Correspondance 1812-1876, 2/1839/CXCIII


CXCIII

À LA MÊME


Marseille, 28 avril 1839.


Il y a bien longtemps que je n’ai reçu de vos nouvelles, ma chérie ; je ne suis pas habituée à cela, et j’en suis vraiment inquiète. Auriez-vous fait comme moi ? seriez-vous malade ?

J’ai vu avant-hier madame Nourrit[1], avec ses six enfants, et le septième près de venir… Pauvre malheureuse femme ! quel retour en France ! accompagnant ce cadavre, qu’elle s’occupe elle-même de faire charger, voiturer, déballer comme un paquet ! Elle m’a semblé avoir le courage stoïque des grandes douleurs ; pas de larmes, peu de paroles, et des mots profonds. Elle est belle encore, très brune, mais terriblement fatiguée par tant de couches, tant de souffrances, et un si épouvantable malheur. Ses enfants (dont cinq filles) sont charmants, bien tenus, l’air intelligent et bon, ressemblant presque tous à leur père.

On a fait ici au pauvre mort un très maigre service funèbre, l’évêque rechignant. C’était dans la petite église de Notre-Dame-du-Mont. Je ne sais pas si les chantres l’ont fait exprès, mais je n’ai jamais entendu chanter plus faux. Chopin s’est dévoué à jouer de l’orgue à l’élévation ; quel orgue ! un instrument faux, criard, n’ayant de souffle que pour détonner. Pourtant votre petit en a tiré tout le parti possible ! Il a pris les jeux les moins aigres et il a joué les Astres, non pas d’un ton exalté et glorieux comme faisait Nourrit, mais d’un ton plaintif et doux, comme l’écho lointain d’un autre monde. Nous étions là deux ou trois tout au plus qui avons vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes.

Le reste de l’auditoire, qui s’était porté là en masse et avait poussé la curiosité jusqu’à payer cinquante centimes la chaise (prix inouï pour Marseille !), a été fort désappointé ; car on s’attendait à ce que Chopin fît un vacarme à tout renverser et brisât pour le moins deux ou trois jeux d’orgue. On s’attendait aussi à me voir, en grande tenue, au beau milieu du chœur ; que sais-je ? On ne m’a point vue du tout ; j’étais cachée dans l’orgue, et j’apercevais, à travers la balustrade, le cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous souvenez-vous comme je l’embrassai de grand cœur chez Viardot, la dernière fois que nous le vîmes ? Qui pouvait s’attendre à le retrouver sous un drap noir, entre des cierges ?

J’ai passé cette journée bien tristement, je vous assure. La vue de sa femme et de ses enfants m’a fait encore plus de mal. J’avais le cœur si gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais lui dire un mot.

Bonsoir, chère amie ; j’espère que cette lettre se croisera avec une de vous. Je pense que vous aurez reçu Gabriel. Je compte sur l’argent que j’ai demandé à Buloz pour quitter Marseille. Tout y est plus cher qu’à Paris, et mon voyage très lent et très précautionneux me coûtera gros, comme on dit.

Adieu, ma chérie ; je vous embrasse tendrement.

  1. Veuve du célèbre ténor de ce nom, qui venait de se suicider à Naples.