Correspondance 1812-1876, 2/1840/CXCVIII


CXCVIII

À M. HIPPOLYTE CHATIRON, À MONTGIVRAY


Paris, 27 février 1843.


Mon cher vieux,

Tu ne m’écris donc plus ? que deviens-tu ? plaides-tu ? as-tu reçu les papiers que tu demandais ?

Mon drame est toujours à la veille d’entrer en répétition. Je commence à croire que cette veille-là est celle du jugement dernier. Ils sont tous en révolution à la cour du roi Pétaud. Le comité se prend aux cheveux avec le ministère. On parle de dissolution de société. Le ministre veut donner sa démission, prétendant qu’il aimerait mieux gouverner une bande d’anthropophages que les comédiens du Théâtre-Français. Buloz perd l’esprit qui lui reste, et, moi, je tâche d’attendre avec patience la fin de la bataille.

Pour couronner tous mes ennuis, j’aurai peut-être une sifflade de première classe et force pommes plus ou moins cuites. Enfin, vogue la galère ! Que j’aie un succès ou une chute, j’irai me reposer à Nohant de la vie de Paris, à laquelle je ne me fais pas et ne me ferai, je crois, jamais.

Du reste, tout va bien. Maurice passe ses journées à l’atelier et fait des progrès. Solange prend force leçons et perd beaucoup de temps à sa toilette. Elle tombe dans une coquetterie dont je te prierai de te moquer beaucoup quand tu la verras, pour la corriger.

Le gros Grzymala est toujours amoureux de toutes les belles et roule ses gros yeux à la grande Borgnotte et à la petite Jacqueline.

Ta divine Dorval s’impatiente de ne pas voir commencer sa pièce. Elle a joué Clotilde comme un ange et comme un diable. Madame Marliani est toujours dans la philosophie jusqu’aux oreilles. Maurice s’en est radicalement guéri.

Adieu, mon vieux ; écris-moi donc. Il me semble qu’il n’y a plus de Berry, que Nohant et Montgivray se sont effondrés comme dans le Tremblement de terre de la Martinique qu’on voit à la Porte Saint-Martin, où tous les noirs sont engloutis par douzaines, tandis que tous les blancs se sauvent : ce qui n’est pas infiniment vraisemblable, mais qui satisfait le patriotisme du parterre éclairé.

Veille à ce que maître Pierre[1] me sème et me plante les légumes que j’aime, et non ceux qui se vendent le mieux, et à ce qu’il ne laisse pas geler mes fleurs.

Je t’embrasse, ainsi que Léontine[2] et ta femme, à qui j’envie le plaisir de passer l’hiver à la campagne. Je ne connais rien de plus triste, de plus noir et de plus sale que Paris dans ce temps-ci, et j’y ai le spleen.

  1. Pierre Moreau, jardinier et domestique à Nohant.
  2. Léontine Chatiron, nièce de George Sand.