Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXVII


CLXVII

À MADAME D’AGOULT, PARIS


Nohant, 5 avril 1837.


Bonne Marie,

Je vous aime et vous regrette. Je vous désire et je vous espère. Plus je vous ai vue, plus je vous ai aimée et estimée. Je n’en pourrais pas dire autant de toutes les affections que j’ai soumises au grand creuset de l’intimité, de la vie de tous les jours.

J’ai été toujours souffrante depuis votre départ. Le printemps me fatigue beaucoup. Par compensation, Maurice va infiniment mieux. Il reprend à vue d’œil, au physique et au moral. Si vous pouvez me donner des nouvelles de ma fille, vous me ferez bien plaisir ; car, depuis quelques jours, j’en suis inquiète. Je lui ai trouvé une gouvernante et je vais la reprendre. Si vous veniez tout de suite, je vous prierais de me l’amener ; mais je crains que vous ne soyez trop longtemps. Je la ferai venir au premier jour.

P… va se jeter à vos genoux et vous raconter comme quoi il a mangé les plus beaux poissons d’avril qui aient jamais paru dans le département de l’Indre. Il a disputé de très bonne foi contre Duteil et Rollinat, qui s’étaient donné le mot et qui lui ont soutenu pendant tout un dîner que la littérature ne servait à rien dans les arts. Le malheureux était furieux, consterné ; il foisonnait de citations, d’exorcismes scientifiques et d’arguments ad hominem.

Le Malgache lui a apporté un très beau saucisson, qui s’est converti en bûche, lorsqu’il a défait le papier et les ficelles. Il est furieux et persiste à croire que Rollinat lui a envoyé l’infâme bourriche d’huîtres. Le père Rollinat, qui est venu passer ici quelques jours, lui a confirmé l’imposture très gravement et lui a donné la définition suivante : « Le poisson d’avril est un animal qui prend naissance dans une bourriche et qui voyage à l’aide de pierres et de pots cassés, dont il tire sa nourriture. » Le Malgache prétend que le saucisson-bois est une plante qu’il a rapportée de Madagascar. Rollinat lui a fait encore avaler un troisième poisson, mais si malpropre, qu’à moins de vous le raconter en latin, je ne saurais comment m’y prendre. Or il y a une petite difficulté, c’est que je ne sais pas le latin, ni vous non plus.

Dites à Mick… (manière non compromettante d’écrire les noms polonais) que ma plume et ma maison sont à son service et trop heureuses d’y être, à Grrr… que je l’adore, à Chopin que je l’idolâtre, à tous ceux que vous aimez que je les aime, et qu’ils seront les bienvenus, amenés par vous. Le Berry en masse guette le retour du maestro pour l’entendre jouer du piano. Je crois que nous serons forcés de mettre le garde champêtre et la garde nationale de Nohant sous les armes pour nous défendre des dilettanti berrichoni.