditions de bon vouloir, de talent et de noble caractère se trouveraient remplies, si tout ce qu’on me dit, et tout ce que je lis de lui n’est pas démenti par son langage et sa tenue. Je vous écrirai en détail sur son compte, aussitôt que l’épreuve sera faite.

L’idée de Delatouche doit nous inspirer beaucoup de reconnaissance. Mais, entre nous, vous ne devez y acquiescer qu’en désespoir de cause. Fleury, découragé et décourageant, s’en va tout penaud. Mais je vous dis, moi, qu’il n’y a point lieu à tout ce découragement. Le monde est triste, mais l’humanité n’est pas perdue.

Si Delatouche et moi faisons le journal ici, il y aura plus de succès et d’abonnés à Paris qu’en Berry. Le Berry sera peut-être le prétexte, le cadre et le moyen de faire une très jolie feuille d’opposition. Mais est-ce là le but ? S’agit-il d’avoir du succès pour Delatouche et moi, ou s’agit-il de moraliser et d’éclairer notre province ? J’aurais compris que nous commençassions le journal, lui et moi, en attendant un rédacteur, pour lancer le brûlot et peloter en attendant partie. Mais le fonder de la sorte irrévocablement me paraît une espèce d’apostasie. Je ferai à cet égard tout ce que vous voudrez ; mais je crois que vous serez de mon avis. Désespérer de trouver un rédacteur est un véritable enfantillage. On m’en propose trois ce soir. Mais j’espère que je tiens le bon, et, si je me trompe, je continuerai mes recherches et mes épreuves.

Ne découragez et n’effrayez donc personne. Ne dites pas non à Delatouche. Hésitez, prétextez la difficulté de réunir tout d’un coup la majorité des votes. Mais laissez-moi agir dans mon sens et dans celui de notre premier mouvement, qui était le meilleur. Je vous aurai des abonnements ici quand nous aurons pris forme et couleur par notre rédacteur et notre prospectus. Je travaille déjà à charpenter ce prospectus, j’en ferai faire un au rédacteur, un à Delatouche s’il le faut, et, des trois, nous en ferons un que vous verrez et approuverez s’il y a lieu.

Pour cela, il faudra nous réunir à Orléans peut-être dans une quinzaine, peut-être plus tôt, pour aviser à tout.

Mille tendresses à tous.

GEORGE.

CCXXXVII

À M. F. GUILLON, À PARIS


Paris, 25 février 1844.


Mon cher monsieur Guillon,

J’attends toujours la réponse du comité berrichon.

Je ne veux pas répondre à vos belles et bonnes lettres, avant d’avoir à vous dire : « Reprenons la dispute pour marcher ensemble » ou bien : « On nous sépare. Gardons chacun notre idéal. »

Je n’ai rien ajouté et rien retranché aux bons renseignements que j’avais donnés de vous. La réponse décidera de notre querelle ; car ou le comité acceptera d’emblée votre éclectisme religieux et politique, ou il repoussera sans appel la tentative de philosophie que je voulais faire avec vous. Comme il s’agit de marcher tous ensemble, je n’insisterai pas contre un refus qui serait motivé sur vos antécédents. Je trouverais le refus injuste, peut-être ; mais je ne penserais pas devoir vous exposer à des suspicions fâcheuses pour vous ; pour moi, qui vous cautionnerais moralement ; pour le comité, qui ne respecterait pas comme il convient la personne du rédacteur.

Enfin, nous voici avec nos systèmes et nos rêveries dans l’attente d’un dénouement réel, et je ne fais aucune autre démarche pour trouver un autre rédacteur. Voilà pourquoi je n’ose point insister, ni vous défendre, ni vous tourmenter ; car, si nous ne devons pas entrer en campagne sous le même drapeau, à quoi bon nous essayer à mêler nos nuances ? Vous avez beaucoup de richesses à perdre et je n’ai rien à vous donner. Mon fanatisme serait une arme dont vous vous serviriez peut-être mal pour combattre le mal, et je ne sais pas si votre calme pratique ne m’ôterait pas tout mon élan. Je vois bien que vous nous jugez un peu creux et un peu fous. C’est bien vite nous refuser la science sociale. Nous n’avons encore rien dit et rien formulé en fait de moyens.

Mais, de ce que nous n’acceptons pas certaines formules qui ne nous sont pas sympathiques, qui nous semblent manquer d’âme, de religion et de dévouement, il n’est pas dit que nous repoussions toute autre application que la doctrine de Fourier. C’est parce qu’elle n’applique nullement nos principes, quoi que vous en disiez, que nous ne l’aimons pas et que nous ne la voulons pas. Vous conciliez ces principes et les nôtres avec beaucoup d’art et de talent. Mais, à votre insu, c’est une conciliation spécieuse ; car la doctrine de l’industrialisme attrayant, comme on l’entend dans le fouriérisme, n’est pas dépourvue de principes. Elle en a, et nous les trouvons antireligieux, et nous les sentons non pas seulement inconciliables, mais opposés diamétralement aux nôtres.

Je n’entends pas, puisque vous vous en défendez si bien, vous ranger dans certaine série déterminée : peut-être êtes-vous injuste, vous, de nous classer parmi les rêveurs impuissants.

Mais, puisque vous ne nous accordez que la possession d’un tiers de vérité, voyez quel chemin il faudrait faire à vous ou à moi pour reconnaître que l’un de nous résume en lui la trinité ? Vous croyez la tenir cette triplicité d’aspect de la vérité. Et, moi, je crois l’entrevoir. Mais nous ne la plaçons pas dans les mêmes choses ; et je crois qu’au début, lorsque le bon et sincère M. de Pompéry nous présentait l’un à l’autre comme tout semblables l’un à l’autre, nous n’avions pas aperçu les buissons et les fossés que nous avions à franchir pour lui donner raison.

N’importe, je ne refuse pas d’essayer ; mais n’essayons pas de sauter ces barrières avant de savoir si nous avons ensuite un chemin à suivre ensemble ; car, si cela n’est pas, mieux vaut nous examiner lentement pour nous retrouver un jour dans un chemin mieux cherché et mieux tracé.

Peut-être alors aurez-vous mieux compris Leroux ; peut-être aussi aurai-je mieux étudié Fourier, et alors nous nous entendrons sans faire violence à nos sympathies et à cette sorte d’instinct que l’artiste comme le politique doit beaucoup respecter en lui-même. Si, comme vous le croyez, tout concourt au but, si nos forces de répulsion, fussent-elles inintelligentes et injustes jusqu’à un certain point, sont les foyers mêmes de notre courage et le secret de notre puissance, quoi qu’il en résulte, croyez bien que je rends justice à votre intelligence et à votre loyauté, et que je ne regrette point de vous avoir causé quelques soucis d’esprit.

Tout ce qui nous fait examiner, rêver et raisonner notre vie morale est une étude salutaire, et j’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir traité en homme de conscience et de réflexion.

Tout à vous.

G. SAND.

CCXXXVIII

À M. ALEXANDRE WEILL, À PARIS


Paris, 4 mars 1844.


Monsieur,

Je n’ai pas de facultés pour la discussion, et je fuis toutes les disputes, parce que j’y serais toujours battue, eussé-je dix mille fois raison. J’ai craint de manquer à ce que l’on se doit entre humains, en ne vous répondant pas, et je suis très fâchée de l’avoir fait si vous prenez ma lettre pour une attaque à votre conviction et à votre caractère. Vous croyez, par exemple, que je vous refuse le cœur, et je n’ai pas songé à cela. Je n’ai aucun droit de douter du vôtre, surtout après les luttes que vous avez soutenues. Voilà à quoi mènent les discussions ; on s’attache aux mots, et chaque mot demanderait un commentaire. Je crois comprendre qu’en niant Dieu, et l’amour divin, qui est une des faces de la Divinité, vous portez dans la recherche de ces hautes vérités une intelligence froide. Je ne dis pas pour cela que vous manquiez d’affection et de charité dans vos relations avec l’humanité. Votre cœur prend une route, et votre esprit une autre route, tandis que ce ne serait pas trop des deux réunis, pour chercher le vrai Dieu, que je n’explique pas du tout et que je ne conçois pas comme vous m’en attribuez la formule. Pendant quatre pages, vous prêchez à beaucoup d’égards quelqu’un qui n’avait pas besoin de tout cela pour rejeter l’idolâtrie de votre Jéhovah juif et de notre bon Dieu catholique. Mais je crois en Dieu et en un Dieu bon, et toute l’Allemagne réunie à toute la France ne me l’ôterait pas du cœur.

Je serais fort peinée que vous crussiez nos cœurs et nos portes fermées systématiquement à tout ce qui lutte en Allemagne contre l’ennemi commun. Mais, si vous êtes tous comme vous ; si, dans votre ardeur spinoziste, vous nous appelez devant votre tribunal, et vous demandez compte de notre œuvre, sans nous laisser la liberté de la concevoir selon nos forces et nos aptitudes, en nous déclarant stupides, hypocrites et infâmes de ne pas marcher sur les mêmes chemins que vous, vous êtes plus despotes, plus intolérants et plus inquisiteurs que Moïse et Dominique. Faites vos livres et tuez le faux christianisme comme vous l’entendrez ; à qui refuse-t-on ici le choix des moyens ? mais ne faites pas de persécution à domicile, ne provoquez pas les gens tranquilles et amis de la modestie ; cela serait tout à fait contraire au goût français, dans lequel vous ferez bien de vous retremper un peu, si vous voulez qu’on profite en France de votre talent, de vos études et de votre zèle.

Je vous ai écrit ces deux lettres à bonne intention pour ne pas manquer à la déférence et à la politesse, mais non pour combattre en champ clos votre philosophie. Si j’étais guerrier, je n’irais pas à la guerre pour le plaisir de frapper au hasard et pour satisfaire un caprice belliqueux. La guerre des idées demande un bien autre calme, et, selon moi, un sentiment d’humilité et de charité religieuses que vous méprisez au suprême degré. Ainsi nous ne disputerons pas davantage, s’il vous plaît. Nos armes ne sont pas égales. Je n’admets ni les compliments ni les injures, et je refuse la compétence à quiconque, hors de l’enthousiasme qui fait tout oublier, se charge de me démontrer par la raillerie et le dédain qu’il est en possession de l’unique vérité. Au reste, votre confiance en vous-même se calmera bien vite ici, et je ne m’inquiète pas de votre avenir. Vous avez trop d’esprit pour ne pas reconnaître bientôt qu’il faut affirmer avec plus de bienveillance et de sympathie, quelque hardie et courageuse que soit l’affirmation.

J’ai l’honneur d’être votre servante.


CCXXXIX

À MESSIEURS
PLANET, FLEURY, DUVERNET, DUTEIL,
À LA CHÂTRE


Paris, 20 mars 1844.


Mes amis,

Leroux part pour Boussac, où il va installer sa famille. Il passe par la Châtre et vous remettra cette lettre. M. Victor Borie, un jeune homme dont j’ai parlé à Planet et qui est ami de Jules Leroux, a quitté, pour quinze jours, Tulle, où il fait un journal républicain. Il renoncerait à sa position, qui est faite et dont il n’est pas dégoûté, pour se dévouer à une œuvre quelconque à laquelle je m’intéresserais.

J’ignore s’il accepterait votre contrôle pour le journal. Dans le principe, lorsque je lui en ai fait parler, il pensait n’avoir affaire qu’à moi. C’est moi qui aurais subi ce contrôle, et lui par contre-coup. Au reste, tout cela lui fut proposé vaguement, éventuellement et il répondit en deux mots que, si je le regardais comme nécessaire au journal que j’étais alors censée fonder, il était tout à ma disposition.

Maintenant, il est encore possible que, vous voyant, vous entendant, vous connaissant et se concertant avec vous, il puisse s’associer à vous pour être notre rédacteur, dans les conditions où vous le désirez. Vous savez que je ne vous impose plus personne, et que je n’exclus personne, c’est bien entendu. Mais je m’intéresse toujours à votre œuvre, quoique j’aie à peu près renoncé à vous aider dans votre choix et je ne crois pas devoir vous laisser échapper une bonne occasion. De tous ceux que vous avez vus et qui vous ont été proposés, M. Borie serait le plus propre à l’emploi. C’est un homme dont je puis vous répondre comme loyauté, comme caractère et comme intelligence. Il est dans la politique plus que moi, à coup sûr ; mais je ne craindrais pas d’être solidaire de tout ce qu’il avancerait, ni de lui laisser contrôler ce que je ferais, parce que je suis sûre de la pureté de ses intentions, et du bon sens de ses vues.

Maintenant donc, voyez-le, pendant le temps qu’il doit passer à Boussac, et sachez si vous pouvez vous accommoder de lui, et lui de vous.

Je n’ai pas besoin de vous recommander la bonne hospitalité envers Leroux pendant son passage à la Châtre. Bonsoir, mes chers enfants. Tout à vous de cœur.

G. SAND.

CCXL

À M. PLANET, À LA CHÂTRE


Paris, avril 1844.


Mon cher enfant,

Est-ce décidé, que vous avez choisi M. Borie ? Vous avez bien fait ; car c’est le seul moyen, je crois, d’être imprimé à Boussac, et il ne faut pas vous plaindre que ce soit une condition imposée par Pierre ou plutôt par Jules Leroux. Jules Leroux, homme d’idées austères et d’un caractère très ferme, n’étant pas votre ami, vous connaissant à peine, n’eût jamais voulu être l’ouvrier d’un journal contraire à ses principes ; dans le doute même, dans l’attente de ce que serait l’esprit du journal, il ne se fût pas engagé à l’imprimer.

Je conçois tout cela, et trouve ce scrupule fort respectable. Il y a donc eu là condition, à ce que je vois. Mais je ne digère pas votre mot d’imposé. On n’impose rien à des gens qui vous demandent un service et qui sont parfaitement libres de s’adresser ailleurs.

Si ce mot me choque, appliqué aux Leroux, il me choque bien plus appliqué à moi-même ; et peu s’en faut qu’il ne m’engage à envoyer le journal au diable.

Qu’est-ce que cela signifie ? Depuis quand est-ce que j’impose quelque chose, parce que je ne veux pas me laisser imposer un travail inutile ou antipathique ? Je crois avoir assez fait pour l’obligeance et l’amitié en vous écrivant, en vous répétant que, quelque journal que vous fissiez (à moins qu’il ne fût juste-milieu ou carliste), je vous donnerais des articles ; mais j’ajoutais que je vous en donnerais plus ou moins, selon que vous suivriez une ligne plus ou moins rapprochée de la mienne. Est-ce là imposer quelque chose ? Et, quand je dis : « Si vous prenez un tel, je serai active et zélée, au lieu d’être complaisante et tolérante (je serai solidaire de votre tendance au lieu de me retirer de la solidarité), » vous m’écrivez par trois ou quatre fois (Fleury dans sa lettre d’hier, et toi dans celle d’aujourd’hui), que je vous impose un rédacteur ?

Je ne suis pas contente de cette façon d’être comprise, je te le dis franchement ; finasser ou dominer me sont également antipathiques, et je ne comprends pas que, désirant de moi, non une inspiration et une direction, mais une pure et simple collaboration d’amitié, et, étant sûrs de ce dernier point, qui paraissait vous convenir beaucoup mieux que mon dévouement pour l’être moral du journal et mon identification avec cette œuvre commune, vous veniez me dire aujourd’hui que, pour avoir ma participation complète, vous sacrifiez vos sympathies, votre confiance, et que vous vous laissez imposer quelqu’un que vous jugez sans lumières et sans capacité.

Si c’est là votre pensée et votre conduite, vous n’êtes pas des hommes, vous tournez sur vous-mêmes comme des girouettes sans savoir quel vent vous pousse. Duvernet m’a écrit au moment de ton retour de Paris, que vous étiez enchantés de moi, que vous me trouviez admirable d’avoir renoncé à rédiger votre journal, comme si ce n’était pas un sacrifice d’avoir offert de le rédiger, et comme si c’en était un d’y renoncer !

Ne dirait-on pas que l’Éclaireur de l’Indre est le consulat de la république ; que j’ai voulu faire un coup d’État, un 18 brumaire, en offrant mon temps et ma peine ; et qu’ensuite j’ai abdiqué, comme Sylla, pour le salut de la patrie ! Tout cela est comique, mais d’un comique triste et qui me peine ; car je ne croyais pas qu’il y eût tant d’amour-propre en jeu dans cette affaire. Ainsi, il y a eu lutte entre nous, et c’est moi qui triomphe ? s’il en est ainsi, j’en suis, pardieu ! bien fâchée, et je demande à abdiquer bien vite. Je croyais, en me proposant, sauver le journal qui ne marchait pas. Je croyais, en me retirant, sauver encore le journal qui ne pouvait marcher avec moi.

Un jour, vous me dites que vous ne pouvez rien sans moi. Je m’offre pieds et poings liés. Un autre jour, vous me dites que vous avez une autre route que la mienne, que je ne saurais pas ce qui convient, que je m’y prendrais mal, que j’effaroucherais l’abonné, que je vous couvrirais de ridicule, que je vous effacerais. Maintenant, quand j’ai accepté cette exclusion de bon cœur, en restant attachée, par amitié pour vos personnes, à la partie purement littéraire de la rédaction, vous m’écrivez de nouveau que, pour avoir mieux de moi, vous acceptez à regret et à contre-cœur, le rédacteur que je vous impose !

Au diable ! je ne sais plus ce que vous voulez de moi, et je vous supplie de n’en rien vouloir du tout, vous me rendrez service ; car, si le journal doit exister sans moi d’après vos principes, pourquoi me fait-il le sacrifice incroyable de se laisser imposer un rédacteur ?

Je crois, Dieu me damne, que vous faites de la diplomatie avec moi ? Moi, je ne saurais jamais et je ne voudrais jamais en faire avec vous. Je demande donc, avant de passer outre, l’explication de ce reproche amer, malgré le miel dont vous le couvrez.

Quel diable de journal allons-nous faire, si vous pensez d’une façon et que je pense d’une autre, si vous me suiviez à regret, en disant qu’il l’a bien fallu ?

Dans tout cela, je ne vous conçois pas, je vous trouve irrésolus, enfants, et injustes au dernier point. Vous n’avez eu ni le courage de m’accepter, ni celui de me repousser. J’aurais voulu franchement l’un ou l’autre, et mon amitié, aussi bien que mon estime pour vous, eût grandi dans un cas comme dans l’autre.

Ravisez-vous donc, s’il en est temps ; prenez le rédacteur que vous préférez, faites-vous imprimer, ou à Guéret, si vous vous entendez avec M. Legrand, ou à Orléans, comme vous avez toujours cru pouvoir le faire, et ne me faites aucune concession. Je n’en veux pas, je n’en ai pas besoin pour rester votre ami et votre collaborateur. Si vous êtes dans un système politique, comme vous le pensez, si vous vous rattachez à un parti existant, si vous avez foi à ce parti et à ce système, quel si grand besoin avez-vous de moi ? Deux ou trois feuilletons suffiront pour vous attirer quelques abonnés de plus, et c’est tout ce que je me préparais à faire.

Est-ce que, dans la lettre que Leroux vous a remise, je vous imposais quoi que ce soit ? est-ce que Leroux a pu vous parler d’autre chose que de la possibilité d’un plus ou d’un moins d’adhésions et de concours de ma part ? Fleury dit qu’il vous a fait entendre… Je crois que vous entendez peu quand vous avez l’esprit prévenu.

Voilà que je te donne un galop, mon Planet ; ça ne m’empêche pas de t’aimer tendrement, et les autres aussi. Mais vous me suspectez, vous me tiraillez, vous m’accusez, il faut bien que je me défende, chaudement, comme je sens.

Quoi qu’il arrive, je ne pourrai pas faire grand’chose avant le 15 ou le 20 mai. Il faut que je donne un roman à Véron fin d’avril, ou que je paye un dédit de dix mille francs. Il faut que je reste jusqu’au 15 mai pour le conseil de révision de Maurice.

J’ai des affaires à ne savoir où donner de la tête. Je ne dors pas cinq heures, et vous m’avez ôté, avec vos chicanes, l’enthousiasme qui fait des miracles.

Je t’embrasse et je t’aime.

GEORGE SAND.

CCXLI

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, juin 1844.


Chère amie,

Nous nous portons tous bien ; mais tout le monde ici est consterné, et il y a de quoi s’affliger de voir tant de malheureux ruinés par l’inondation. De mémoire d’homme, on n’avait jamais rien vu de pareil dans nos paisibles contrées. Nos ruisseaux sont devenus subitement des fleuves, avec un courant furieux et des vagues comme celles de la mer. Les routes ont été interceptées hier par ces filets d’eau, devenus aussi larges que la Loire et aussi rapides que le Rhône.

M. et madame Viardot, qui s’étaient mis en route pour Paris, n’ont pu traverser un pont-écluse, l’eau qui passe sous la voûte s’étant mise à passer par-dessus, effaçant toute trace de pont et de chemin. Ils sont revenus ici ce matin, et nous les garderons quelques jours encore. Tous les foins de rivière sont perdus, et, ce qui ajoute aux désastres, c’est l’odeur fétide que le retour du soleil donne à ces herbes pourries. Les plus beaux prés sont devenus de vastes marécages infects, et il y a beaucoup à craindre de graves maladies, et en grand nombre, avant qu’il soit peu. Nous sommes dans un endroit plus élevé et isolé des rivières ; ainsi n’ayez pas d’inquiétude pour nous. Ces exhalaisons ne nous arrivent pas.

Mais que de misérables vont avoir la mort de leurs proches à pleurer après la ruine de leurs subsistances de l’année ! Enfin, je m’effraye peut-être à tort, peut-être que la Providence ne se montrera pas irritée plus longtemps. Mais tout cela est bien triste, et on ne sait pas encore combien de noyés il faudra compter.

J’espère que vous êtes à Paris et que vous ne songez pas à aller à la campagne tant que dureront ces bouleversements de l’atmosphère. Si je n’aimais pas la campagne de passion, je me repentirais d’y être venue ; mais, quoi qu’il arrive, je ne peux pas m’empêcher de me sentir ici l’esprit et le corps plus libres et plus vivants. Quelque temps qu’il fasse, nous courons, nous montons à cheval ; Solange s’en trouve bien.

Écrivez-nous, bonne amie ; dites-nous que vous ne souffrez plus du tout et que vous prenez la vie le moins mal possible.

J’ai vu Leroux hier au soir. Il imprime l’Éclaireur ; il aurait voulu des avances plus considérables que celles qu’on a pu lui faire. Il se plaint un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa prétendue persévérance n’inspire de confiance à personne. Il dit qu’on le regarde apparemment comme un malhonnête homme en pensant qu’il peut manquer à sa parole. Que lui répondre ? À qui a-t-on plus donné, plus confié, plus pardonné ?

Tout cela déchire le cœur quand on a fait son possible pour lui et souvent plus que le possible. Sa position est toujours précaire et difficile. Cependant voilà le pain assuré ; mais voudront-ils s’en nourrir ? On lui assure de quatre à cinq mille francs par an.

La poste part, adieu encore. Nous vous aimons tous, vous le savez.


CCXLII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 12 septembre 1844.


« J’ai toujours désiré qu’un poète fît, sous un titre tel que celui-ci : la Chanson de chaque métier, un recueil de chansons populaires, à la fois enjouées, naïves, sérieuses et grandes, simples surtout, faciles à chanter, et sur un rythme auquel pussent s’adapter des airs connus, bien populaires, ou des airs nouveaux faciles à composer. Ou, à défaut de musique, que ces chants fussent si coulants et si simplement écrits, que l’ouvrier simple, sachant à peine lire, pût les comprendre et les retenir. Poétiser, anoblir chaque genre de travail, plaindre en même temps l’excès et la mauvaise direction sociale de ce travail, tel qu’on l’entend aujourd’hui, ce serait faire une œuvre grande, utile et durable. Ce serait enseigner au riche à respecter l’ouvrier, au pauvre ouvrier à se respecter lui-même.

» Il y a des états plus ou moins nobles en apparence, plus ou moins pénibles en réalité. Chacun demanderait au poète un examen approfondi, des réflexions sérieuses, un jugement particulier à la fois poétique et philosophique ; et il y aurait, avec l’unité de forme, une variété infinie dans un tel sujet. Il y a dix ans que j’y rêve. Si Béranger l’avait voulu, il aurait pu faire ces chansons-là de main de maître. C’est un sujet que j’ai conseillé à plusieurs jeunes poètes et qui les a tous effrayés, parce qu’ils n’avaient pas l’inspiration et la sympathie qu’il faut pour cela.

» Un poète prolétaire devrait l’avoir. Poncy aurait la grandeur et l’enthousiasme. Mais, pour plier son talent un peu recherché et brillanté à l’austère simplicité indispensable à ce genre de poésies, il lui faudrait travailler beaucoup, renoncer à beaucoup d’effets chatoyants, et à beaucoup d’expressions coquettes qu’il affectionne. Serait-il capable d’une si grande réforme ? Sans cette réforme pourtant, l’ouvrage dont je parle n’aurait aucune valeur, aucun charme pour le petit peuple, et, le dirai-je ? aucune nouveauté aux yeux des connaisseurs ; car il s’agirait de faire quelque chose que personne n’a jamais fait encore. Il l’a fait à sa manière (et c’était une manière admirable), pour se peindre lui-même dans son état de maçon ; mais il faudrait être encore plus simple, tout à fait simple.

» Le simple est ce qu’il y a de plus difficile au monde : c’est le dernier terme de l’expérience et le dernier effort du génie. N’est-il pas encore trop jeune pour donner ces touches fermes et nettes, qui paraissent si faciles, que chacun se dit : « J’en aurais fait autant, » et que personne cependant ne peut le faire qu’un grand artiste ? Le Postillon, le Forgeron, la Lavandière, le Maçon, le Colporteur, le Ciseleur, le Couvreur, la Chanteuse des rues, la Brodeuse, la Fleuriste, le Jardinier, le Fossoyeur, le Ménétrier du village, le Charpentier, etc., etc., etc., quelle foule inépuisable de types variés et qui tous pourraient être embellis ou plaints par le poète !

» Il faudrait faire aimer toutes ces figures, même celles dont le premier aspect repousse, et inspirer une pitié tendre pour ceux qu’on ne pourrait admirer comme des êtres utiles et courageux. Moi, je résumerais le tout dans une dernière chanson intitulée : la Chanson de la misère, et qui commencerait tout bonnement ainsi :

Je suis dame misère…

» Il faudrait, pour la plupart de ces chansons, renoncer à l’alexandrin et choisir un rythme court et facile à l’oreille. »

Voilà, mon cher enfant, les idées que j’avais jetées sur le papier, il y a quelque temps, étant malade et fatiguée. Je le suis encore plus aujourd’hui et ne puis compléter ni éclaircir mon explication. Vous y suppléerez par votre vive intelligence ; ou bien mon projet vous paraîtra puéril, et, dans ce cas, n’y donnez aucune attention ; car il se peut qu’il n’entre en rien dans votre manière de sentir et de travailler.

Il y a eu un temps où mon idée sur la Chanson de tous les métiers était si nette et si vive, que, si j’avais su faire des vers, je l’aurais réalisée sous le feu de l’inspiration. Depuis, je l’ai souvent expliquée en courant et fait comprendre à des gens qui ne savaient pas ou qui ne voulaient pas s’en servir. Maintenant, elle s’est beaucoup effacée, surtout devant la crainte de vous indiquer une voie qui ne serait pas la vôtre et qui vous mènerait de travers. Et puis, je peux de moins en moins m’exprimer dans des lettres. J’ai tant de travail, d’ailleurs, que je ne puis écrire à mes amis que les jours où la maladie m’empêche d’écrire pour mon compte. Aussi je leur écris toujours fort obscurément et dans une grande défaillance d’esprit.

Dites à Désirée mille tendres bénédictions de ma part, pour elle et pour sa Solange, et de la part de ma Solange aussi. Mon fils est à Paris.

Vos vers sur la vérité et sur la réalité me semblent très beaux, très touchants et très bien faits, sauf deux ou trois. L’idée est bien soutenue, sauf deux ou trois strophes où elle languit et devient un peu vague. Mais elle se relève bien et la fin est très belle. Courage !


CCXLIII

À M. LEROY - PRÉFET DE L’INDRE


Nohant, ce 24 novembre 1844.


Monsieur le préfet,

Je vous dois des remerciements pour l’obligeance que vous m’avez témoignée tout en vous occupant charitablement de Fanchette[66]. La bonne volonté que vous voulez bien m’exprimer à cette occasion me trouve reconnaissante, et je ne craindrai pas de m’adresser à vous lorsque j’aurai à solliciter votre appui pour quelque malheureux.

Mais vos généreuses offres à cet égard sont accompagnées de quelques réflexions auxquelles il m’est impossible de ne pas répondre, et, bien que la lettre dont mon ami M. Rollinat m’a donné communication ne me soit pas adressée, je crois plus sincère et plus poli d’y répondre directement que d’en charger un tiers, quelle que soit l’intimité qui me lie à M. Rollinat.

Vous accusez l’Éclaireur, que je ne dirige pas, que je n’influence pas davantage, mais auquel je prête mon concours, de mensonge et de grossièreté envers vous. Je ne suis pas chargée de défendre mes amis auprès de vous, je ne veux les désavouer en rien ; mais ne suis pas solidaire de leurs actes et de leurs écrits. J’ai fait mes réserves à cet égard, et j’ai dû ce respect à leur indépendance ; mais, si vous désirez savoir mon opinion sur la polémique personnelle en politique, je suis prête à vous le dire, et vous crois digne qu’on vous parle franchement.

Je ne m’occupe point de cette polémique, mes goûts et surtout mon sexe m’en détournent. Une femme qui s’attaquerait à des hommes dans des vues de ressentiment et d’antipathie serait peu brave.

Les hommes ont pour dernière ressource, quand ils se croient outragés, d’autres armes que la plume, et, comme je ne veux pas me battre en duel, je ne me servirai jamais de la faculté d’exprimer mes sentiments que pour des causes générales ou pour la défense de quelque malheur. Mes griefs particuliers ne m’ont jamais fait publier une ligne contre qui que ce soit, et je ne suis pas d’humeur à changer de système. Quelques autres considérations qui tiennent à mon expérience m’éloignent encore de la polémique de parti. Je trouve que l’esprit du gouvernement est odieux et lâche à l’égard de la presse indépendante ; mais, avant de condamner les mandataires du pouvoir, je voudrais être mieux renseignée, sur la manière dont ils obéissent à leur consigne, que je ne l’ai été dans l’affaire de l’Éclaireur. Selon ma manière de voir, un fonctionnaire dans votre position ne devrait pas être personnellement mis en cause, à moins qu’il n’eût outrepassé son mandat, comme l’a fait, à ce qu’il me semble, mon neveu M. de Villeneuve préfet d’Orléans. Je plains les administrateurs en général plus que je ne les condamne, et voici pourquoi :

Je suis certaine qu’ils n’obéissent qu’avec regret et répugnance à plusieurs de leurs attributions secrètes, et qu’ils rougiraient de se faire hommes de parti de leur propre impulsion. Mais les gouvernements s’efforcent sans cesse d’avilir la dignité et l’intégrité de leur magistrature, en les faisant complices de leurs passions. C’est par là qu’ils leur ôtent la confiance et les sympathies de leurs administrés. C’est un grand crime et une lourde faute dans laquelle tombent tous les gouvernements absolus de fait ou d’intention. Le gouvernement est donc le coupable, lâchement caché derrière vous. Le devoir de votre position est de nier ses torts et d’en assumer la responsabilité. Triste nécessité que vous ne pouvez pas m’avouer, monsieur ; mais, moi, je sais ce dont je parle, et c’est le secret de ma tolérance envers les hommes publics.

Si mes amis de l’Éclaireur ont été moins calmes, vous ne devez pas vous en étonner beaucoup et vous n’avez guère le droit de vous en fâcher. En acceptant les fonctions que vous occupez, vous avez dû prévoir qu’une guerre systématique et inévitable, provoquée par vous à la première occasion, allumerait une guerre moins froide, mais une guerre ostensible. J’ai prévu dès le commencement que mes amis seraient entraînés à cette guerre, et j’ai regretté que vous, qu’on dit homme de bien, fussiez obligé d’en jeter les premiers tisons. Vous aimez à faire le bien, vous devez souffrir quand on vous condamne à faire le mal.

Quant à moi, par les raisons que je vous ai exposées, je ne me serais pas chargée de vous accuser. Mais vous dites, monsieur le préfet, que, lorsque Messieurs de l’Éclaireur vous feront de mauvais compliments, vous serez certain que je n’y suis pour rien. Vous n’aurez pas de peine à le croire, je ne dicte rien, j’aime mieux écrire moi-même, c’est plus tôt fait, et je signe tout ce que j’écris. Il est fort possible que j’aie à m’occuper des actes administratifs de ma localité, et de quelque malheur particulier à propos des malheurs publics. Je regarderai toujours comme un devoir de prendre le parti du faible, de l’ignorant et du misérable, contre le puissant, l’habile et le riche, par conséquent contre les intérêts de la bourgeoisie, contre les miens propres, s’il le faut ; contre vous-même, monsieur le préfet, si les actes de votre administration ne sont pas toujours paternels. Vous ne pouvez ni me craindre ni m’attribuer la sottise de vous faire une menace ; mais je manquerais à toute loyauté si je ne répondais par ma bonne foi à la bonne foi de vos expressions. Dans vos attributions involontaires d’homme politique, moi qui déplore l’alliance monstrueuse de l’homme de parti et du magistrat, je ne me sens pas le courage de vous blâmer, puisque vous n’êtes pas libre de me répondre comme homme de parti, forcé que vous êtes d’agir comme tel en secret. Comme magistrat, vous serez toujours libre de vous disculper si l’on se trompe, parce que là tous vos actes sont publics. Je fais ces réserves pour l’acquit de ma conscience ; car je crois fermement, d’après votre conduite dans l’affaire des enfants trouvés, que nous n’aurons qu’à louer votre justice et votre humanité.

Maintenant, monsieur le préfet, vous dirai-je à mon tour que je ne vous rends pas solidaire des injures et des grossièretés qui me sont adressées par le Journal de l’Indre ? Si cela ne rentrait pas dans le secret de vos obligations et de vos moyens, je pourrais vous accuser sévèrement, et vous dire que je n’influence pas même l’Éclaireur, tandis que vous gouvernez le journal de la préfecture, de par vos fonctions gouvernementales. Or il m’est revenu qu’on m’y sommait un peu brutalement de répondre à de fort beaux raisonnements que je n’ai pas lus, et qu’irrité de mon silence, on m’y traitait vaillamment de philanthrope à tant la phrase, ou quelque chose de semblable. J’ai beaucoup ri de voir le scribe gagé de la préfecture accuser de spéculation le collaborateur gratuit de l’Éclaireur. Vous pouvez faire savoir à votre champion officieux, monsieur le préfet, qu’il se donne un mal inutile et que je ne lui répondrai jamais. J’ai été provoquée par de plus gros messieurs, et, depuis douze ans que cela dure, je n’ai pas encore trouvé l’occasion de me fâcher. Seulement je pense que ce que je disais tout à l’heure des femmes qui ne doivent pas attaquer, à cause de leur impunité dans certains cas, serait applicable relativement à certains hommes. Je suis bien persuadée que vous ne lisez pas le journal de la préfecture : vous êtes de trop bonne compagnie pour cela. Pourtant cela rentre dans les nécessités désagréables de votre administration, et, si vous ne lavez pas de temps en temps la tête à vos gens, ils feront mille maladresses.

Agréez mes explications, monsieur le préfet, avec le bon goût d’un homme d’esprit ; car, lorsque je me permets de vous écrire ainsi, c’est à M. Leroy que je m’adresse, et le collaborateur de l’Éclaireur n’y est pour rien, vous le voyez, non plus que M. le préfet de l’Indre ; nous parlons de ces personnes-là ; mais celle qui a l’honneur de vous présenter ses sentiments les plus distingués c’est

GEORGE SAND.

CCXLIV

À M. XXX…, CURÉ DE XXX…


Nohant, 13 novembre 1844.


Monsieur le desservant,

Malgré tout ce que votre circulaire a d’éloquent et d’habile, malgré tout ce que la lettre dont vous m’honorez a de flatteur dans l’expression, je vous répondrai franchement, ainsi qu’on peut répondre à un homme d’esprit.

Je ne refuserais pas de m’associer à une œuvre de charité, me fût-elle indiquée par le ministère ecclésiastique. Je puis avoir beaucoup d’estime et d’affection personnelle pour des membres du clergé, et je ne fais point de guerre systématique au corps dont vous faites partie. Mais tout ce qui tendra à la réédification du culte catholique trouvera en moi un adversaire, fort paisible à la vérité (à cause du peu de vigueur de mon caractère et du peu de poids de mon opinion), mais inébranlable dans sa conduite personnelle. Depuis que l’esprit de liberté a été étouffé dans l’Église, depuis qu’il n’y a plus, dans la doctrine catholique, ni discussions, ni conciles, ni progrès, ni lumières, je regarde la doctrine catholique comme une lettre morte, qui s’est placée comme un frein politique au-dessous des trônes et au-dessus des peuples. C’est à mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une fausse interprétation des sublimes Évangiles, et un obstacle insurmontable à la sainte égalité que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la terre comme au ciel.

Je n’en dirai pas davantage ; je n’ai pas l’orgueil de vouloir engager une controverse avec vous, et, par cela même, je crains peu d’embarrasser et de troubler votre foi. Je vous dois compte du motif de mon refus, et je désire que vous ne l’imputiez à aucun autre sentiment que ma conviction.

Le jour où vous prêcherez purement et simplement l’Évangile de saint Jean et la doctrine de saint Jean Chrysostome, sans faux commentaire et sans concession aux puissances de ce monde, j’irai à vos sermons, monsieur le curé, et je mettrai mon offrande dans le tronc de votre église ; mais je ne le désire pas pour vous : ce jour-là, vous serez interdit par votre évêque et les portes de votre temple seront fermées.

Agréez, monsieur le curé, toutes mes excuses pour ma franchise, que vous avez provoquée, et l’expression particulière de ma haute considération.

GEORGE SAND.

CCXLV

À M. LOUIS BLANC, À PARIS


Nohant, novembre 1844.


Mon cher monsieur Blanc,

Mes vives et profondes sympathies pour l’œuvre de la Réforme et pour les personnes qui lui ont imprimé une direction à la fois sociale et politique, ne datent pas d’aujourd’hui. Peut-être que l’art m’a manqué pour l’exprimer et le loisir pour le prouver. Mais ce n’est ni l’intention ni le dévouement.

Il y a deux parties dans la lettre si flatteuse que vous avez bien voulu m’écrire. Il y a un appel à ma collaboration littéraire : par ma volonté, elle est assurée à la Réforme autant que les nécessités réelles et inévitables de ma vie me permettront de lui consacrer ses heures. Il y a aussi un appel plus intime à ma confiance et à mon zèle. Je répondrai franchement ; je vous estime trop pour n’être que polie ; j’ai assez de conviction pour risquer de voir rompre un lien dont mon cœur serait pourtant si heureux.

Je n’ai pas besoin de vous dire que votre probité politique et votre générosité personnelle à tous me sont aussi bien prouvées que ce que je sens dans ma propre conscience. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je reconnais vos talents et que je voudrais les avoir pour mon propre compte et pour l’expression de mes croyances. Et, malgré tout cela, je ne suis pas certaine encore que ma collaboration, même purement littéraire, puisse vous convenir sans examen. Attendez donc encore un peu pour me la faire promettre ; car je ne suis que trop disposée à m’engager.

L’Éclaireur publie dans ce moment une série de pauvres réflexions qui me sont venues, il y a quelque temps, après avoir causé avec un homme politique, M. Garnier-Pagès[67], homme qui m’a paru excellent et que je n’ai pas quitté sans lui serrer la main de bon cœur, mais avec lequel je n’étais pas du tout d’accord. Je destinais ces réflexions à moisir avec bien d’autres dans le fond de mon tiroir. Mes amis de l’Éclaireur, à qui je disais que M. Garnier-Pagès m’avait battue à plat, mais que je lui avais répondu après qu’il avait été parti, ont voulu lire et publier cette réponse, qui s’adresse à eux aussi bien qu’à lui. J’y ai changé quelques mots, et c’est tout. C’est peu de chose et je ne vous en recommande pas la lecture ; mais, si vous voulez savoir l’état de mon esprit, il faut pourtant que vous ayez la patience de jeter les yeux sur le troisième article. Mon cerveau n’en est que là, et je crains que vous ne trouviez mon éducation politique bien incomplète et mes curiosités religieuses un peu indiscrètes. Il ne me déplairait point d’être mieux endoctrinée. Je ne suis pas obstinée pour le plaisir de l’être, et, si vous me dites ce qu’il y a derrière les mots socialisme, philosophie et religion, que la Réforme emploie souvent, je vous dirai franchement si cela me saisit tout à fait ou seulement un peu.

Je ne vous demande pas un dogme, ni un traité de métaphysique : je ne le comprendrais peut-être pas plus que ma mère, la fille du peuple, ne comprit le compliment politique qu’elle débita à Bailly et à Lafayette à l’hôtel de ville, en leur offrant une couronne au nom de son district. Mais je vous ferai deux ou trois questions bien bêtes, et, si vous n’en riez pas trop, vous pouvez compter sur le peu que je sais faire. Je suis trop vieille pour que le seul éclat du génie, du courage et de la renommée m’entraînent ; mais je suis encore femme par l’esprit, c’est-à-dire qu’il faut que j’aie la foi pour avoir le courage.

Je trouve votre appel aux pétitions excellent et j’y travaillerai ici de tout mon pouvoir en poussant mes paresseux d’amis. Si je puis faire autre chose, indiquez-le-moi.

Ne dites pas à ces messieurs combien je suis absurde dans ma réponse : remerciez-les pour moi et dites-leur combien je désire faire ce qu’ils me demandent. J’attends impatiemment le dernier volume de votre histoire[68] que votre oublieux de frère m’avait promis. Je lis dans l’Éclaireur un fragment admirable. Ce jeune homme dont vous racontez si bien les coups de tête, Louis-Napoléon Bonaparte, m’a envoyé une brochure de sa façon qui complète le portrait que vous faites de lui. Personne ne peint comme vous. Il faut que vous nous donniez une histoire de l’Empire, ou, ce que j’aimerais encore mieux, une histoire de la Révolution. Cette histoire n’a pas été faite ; pas plus que celle de Jésus-Christ.

Dans quinze jours, je serai à Paris et je veux que vous me parliez de la Réforme et de la politique.

Toute à vous de cœur.


CCXLVI

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE
AU FORT DE HAM


Paris, décembre 1844.


Prince,

Je dois vous remercier du souvenir flatteur que vous avez bien voulu me consacrer en m’adressant le remarquable travail de l’Extinction du paupérisme. C’est de grand cœur que je vous exprime l’intérêt sérieux avec lequel j’ai étudié votre projet. Je ne suis pas de force à en apprécier la réalisation, et, d’ailleurs, ce sont là des controverses dont, je suis sûre, vous feriez, au besoin, bon marché. En fait d’application, il faut avoir réellement la main à l’œuvre pour savoir si l’on s’est trompé, et le fait d’une noble intelligence est de perfectionner ses plans en les exécutant.

Mais l’exécution, prince, dans quelles mains l’avenir la mettra-t-elle ? Nous autres, cœurs démocrates, nous aurions peut-être préféré être conquis par vous que par tout autre ; mais nous n’aurions pas moins été conquis,… d’autres diraient délivrés ! Je ne sais pas si votre défaite a des flatteurs, je sais qu’elle mérite d’avoir des amis. Croyez qu’il faut plus de courage aux âmes généreuses pour vous dire la vérité maintenant, qu’il ne leur en eût fallu si vous eussiez triomphé. C’est notre habitude, à nous, de braver les puissants, et cela ne nous coûte guère, quel que soit le danger.

Mais, devant un guerrier captif et un héros désarmé, nous ne sommes pas braves. Sachez-nous donc quelque gré de nous défendre des séductions que votre caractère, votre intelligence et votre situation exercent sur nous, pour oser vous dire que jamais nous ne reconnaîtrons d’autre souverain que le peuple. Cette souveraineté nous paraît incompatible avec celle d’un homme ; aucun miracle, aucune personnification du génie populaire dans un seul, ne nous prouvera le droit d’un seul. — Mais vous savez cela maintenant, et peut-être le saviez-vous quand vous marchiez vers nous.

Ce que vous ne saviez pas, sans doute, c’est que les hommes sont méfiants et que la pureté de vos intentions eût été fatalement méconnue. Vous ne vous seriez pas assis au milieu de nous sans avoir à nous combattre et à nous réduire. Telle est la force des lois providentielles qui poussent la France à son but, que vous n’aviez pas mission, vous, homme d’élite, de nous tirer des mains d’un homme vulgaire, pour ne rien dire de pis.

Hélas ! vous devez souffrir de cette pensée, autant que l’on souffre de l’envisager et de la dire ; car vous méritiez de naître en des jours où vos rares qualités eussent pu faire notre bonheur et votre gloire.

Mais il est une autre gloire que celle de l’épée, une autre puissance que celle du commandement ; vous le sentez, maintenant que le malheur vous a rendu toute votre grandeur naturelle, et vous aspirez, dit-on, à n’être qu’un citoyen français.

C’est un assez grand rôle pour qui sait le comprendre. Vos préoccupations et vos écrits prouvent que nous aurions en vous un grand citoyen, si les ressentiments de la lutte pouvaient s’éteindre et si le règne de la liberté venait un jour guérir les ombrageuses défiances des hommes. Vous voyez comme les lois de la guerre sont encore farouches et implacables, vous qui les avez courageusement affrontées et qui les subissez plus courageusement encore. Elles nous paraissent plus odieuses que jamais quand nous voyons un homme tel que vous en être la victime. Ce n’est donc pas le nom terrible et magnifique que vous portez qui nous eût séduit. Nous avons à la fois diminué et grandi depuis les jours d’ivresse sublime qu’Il nous a donnés : son règne illustre n’est plus de ce monde, et l’héritier de son nom se préoccupe du sort des prolétaires !

Eh bien ! oui, là est votre grandeur, là est l’aliment de votre âme active. C’est un aliment sain et qui ne corrompra pas la jeunesse et la droiture de vos pensées, comme l’eût fait, peut-être malgré vous, l’exercice du pouvoir. Là serait le lien entre vous et les âmes républicaines que la France compte par millions.

Quant à moi personnellement, je ne connais pas le soupçon, et, s’il dépendait de moi, après vous avoir lu, j’aurais foi en vos promesses et j’ouvrirais la prison pour vous faire sortir, la main pour vous recevoir.

Mais, hélas ! ne vous faites pas d’illusions ! ils sont tous inquiets et sombres autour de moi, ceux qui rêvent des temps meilleurs. Vous ne les vaincrez que par la pensée, par la vertu, par le sentiment démocratique, par la doctrine de l’égalité. Vous avez de tristes loisirs, mais vous savez en tirer parti.

Parlez-nous donc encore de liberté, noble captif ! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoléon d’aujourd’hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l’autre personnifiait sa gloire.


CCXLVII

À M. ÉDOUARD DE POMPÉRY, À PARIS


Paris, janvier 1845.


Laissez-moi tranquille avec votre fouriérisme, mon bon monsieur de Pompéry ! J’aime mieux le pompérysme ; car, si Fourier a quelque chose de bon, c’est vous qui l’avez fait. Vous êtes tout cœur et tout droiture ; mais vous n’êtes qu’un poète quand vous prétendez marier Leroux et Fourier dans votre cœur. Que cela vous soit possible, apparemment oui, puisque cela est ; mais c’est un tour de force dont mon imagination n’est pas capable. Les disciples de Fourier n’aiment leur maître que parce qu’ils l’ont refait à leur guise, et encore ne l’ont-ils pas fait tous à la mienne. Votre Démocratie pacifique est froidement raisonnable, et froidement utopiste. Tout ce qui est froid me gèle, le froid est mon ennemi personnel. Ils n’ont auprès d’eux qu’un homme fort, dont le nom ne me revient pas maintenant… (ah ! Vidal…), mais qui a parlé d’économie politique dans la Revue indépendante, l’année dernière ; et un homme excellent et sage, qui est vous. Et encore ne pouvez-vous ni l’un ni l’autre être avec eux.

Parlez-moi de madame Flora Tristan, je suis mieux informée que vous. Elle est ici : madame Roland s’en occupe et l’a placée chez madame Bascans, rue de Chaillot, no 70. C’est la pension d’où ma fille est sortie. Pension excellente et dirigée par un ménage tout à fait respectable et intelligent. Madame Roland m’a amené cette jeune fille, dont je ne sais pas le vrai nom, mais qui est la fille de Flora et qui paraît aussi tendre et aussi bonne que sa mère était impérieuse et colère. Cette enfant a l’air d’un ange ; sa tristesse, son deuil et ses beaux yeux, son isolement, son air modeste et affectueux m’ont été au cœur. Sa mère l’aimait-elle ? Pourquoi étaient-elles ainsi séparées ? Quel apostolat peut donc faire oublier et envoyer si loin, dans un magasin de modes, un être si charmant et si adorable ? j’aimerais bien mieux que nous lui fissions un sort que d’élever un monument à sa mère, qui ne m’a jamais été sympathique malgré son courage et sa conviction. Il y avait trop de vanité et de sottise chez elle. Quand les gens sont morts, on se prosterne ; c’est bien de respecter le mystère de la mort ; mais pourquoi mentir ? moi, je ne saurais.

J’ai un conseil à vous donner, mon cher Pompéry ; c’est de devenir amoureux de cette jeune fille (ce ne sera pas difficile) et de l’épouser. Cela sera une belle et bonne action, cela vaudra mieux que d’être amoureux de Fourier. Vous êtes un digne homme, vous la rendrez heureuse. Et il est impossible que vous ne le soyez pas, à cause de cela d’abord, ensuite parce qu’il est impossible qu’avec une pareille figure, elle ne soit pas un être adorable. Le bon Dieu serait un menteur s’il en était autrement. Allons ! partez pour la rue de Chaillot et invitez-moi bientôt à vos noces.

Tout à vous de cœur.

GEORGE SAND.

CCXLVIII

À M. HIPPOLYTE CHATIRON, À LA CHÂTRE


Paris, 29 avril 1845.


. . . . . . . . . . . . . . . . .

J’oubliais de te dire quelque chose qui te paraîtra singulier. Étant chez le dentiste de Solange, il y a une quinzaine, j’ai rencontré madame de la Roche-Aymon[69], qui est venue se jeter dans mes bras avec des protestations de tendresse et des supplications pour une réconciliation générale avec la famille. Elle est venue me voir dès le lendemain avec son mari, et m’a présenté sa fille, la princesse Galitzin. Je lui ai rendu sa visite ; il n’y a sorte d’amitiés qu’elle ne m’ait faite.

Elle est partie pour Chenonceaux, et, deux jours après, j’ai reçu une lettre de René[70], et une autre d’elle pour me prier et me supplier d’aller les voir. J’irai peut-être cet été. Mais d’où leur vient ce retour vers moi ? Je n’en sais rien et ne me l’explique pas après un si long oubli. Emma a deux fils mariés ayant des enfants. Elle est archi-grand’mère et bien changée, comme tu penses, quoique agréable encore, et très bonne femme. Elle m’a dit que son père était resté jeune et toujours gai et aimable.

Madame de Villeneuve me fait dire aussi d’aller à Chenonceaux et d’y mener mes enfants. Léonce est perdu de goutte comme son père. J’ai vu un de ses fils, un énorme garçon de seize ans… Septime[71] a je ne sais combien de fils et de filles. Comme tout cela nous rajeunit, hein ?


CCXLIX

À M. DE POTTER, ÉDITEUR, À PARIS


Paris, 10 mai 1845.


Monsieur,

Il m’est revenu de source certaine que vous disiez avoir en votre possession un ouvrage de moi qu’il vous était difficile de publier, à cause des opinions qui y sont émises. Vous savez mieux que personne que vous n’avez pas une ligne de moi à publier, et cet étrange mensonge me rappelle la tentative ou du moins l’intention déloyale que vous avez eue de publier sous mon nom, il y a un an, un ouvrage qui n’était pas de moi.

Quand j’ai su que vous renonciez à cette entreprise frauduleuse, j’ai gardé le silence, quoique je fusse parfaitement renseignée. Je vous engage donc à ne pas abuser de ma générosité, en répandant sur mon compte des faits contraires à la vérité.

Je ne comprends pas quel peut être votre but. Mais, quel qu’il soit, soyez assuré que je me tiens sur mes gardes et que, si vous veniez à tromper le public en vous servant de mon nom, je vous ferais donner à l’instant, par tous les organes de la publicité, un démenti qui vous serait à la fois honteux et préjudiciable.

Je n’ai d’autre raison de vous ménager que la répugnance naturelle que j’éprouve à commettre un acte d’hostilité et à punir un mauvais procédé. Je vous prie donc de m’épargner cette pénible tâche et de ne pas m’en faire une nécessité.

GEORGE SAND.

CCL

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 12 septembre 1845.


Ne me croyez donc jamais fâchée contre vous, mes chers enfants. Que je sois malade ou occupée au delà de mes forces, que je vous écrive ou non, ma tendresse vous est à jamais acquise à tous les trois ; car vous êtes trois maintenant, et vous ne faites qu’un pour moi. Non, certes, je n’ai pas été mécontente des chansons. Elles me paraissent en bonne voie, et, quand il y en aura un volume, nous songerons à l’imprimer. Je suis toujours tout à votre service et, si je suis mortellement paresseuse pour écrire des lettres, je ne le serai pas dès qu’il sera question d’agir pour vous. Ainsi, comptez toujours sur moi, qui vous suis dévouée à toute heure. Prenez, quand je n’écris pas, que je dors ; mais, comme l’âme ne dort jamais, je suis toujours prête à me lever et à courir pour vous.

Que je vous dise d’abord ce qui concerne les petites affaires.

Je me suis adressée à plusieurs journaux pour avoir de l’ouvrage. Je n’ai réussi à rien ; sans quoi, je vous eusse écrit tout de suite. Les journaux sont encombrés et ne demandent que des romans. L’Éclaireur de l’Indre, auquel j’espérais pouvoir vous assurer quelques articles tous les ans, n’a pas le moyen de payer sa rédaction, et il est certain que j’ai toujours travaillé pour lui gratis. C’est en suivant la voie déjà suivie, en vous assurant des souscripteurs et en faisant imprimer, au moins de frais possible, par mon intermédiaire, que vous trouverez quelque profit dans votre plume. J’espère maintenant qu’avec l’imprimerie de M. Pierre Leroux, qui fonctionne à Boussac, je pourrai vous faire avoir l’impression à bas prix, et ce sera autant de gagné. Enfin, rassemblez avec soin vos chansons, vos vers quelconques, et, pour changer un peu, pour réveiller l’appétit de vos souscripteurs, il faudrait tâcher d’avoir une préface de Béranger, ou d’Eugène Sue. Je crois que ce dernier ne vous refuserait pas. Je me joindrai à vous pour l’obtenir. Enfin, pour en finir avec les affaires, j’ai un peu d’argent en ce moment. Si vous avez quelque souci, quelque souffrance, adressez-vous à moi, mon cher enfant. Je serai heureuse de les faire cesser, et, si vous y mettiez de l’orgueil, vous auriez grand tort. Ce ne serait agir ni en fils avec moi, ni en père envers votre Solange, qui ne doit pas languir et pâtir quand elle a quelque part une grand’mère tout heureuse de lui tendre les bras.

J’ai vu à Paris, cet hiver, M. Ortolan, avec qui j’ai beaucoup parlé de vous, et qui a eu occasion de rendre à un de mes amis un important service à ma requête. Il y a mis une grande bonté ! Si vous lui écriviez quelquefois, dites-lui que je m’en souviens et que je ne l’oublierai jamais.

J’ai été bien tentée cet été de vous dire de venir me voir à Nohant. Si je ne l’ai pas fait, c’est pour des raisons que je ne peux vous écrire, raisons un peu bizarres, et pourtant très simples et très naïves, mais qui demanderaient de longues explications. Je vous les dirai confidentiellement et fraternellement quand nous nous verrons ; car nous nous verrons, à coup sûr. Ces raisons s’effacent et s’éloignent : elles ne sont pas de mon fait ni du vôtre ; nous y sommes étrangers, nous n’y pouvons rien. Mais elles disparaissent et disparaîtront par la force du temps et des choses. Ne soyez nullement intrigué et ne cherchez pas à deviner. Vous ne trouveriez pas ; car les choses les plus simples et les plus niaises sont celles dont on s’avise le moins quand on les commente, et souvent ce que l’on découvre après bien des efforts d’imagination est tel, qu’on en rit et qu’on se dit : « Ce n’était pas la peine de tant chercher. » Ces raisons-là n’ont eu de gravité que pour moi, puisqu’elles m’ont privé souvent, à propos d’anciens et de nouveaux amis des deux sexes, d’user d’une légitime et sainte liberté. Mais qui peut dire qu’il a vécu sans faire des sacrifices ? celui-là n’aurait pas de cœur qui n’aurait pas su les accepter. J’espère que, l’année prochaine, si vous avez quelque moment de vacances, je pourrai vous dire : « Venez voir votre mère ! » Que ne puis-je mieux faire et vous dire : « Je cours, je voyage, je pars et je vais de votre côté, pour vous voir, pour serrer dans mes bras votre femme et votre enfant ! » Mais je ne voyage plus, quoique ce soit fort dans mes goûts, et vous pensez bien qu’il y a aussi à cela quelque raison.

Que je vous dise maintenant ce que je suis devenue depuis tant de temps que je ne vous ai écrit. J’ai été à Paris jusqu’au mois de juin, et, depuis ce temps, je suis à Nohant jusqu’à l’hiver, comme tous les ans, comme toujours ; car ma vie est réglée désormais comme un papier de musique. J’ai fait deux ou trois romans, dont un qui va paraître. Il a fait un été affreux ; je suis peu sortie de mon jardin, j’ai peu monté à cheval et en cabriolet comme j’ai coutume de faire aux environs tous les ans. Tous les chemins de traverse qui conduisent à nos beaux sites favoris étaient impraticables, et ma fille n’est pas du tout marcheuse. Je lui ai acheté un petit cheval noir qu’elle gouverne dans la perfection et sur lequel elle paraît belle comme le jour.

Mon fils est toujours mince et délicat, mais bien portant, d’ailleurs. C’est le meilleur être, le plus doux, le plus égal, le plus laborieux, le plus simple et le plus droit qu’on puisse voir. Nos caractères, outre nos cœurs, s’accordent si bien, que nous ne pouvons guère vivre un jour l’un sans l’autre. Le voilà qui entre dans sa vingt-troisième année, et moi dans ma quarante-deuxième, et Solange dans sa dix-huitième ! Nous avons des habitudes de gaieté peu bruyante, mais assez soutenue, qui rapprochent nos âges, et, quand nous avons bien travaillé toute la semaine, nous nous donnons pour grande récréation d’aller manger une galette sur l’herbe à quelque distance de chez nous, dans un bois ou dans quelque ruine, avec mon frère, qui est un gros paysan, plein d’esprit et de bonté, et qui dîne tous les jours de la vie avec nous, vu qu’il demeure à un quart de lieue. Voilà donc nos grandes fredaines.

Maurice dessine le site, mon frère fait un somme sur l’herbe. Les chevaux paissent en liberté. Les filleuls ou filleules sont aussi de la partie et nous réjouissent de leurs naïvetés. Les chiens gambadent, et le gros cheval, qui traîne toute la famille dans une espèce de grande brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement, nous avons peu joui de la campagne de cette façon, cet été. Il a toujours plu, et les rivières ont effroyablement débordé. Mais l’automne s’annonce plus beau, et j’espère que nous reprendrons bientôt nos excursions. Puis nous allons marier une filleule de Maurice et faire la noce à la maison.

Je crois que vous vous plairiez avec nous, mes enfants ; car nous avons eu le bonheur de conserver des goûts simples. Nous avons une petite aisance qui nous permet de faire disparaître la misère autour de nous ; et, si nous connaissons le chagrin de ne pouvoir empêcher celle qui désole le monde, chagrin profond, surtout à mon âge, quand la vie n’a plus de personnalité enivrante et qu’on voit clairement le spectacle de la société, de ses injustices et de son affreux désordre, du moins nous ne connaissons pas l’ennui, l’inquiétude ambitieuse et les passions égoïstes. Nous avons donc une sorte de bonheur relatif, et mes enfants le goûtent avec la simplicité de leur âge.

Pour moi, je ne l’accepte qu’en tremblant ; car tout bonheur est quasi un vol dans cette humanité mal réglée, où l’on ne peut jouir de l’aisance et de la liberté qu’au détriment de son semblable, par la force des choses, par la loi de l’inégalité : odieuse loi, odieuses combinaisons, dont la pensée empoisonne mes plus douces joies de famille et me révolte à chaque instant contre moi-même. Je ne puis me consoler qu’en me jurant d’écrire tant que j’aurai un souffle de vie, contre cette maxime infâme qui gouverne le monde : Chacun chez soi, chacun pour soi. Puisque je ne sais dire et faire que cette protestation, je la ferai sur tous les tons.

Bonsoir, mon cher enfant. Voilà, j’espère, une longue lettre et où je vous parle de moi avec excès, pour répondre à toutes vos questions. Maintenant soyez tranquille sur mon compte. Ma santé est assez bonne, et mes yeux sont meilleurs, depuis six mois que j’ai renoncé à travailler la nuit. Je ne pouvais plus. J’ai eu quelque peine à me remettre au courant des heures de tout le monde. Je l’avais essayé cent fois sans succès. Enfin, je suis parvenue à dormir à minuit et à travailler dans la journée. Cela me laisse moins de temps, car, dans la matinée, quoi qu’on fasse, on est toujours dérangé, et rien ne remplace ce calme profond et absolu qui se fait de minuit à quatre heures du matin. Mais il le fallait absolument ; je ne dormais pas assez, et ma santé était gravement altérée.

Soyez tranquille surtout sur mon amitié. Elle est inaltérable pour vous. Écrivez-moi donc souvent, et sans vous tourmenter quand je ne réponds pas. Je suis heureuse de vous lire et de savoir ce que vous faites, à quoi vous pensez, et comment prospère notre chère petite Solange. Bénissez-la pour moi, ainsi que sa mère, et dites-vous à toute heure que mon cœur est avec vous.


CCLI

À M. HIPPOLYTE CHATIRON, À MONTGIVRAY


Paris, 14 décembre 1845.


J’ai reçu ta lettre à Chenonceaux, et je sais, cher ami, que tu as eu bien de l’ennui en voyage, de mauvaises places, et tout le désagrément d’un grand acte d’obligeance fraternelle. Je t’en remercie et te prie de me pardonner cette course que je t’ai fait faire, mais où tu as été bien utile à notre jeune et jolie parente. J’espère que tu es reposé et que tu ne m’en veux pas d’avoir usé de ton zèle et de ton bon vouloir.

Nous nous sommes royalement ennuyés au milieu des grandeurs du passé, surtout les deux premiers jours. Peu à peu pourtant nous nous sommes trouvés plus à l’aise, et nous nous sommes quittés tous fort tendrement. Le fait est que nos hôtes ont été excellents pour moi et pour mes enfants. Mais croirais-tu que nous avons trouvé tout le contraire de ce qui était à prévoir ? René très conservé physiquement, mais vieilli de cent ans au moral, pétrifié comme ses sculptures et ses armoiries, ne parlant que de ses ancêtres, de ceux de sa femme et de son gendre ; enfin un marquis de Tuffières ! La qualité l’entête, comme dit le Misanthrope : et cela est d’autant plus étrange à entendre, que son caractère est resté bon, simple, affectueux et soumis. Quant à Appoline[72], c’est un miracle que la grâce, l’effusion et la bienveillance qu’elle a acquises en vieillissant. Elle a été charmante pour Solange et pour Maurice, et avec moi, vraiment affectueuse, sensée et naturelle. Elle est fort dévote maintenant, mais très tolérante et charitable.

Quand mon père disait qu’avec de bonnes et grandes qualités, elle avait des petitesses incompréhensibles, il la jugeait bien. Elle a des petitesses, en effet, mais moins qu’on ne le croirait d’après son passé, et, quant aux grandes qualités, elle en est certainement douée. Elle a de l’enthousiasme et de la jeunesse d’esprit, je crois qu’elle a éteint son mari à son profit.

Madame de la Roche-Aymon est la plus douce, la plus faible et la plus tendre créature du monde. Son mari a été charmant pour nous et pour Maurice en particulier, avec qui il a causé batailles et victoires de l’Empire. Il était colonel alors et il a fait les guerres d’Espagne. Au fond, tout ce monde-là n’a plus d’opinions politiques, à force d’en avoir eu. On a le portrait d’Henri V pour la forme, mais celui de Napoléon à côté pour le sentiment.

Chenonceaux est une merveille. L’intérieur est arrangé à l’antique avec beaucoup d’art et d’élégance. On y jette toujours son pot de chambre par la fenêtre, ce qui faisait le bonheur de Maurice. Nous avons vu aussi Loches en détail ; c’est fort curieux et intéressant, nous en aurons donc beaucoup à te raconter.

Maurice repart dans quelques jours pour Guillery. Je vais bien m’ennuyer sans lui, moi qui ne m’amuse de rien à Paris. La sublime Solange va reprendre ses leçons. Tortillard[73] travaille dans le décor de l’Odéon. Augustine[74] se porte bien et te fait mille remerciements. La Luce[75] trouve le spectacle ben brave ; mais ceux gens qui vous argardent à travers des culs de bouteille en mode de linettes ça lui convint pas. C’est des argardures trop effrontées. Elle s’amuse beaucoup jusqu’à présent.

Bonsoir, cher vieux ; embrasse ta femme pour moi et donne-moi de tes nouvelles.


CCLII

À M. MAURICE SCHLESINGER, DIRECTEUR
DE LA REVUE ET GAZETTE MUSICALE, À PARIS


Paris, janvier 1846.


Monsieur,

En feuilletant votre journal, je crois pouvoir être certaine de la parfaite convenance de la forme de mon opuscule. Puisque vous me l’avez rapporté, il est évident que c’est par la qualité qu’il pèche. N’étant pas habituée à défendre mon faible talent, je souscris à toute espèce de condamnation, et sans appel. Mais, comme je ne fais pas mieux un jour que l’autre, je sais qu’il me serait impossible de remplir les conditions de supériorité, que vous exigez de vos rédacteurs.

J’ai donc l’honneur de vous renvoyer les cinq cents francs que vous m’aviez remis. Je vous prierai de m’envoyer votre journal ; j’aurai l’honneur de vous en rembourser l’abonnement et de vous payer la collection que vous avez eu la bonté de m’envoyer. J’aurai un grand plaisir à la lire ; mais je ne me sens pas destinée au plaisir d’y travailler.

Agréez l’expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

CCLIII

À M. LE RÉDACTEUR DU JOURNAL ***, À PARIS


Paris, 18 janvier 1846.


Monsieur,

C’est seulement aujourd’hui que je prends connaissance d’un feuilleton inséré dans votre numéro du 24 décembre dernier et intitulé George Sand et Agricol Perdiguier.

Je dois à la vérité de démentir la petite anecdote qu’il contient, et, comme cet article est déjà loin de nous, je vous demande la permission, monsieur, de vous en faire rapidement l’extrait.

Selon le rédacteur de votre feuilleton, M. Agricol Perdiguier serait venu chez moi, l’été dernier, pour m’offrir la collaboration d’un livre sur le compagnonnage. Je l’aurais engagé à compléter ses notions, en faisant un voyage dans toutes les provinces de France. Il m’aurait confié sa mère infirme et misérable. J’aurais pris soin d’elle, et j’aurais donné de l’argent à M. Perdiguier pour l’aider dans ses courses et dans ses recherches. Enfin, j’aurais profité de son zèle et de ses travaux pour faire un roman dont j’aurais partagé le produit avec sa mère et avec lui.

Voici maintenant la vérité :

M. Agricol Perdiguier est l’auteur d’un livre sur le compagnonnage imprimé bien longtemps avant que j’eusse le dessein d’écrire un roman sur cette matière. Cherchant quelques renseignements exacts et consciencieux, j’eus naturellement recours à ce livre, et l’esprit droit et généreux que révélait cet opuscule me donna l’envie de connaître l’auteur. Je n’ai jamais eu le plaisir de voir ses parents, qui vivent dans l’aisance à quelques lieues d’Avignon ; je n’ai donc jamais eu l’occasion de leur rendre le moindre service. Je n’ai pas non plus le mérite d’avoir rendu personnellement service à M. Agricol, et le voyage qu’il a entrepris dans différentes provinces de France n’a pas eu pour but de me recueillir des notes et de m’envoyer des renseignements.

Ce serait diminuer de beaucoup l’importance et le mérite du pèlerinage accompli par cet homme vertueux que de faire de lui une sorte de commis voyageur au service de mon encrier. J’ai dit, dans la préface de mon livre le Compagnon du tour de France, quelle mission de paix et de conciliation M. Perdiguier s’était imposée, en cherchant à nouer des relations avec les compagnons les plus intelligents des divers devoirs, afin de les engager à prêcher comme lui, à leurs frères et coassociés, la fin de leurs différends et le principe d’assistance fraternelle entre tous les travailleurs.

Ce n’est pas moi qui ai suggéré à M. Perdiguier l’idée généreuse de ce voyage : elle est venue de lui seul, et, si quelques ressources ont été mises par moi à sa disposition afin de lui permettre de suspendre son travail de menuiserie pendant une saison, cette petite collecte a été l’offrande de quelques personnes pénétrées de la sainteté de l’œuvre qu’il allait entreprendre et nullement l’aumône d’une charité intéressée.

Dans une province où sont fixés la famille et les amis d’enfance de M. Agricol Perdiguier, l’erreur commise dans votre feuilleton du 25 décembre a pu avoir, pour eux et pour lui, des résultats pénibles, que j’aurais voulu être à même de conjurer à temps ; quoiqu’il soit un peu tard, j’espère, monsieur, que votre loyauté ne se refusera pas à une rectification que je demande pour ma part à votre bienveillante courtoisie, et sur laquelle j’ose compter.

Agréez, monsieur, l’expression des sentiments distingués avec lesquels j’ai l’honneur d’être

Votre très humble,

GEORGE SAND.

CCLIV

AUX RÉDACTEURS DU JOURNAL l’atelier,
À PARIS


Paris, février 1846.


Messieurs,

La manière détournée que vous employez pour répondre à ma lettre me paraît empreinte d’un peu de passion. Nul plus que moi n’est porté à excuser la passion dirigée vers la recherche de la vérité, lors même qu’elle se fait un peu tranchante et intolérante. Cependant j’attendais de vous plus de justice et de sympathie. Il fallait ne point répondre du tout aux objections que contenait ma lettre, puisqu’elles n’appelaient pas et repoussaient, au contraire, une discussion publique, ou bien il fallait me demander l’autorisation, en m’en démontrant la nécessité, de publier ma lettre entière. Je viens vous demander maintenant l’insertion complète de cette lettre, dont je n’ai pas pris copie, et, sur ce point, je m’en rapporte entièrement à votre loyauté. Certes, je suis un faible champion de la vérité, et ma lettre n’est pas rédigée avec le soin que vous aviez apporté dans votre réfutation.

Vous m’avez jugée par contumace, ou bien vous m’avez combattue à armes inégales, moi présentant à votre examen de conscience quelques objections prises rapidement au hasard entre beaucoup d’autres, et ne vous demandant, au nom de la conscience, que de les peser dans votre for intérieur ; vous, travaillant et rédigeant à loisir un article pour un journal et opposant un mois de travail à une lettre particulière écrite au courant de la plume. Je crains pourtant que votre réponse ne soit empreinte d’une trop grande précipitation, et je ne me trouve ni convaincue ni satisfaite par vos arguments.

La manière dont vous posez les questions est telle, que je m’abstiendrai plus que jamais d’engager une polémique ; je vois que vous ne me convertiriez pas, et la polémique n’est pas le champ clos où ma vocation me porte à défendre les principes et les idées dont je suis pénétrée.

Si je vous ai prié de ne pas insérer ma lettre et si je vous demande aujourd’hui le contraire, c’est pour des raisons que vous comprendrez et que tout le monde comprendra. J’avais une extrême répugnance à signaler aux ennemis du peuple les dissidences qui existent dans son sein. C’est, je crois, une mauvaise chose à faire que de leur donner le spectacle de nos incertitudes et de notre désaccord sur certains points.

Vous n’avez pas tenu compte de mon scrupule, et, en cela, vous avez dû être persuadés et abusés par quelque esprit ennemi du peuple, ennemi de l’Évangile et de l’égalité. Vous avez voulu proclamer à tout prix le triomphe de l’Église catholique sur vos opinions. Il en est résulté que des journaux catholiques et autres se sont réjouis de nous voir aux prises les uns contre les autres. Pauvre peuple ! faut-il que tu ne trouves la vérité qu’en traversant, à tes périls et à tes dépens, les embûches de tes éternels oppresseurs !

Maintenant, si je demande la publication de ma lettre, c’est pour déjouer autant qu’il est en moi cette misérable ruse de nos ennemis. Le public jugera en voyant le respect dont mon cœur est rempli pour le fond de notre cause commune, et pour ceux qui la défendent même en se trompant, si l’esprit d’hostilité est en moi et si la discorde est réellement entre nous.

Agréez, messieurs, l’expression de mes sentiments affectueux.

GEORGE SAND.

CCLV

À M. MAGU, À LIZY-SUR-OURCQ (SEINE-ET-MARNE)


Paris, avril 1846.


Mon cher monsieur Magu,

Je me suis adressée pour vos exemplaires à trois éditeurs, les seuls que je connaisse. Le premier, riche et avide, n’a pas voulu se charger d’une affaire où il voyait peu à gagner. Le second, honnête mais pas généreux, a craint d’y perdre. Le troisième, généreux mais gueux, n’a pas le sou à débourser. Je ne sais plus à quelle porte frapper.

J’avais l’intention de ne prendre pour moi et mes amis qu’une douzaine d’exemplaires. Je me suis souvenue de ce que vous m’avez dit de Delloye, et, voulant que ce petit profit entrât dans votre poche et non dans la sienne, je vous prie de me dire où je dois m’adresser pour avoir et rembourser ces exemplaires. Combien je suis chagrine d’avoir plus de dettes que de comptant ! Vous n’attendriez pas longtemps l’avance de cette petite somme qui vous manque pour être tranquille et satisfait ! Mais, depuis dix ans, je travaille en vain à me remettre au point où j’étais lorsqu’il me fallut réparer le désordre des affaires que d’autres me mirent sur les bras, et payer les dettes qu’ils avaient faites. Avant cette époque, j’avais toujours de quoi prélever une forte part de mon travail pour obliger mes amis, ou rendre des services bien placés. Aujourd’hui, je suis accusée de négligence ou d’indifférence, non par mes amis, qui connaissent bien ma position, mais par des personnes qui s’adressent à moi, et qui s’étonnent de voir mon ancien dévouement paralysé par la force des choses.

Je souffre beaucoup de cette position, non pas à cause de ce qu’on peut dire et penser de moi : il y a longtemps que j’ai mis le mauvais amour-propre de côté, sachant qu’il était l’ennemi de la bonne conscience. Mais voir des souffrances, des inquiétudes et des maux de toute sorte en si grand nombre, et n’y pouvoir apporter qu’un stérile intérêt, est un plus grand chagrin, plus que toute l’injustice dont on peut être l’objet soi-même.

J’ai, en outre, le regret continuel d’être un mauvais auxiliaire en fait de services qui demanderaient, en compensation de l’argent qui me manque, du crédit, de l’activité et de l’influence dans le monde. Si je suis une espèce d’homme de lettres, je suis avant tout mère de famille, et il ne me reste pas un instant pour voir le monde, pour rendre les visites qu’on me fait, et pour répondre aux nombreuses lettres qu’on m’adresse. Si j’ai une ou deux heures libres par semaine, j’aime mieux les consacrer à de vieux amis, ou à de nobles relations, comme je considère celles que je veux conserver avec vous, que de satisfaire la curiosité de quelques belles dames, ou de quelques jolis messieurs qui voudraient m’examiner à la loupe, comme une bête singulière. De là vient que je ne connais personne, et que, Dieu merci, personne ne me connaît dans ce monde, où d’autres posent, jasent, prononcent et imposent leurs sympathies et leurs opinions à des coteries.

Voilà pourquoi aussi j’ai personnellement l’occasion de lancer un livre moins que qui que ce soit. Ma seule efficacité, si j’en ai une, est dans ma plume. Je n’ai jamais flatté personne et je n’ai jamais fait ce qu’on appelle de la critique que dans trois ou quatre occasions, où mon cœur était ému et ma conviction entière.

Je ne vous serai donc un peu utile qu’en revenant, dans un article de la Revue indépendante, sur vos vers charmants, et en parlant de votre nouveau recueil. Je le ferai, n’en doutez pas ; c’est ce que je pourrai faire de moins inutile. Je me justifie auprès de vous, parce que j’ai besoin de votre estime et de votre confiance, avant même que vous songiez à m’accuser, et parce que je ne veux pas que vous cessiez de vous adresser à moi toutes les fois que vous croirez que je peux faire quelque chose pour vous. Mon peu de succès vous donnerait peut-être à penser que j’y mets de la mauvaise volonté, et je ne veux pas que, par discrétion, vous vous absteniez. Ne craignez donc jamais de m’importuner, quelque maussade ou paresseuse que je vous semble.

Ainsi, il m’a été impossible jusqu’ici de trouver un moment pour voir madame Benoît de Grazelles. Mais j’espère ne pas quitter Paris sans lui avoir rendu ses visites et lui avoir parlé de vous. Si cette dame a de nombreuses connaissances, comme vous dites qu’elle a beaucoup d’activité et de cœur, elle pourrait peut-être distribuer en détail encore une partie de vos exemplaires.

De mon côté, je parlerai à tous mes amis, comme je l’ai déjà fait. Mais tous mes amis forment une bien petite et bien obscure phalange.

Je pars pour la campagne (la Châtre), où je passerai quelques mois ; vous pourrez m’y adresser les exemplaires que je vous demande, et j’espère bien que vous m’écrirez en même temps un petit mot d’amitié.

Tout à vous de cœur.

GEORGE SAND.

CCLVI

À M. MARLIANI, SÉNATEUR, À MADRID


Paris, mai 1846.


Cher Manoël,

Bien que traduit en français et lu au coin du feu votre discours est encore très beau et très excellent. Je ne m’étonne donc pas de l’effet qu’il a produit sur le Sénat. Avec tant de présence d’esprit, de science des faits, de mémoire et d’habileté, vous devez apporter à vos hommes d’État de l’Espagne une bonne dose d’enseignement, et ils le sentent. En outre, vous avez en vous une grande puissance que vous développerez de plus en plus. C’est un fonds de principes et de convictions logiquement acceptées, en dessous de ce talent du moment que vous caractérisez à la fin de votre discours par le mot d’opportunité.

La plupart des hommes ont l’un ou l’autre. Vous avez des deux, c’est une grande force. Vous sentez vivement dans les profondeurs de votre âme cet idéal politique qui n’est pas pure poésie, quoi qu’on en dise, puisque c’est tout simplement une vue anticipée de ce qui sera, par le sentiment chaleureux et lucide de ce qui doit être. Vous êtes pénétré de cet idéal et de cette poésie, quand vous faites la parfaite distinction de la politique et de la diplomatie qui conviennent aux nations, d’avec la politique et la diplomatie que pratiquent les rois dynastiques.

Il y avait longtemps que j’attendais dans le monde parlementaire la manifestation de cette idée si vraie, qui n’était pourtant pas encore éclose à aucune tribune de l’Europe. Si j’avais été chargée d’écrire sur l’Espagne dans notre Revue et sur l’équipée impertinente de M. Narcisse Salvandy, je n’aurais pas dit autrement que vous, et peut-être exactement de même, quoique nous ne nous fussions pas donné le mot d’avance. Vous avez été courageux et vraiment dans la grande politique sociale en disant de telles choses dans une assemblée nationale. Si la France était moins courbée, moins douloureusement affaissée sous ses maux du moment, la presse libérale entière se fût emparée de votre discours comme d’un monument ; Mais elle y reviendra plus tard, j’en suis certaine, et, dans nos assemblées nationales, on citera vos paroles dans quelques années comme vous avez cité celles de Vatel et de Martens. Vous avez aussi parlé de la révolution de 89 avec une grande vérité et un grand courage : continuez donc, et croyez que l’avenir est à nous, à l’Espagne et à la France, à la France et à l’Espagne l’une par l’autre, l’une pour l’autre, et toutes deux pour le monde entier.

Vous me reprochez de haïr l’Angleterre à la française. Non, ce n’est pas à ce point de vue que je la hais ; car je crois à son avenir, je compte sur son peuple.

J’y vois éclore le chartisme, qui est notre phase, et je ne doute pas qu’elle ne soit le bras du monde que je rêve et que j’attends, comme nous en serons, Espagnols et Français, le cœur et la tête.

Mais ce que vous dites de la politique d’intérêt personnel des cabinets, appliquez-le à ma haine pour l’Angleterre ; je hais son action présente sur le monde, je la trouve injuste, inique, démoralisatrice, perfide et brutale ; mais ne sais-je point que les victimes de ce système affreux sont là en majorité, comme chez nous les victimes du juste-milieu ?

Je ne hais point ce peuple ; mais je hais cette société anglaise ; de même, je ne haïssais point l’Espagne en y passant, mais j’exécrais cette action de Christine et de don Carlos, qui rapetissaient et avilissaient momentanément le caractère espagnol. Aujourd’hui, l’Espagne a de grandes destinées devant elle. Y entrera-t-elle d’un seul bond ? Aura-t-elle encore des défaillances et des délires de malade ? Qu’importe ? rien de ce qu’elle fait de bon aujourd’hui ne sera perdu, et vous n’avez pas sujet de désespérer. Poussez à la fraternité, faites des vœux pour que le régent ait un bras de fer contre les conspirations. Ces insultes du cabinet français ne sont pas si funestes. Elles font sentir au duc de la Victoire que sa mission est une grande lutte, et que le salut est dans sa fierté comme dans sa persévérance.

En vous écrivant dernièrement, je ne prétendais pas qu’il dût, quant à présent et tout d’un coup, renverser le fantôme de la royauté. Je me suis mal exprimée si vous m’avez ainsi entendue ; mais je prétendais, je prétends toujours que, si la Providence lui conserve la vie, la force et la popularité, sa mission est là. Il y sera entraîné et porté un jour, s’il reste lui-même et si l’orage ne balaye pas son œuvre d’aujourd’hui avant qu’elle ait pris racine. Espérons ! J’espère bien pour la France, qui est en ce moment si malade et si avilie ! je douterais de Dieu si je doutais de notre réveil et de notre guérison.

Bonsoir, cher ami. Travaillez toujours, parlez souvent. Labourez et ensemencez, semez et consacrez, comme dit Faust. De mon amitié, je ne vous dis rien : vous savez tout là-dessus. Ma Charlotte et vous ne faites qu’un pour moi, et c’est une grosse part de ma vie, qui est dans votre unité, comme dirait Leroux.

À vous.

GEORGE SAND.

CCLVII

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, 1er septembre 1846.


Chère amie,

Merci mille fois ! mais Solange ne serait point en état de faire le voyage de Paris dans ce moment-ci, à moins d’y aller à petites journées, comme nous faisons nos courses de campagne. D’ailleurs, je n’ai pas plus de confiance en M. Royer qu’en Papet, et je crois que la médecine ne sait rien pour ces maladies de langueur. Nous partons aujourd’hui pour divers points du Berry et de la Creuse, où nous nous arrêterons chaque fois un jour ou deux. Elle est un peu mieux depuis trois jours, mais toujours sans appétit et sans sommeil. Une petite fatigue lui est bonne, une grande fatigue très mauvaise. Nous avons été avant-hier à Châteauroux reconduire Delacroix et recevoir Emmanuel qui a fait un peu la grimace à l’idée de se remballer tout de suite, dans d’assez mauvais chemins et pour d’assez mauvais gîtes. Mais il aime encore mieux cela que de rester tout seul ici.

Je vous écris à la hâte. Oui, vous devriez aller passer cette quinzaine encore en Normandie, si le voyage est court et pas fatigant ; car les beaux jours ne dureront peut-être pas cet automne. Nous avons ici de grandes chaleurs et de grandes pluies qui semblent nous annoncer un hiver précoce. Moi, je n’ose pas vous répondre de l’emploi de mon mois de septembre. Je suis tourmentée et je suis décidée à tout essayer pour que ce triste état de Solange ne s’installe pas chez elle pour tout l’hiver. Vous êtes mille fois bonne de m’offrir un gîte. Nous avons toujours notre appartement du square Saint-Lazare et rien ne nous empêcherait d’y aller. Mais Papet ne me conseille pas du tout les longues étapes pour Solange ; au contraire, elles irritent beaucoup notre malade. Nous la promenons une lieue à cheval, une lieue en voiture ; puis on se repose, on reprend, et toujours ainsi. Je tâche de l’égayer ; mais je ne suis pas gaie au fond. Elle est bien sensible à l’intérêt que vous lui témoignez et me charge de vous en remercier. Elle vous recommande de ne pas faire comme elle, et d’être bien portante avant tout.

Adieu, chère ; je vous embrasse tendrement, et je pars.

GEORGE.

CCLVIII

À LA MÊME


Nohant, 6 mai 1847.


Chère amie,

Vous êtes étonnée de mon silence, probablement. Moi, je suis étonnée d’avoir encore la force de vous écrire après des fatigues d’esprit et d’yeux comme je viens d’en subir. Je ne puis vous dire que trois mots ; mais je veux vous les dire avant tout.

Solange se marie dans quinze jours avec Clésinger, sculpteur, homme d’un grand talent, gagnant beaucoup d’argent, et pouvant lui donner l’existence brillante qui est, je crois, dans ses goûts. Il en est très violemment épris, et il lui plaît beaucoup. Elle a été aussi prompte et aussi ferme, cette fois, dans sa détermination qu’elle était jusqu’à présent capricieuse et irrésolue. Apparemment elle a rencontré ce qu’elle rêvait. Dieu le veuille !

Pour mon compte, ce garçon me plaît beaucoup aussi, de même qu’à Maurice. Il est peu civilisé au premier abord ; mais il est plein de feu sacré, et il y a déjà quelque temps que, le voyant venir, je l’étudie sans en avoir l’air. Je le connais donc autant qu’on peut connaître quelqu’un qui veut plaire. Vous me direz que ce n’est pas toujours suffisant, c’est vrai. Mais ce qui me donne confiance, c’est que la principale face de son caractère, c’est une sincérité qui va jusqu’à la brusquerie. Il pécherait donc par excès de naïveté, plus que par toute autre chose, et il a encore d’autres qualités qui rachèteront tous les défauts qu’il peut et doit avoir. Il est laborieux, courageux, actif, décidé, persévérant. C’est quelque chose que la force, et il en a beaucoup, au physique comme au moral. Je me suis trouvée amenée par une circonstance fortuite, à faire sur son compte une véritable enquête, telle qu’un procureur du roi l’eût faite pour un accusé de cour d’assises.

Quelqu’un m’avait dit de lui tout le mal qu’on peut dire d’un homme. Je ne savais pas encore alors qu’il songeât à ma fille ; mais il faisait nos bustes. Il voulait les faire en marbre, gratis, et il ne me convenait pas d’être comblée de pareils présents par un homme dont on me disait pis que pendre. Et puis je voulais savoir si la personne qui le traitait de la sorte était une bonne ou une mauvaise langue. Quelques explications, auxquelles je n’attachais pas d’abord toute l’importance qu’elles eurent ensuite, amenèrent une foule de renseignements particuliers, et j’arrivai à pouvoir juger sur preuves ; car vous savez que, dans ces sortes de choses, il se fait un enchaînement imprévu de découvertes. J’acquis donc la certitude que Clésinger était un homme irréprochable dans toute la force du mot, et son accusateur un homme d’esprit un peu léger. De sorte que je connaissais tous les faits de sa vie la plus intime, le jour où il me demanda ma fille. Le hasard avait amené à cet égard plus de lumières que je n’en aurais eu en l’examinant par mes yeux pendant des années. Néanmoins, je n’avais rien conclu en quittant Paris, et c’est depuis un mois que son activité a levé tous les obstacles et réduit à néant toutes les objections possibles. M. Dudevant, qu’il a été voir, consent. Nous ne savons pas encore où se fera le mariage. Peut-être à Nérac, pour empêcher M. Dudevant de s’endormir dans les éternels lendemains de la province.

Je vous écrirai dans quelques jours ; car, jusqu’ici, nous n’avons rien fixé, et j’attends Clésinger demain ou après, pour déterminer avec lui le jour et le lieu. Mais ce sera dans le courant de mai. Les bans se publient et on coud la robe blanche. Pourtant on ne sait encore rien dans ce pays-ci, et nous nous préservons des grandes annonces. Il a fallu ménager un chagrin encore assez vif, qui n’est pas loin de nous. Il y a eu un échange de lettres sincères très satisfaisant. Le pauvre abandonné est un noble enfant qui se montre, comme dit, avec raison, son oncle, M. de Grandeffe, un vrai chevalier français. Je regrette bien ce cœur-là ; mais nous mettons dans la famille une meilleure tête, et il faut bien que la fatalité apparente soit une volonté d’en haut. Je n’aurais pas voulu d’abord qu’on fît si vite un autre choix. Mais, le choix étant fait (et vous savez que les parents n’empêchent rien de ce côté-là), je crois qu’il faut le ratifier bien vite.

Bonsoir, chère amie ; écrivez-moi et parlez-moi de vous. Moi, je ne puis vous rien dire de moi, sinon que je suis fatiguée à mourir ; car, au milieu de ces préoccupations, il m’a fallu faire un roman pour avoir quelques billets de banque. La misère augmente ici tous les jours et j’en sais quelque chose. Je vous embrasse ; soignez-vous, gouvernez votre volonté à l’effet de conserver votre santé. Créez-vous des devoirs qui vous ôtent le temps de penser à vous-même. Je crois que c’est le seul moyen de supporter le terrible poids de la vie. Plus il est lourd, mieux on marche peut-être ! Et les devoirs ne sont pas difficiles à trouver dans ce temps de malheur et de souffrance matérielle. Votre cœur le sait bien. Mettez votre cerveau et vos jambes au service de votre cœur, et l’imagination s’endormira.


CCLIX

À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES


Nohant, 22 mai 1847.


Frère et ami,

Je n’ai reçu qu’il y a quinze jours le numéro du People’s Journal qui contient deux articles dont je suis l’objet. Remerciez pour moi de sa bienveillance miss Jewsbury, signataire du premier, et laissez-moi vous dire que le vôtre m’a pénétrée d’un sentiment de bonheur. C’est qu’en effet il part de votre cœur.

D’autres hommes éminents ont bien voulu me louer ou me défendre. Leur voix ne partait pas des entrailles comme la vôtre ; car, en général, les hommes d’intelligence ont peu d’entrailles, et je ne me sens point de parenté avec eux. Ma gratitude pour eux n’était donc qu’une forme de politesse obligée, au lieu que, vous, je ne vous remercie pas ; je sens que vous dites ce que vous pensez sur mon compte, parce que vous comprenez les souffrances de mon âme, ses besoins, ses aspirations et la sincérité de mon vouloir. Non, mon ami, je ne vous remercie pas d’un article favorable, comme on dit ; mais je vous remercie de m’aimer, et de m’appeler votre sœur et votre amie. Il y a une fatalité providentielle et comme un instinct de secrète divination dans les cœurs.

Il y a dix ans, j’étais en Suisse ; vous y étiez caché et un hasard m’avait fait découvrir votre retraite. J’étais presque partie un matin, pour vous aller trouver. J’étais encore dans l’âge des tempêtes. Je revins sur mes pas, en me disant que vous aviez assez de votre fardeau à porter, et que vous n’aviez pas besoin d’une âme agitée comme la mienne. Je comptais bien que, plus tard, nous nous rencontrerions si je résistais à la tentation du suicide qui me poursuivait sur ces glaciers. Le vertige de Manfred est si profondément humain ! Enfin, il y a encore, dans la vie, des récompenses attachées à l’accomplissement des devoirs, des compensations aux plus durs sacrifices, puisque votre amitié couronne ma vieillesse et me console du passé !

Venez donc en France, venez donc me voir chez moi dans ma vallée Noire, si bête et si bonne. J’y suis plus moi-même qu’à Paris, où je suis toujours malade au moral et au physique. Nous avons bien des choses à nous dire ; moi, j’en ai à vous demander. J’ai des conseils à recevoir que je n’ai osé demander à personne depuis bien longtemps, et des solutions que j’ai mises en réserve pour les chercher en vous. Vous disiez, cet hiver, que vous viendriez ; est-ce que vous ne le pouvez ou ne le voulez plus ?

Je vous aurais écrit plus tôt sans de graves événements domestiques, qui m’ont pris jusqu’aux heures du sommeil. Je viens de marier ma fille et de la bien marier, je crois, avec un artiste très puissant d’inspiration et de volonté. Je n’avais pour elle qu’une ambition, c’est qu’elle aimât et qu’elle fût aimée ; mon vœu est réalisé. L’avenir est dans la main de Dieu, mais j’espère la durée de cet amour et de cet hyménée.

Je vous respecte et vous aime.

Votre sœur,
GEORGE SAND.

CCLX

À M. THÉOPHILE THORÉ, À PARIS


Nohant, juin 1847.


J’aurais, monsieur, le plus grand désir d’être utile à la personne que vous me recommandez, et son titre de neveu de Saint-Just n’est pas mince auprès de moi. Mais ce qu’elle me demande est à peu près impossible.

Jugez-en vous-même. M. Flaubert désire que je lui promette et que je lui laisse annoncer une préface de moi, pour la première livraison d’un livre qui n’est encore qu’en projet, dont il n’a pas écrit la première page et dont il me soumet le plan. Ce plan me paraît bon et utile ; mais cela ne suffit pas pour que je puisse engager ma responsabilité. Personne ne peut endosser l’esprit d’un livre avant d’avoir lu attentivement ce livre.

Et puis j’ai fait trois ou quatre préfaces en ma vie, et je crois que je ne pourrais plus en faire une cinquième. C’est un travail auquel je ne suis pas propre et qui me coûte plus de peine que trois romans à écrire. Enfin, et c’est le plus sûr, une préface de n’importe qui n’a jamais servi à qui que ce fût. Si le livre est bon, à quoi sert la préface ? s’il est mauvais, elle lui nuit davantage.

Agréez, monsieur, l’expression de mes sentiments affectueux.

GEORGE SAND.

CCLXI

À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES


Nohant, 28 juillet 1847.


Mon frère et mon ami,

Cette année 1847, la plus agitée et la plus douloureuse peut-être de ma vie sous bien des rapports, m’apportera-t-elle au moins la consolation de vous voir et de vous connaître ? Je n’ose y croire, tant le guignon m’a poursuivie ; et pourtant vous le promettez, et nous approchons du terme assigné. Dans peu de jours, nous aurons un chemin de fer depuis Paris jusqu’à Châteauroux, qui n’est qu’à neuf lieues de chez moi. Ainsi vous n’aurez plus besoin que je vous trace un petit itinéraire pour éviter les lenteurs et les contretemps de voyage, une des mille petites plaies de notre pauvre France, qui en a de si grandes d’ailleurs. Vous viendrez de Paris en six ou sept heures jusqu’à Châteauroux ; et, de Châteauroux à Nohant, par la grande route et la diligence, en trois heures.

Que votre lettre est bonne et votre cœur tendre et vrai ! je suis certaine que vous me ferez un grand bien et que vous remonterez mon courage, qui a subi, depuis quelque temps, bien des atteintes dans des faits personnels. Et qu’est-ce que les faits personnels encore ! je devrais dire que, depuis ces dernières années surtout, j’ai grand’peine à me maintenir, je ne dis pas croyante, la foi conquise au prix qu’elle nous a coûté ne se perd pas, mais sereine. Et la sérénité est un devoir, précisément, imposé aux âmes croyantes. C’est comme un témoignage qu’elles doivent à leur religion. Mais nous ne pouvons nous faire pures abstractions, et l’attente confiante d’une meilleure vie, l’amour de l’idéal immortel ne détruit pas en nous le sentiment et la douleur de la vie présente. Elle est affreuse, cette vie, à l’heure qu’il est. La corruption et l’impudence sont d’un côté ; de l’autre, c’est la folie et la faiblesse. Toutes les âmes sont malades, tous les cerveaux sont troublés, et les mieux portants sont encore les plus malheureux ; car ils voient, ils comprennent et ils souffrent.

Cependant il faut traverser tout cela pour aller à Dieu, et il faut bien que chaque homme subisse en détail ce que subit l’humanité en masse. Venez me donner la main un instant, vous, éprouvé par tous les genres de martyre. Quand même vous ne me diriez rien que je ne sache, il me semble que je serais fortifiée et sanctifiée par cette antique formule qui consacre l’amitié entre les hommes.

J’ai reçu une de vos brochures, mais non la lettre à Carlo-Alberto, à moins que vous ne l’ayez envoyée après coup et qu’elle ne soit à Paris. Les traductions me sont venues, aussi. Remerciez pour moi.

Le mot traîne est local et non français usité. Une traîne est un petit chemin encaissé et ombragé. C’est comme qui dirait un sentier. Mais notre dialecte du Berry, qui n’est qu’un vieux français, distingue le sentier du piéton et celui où peut passer une charrette. Le premier s’appelle traque ou traquette, le second traîne. Le mot est joli en français et s’entend ou se devine même à Paris, où le peuple parle la plus laide et la plus incorrecte langue de France, parce que c’est une langue toute de fantaisie, de hasard et de rapides créations successives, tandis que les provinces conservent la tradition du langage et créent peu de mots nouveaux. J’ai un grand respect et un grand amour pour le langage des paysans, je l’estime plus correct.


CCLXII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 9 août 1847.


Maintenant, mes enfants, je ne vous marquerai plus d’époque ni de jour pour venir. Cela nous a toujours porté malheur, et, quand vous pourrez venir, vous suivrez l’inspiration du moment, c’est-à-dire vous profiterez du concours de circonstances qui vous paraîtra le plus favorable : température, liberté d’autres soins, santé, repos d’esprit, envie même de voyager ; car il faut tout cela pour qu’un voyage ne soit pas quelque chose de solennel et même d’un peu effrayant. À vous dire vrai, je suis tellement consternée du guignon qui s’est attaché à vous, dans toutes ces circonstances, que je n’oserai plus jamais vous dire : « Venez, je vous attends. » Je n’étais pas superstitieuse pourtant, et je le suis devenue à force de malheur depuis deux ans. Tous les chagrins m’ont accablée par un enchaînement fatal ; mes plus pures intentions ont eu des résultats funestes pour moi et pour ceux que j’aime ; mes meilleures actions ont été blâmées par les hommes et châtiées par le ciel comme des crimes. Et croyez-vous que je sois au bout ? Non ! tout ce que je vous ai raconté jusqu’ici n’est rien, et, depuis ma dernière lettre, j’ai épuisé tout ce que le calice de la vie a de désespérant. C’est même si amer et si inouï, que je ne puis en parler, du moins je ne puis l’écrire. Cela même me ferait trop de mal. Je vous en dirai quelques mots quand je vous verrai. Mais, si je ne reprends courage et santé jusque-là, vous me trouverez bien vieillie, malade, triste et comme abrutie. Voilà aussi, mon enfant, pourquoi je n’ose pas appeler Désirée avec l’ardeur que j’y aurais mise avant tous mes chagrins. Je crains que cette chère enfant ne me trouve toute différente de ce que vous lui avez dit de moi, et que le spectacle de mon abattement ne la froisse et ne la consterne. J’étais, quand vous m’avez vue, dans un état de sérénité, à la suite de grandes lassitudes. J’espérais du moins, pour la vieillesse où j’entrais, la récompense de grands sacrifices, de beaucoup de travaux, de fatigues et d’une vie entière de dévouement et d’abnégation. Je ne demandais qu’à rendre heureux les objets de mon affection. Eh bien ! j’ai été payée d’ingratitude, et le mal l’a emporté dans une âme dont j’aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien. À présent, je lutte contre moi-même pour ne pas me laisser mourir. Je veux accomplir ma tâche jusqu’au bout. Que Dieu m’assiste ! je crois en lui et j’espère !

Nous avons ici un temps affreux, de la pluie par torrents, un ciel sombre et froid depuis huit jours. On ne peut finir les moissons. Cela ne contribue pas peu à me rendre triste. Augustine a beaucoup souffert, mais elle a eu un grand courage, un vrai sentiment de sa dignité ; et sa santé, Dieu merci, n’a pas été atteinte. Mon bon Maurice est toujours calme, occupé, enjoué. Il me soutient et me console. Solange est à Paris avec son mari ; ils vont voyager. Chopin est à Paris aussi ; sa santé ne lui a pas encore permis de faire le voyage ; mais il va mieux. Nous attendons tous les jours l’ouverture du chemin de fer qui nous permettra d’aller de Châteauroux à Paris en quelques heures, et qui nous était promise pour le mois dernier.

Cette morsure dont vous me parlez m’inquiète, non pas que je croie aux suites de l’accident. En général, j’y crois peu, et j’ai toujours vu l’imagination faire tout le mal. Mais, justement, je crains les agitations de votre esprit. Je suis sûre que vous ne serez pas malade. Votre sang est trop pur, et je parie que le chien était le plus innocent du monde. Mais vous allez vous tourmenter : je vous connais. Je vous supplie, mon enfant, de n’y pas penser du tout et même d’en rire, et de m’écrire que vous n’y songez plus.

Bonsoir, cher fils ; votre mère vous bénit dans la douleur comme dans le repos. J’embrasse vos deux anges. Dites-moi donc ce que vous avez déboursé, je le veux.

Merci pour Borie de votre souvenir. Il est à Orléans, à la tête d’un journal. Il viendra passer avec nous le mois de septembre.


CCLXIII

AU MÊME


Nohant, 14 décembre 1847.


Je suis bien en retard avec vous, mon cher enfant, et je ne sais plus à laquelle de vos lettres je commencerai par répondre. Vous me pardonnez ce silence, je le sais, je le vois, puisque vous m’écrivez toujours et que votre tendre affection semble augmenter avec mon mutisme et mon accablement. Vous avez compris, Désirée et vous, vous autres dont l’âme est délicate parce qu’elle est ardente, que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J’ai bien manqué y succomber, quoique je l’eusse prévue longtemps d’avance. Mais vous savez qu’on n’est pas toujours sous le coup d’une prévision sinistre, quelque évidente qu’elle soit. Il y a des jours, des semaines, des mois entiers même, où l’on vit d’illusions et où l’on se flatte de détourner le coup qui vous menace. Enfin, le malheur le plus probable nous surprend toujours désarmés et imprévoyants. À cette éclosion du malheureux germe qui couvait, sont venues se joindre diverses circonstances accessoires fort amères et tout à fait inattendues. Si bien que j’ai eu l’âme et le corps brisés par le chagrin. Je crois ce chagrin incurable ; car, plus je réussis à m’en distraire pendant certaines heures, plus il rentre en moi sombre et poignant aux heures suivantes. Pourtant, je le combats sans relâche, et, si je n’espère pas une victoire qui consisterait à ne le plus sentir, du moins j’arrive à celle qui consiste à supporter la vie, à n’être presque plus malade, à reprendre le goût du travail et à ne point paraître troublée. J’ai retrouvé le calme et la gaieté extérieurs, si nécessaires pour les autres, et tout paraît bien marcher dans ma vie.

Maurice a retrouvé son enjouement et son calme, et le voilà occupé avec Borie d’un travail attrayant. Borie transcrit littéralement le style de Rabelais en orthographe moderne, ce qui le rend moins difficile à lire. En outre, il l’expurge de toutes ses obscénités, de toutes ses saletés, et de certaines longueurs qui le rendent impossible ou ennuyeux. Ces taches enlevées, il reste quatre cinquièmes de l’œuvre intacts, irréprochables et admirables ; car c’est un des plus beaux monuments de l’esprit humain, et Rabelais est, bien plus que Montaigne, le grand émancipateur de l’esprit français au temps de la renaissance. Je ne me souviens plus si vous l’avez lu. Si non, attendez, pour le lire, notre édition expurgée ; car je crois que les immondices du texte pur vous le feraient tomber des mains. Ces immondices sont la plaisanterie de son temps ; et le nôtre, Dieu merci, ne peut plus supporter de telles ordures. Il en résulte qu’un livre de haute philosophie, de haute poésie, de haute raison et de grande vérité est devenu la jouissance de certains hommes spéciaux, savants ou débauchés, qui l’admirent pour son talent, ou le savourent pour son cynisme, la plupart sans en comprendre la portée, l’enseignement sérieux et les beautés infinies. Il y a vingt ans que, dans ma pensée, et même de l’œil, en le relisant sans cesse, j’expurge Rabelais, toujours tentée de lui dire : « Ô divin maître, vous êtes un atroce cochon ! » Maurice faisait le même travail, dans sa pensée. Très fort sur ce vieux langage dont notre idiome berrichon nous donne la clef plus qu’à tous les savants commentateurs, il le goûtait sérieusement et il avait fait (et vous l’avez vue, je crois) une série d’illustrations, dessinées dès son enfance d’une manière barbare, mais pleines de feu, d’originalité, d’invention, et, du reste, parfaitement chastes, comme le sentiment qui lui faisait adorer le côté grave, artiste et profond de Rabelais. Le temps seul me manquait pour réaliser mon désir. Borie s’est trouvé libre de son temps pour quelques mois, et je lui ai persuadé de faire ce travail. Il s’en tire à merveille ; je revois après lui, et l’expurgation est faite avec un soin extrême pour ôter tout ce qui est laid et garder tout ce qui est beau. Maurice, qui dessine assez bien maintenant, reprend en sous-œuvre ses compositions, en invente de nouvelles, et fait sur bois une cinquantaine de dessins qui seront gravés et joints au texte. Ce sera un ouvrage de luxe, et, comme ces publications sont fort coûteuses, nous n’en retirerons peut-être pas grand profit. Mais cela servira à poser l’artiste et l’expurgateur. De plus, nous aurons, je crois, rendu un grand service à la vérité et à l’art, en faisant passer, dans les mains des femmes honnêtes et des jeunes gens purs, un chef-d’œuvre qui, jusqu’à ce jour, leur a été interdit avec raison. J’attacherai mon nom en tiers à cette publication pour aider au succès de mes jeunes gens, et je ferai précéder l’ouvrage d’un travail préliminaire. Gardez-nous le secret, car c’en est un encore, jusqu’au jour des annonces, vu qu’on peut être devancé dans ces sortes de choses par des faiseurs habiles qui gâchent tout[76]. Voilà donc l’hiver de Maurice et de Borie bien occupé auprès de moi. Quant à ma chère Augustine, elle a donné dans le cœur d’un brave garçon qui est tout à fait digne d’elle et qui a de quoi vivre. Cela, joint à un peu d’aide de ma part, lui fera une existence indépendante, et, quant aux qualités essentielles de l’intelligence et du caractère, elle ne pouvait mieux rencontrer. Elle ne pourra se marier que dans trois mois. Alors, elle ira habiter le Limousin avec son mari et viendra passer les vacances avec moi. Nous nous regretterons donc l’une l’autre, les trois quarts de l’année ; mais, enfin, j’espère qu’elle aura du bonheur, et que je pourrai mourir tranquille sur son compte.

Moi, j’ai entrepris un ouvrage de longue haleine, intitulé Histoire de ma vie. C’est une série de souvenirs, de professions de foi et de méditations, dans un cadre dont les détails auront quelque poésie et beaucoup de simplicité. Ce ne sera pourtant pas toute ma vie que je révélerai. Je n’aime pas l’orgueil et le cynisme des confessions, et je ne trouve pas qu’on doive ouvrir tous les mystères de son cœur à des hommes plus mauvais que nous, et, par conséquent, disposés à y trouver une mauvaise leçon au lieu d’une bonne. D’ailleurs, notre vie est solidaire de toutes celles qui nous environnent, et on ne pourrait jamais se justifier de rien sans être forcé d’accuser quelqu’un, parfois notre meilleur ami. Or je ne veux accuser ni contrister personne. Cela me serait odieux et me ferait plus de mal qu’à mes victimes. Je crois donc que je ferai un livre utile, sans danger et sans scandale, sans vanité comme sans bassesse, et j’y travaille avec plaisir. Ce sera, en outre, une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds, et m’ôtera une partie de mes anxiétés sur l’avenir de Solange, qui est assez compromis.

Vous m’avez envoyé une charmante épître en vers dont je ne vous ai pas remercié. Il faut la garder ; car, en supprimant quelques vers qui me sont tout personnels, ce morceau trouvera sa place dans un de vos futurs recueils. Ne vous ai-je pas dit, dans le temps, que je trouvais votre cigale et votre fourmi ravissantes dans leur genre ? À ce propos, et sans que ma contradiction porte en rien sur le fond de votre pensée, je veux vous dire que vous vous trompez sur le sens des fables de la Fontaine. Sa pensée était exactement la vôtre, et votre bouffon commentaire en fable-chanson la développe, sans la changer. Où prenez-vous, mon enfant, qu’il donne raison à l’avare fourmi ? Non, non, dans aucune de ses adorables fables, il ne prêche l’égoïsme. Sa morale est belle comme sa forme, pure comme son cœur, et je souhaite au pauvre Lachambaudie d’avoir un sentiment de la vérité et de l’humanité qui l’inspire aussi bien.


La fourmi n’est pas prêteuse,
C’est là son moindre défaut.


en dit tout autant que :


La fourmi qu’est dévote et n’aim’pas les acteurs.


Cette manière de railler le pauvre chanteur est une raillerie à double tranchant, et c’est le côté réellement coupant de la lame qui tombe sur l’égoïsme. C’est la manière d’enseigner de la Fontaine et c’est la véritable forme de l’ironie de tous les temps. Vous trouverez cela bien autrement employé par Rabelais. Il a l’air d’admirer et de porter aux nues tout ce qu’il blâme et méprise, et, si le lecteur s’y trompe, c’est la faute du lecteur qui n’entend pas la plaisanterie et qui manque d’intelligence. De tout temps, et surtout dans les temps où la vérité a besoin d’un voile pour se répandre, l’ironie a procédé ainsi. C’est à nous d’expliquer à nos enfants comment ils doivent entendre la morale cachée sous ces finesses. Vous-même, vous raillez de cette façon dans votre parodie, tant cette forme est naturelle et instructive ! De notre temps, nous mettons un peu plus les points sur les i. Nous n’y avons pas grand mérite, puisqu’il n’y a plus de Bastille pour les pensées courageuses ; et croyez que l’art ne gagne pas grand’chose à avoir les coudées plus franches ; car c’est un grand art, que de faire deviner ce qu’on ne peut pas dire tout crûment.

Je vois si rarement et si brièvement Leroux, que je ne lui avais pas beaucoup parlé de vous, en effet ; mais, quant à sa prétention d’ignorer que vous faisiez des chansons, souvenez-vous donc, mon enfant, que vous lui en avez chanté deux ou trois ici, et qu’il vous a un peu ennuyé de ses théories, bonnes en elles-mêmes, mais non applicables à mon avis dans la circonstance. Vous voyez qu’il est bien distrait et qu’il a oublié complètement ce fait. C’est un génie admirable dans la vie idéale, mais qui patauge toujours dans la vie réelle.

Vous me demandez un sujet de poème. Diable ! comme vous y allez ! J’y ai bien pensé, mais je crains de ne pas trouver à votre gré. C’est bien grave. Voyons, pourtant. Pourquoi ne feriez-vous pas, soit en prose, soit en vers, l’Histoire de Toulon ? la véritable histoire, rapide et chaude, du peuple de votre ville natale ? La France ignore l’histoire de toutes ses localités. Les localités elles-mêmes ignorent leur propre histoire. Et puis, en fait d’histoire, le point de vue rajeunit tout. La mode est à l’histoire. On ne lit plus que cela. Je ne vais pas plus loin. J’ai peur d’influencer votre inspiration individuelle en vous traçant une forme, un plan, une opinion quelconque. Mais voyez si l’idée brute vous sourit. Vous avez fait l’Histoire d’un pavé. C’est le peuple qui est le vrai pavé, rude, solide, extrait des plus pures entrailles de la terre, asservi à de vils usages, foulé aux pieds, et destiné pourtant à écraser les têtes de l’hydre. Toulon a vu de grands faits. Les actions belles et mauvaises de son peuple, ses inspirations grandes, ses erreurs funestes, tout cela peut être raconté en traits ardents et commenté avec l’accablante précision du vers, comme un enseignement, un encouragement ou un redressement alternatifs. Ce peuple a, d’ailleurs, sa physionomie, et c’est à vous de le peindre. Peut-être le sujet vous emportera-t-il au-dessus des mille vers projetés. Il n’y aura point de mal à cela, et cependant, si vous êtes à la fois très clair et très rapide, ce sera encore mieux. Le moment où nous sommes est avide de regarder en arrière, comme un lutteur qui mesure l’espace avant de sauter en avant. Voyez ! si cela ne vous va pas, je chercherai autre chose.

Bonsoir, mon enfant. Voilà une longue lettre. Mais voilà un beau temps qui ranime et qui vous inspirera mieux que moi. Il fait chaud même ici, et je crois que vous ne souffrirez pas du tout sous votre beau ciel. Vous avez toujours des accidents qui me désolent. Si j’étais Désirée, je vous gronderais ; car je crois que la fatalité, c’est souvent notre distraction qui l’amène. J’attends le printemps avec impatience pour vous faire de vive voix les plus beaux sermons.

Je ne pense pas aller à Paris ; mais il faudra que, dans trois mois, j’aille en Limousin installer Augustine. Mais, une fois pour toutes, désormais, je ne vous arrêterai pas au moment du départ ; car il y a de notre faute dans tout cela, et de la mienne par excès de sollicitude. Nous devrions nous dire que l’existence ne peut jamais être à l’abri d’un déplacement imprévu de quelques jours, et que, quand même vous ne me trouveriez pas à Nohant, comme il est certain que je ne peux pas ne pas y revenir après de très courtes absences, désormais il vaut mieux que vous m’y attendiez quelques journées que de manquer des mois à passer ensemble. Il me semble que ceci est une conclusion logique. Je me suis trop effrayée de l’idée que vous seriez tout déroutés de trouver la maison vide, et que Désirée s’ennuierait à m’attendre. Si je vous avais laissés venir, nous nous serions retrouvés bientôt, et nous aurions passé l’été ensemble. Il est vrai que vous eussiez été les convives d’une triste famille pendant quelque temps. Mais, enfin, quand serons-nous assurés contre la douleur ? Il n’y a point de compagnie pour ces désastres.

Et puis j’espère que mes affaires vont se relever et que vous ne serez plus inquiet de la dépense.

Bonsoir encore, mes trois chers enfants. Je vous embrasse comme je vous aime, et les enfants d’ici se joignent à moi pour vous aimer.


TABLE[77]
tome 2




1836

CXLVI. À madame la comtesse d’Agoult 10 juillet 1
CXLVII. À M. Scipion du Roure 18 juillet 10
CXLVIII. À M***, rédacteur du Journal du Cher 30 juillet 11
CXLIX. À M. Girerd 15 août 14
CL. À madame Maurice Dupin 18 août 16
CLI. À M. Franz Liszt 18 août 17
CLII. À madame la comtesse d’Agoult 20 août 21
CLIII. À M. Auguste Martineau-Deschenez 21 août 22
CLIV. À mademoiselle Desnoyers de Chantepie 21 août 24
CLV. À M. Alexis Duteil 00 septembre 26
CLVI. À madame la comtesse d’Agoult 03 octobre 27
CLVII. À M. Franz Liszt 16 octobre 31
CLVIII. À M. Dudevant 00 novembre 33
CLIX. À M. Scipion du Roure 13 décembre 36

1837

CLX. À M. Scipion du Roure 05 janvier 38
CLXI. À madame la comtesse d’Agoult 18 janvier 39
CLXII. À M. Adolphe Guéroult 14 janvier 41
CLXIII. À M. Jules Janin 15 janvier 47
CLXIV. À M. l’abbé de Lamennais 28 février 50
CLXV. À M. Franz Liszt 28 mars 54
CLXVI. À M. Calamatta 00 mars 56
CLXVII. À madame la comtesse d’Agoult 05 avril 58
CLXVIII. À la même 10 avril 60
CLXIX. À M. Scipion du Roure 13 avril 63
CLXX. À madame la comtesse d’Agoult 21 avril 65
CLXXI. À la même 00 mai 72
CLXXII. À M. Calamatta 00 mai 73
CLXXIII. À madame Maurice Dupin 09 juillet 77
CLXXIV. À M. Calamatta 12 juillet 79
CLXXV. À M. Girerd 22 août 81
CLXXVI. À M. Gustave Papet 24 août 84
CLXXVII. À madame la comtesse d’Agoult 25 août 85
CLXXVIII. À M. Duteil 00 septembre 88
CLXXIX. À madame la comtesse d’Agoult 16 octobre 93

1838

CLXXX. À M. Franz Liszt 28 janvier 96
CLXXXI. À madame la comtesse d’Agoult 00 mars 100
CLXXXII. Au major A. Pictet 00 octobre 104
CLXXXIII. À M. Jules Boucoiran 23 octobre 108
CLXXXIV. À madame Marliani 00 novembre 110
CLXXXV. À la même 14 novembre 112
CLXXXVI. À la même 14 décembre 114

1839

CLXXXVII. À madame Marliani 15 janvier 119
CLXXXVIII. À M. Duteil 20 janvier 121
CLXXXIX. À madame Marliani 22 février 125
CXC. À M. François Rollinat 08 mars 129
CXCI. Au même 23 mars 135
CXCII. À madame Marliani 22 avril 137
CXCIII. À la même 28 avril 139
CXCIV. À la même 20 mai 141
CXCV. À la même 03 juin 143
CXCVI. À M. Girerd 00 octobre 147

1840

CXCVII. À M. Gustave Papet 00 janvier 149
CXCVIII. À M. Hippolyte Châtiron 27 février 150
CXCIX. À M. Calamatta 1er mai 152
CC. À M. Chopin 13 août 154
CCI. À Maurice Sand 15 août 155
CCII. Au même 04 septembre 156
CCIII. Au même 20 septembre 159
CCIV. À M. Hippolyte Châtiron 162

1841

CCV. À M. l’abbé de Lamennais 00 février 166
CCVI. À M. Auguste Martineau-Deschenez 16 juillet 170
CCVII. À madame Marliani 13 août 173
CCVIII. À mademoiselle de Rozières 22 septembre 176
CCIX. À la même 15 octobre 178
CCX. À M. Charles Duvernet 27 septembre 180

1842

CCXI. À M. Charles Poncy 27 avril 198
CCXII. À M. Édouard de Pompéry 29 avril 201
CCXIII. À mademoiselle de Rozières 09 mai 203
CCXIV. À madame Marliani 26 mai 206
CCXV. À M. Anselme Pététin 30 mai 209
CCXVI. À M. Charles Poncy 23 juin 216
CCXVII. Au même 24 août 223
CCXVIII. À mademoiselle Leroyer de Chantepie 28 août 229
CCXIX. À monseigneur l’archevêque de Paris 00 septembre 235
CCXX. À M. Charles Duvernet 12 novembre 239

1843

CCXXI. À M. Charles Poncy 21 janvier 245
CCXXII. À M. Hippolyte Châtiron 02 février 254
CCXXIII. À M. Charles Poncy 26 février 256
CCXXIV. À madame Claire Brunne 18 mai 262
CCXXV. À Maurice Sand 06 juin 265
CCXXVI. À madame Marliani 13 juin 267
CCXXVII. À M. le comte Jaubert 00 juillet 269
CCXXVIII. À madame Marliani 02 octobre 273
CCXXIX. À M. Charles Duvernet 08 octobre 275
CCXXX. À Maurice Sand 17 octobre 278
CCXXXI. À madame Marliani 14 novembre 281
CCXXXII. À Maurice Sand 16 novembre 283
CCXXXIII. Au même 28 novembre 287
CCXXXIV. À M. Charles Duvernet 29 novembre 290

1844

CCXXXV. À M. F. Guillon 14 février 293
CCXXXVI. À M. Charles Duvernet 16 février 296
CCXXXVII. À M. F. Guillon 25 février 298
CCXXXVIII. À M. Alexandre Weill 04 mars 301
CCXXXIX. À MM. Planet, Fleury, Duvernet et Duteil 20 mars 304
CCXL. À M. Planet 00 avril 306
CCXLI. À madame Marliani 00 juin 311
CCXLII. À M. Charles Poncy 12 septembre 313
CCXLIII. À M. Leroy 24 novembre 317
CCXLIV. À M. le curé de *** 25 novembre 322
CCXLV. À M. Louis Blanc 00 novembre 324
CCXLVI. Au prince Louis-Napoléon Bonaparte 00 décembre 328

1845

CCXLVII. À M. Édouard de Pompéry 00 janvier 331
CCXLVIII. À M. Hippolyte Châtiron 29 avril 333
CCXLIX. À M. de Potter 10 mai 335
CCL. À M. Charles Poncy 12 septembre 336
CCLI. À M. Hippolyte Châtiron 14 décembre 342

1846

CCLII. À M. Maurice Schlesinger 00 janvier 345
CCLIII. À M. le Rédacteur du journal *** 00 janvier 346
CCLIV. Aux Rédacteurs du journal l’Atelier 00 février 349
CCLV. À M. Magu 00 avril 351
CCLVI. À M. Marliani 00 mai 355
CCLVII. À madame Marliani 1er septembre 359

1847

CCLVIII. À madame Marliani 06 mai 361
CCLIX. À M. Joseph Mazzini 22 mai 364
CCLX. À M. Théophile Thoré 00 juin 367
CCLXI. À M. Joseph Mazzini 28 juillet 368
CCLXII. À M. Charles Poncy 09 août 371
CCLXIII. Au même 14 décembre 374

  1. Michel (de Bourges).
  2. Sosthènes de la Rochefoucauld.
  3. Ursule Josse, femme de chambre de George Sand.
  4. Sobriquet donné par Liszt à Maurice et à Solange.
  5. Voy. les Lettres d’un voyageur.
  6. James Fazy, président de la république de Genève.
  7. Le major Pictet, de l’armée fédérale Suisse, frère du savant docteur Pictet.
  8. Grast, réfugié piémontais, alors à Genève.
  9. Mademoiselle Mérienne, artiste peintre, à Genève.
  10. Sobriquet que se donnait Liszt et qu’il donnait aussi à son élève, Hermann Cohen.
  11. Le comte Albert Grzymala, Polonais, ami de George Sand.
  12. Eugène Pelletan.
  13. Journal dirigé par l’abbé de Lamennais.
  14. Lui i Calamatta.
  15. Eugène Pelletan.
  16. Madame d’Agoult.
  17. Frédéric Chopin.
  18. Eugène Sue.
  19. Hippolyte Fortoul.
  20. Charles Didier.
  21. Fanatique qui, le 27 décembre 1836, avait attenté à la vie du roi Louis-Philippe.
  22. Sophie Cramer, femme de chambre de George Sand.
  23. Marie-Louise.
  24. Hermann Cohen, élève de F. Liszt.
  25. Directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin.
  26. La femme de chambre de madame d’Agoult s’appelait mademoiselle Chevreuil.
  27. Hermann, l’élève de Liszt.
  28. Félicien Mallefille, auteur dramatique, plus tard consul de France à Lisbonne.
  29. Marie-Louise Rollinat, institutrice de Solange.
  30. Madame Charlotte Marliani.
  31. Mercier, statuaire, l’auteur du médaillon de George Sand.
  32. Mademoiselle Rollinat.
  33. Duteil.
  34. Fleury.
  35. J. Neraud.
  36. Arago.
  37. Une Course à Chamounix, par le major Pictet.
  38. Il s’agit de la nouvelle édition de Lélia, augmentée d’un volume publié en 1839.
  39. Directeur général des postes.
  40. M. Marliani.
  41. Petits commerçants de la Châtre.
  42. Vignerons de la Châtre.
  43. Pharmacien de la Châtre.
  44. Les Sept Cordes de la lyre.
  45. Veuve du célèbre ténor de ce nom, qui venait de se suicider à Naples.
  46. Cette Encyclopédie nouvelle ne fut pas continuée.
  47. Le docteur Gaubert aîné.
  48. Cosima.
  49. Pierre Moreau, jardinier et domestique à Nohant.
  50. Léontine Chatiron, nièce de George Sand.
  51. Professeur d’équitation.
  52. Le Compagnon du tour de France.
  53. Dame de compagnie de feu la baronne Dudevant.
  54. Le docteur Gaubert jeune.
  55. Pauline Viardot.
  56. Première édition in-12. Perrotin, 1841-1842.
  57. De la Revue indépendante.
  58. Domestique.
  59. M. Villemain.
  60. Le chien de mademoiselle de Rozières.
  61. Pauline Viardot.
  62. Eugène Delacroix.
  63. Auteur du Vocabulaire du Berry, par un amateur de vieux langage. 1842.
  64. Françoise Meillant, ancienne domestique de madame Sand.
  65. Chausson aux poires, gâteau berrichon.
  66. George Sand a écrit la touchante histoire de cette pauvre fille idiote, que la sœur supérieure de l’hôpital de la Châtre traitait avec tant d’inhumanité.
  67. Articles sur la Politique et le Socialisme.
  68. L’Histoire de Dix ans.
  69. Née Emma de Villeneuve, fille de René de Villeneuve.
  70. Le comte René de Villeneuve, sénateur, cousin du colonel Maurice Dupin, père de George Sand.
  71. Septime de Villeneuve, fils de René de Villeneuve.
  72. Appoline, comtesse de Villeneuve, épouse de René de Villeneuve.
  73. Eugène Lambert, artiste peintre.
  74. Augustine Brault, cousine de George Sand.
  75. Petite bonne de mademoiselle Solange.
  76. Ce travail, aux trois quarts fait, n’a pas été publié à cause de la révolution de février 1848.
  77. Wikisource : Le fac-similé comporte quelques incohérences dans la datation des lettres.

    De plus, texte et table présentent deux destinataires différents pour la lettre CLIV.