Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXII


CLXII

À M. ADOLPHE GUÉROULT, À PARIS


Nohant, 14 février 1837.


Mon cher camarade,

Il faut absolument que vous me trouviez l’adresse de ma suivante. Je vous envoie une seconde lettre pour elle, je suis extrêmement pressée d’en avoir la réponse. Pardon, mille fois, de la corvée. Donnez-moi à tous les diables ; mais faites un dernier effort de courage pour obliger le plus oublieux de vos amis.

Pour du talent, vous n’en manquez pas ; votre article en est rempli. Mais ce n’est pas le compliment que vous attendez de moi : vous voulez que je rende justice à vos opinions. En leur rendant justice, je ne vous dirai que des injures.

Oui, mon ami, vous êtes une canaille, une franche canaille. Ah ! Bertrand, je ne vous reconnais pas là !

Que vous vouliez du bien aux Arabes, que vous soyez tenté de travailler à leur liberté, que vous accusiez le despotisme de l’Égyptien, soit : c’est prendre le bon côté des choses, en ce qui concerne l’Orient. Mais, malheureux (je parle ici aux saint-simoniens plus qu’à vous), vous abandonnez la cause de la justice et de la vérité en France, là où elle pouvait être comprise plus vite que partout ailleurs et où elle le sera, n’en doutez pas, par nos enfants.

Si peu que vous eussiez fait, on eût pu dire qu’il existait une société conservatrice du grand principe d’égalité. Principe banni, chassé, honni et persécuté par toute la terre, mais réfugié dans le cœur d’un petit nombre d’hommes de bien. Un jour, vous eussiez été des dieux peut-être !

Vous avez été forcé de chercher à l’étranger des moyens d’existence. Il vaudrait mieux se brûler la cervelle que de les tenir d’un gouvernement infâme, d’un homme qui est le principe incarné d’oppression et de démoralisation. S’expatrier est déjà une faiblesse. Vous avez cédé à la persécution. Vous avez rougi, non de votre misère, qui vous rendait véritablement grand, mais de votre impuissance sur l’opinion, qui accusait le manque de talent dans la direction suprême de votre secte.

Vous avez eu tort. Si faible que fût la rédaction de votre morale, comme cette morale était la seule, la vraie, elle eût fini par attirer sur vous la considération que vous méritez. Et, si la grande affaire ne se fût pas opérée un jour au nom de Saint-Simon et d’Enfantin, du moins Enfantin et Saint-Simon eussent eu une grande place dans l’histoire de la morale, à côté de celle que Lafayette occupe dans l’histoire politique.

Mais tout cela est fichu. Vous êtes tombés dans un système de transaction mystérieuse auquel on ne comprend plus rien. Vous semblez pressés de vous faire oublier en France et d’obtenir le pardon du bien que vous avez tenté. Vous parlez de régénérer des peuples qui n’existent pas encore. En fait, vous vivez par la grâce de Louis-Philippe. Et vous ? vous voilà rédacteur des Débats, ni plus ni moins que mon ami Janin.

Taisez-vous, relaps ! vous feriez mieux de monter une boutique de savetier et de ressemeler de vieilles bottes. Voyez à quelles concessions vous êtes obligé de descendre pour faire avaler à M. Bertin l’émission de vos idées sur le despotisme de Mohammed-Ali !

En vérité, le juste milieu ne s’embarrasse guère des libéraux des bords du Nil, pourvu qu’en leur faisant des compliments, vous ôtiez votre chapeau bien bas devant la poire royale. C’est ce que vous faites.

Vous dites : « En 1830, la France a mis la dernière main à son système de liberté ; la liberté humaine, la dignité de l’individu ont été constituées d’une manière désormais indestructible, etc. ! » et mille autres blasphèmes qui feraient jurer Michel comme un possédé, et qui, à moi, me font peine.

Certainement, si vous raisonnez comme Thiers et Guizot ; si la liberté est pour vous compatible avec la monarchie ; si la dignité humaine, sans l’égalité, vous paraît admissible ; si vous appelez abolition des distinctions sociales le principe qui serre comme un étau, dans le cœur de l’homme, l’amour de la propriété, l’égoïsme, l’oubli complet du pauvre, qui érige en vertu l’ordre public, c’est-à-dire le droit de tuer quiconque demande du pain d’une voix forte et avec l’autorité de la justice naturelle de la faim ; certes, si vous acceptez tout cela, vous raisonnez bien et je n’ai pas le plus petit mot à dire.

Mais, s’il vous reste, du saint-simonisme, au moins la religion du principe fondamental : la loi du partage et de l’égalité, comment pouvez-vous faire ces concessions, même avec de bonnes intentions, à un état de choses odieux ? Et c’est le lendemain des lois exécrables qui enterrent toute liberté, toute dignité humaine pour dix ans, pour vingt ans peut-être, que vous émettez ce beau principe : La France est libre, heureuse, honorable ; il n’y a plus rien à lui souhaiter. Tâchons de penser aux Arabes, et d’en faire un peuple aussi honnête que nous.

Oh non ! laissez-les dans l’abrutissement. Ils ne sont pas coupables d’être esclaves, eux qui n’ont pas le sentiment de la dignité humaine. Mais, nous qui prétendons l’avoir, il est étrange de voir à quelle époque de notre existence politique nous nous en vantons !

Mon ami, je ne vous ferai pas changer d’avis. Quand on se décide à dire et à écrire quelque chose, on y a songé ; on croit avoir bien compris, bien jugé la question ; on est préparé à considérer comme des rêves et des erreurs tout ce qui vient de la partie adverse. Je ne vous dis donc pas mes raisons pour vous convertir ; mais c’est afin que nous nous comprenions, et que nous partions chacun d’un principe bien connu, pour nous quereller si l’envie nous en vient. Je vous dis, moi, que je ne connais et n’ai jamais connu qu’un principe : celui de l’abolition de la propriété.

Voilà en quoi j’ai toujours vénéré le saint-simonisme ; voilà en quoi j’adore certains républicains véritables (il y en a peu, soyez-en sûr). Si je ne suis ni saint-simonien, ni républicain (je me suppose homme un instant), c’est que je ne vois pas une formule digne de rallier des hommes, pas une circonstance capable de développer par des actions les bons sentiments. Le moment ne permet rien à des hommes ordinaires, comme Enfantin, vous et moi. Je dis ordinaires en fait d’intelligence ; car je n’ôte rien à la haute moralité d’Enfantin (je n’en sais rien et j’aime à y croire).

Il fallait donc attendre des chefs, un ordre de bataille, un drapeau et une armée qui voulût combattre sérieusement. Tout cela manquant, il n’y a plus autre chose à faire que de garder en soi le bon principe, pur, sans tache, sans ombre de concession à ce jésuitisme métaphysique : prétendue morale à laquelle les hommes ne croient ni les uns ni les autres.

Un jour viendra où ce bon principe aura son tour. Si nous ne sommes plus, nos enfants ou nos neveux, l’ayant reçu de nous, parleront, et feront quelque chose. Vous me parlez de deux cents exemplaires de mon portrait distribués à vos prolétaires. Vous avez donc deux cents prolétaires ? Vous m’aviez toujours dit une cinquantaine au plus. Je veux vous questionner sur le personnel de vos saint-simoniens. Que croient-ils ? Que pensent-ils ? Que veulent-ils ?

Autant que j’en ai pu juger par Vinçard, ce sont des républicains à l’eau de rose, des gens de bien, mais beaucoup trop doux, trop évangéliques et trop patients. Les éléments de l’avenir seraient une race de prolétaires farouches, orgueilleux, prêts à reprendre par la force tous les droits de l’homme.

Mais où est cette race ? On la séduit d’un côté par une apparence de bien-être, de l’autre par des maximes de prétendue civilisation dont elle sera dupe. Pauvre peuple !

Si vous voyez Vinçard, dites-lui que j’espère dîner avec lui, à mon premier voyage à Paris. Il est vrai que je ne sais pas quand j’irai. Je vous attends toujours à la mi-novembre. Mettez-moi de côté, je vous prie, quelques exemplaires de ce portrait. Je souscris pour une vingtaine. Envoyez-m’en un dans une lettre, que je voie ce que cela produit sur le papier.

Dites-moi ce que devient Buloz. Est-il enfin l’époux d’une jeune et belle fille ? La fin de son mariage m’importe beaucoup pour mes affaires. Répondez-moi. Adieu, cher ami ; rappelez-moi au bon souvenir de madame Mathieu et de votre gentille sœur.

Tout à vous de cœur.