Correspondance 1812-1876, 2/1836/CLVI


CLVI

À MADAME D’AGOULT, À GENÈVE


Lyon, le 3 octobre 1836.


Chers enfants,

Je suis à Lyon le bec dans l’eau. Je voulais partir sur-le-champ en recevant cette jolie lettre ; mais je n’ai trouvé de places dans les diligences que pour le 3, c’est-à-dire pour aujourd’hui. Cela fait que j’enrage.

Au lieu de passer encore, près de vous, quelques-uns de ces beaux jours qu’on cherche tant et qu’on attrape si peu, je suis dans la plus bête de toutes les villes du royaume, flânant avec madame Montgolfier et un tas de particuliers que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Ils m’ont trimballée à Fourvières. N’y allez jamais ! il est bien pénible et il n’est pas bien joli. Puis ils m’ont menée au Gymnase, entendre piauler et piailler madame***, qui est, comme vous savez, toute pointue. Hier, ils m’ont assassinée en me faisant entendre Guillaume Tell, abominablement écorché et massacré par le plus plat orchestre et les plus ignobles chanteurs que j’aie jamais entendus.

Cela, au reste, m’a fait du bien, en ce sens que je me suis réconciliée avec les théâtres d’Italie, que je méprisais beaucoup trop. Si la seconde ville de France chante si faux et si salement, sans offenser personne, il faut rendre hommage aux villes de cinquième et sixième ordre de l’Italie. On y chante juste, et, si on y a mauvais goût, on y a du chic, de l’élan et du toupet.

Aujourd’hui, on m’a fait dîner dans un restaurant très burlesque. On entre dans une cuisine, on monte à tâtons un escalier plein d’immondices, et on arrive à une petite chambre fort sale, où on vous sert cependant un très bon dîner. Ce soir, nous sommes rentrés chez madame Montgolfier, et un monsieur — que vous connaissez, à ce qu’on dit, — m’a chanté, sans aucune espèce de voix, deux ou trois morceaux de Schubert que je ne connaissais pas. J’ai deviné que cela devait être très beau.

La Montgolfière me paraît une excellente femme un peu atteinte par la cancannerie, l’investigation et la curiosité provinciales, brodant un peu, amplifiant pas mal, et jugeant parfois à côté ; du reste, proclamant et pratiquant des sentiments très élevés, et possédant des facultés et des qualités qui n’ont manqué que d’un peu plus de développement. Je la crois très sincèrement zélée pour Franz et très dévouée à vous. Elle est charmante pour moi.

Gévaudan, qui m’avait quittée à moitié chemin pour prendre une route plus courte, a reparu tout à coup hier sur mon horizon mélancolique. Il prétend être rappelé à Lyon par sa caisse de cigares, qu’il faut recevoir et payer. As you like it, all is well that ends well, et beaucoup d’autres proverbes shakespeariens qui ne changeront rien à nos positions respectives. Je suis charmée de le voir, il promène mes Piffoels[1] pendant que je travaille le matin à notre fameuse relation[2] ; mais je crois qu’il fait much ado about nothing.

Bonsoir, mes bons et chers enfants. Aimez-moi seulement la moitié de ce que je vous aime, et ce sera beaucoup. Je n’ai pas le droit de vous en demander davantage. Vous vous occupez tant le cœur et l’esprit l’un et l’autre, qu’il ne reste pas une part de première qualité pour les rustres de mon espèce, gens solitaria et thérapeutique. Mais cela ne m’empêche pas de vous mettre en première ligne dans mes affections, sans me soucier de « l’équilibre de la vie morale et intellectuelle ».

Fazy[3] m’a envoyé le cachet. Je ne vous charge pas de le remercier. Il m’a dit qu’il serait le 4 à Lyon : c’est donc demain que je le remercierai moi-même avec toute l’ardente effusion que vous me connaissez. Je vous prie de donner une bonne poignée de main pour moi au major[4] et à Grast[5], que j’aime beaucoup parce qu’il abonde toujours dans mon sens. Rappelez-moi au souvenir de mademoiselle Mérienne[6], donnez un grandissime coup de pied gévaudanitique au Rat, et, quant à madame sa mère, je crois que j’aurais dû aller lui faire une visite, car elle a été jadis très obligeante pour moi. Mais je sais que, depuis, elle m’a prise en horreur, à cause de la redingote (ou redinglande) de son fils. Le fait est que je l’ai oubliée absolument, comme tout ce qui me paraît hostile est oublié de moi en cette vie et en l’autre. Amen !

Les Piffoels ronflent et se portent bien. Moi, je vous bige et vous presse tous deux dans mes bras.

Je supplie Franz de m’envoyer ici mon épreuve d’André, courrier par courrier, sous enveloppe. Si vous avez quelques courses à me faire faire, dépêchez-vous de m’écrire. Adieu.

Hôtel de Milan, place des Terraux, à Lyon.
  1. Sobriquet donné par Liszt à Maurice et à Solange.
  2. Voy. les Lettres d’un voyageur.
  3. James Fazy, président de la république de Genève.
  4. Le major Pictet, de l’armée fédérale Suisse, frère du savant docteur Pictet.
  5. Grast, réfugié piémontais, alors à Genève.
  6. Mademoiselle Mérienne, artiste peintre, à Genève.