Correspondance 1812-1876, 2/1839/CXCII


CXCII

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Marseille, 22 avril 1839.


Chère bonne amie,

Il y a plusieurs jours que je ne vous ai écrit : j’ai subi le mistral et j’ai eu de la fièvre, par suite d’un gros rhume qui est cependant à peu près guéri. Me revoilà sur pied.

J’ai été aussi occupée de déménager d’une auberge dans l’autre. Malgré tous ses soins et toutes ses recherches, le bon docteur n’a pu me trouver un coin de campagne pour y passer le mois d’avril.

Je m’ennuie assez de cette ville de marchands et d’épiciers, où la vie de l’intelligence est parfaitement inconnue ; mais j’y suis encore claquemurée pour tout le mois d’avril.

Les jours de mistral, nous nous entourons de paravents (car le vent coulis est ici souverainement installé dans toutes les chambres) et nous travaillons, chacun à sa besogne. Aussitôt que le soleil luit, nous allons à la promenade entre deux murailles et enveloppés d’un nuage de poussière. Cependant nous arrivons à quelque beau point de vue et nous respirons. Vous voyez que notre existence est d’une innocence et d’une simplicité primitives.

Au mois de mai, nous serons à Nohant, et, si vous êtes gentille, vous tiendrez votre promesse d’y venir au-devant de nous. Nous retournerions tous ensemble à Paris, au commencement de juin. Si Marliani était de retour de ses grandes courses, cela lui ferait un grand bien, de respirer à Nohant. Il aime la campagne, lui, et je lui tiendrais tête pour les plaisirs champêtres, tandis que vous philosopheriez au piano avec Chopin. — Il ne s’amuse guère à Marseille ; mais il se résigne à guérir patiemment.

Dites à Buloz de se consoler ! Je lui fais une espèce de roman dans son goût ; il le recevra en même temps que le Mickiewicz et pourra l’imprimer auparavant. Mais il faudra qu’il paye l’un et l’autre comptant, et qu’avant tout il fasse paraître la Lyre[1].

Au reste, ne vous effrayez pas du roman au goût de Buloz, j’y mettrai plus de philosophie qu’il n’en pourra comprendre. Il n’y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond.

Écrivez-moi souvent, chère ; vos lettres me donnent un peu de vie. Ici, pour peu que je mette le nez à la fenêtre sur la rue et sur le port, je me sens devenir pain de sucre, caisse de savon, ou paquet de chandelles.

  1. Les Sept Cordes de la lyre.