Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXI


CCXXI

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Paris, 21 janvier 1843.


Mon cher Poncy,

J’ai reçu presque en même temps un jeune ami à vous dont je n’ai pas retenu le nom et qui m’a remis une lettre de vous en me promettant de venir chercher la réponse (je ne l’attends pas, car il y a déjà plusieurs jours d’écoulés), et M. Paul Gaymard, qui m’a remis votre portrait et les poésies dont vous l’aviez chargé il y a déjà longtemps. J’étais en affaire et je n’ai pu recevoir ce dernier qu’une minute ; mais je lui ai fait promettre de revenir me voir, et nous parlerons de vous.

Vous vous plaignez beaucoup de mon silence, mon cher enfant, et pourtant je vous avais averti de la difficulté que j’éprouvais à écrire des lettres, ayant la vue abîmée, point de loisir, et surtout ce qu’on appelle une grande paresse à écrire, par suite d’une habitude que j’ai eue toute ma vie de correspondre à de très rares intervalles, même avec mes plus anciens et mes plus chers amis. J’ai là-dessus toute une théorie qui demanderait trop de temps pour être exposée dans une lettre, et qui ne vous persuaderait point, puisque vous êtes dans cet âge et dans cette disposition à l’expansion que j’ai fermée en moi à clef, comme un tiroir contenant ce qu’on a de plus précieux, et ce qu’on ne doit ouvrir que quand on en peut tirer le bonheur d’autrui. Que pourrais-je donc tirer d’utile pour vous de mon tiroir (puisque la métaphore y est, laissons-la) ? Serait-ce de la louange ? Vous n’en manquez pas, et je crains même que vous n’en ayez un peu trop autour de vous. Je trouve, dans la manière dont vous me parlez de vous-même, une confiance un peu exaltée dont je voudrais vous voir rabattre pour travailler vos vers plus consciencieusement et à tête refroidie, le lendemain de l’inspiration.

Voyons ce qu’il y aurait dans le tiroir encore : de l’amitié, de la sympathie ? un véritable intérêt ? sans doute, vous savez que le coffre en est plein, et, si vous étiez comme moi, vous ne devriez pas aimer à abuser dans les mots des plus saintes choses du monde, en faisant trop prendre l’air aux reliques de l’âme.

Troisièmes reliques du tiroir : des avis, des avertissements, des sermons affectueux dans l’occasion ? Eh bien ! si vous récapitulez, vous verrez que j’ai déjà maintes fois ouvert le tiroir pour vous écrire quand cela était utile. Je vous ai envoyé, pour commencer, l’amitié, l’intérêt, la sympathie, l’approbation, la louange sincère et méritée ; et puis, ensuite, les sermons affectueux et les avis pleins de sollicitude. Si je le rouvrais toutes les semaines pour vous approuver, je vous donnerais de la vanité, et je vous ferais du mal. Si je le rouvrais de même pour vous sermonner, je vous causerais du découragement, et vous ferais encore du mal. Des lettres de bons procédés, de politesse ou de convenance, je n’en ai pas besoin, ni vous non plus. Je ne sais donc pas pourquoi vous m’écrivez, avec tant de vivacité, des plaintes si douloureuses sur mon silence et mon oubli. Je vois que vous êtes dans une période d’expansion excessive. Vous êtes tout jeune, vous êtes méridional, vous êtes poète, cela s’explique. Eh bien ! mon enfant, faites des vers, de beaux vers. Jetez votre cœur à pleines mains à votre compagne, à votre mère, à vos amis et à vos camarades. Mais, avec moi, si vous voulez que votre attachement vous profite, soyez plus calme, plus sérieux et plus patient ; car j’ai une nature très concentrée, très froide extérieurement, très réfléchie et très silencieuse. Si vous ne me comprenez pas, je ne vous serai bonne à rien. Mon amitié tranquille et rarement expansive vous blessera sans vous convaincre, et je serais pour votre vie une agitation, au lieu d’être un bienfait.

Puisque nous voilà sur ce sujet, j’ai deux reproches à vous faire d’une nature assez délicate, et je veux que vous preniez Désirée pour seule confidente et pour juge, avec votre mère, si vous voulez ; je suis sûre qu’elles ont plus de droiture et de sens qu’aucune dame de nos salons. Voici mes reproches : lisez-les en riant, mais aussi en prenant la résolution de vous observer. C’est une querelle de pure littérature que je vous fais, une guerre de mots, une chicane sur les expressions.

Vous ne vous apercevez pas qu’en m’exprimant une effusion filiale qui me touche et qui m’honore, vous vous servez de mots qui, mal interprétés, seraient le langage de la passion la plus exaltée. J’ai quarante ans ; j’ai toute la raison qu’on doit avoir à mon âge. Loin de moi donc la sotte pruderie de croire que j’ai à me défendre d’une idée folle de la part de qui que ce soit. Ma vie est sérieuse, mes affections sont sérieuses, et mon jugement l’est aussi. Mais je vis parmi des gens calmes aussi, qui, ne connaissant pas l’enthousiasme méridional, ou ne se rappelant pas celui de leur propre jeunesse, ne comprendraient rien à vos lettres si je les leur montrais. Je brûle donc vos lettres aussitôt que je les ai lues, en riant de cette précaution que vous me forcez de prendre, mais aussi en m’étonnant un peu que, vous qui êtes poète, c’est-à-dire artiste dans le choix des mots, ouvrier en fait de langue, comme on dit aujourd’hui, vous fassiez, sans vous en apercevoir, de tels contresens.

Mon fils m’apporte toutes mes lettres le matin à mon réveil, et c’est lui qui me les lit ; lui aussi est d’un caractère tranquille, peu expansif, mais solidement affectueux. Si une de vos dernières lettres avait été ouverte par lui, je ne sais ce qu’il en aurait pensé ; mais je crois bien qu’il m’aurait demandé si vous n’êtes pas un peu fou, et j’aurais été obligée de lui répondre : « Oui, mon enfant, tous les poètes le sont. »

Encore un sermon : c’est le tiroir aux sermons, aujourd’hui. Vous adressez à Juana l’Espagnole et à diverses autres beautés fantastiques des vers que je n’approuve pas. Êtes-vous un poète bourgeois, ou un poète prolétaire ? Si vous êtes le premier des deux, vous pouvez chanter toutes les voluptés et toutes les sirènes de l’univers, sans en avoir jamais connu une seule. Vous pouvez souper, en vers, avec les plus délicieuses houris, ou avec les plus grandes gourgandines, sans quitter le coin de votre feu et sans voir d’autres beautés que le nez de votre portier. Ces messieurs font ainsi et ne riment que mieux. Mais, si vous êtes un enfant du peuple, et le poète du peuple, vous ne devez pas quitter le chaste sein de Désirée pour courir après des bayadères et chanter leurs bras voluptueux.

Je trouve une infraction à la dignité de votre rôle. Le poète du peuple a des leçons de vertu à donner à nos classes corrompues, et, s’il n’est pas plus austère, plus pur et plus aimant le bien que nos poètes, il est leur copiste, leur singe et leur inférieur. Car ce n’est pas seulement l’art d’arranger les mots qui fait un grand poète : c’est là l’accessoire, c’est là l’effet d’une cause. — La cause doit être un grand sentiment, un amour immense et sérieux de la vertu, de toutes les vertus ; une moralité à toute épreuve, enfin une supériorité d’âme et de principes qui s’exhale dans ses vers à chaque trait, et qui fasse pardonner à l’inexpérience de l’artiste, en faveur de la vraie grandeur de l’individu. Il me semble que vous éparpillez parfois votre âme, ou du moins votre muse à tous les vents. Dans votre premier volume, vous aviez exprimé l’amour d’une manière si chaste et si touchante ! on voyait Désirée, la jeune et honnête fille du peuple, la vierge de votre choix ! Je vous en prie, supprimez Juana du prochain volume, et, si vous conservez ces vers :

....... J’aime toutes les femmes,
Parce que le Poète aime toutes les fleurs.

n’en faites pas du moins la devise de votre vie ; parce qu’il vous arriverait bientôt de n’aimer plus aucune femme et de ne plus sentir le parfum des fleurs.

Vous n’en êtes point là, Dieu merci ! vous aimez Désirée, vous la chantez encore, chantez-la toujours, et n’en chantez pas d’autres, maintenant qu’elle est à vous. On voit que vous l’aimez véritablement ; car les vers que vous mettez dans sa bouche sont les plus charmants de votre dernier envoi, au lieu que, dans ceux que vous m’avez envoyés sur une belle Espagnole, il y avait de l’affectation, des efforts, et point de feu véritable. Enfin, voulez-vous être un vrai poète, soyez un saint ! et, quand votre cœur sera sanctifié, vous verrez comme votre cerveau vous inspirera.

Je suis très contente de l’envoi que vous me faites par M. Paul Gaymard. Presque tout est bon, et il y a des choses vraiment belles.

Votre Sonnet est bien fait ; votre Enfant endormi, votre Bouquet de violettes, etc., etc., sont de charmantes choses. Dans la lettre de Béranger à M. Ortolan, dont vous m’envoyez la copie, je vois bien qu’il est de mon avis, et qu’il ne voudrait pas que vous publiassiez un second volume, avant qu’un progrès remarquable se fût accompli en vous. Je veux demander à Béranger une entrevue dont vous serez le seul objet, et lui montrer votre nouveau recueil, afin qu’il m’aide à savoir si vous êtes dans cette bonne veine de progrès. Je n’ose m’en remettre à moi-même. Je ne fais pas de vers et crains d’être, quant à la forme, un mauvais juge. Il me fixera à cet égard, et, s’il approuve la publication, pendant que j’ai encore trois mois à passer ici, je m’en occuperai. Mais je n’ai pas tout ce que vous m’avez adressé d’après vos listes ; j’ai lieu de penser qu’un paquet a été perdu. Dans notre petite ville du Berry, nous avons un buraliste fort négligent, et toutes nos lettres ne nous arrivent pas toujours. En outre, j’avais confié à M. Leroux plusieurs de vos feuillets, afin qu’il choisît une pièce qui conviendrait à la Revue indépendante. Il a choisi celle à Béranger, que vous avez dû voir imprimée avec la correction d’un ou deux mots que je me suis permis d’atténuer, les trouvant un peu boursouflés, et la suppression d’une ou deux strophes qui ne valaient pas les autres. En me rendant les manuscrits, bien qu’il m’eût promis de ne rien égarer, il en a, je crois, oublié une partie chez lui, et je crains de n’avoir pas le tout, ou d’en avoir laissé moi-même quelques feuillets à la campagne, dans mon secrétaire. Je ne retrouve pas une des pièces que j’aimais le mieux, des vers à propos d’une fête d’ouvriers, où vous parlez du Christ, etc. Ainsi faites-moi recopier par quelqu’un de vos amis, si vous n’avez pas le temps de le faire vous-même, tout ce que vous avez composé, avant et depuis l’envoi par M. Paul Gaymard. Cet envoi se compose de : le Muiron et la Belle-Poule, Catarina la folle, À Charles Ferrand, Vendredi saint, Torrents, Mathilde, le Pêcheur du lac, Sonnet, Matinée en rade, Tableau, Ma pensée, Nuit en mer, le Forçat, Vers à M. Paul Gaymard, À madame N***, À Méry, Délire, Courdouan, Promenade sur mer, l’Avarice, l’Enfant endormi, Ressemblance, le Bal aux Anglais, Bouquet de violettes.

Envoyez-moi donc tout le reste, ce sera plus tôt fait que de nous consulter par lettres sur ce que j’ai et sur ce qui me manque. Faites-en un paquet, et mettez-le à la diligence, enveloppé de plusieurs papiers forts, et en le faisant enregistrer au bureau.

Bonsoir, mon cher Poncy ; soyez heureux et courageux.

Je vous demande pour mon compte de faire souvent des vers sur votre métier, ce sont les plus originaux de votre plume. Vous y mettez un mélange de gaieté forte et de tristesse poétique que personne ne pourrait trouver, à moins d’être vous. Les trois ou quatre strophes de l’Épître à Béranger, où vous parlez de votre truelle, avec tant de naïveté et de philosophie, ont un tour robuste et frais qui vous constitue une individualité véritable. Ce sont aussi les strophes qu’on a remarquées et goûtées ici, où il y a tant de poètes, où l’on publie tant de milliards de vers par semaine ; où l’on est si blasé, si ennuyé de poésie, si difficile et si moqueur ; ici, où l’on a tout chanté, le ciel, la mer, l’amour, l’orage, la solitude, la rêverie, enfin tout ce que chantent les poètes, on ne connaît pas la poésie du peuple, et c’est la Revue indépendante qui a osé la découvrir un beau matin.

Si vous voulez n’être pas perdu dans la foule des écriveurs, ne mettez donc pas l’habit de tout le monde ; mais paraissez dans la littérature avec ce plâtre aux mains qui vous distingue et qui nous intéresse, parce que vous savez le rendre plus noir que notre encre. Ceci est une pure question littéraire. Mais, je le répète, soyez homme du peuple jusqu’au fond du cœur, et, si vous vous préservez de la vanité et de la corruption des classes moyennes ou supérieures, comme on les appelle, tout ira bien. Autrement votre force ne s’étendra pas au delà d’un certain point et ne passera pas les limites du clocher.