Correspondance 1812-1876, 2/1847/CCLXI


CCLXI

À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES


Nohant, 28 juillet 1847.


Mon frère et mon ami,

Cette année 1847, la plus agitée et la plus douloureuse peut-être de ma vie sous bien des rapports, m’apportera-t-elle au moins la consolation de vous voir et de vous connaître ? Je n’ose y croire, tant le guignon m’a poursuivie ; et pourtant vous le promettez, et nous approchons du terme assigné. Dans peu de jours, nous aurons un chemin de fer depuis Paris jusqu’à Châteauroux, qui n’est qu’à neuf lieues de chez moi. Ainsi vous n’aurez plus besoin que je vous trace un petit itinéraire pour éviter les lenteurs et les contretemps de voyage, une des mille petites plaies de notre pauvre France, qui en a de si grandes d’ailleurs. Vous viendrez de Paris en six ou sept heures jusqu’à Châteauroux ; et, de Châteauroux à Nohant, par la grande route et la diligence, en trois heures.

Que votre lettre est bonne et votre cœur tendre et vrai ! je suis certaine que vous me ferez un grand bien et que vous remonterez mon courage, qui a subi, depuis quelque temps, bien des atteintes dans des faits personnels. Et qu’est-ce que les faits personnels encore ! je devrais dire que, depuis ces dernières années surtout, j’ai grand’peine à me maintenir, je ne dis pas croyante, la foi conquise au prix qu’elle nous a coûté ne se perd pas, mais sereine. Et la sérénité est un devoir, précisément, imposé aux âmes croyantes. C’est comme un témoignage qu’elles doivent à leur religion. Mais nous ne pouvons nous faire pures abstractions, et l’attente confiante d’une meilleure vie, l’amour de l’idéal immortel ne détruit pas en nous le sentiment et la douleur de la vie présente. Elle est affreuse, cette vie, à l’heure qu’il est. La corruption et l’impudence sont d’un côté ; de l’autre, c’est la folie et la faiblesse. Toutes les âmes sont malades, tous les cerveaux sont troublés, et les mieux portants sont encore les plus malheureux ; car ils voient, ils comprennent et ils souffrent.

Cependant il faut traverser tout cela pour aller à Dieu, et il faut bien que chaque homme subisse en détail ce que subit l’humanité en masse. Venez me donner la main un instant, vous, éprouvé par tous les genres de martyre. Quand même vous ne me diriez rien que je ne sache, il me semble que je serais fortifiée et sanctifiée par cette antique formule qui consacre l’amitié entre les hommes.

J’ai reçu une de vos brochures, mais non la lettre à Carlo-Alberto, à moins que vous ne l’ayez envoyée après coup et qu’elle ne soit à Paris. Les traductions me sont venues, aussi. Remerciez pour moi.

Le mot traîne est local et non français usité. Une traîne est un petit chemin encaissé et ombragé. C’est comme qui dirait un sentier. Mais notre dialecte du Berry, qui n’est qu’un vieux français, distingue le sentier du piéton et celui où peut passer une charrette. Le premier s’appelle traque ou traquette, le second traîne. Le mot est joli en français et s’entend ou se devine même à Paris, où le peuple parle la plus laide et la plus incorrecte langue de France, parce que c’est une langue toute de fantaisie, de hasard et de rapides créations successives, tandis que les provinces conservent la tradition du langage et créent peu de mots nouveaux. J’ai un grand respect et un grand amour pour le langage des paysans, je l’estime plus correct.