Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXVI


CLXVI

À M. CALAMATTA, À PARIS


Nohant, 20 mars 1837.


Carissimo.

Je mets aujourd’hui à la diligence le portrait de Liszt. J’ai écrit à Planche, non de votre part, mais de mon fait, qu’il eût à faire un grand et excellent article sur vous dans la Revue des Deux Mondes. Je suis presque sûre qu’il le fera. J’ai écrit aussi une longue lettre à Janin. Je ne réponds pas de lui, quoique je l’aie flagorné à votre intention. Il est très bon, mais fantasque et oublieux. Vous feriez bien, dans deux ou trois jours, d’aller le voir. C’est un homme qu’il faut traiter rondement.

Ne lui lâchez pas votre gravure sans avoir l’article ; promettez-la-lui, sans condition. Il n’est pas connaisseur ; peut-être sera-t-il plus désireux du Napoléon à cause du sujet ; je crois qu’il ne l’a pas. Au reste, je lui ai entendu dire plusieurs fois que vous étiez le plus grand graveur de l’Europe. Un article de lui dans les Débats vous vaudrait mieux pour la vente que tous les autres. — Le mien paraîtra dans le Monde ; il y sera le 20. Vous en aurez un dans l’artiste. Le précepteur de Maurice[1], qui a beaucoup de talent, y rédige. On me répond aussi d’un article dans le Temps. Didier et Arago peuvent aussi vous faire mousser dans d’autres journaux. Liszt lui-même peut y contribuer, il voit tout Paris. Il est certain qu’ils ne vous négligeront pas.

Pour moi, je suis beaucoup plus occupée de votre succès que je ne l’ai jamais été d’aucun de mes ouvrages, et, si vous réussissez autant que vous le méritez, j’en aurai plus de joie que s’il s’agissait de moi-même.

Le portrait de Liszt est un chef-d’œuvre. La ressemblance est parfaite, le dessin magnifique, la pose et l’expression admirables. Je crois que vous vous êtes encore surpassé, je voudrais que vous fissiez beaucoup de portraits, vous gagneriez plus d’argent, et vous seriez vite populaire ; ce qui est toujours un bien. Avec de l’argent et du succès, quand on a le bon sens de ne pas se laisser enivrer, on arrive à plus de liberté, à plus de moyens de développer son talent.

Espérons que vous trouverez la justice qui vous est due. Moi qui déteste le public et qui le personnifie sous l’épithète de giumento, je voudrais aujourd’hui le personnifier dans ma personne, afin de poser sur vous la plus belle des couronnes.

Maurice a été mal, il va de mieux en mieux ; il vous embrasse et vous aime de tout son cœur. Il fait des progrès dans le dessin. Je vous envoie un petit cavalier qui a du mouvement, quoique grossièrement incorrect. Il faut qu’il soit peintre. Il n’a de passion que pour cela. Je ne sais vraiment pas ce que j’en ferai, s’il n’acquiert pas ce genre de talent.

Marie[2] se porte médiocrement bien et vous serre cordialement la main. Je vous embrasse, moi, de tout mon cœur.

GEORGE.
  1. Eugène Pelletan.
  2. Madame d’Agoult.