Correspondance 1812-1876, 2/1842/CCXVI


CCXVI

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 23 juin 1842.


Mon cher Poncy,

Je ne vous écris qu’un mot, en attendant que je puisse vous écrire davantage. J’ai, depuis six semaines, d’affreuses douleurs dans la tête, produites par l’effet de la lumière sur les yeux. J’ai une peine bien grande à fournir mon travail à la Revue indépendante, et, quatre ou cinq jours par semaine, je suis forcée de m’enfermer dans l’obscurité comme une chauve-souris ; je vois alors le soleil et la nature par les yeux de l’esprit et par la mémoire ; car, pour les yeux du corps, ils sont condamnés à l’inaction, ce qui m’attriste et m’ennuie prodigieusement.

Je recevrai avec grand plaisir M. Paul Gaymard, voilà ce que je voulais vous répondre sans tarder.

Et puis, maintenant, je vous dis bien vite que j’ai reçu vos deux lettres ; que vos poésies sont toujours belles et grandes ; que votre Fête de l’Ascension est une promesse bien sainte et bien solennelle de ne jamais briser la coupe fraternelle où vous buvez, avec les hommes de la forte race, le courage et la douleur.

Faites beaucoup de poésies de ce genre, afin qu’elles aillent au cœur du peuple et que la grande voix que le ciel vous a donnée pour chanter au bord de la mer ne meure pas sur les rochers, comme celle de la Harpe des tempêtes. Prenez dans vos robustes mains la harpe de l’humanité et qu’elle vibre comme on n’a pas encore su la faire vibrer. Vous avez un grand pas à faire (littérairement parlant) pour associer vos grandes peintures de la nature sauvage avec la pensée et le sentiment humain. Réfléchissez à ce que je souligne ici. Tout l’avenir, toute la mission de votre génie sont dans ces deux lignes. C’est peut-être une mauvaise formule de ce que je veux exprimer ; mais c’est celle qui me vient dans ce moment, et, telle qu’elle est, c’est le résumé de mes impressions et de mes réflexions sur vous. Méditez-la, et, si elle vous suffit pour comprendre ce que j’attends de vos efforts, donnez-m’en vous-même l’explication et le développement dans votre réponse. C’est peut-être une énigme que je vous propose. Eh bien, c’est un travail pour votre intelligence. Si vous n’entendez pas la solution comme je l’entends, rappelez-moi ma formule, et je vous la développerai de mon côté dans ma prochaine lettre. Au reste, la difficulté que je vous propose, d’associer (en d’autres termes) le sentiment artistique et pittoresque avec le sentiment humain et moral, vous l’avez instinctivement résolue d’une manière admirable en plusieurs endroits de vos poésies. Dans toutes celles où vous parlez de vous et de votre métier, vous sentez profondément que, si l’on a du plaisir à voir en vous l’individu parce qu’il est particulièrement doué, on en a encore plus à le voir maçon, prolétaire, travailleur. Et pourquoi ? c’est parce qu’un individu qui se pose en poète, en artiste pur, en Olympio, comme la plupart de nos grands hommes bourgeois et aristocrates, nous fatigue bien vite de sa personnalité. Les délires, les joies et les souffrances de son orgueil, la jalousie de ses rivaux, les calomnies de ses ennemis, les insultes de la critique : que nous importent toutes ces choses dont ils nous entretiennent, avec leur comparaison des chênes et des champignons vénéneux poussés sur leur racine ? — comparaison ingénieuse, mais qui nous fait sourire parce que nous y voyons percer la vanité de l’homme isolé, et que les hommes ne s’intéressent réellement à un homme qu’autant que cet homme s’intéresse à l’humanité. Ses souffrances ne trouvent d’intérêt et de sympathie qu’autant qu’elles sont subies pour l’humanité. Son martyre n’a de grandeur que lorsqu’il ressemble à celui du Christ ; vous le savez, vous le sentez, vous l’avez dit. Voilà pourquoi votre couronne d’épines vous a été posée sur le front. C’est afin que chacune de ces épines brûlantes fît entrer dans votre front puissant une des souffrances et le sentiment d’une des injustices que subit l’humanité. Et l’humanité qui souffre, ce n’est pas nous, les hommes de lettres ; ce n’est pas moi, qui ne connais (malheureusement pour moi peut-être) ni la faim ni la misère ; ce n’est pas même vous, mon cher poète, qui trouverez dans votre gloire et dans la reconnaissance de vos frères, une haute récompense de vos maux personnels ; c’est le peuple, le peuple ignorant, le peuple abandonné, plein de fougueuses passions qu’on excite dans un mauvais sens, ou qu’on refoule, sans respect de cette force que Dieu ne lui a pourtant pas donnée pour rien. C’est le peuple livré à tous les maux du corps et de l’âme, sans prêtres d’une vraie religion ; sans compassion et sans respect de la part de ces classes éclairées (jusqu’à ce jour), qui mériteraient de retomber dans l’abrutissement, si Dieu n’était pas tout pitié, tout patience et tout pardon.

Me voilà un peu loin de la concision que je me promettais en commençant ma lettre, et je crains que vous n’ayez autant de peine à déchiffrer mon écriture que moi à la voir. N’importe, je ne veux pas laisser mon idée trop incomplète. Je vous disais donc que vous aviez résolu la difficulté toutes les fois que vous avez parlé du travail. Maintenant il faut marier partout la grande peinture extérieure à l’idée mère de votre poésie. Il faut faire des marines : elles sont trop belles pour que je veuille vous en empêcher ; mais il faut, sans sacrifier la peinture, féconder par la comparaison ces belles pièces de poésie si fortes et si colorées. Vous avez rencontré parfois l’idée ; mais je ne trouve pas que vous en ayez tiré tout le parti suffisant. Ainsi la plupart de vos marines sont trop de l’art pour l’art, comme disent nos artistes sans cœur. Je voudrais que cette impitoyable mer, que vous connaissez et que vous montrez si bien, fût plus personnifiée, plus significative, et que, par un de ces miracles de la poésie que je ne puis vous indiquer, mais qu’il vous est donné de trouver, les émotions qu’elle vous inspire, la terreur et l’admiration, fussent liées à des sentiments toujours humains et profonds. Enfin il faut ne parler aux yeux de l’imagination que pour pénétrer dans l’âme plus avant que par le raisonnement. Pourquoi cette éternelle colère des éléments ? cette lutte entre le ciel et l’abîme, le règne du soleil qui pacifie tout ; pourquoi la rage, la force, la beauté, le calme ? Ne sont-ce pas là des symboles, des images en rapport avec nos rages intérieures, et le calme n’est-il pas une des figures de la Divinité ? Voyez Homère ! comme il touche à la nature ! il est plus romantique que tous nos modernes ; et pourtant cette nature si bien sentie et si bien dépeinte n’est qu’un inépuisable arsenal où il trouve des comparaisons pour animer et colorer les actes de la vie divine et humaine. Tout le secret de la poésie, tous ses prodiges sont là. Vous l’avez senti dans la Barque échouée, dans la Fumée qui monte des toits, etc. Je voudrais que vous le sentissiez dans toutes les pièces que vous faites ; c’est par là qu’elles seraient complètes, profondes, et que l’impression en serait ineffaçable. Hugo a senti cela quelquefois ; mais son âme n’est pas assez morale pour l’avoir senti tout à fait et à propos. C’est parce que son cœur manque de flamme que sa muse manque de goût. L’oiseau chante pour chanter, dit-on. J’en doute. Il chante ses amours et son bonheur, et c’est par là qu’il est en rapport avec la nature. Mais l’homme a plus à faire, et le poète ne chante que pour émouvoir et faire penser.

J’espère qu’en voilà assez pour une aveugle. Je crains que mon écriture ne vous communique ma cécité.

Adieu, cher Poncy. Suppléez par votre intelligence à tout ce que je vous dis si mal et si obscurément. Solange et Maurice vous lisent et vous aiment. Maurice a presque votre âge, je crois. Il a dix-neuf ans ; c’est un peintre. Il est doux, laborieux, calme comme la mer la plus calme. Solange a quatorze ans ; elle est grande, belle et fière. C’est une créature indomptable et une intelligence supérieure, avec une paresse dont on n’a pas d’idée. Elle peut tout et ne veut rien. Son avenir est un mystère, un soleil sous les nuages. Le sentiment de l’indépendance et de l’égalité des droits, malgré ses instincts de domination, n’est que trop développé en elle. Il faudra voir comment elle l’entendra et ce qu’elle fera de sa puissance. Elle est très flattée de votre envoi et l’a collé dans son album avec les autographes les plus illustres.

Avez-vous un numéro de la Ruche populaire où mon ami Vinçard rend compte de vos Marines ? Le Progrès du Pas-de-Calais, rédigé par mon ami Degeorge, doit avoir fait aussi un article. Enfin, la Phalange m’en a promis un. Si vous n’êtes pas à même de vous procurer ces journaux, dites-le-moi, je vous les ferai envoyer. J’ai écrit à mon éditeur Perrotin de vous faire passer un exemplaire d’Indiana, et un de tous ceux de la nouvelle édition, à mesure qu’ils paraîtront.

Quant aux vers que vous m’adressez, je les garde pour moi jusqu’à nouvel ordre. J’y suis sensible et j’en suis fière. Mais il ne faut pas les publier dans le prochain recueil : cela me gênerait pour le pousser comme je veux le faire. J’aurais l’air de vous goûter parce que vous me louez. Les sots n’y verraient pas autre chose, et diraient que je travaille à m’élever des autels. Cela ferait tort à votre succès, si on peut appeler succès la voix des journaux. Mais, toute mauvaise qu’elle est, il la faut jusqu’à un certain point.

Adieu encore, et à vous de cœur.


Ne vous donnez pas la peine de recopier les vers que vous m’avez envoyés. Je ne les égare pas, et, si je vous demande des changements et des corrections, à ceux-là et aux autres, vous aurez bien assez d’ouvrage. Ne vous fatiguez donc pas à écrire plus qu’il ne faut. Je lis parfaitement bien votre écriture. Si je suis sévère pour le fond, il faudra que vous soyez courageux et patient. Il ne s’agit pas de faire un second volume aussi bon que le premier. En poésie, qui n’avance pas recule. Il faut faire beaucoup mieux. Je ne vous ai pas parlé des taches et des négligences de votre premier volume. Il y avait tant à admirer et tant à s’étonner, que je n’ai pas trouvé de place dans mon esprit pour la critique. Mais il faut que le second volume n’ait pas ces incorrections. Il faut passer maître avant peu. Ménagez votre santé pourtant, mon pauvre enfant, et ne vous pressez pas. Quand vous n’êtes pas en train, reposez-vous et ne faites pas fonctionner le corps et l’esprit à la fois, au delà de vos forces. Vous avez bien le temps, vous êtes tout jeune, et nous nous usons tous trop vite. N’écrivez que quand l’inspiration vous possède et vous presse.