Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXX


CLXX

À MADAME D’AGOULT, À PARIS


Nohant, 21 avril 1837.


Chère mignonne,

Vous me pardonneriez l’effroyable retard que j’ai mis à vous écrire, si vous saviez ma vie depuis huit jours. Je me suis embarquée à fournir du Mauprat à Buloz au jour le jour, croyant que je finirais où je voudrais et que je ferais cela par-dessous la jambe. Mais le sujet m’a emporté loin, et cette besogne m’a ennuyée, comme tout ce qui traîne en longueur. De sorte qu’au dernier moment de chaque quinzaine, depuis un mois et demi, me voilà suant sur une besogne qui m’embête, que je fais en rechignant. Je n’ai pas même le temps de dormir et je suis sur les dents.

Ne voilà-t-il pas que, pour m’achever, Solange se mêle d’avoir la variole ! une variole aussi bénigne que possible, mais constituant une éruption effrayante et une véritable maladie. J’ai été d’abord très épouvantée. La vaccine ne me rassurait pas ; car il y a des exemples de mort, malgré la vaccine. Enfin je suis en paix à présent ; mais ma pauvre fille est toujours au lit avec de gros vilains boutons sur le nez, qui, heureusement, ne laisseront pas de traces, à ce que me promet le médecin. Elle a été bonne et douce comme un ange dans sa maladie. Depuis son retour de Paris, elle était si charmante, que j’en étais inquiète. Il est impossible d’être plus résignée, plus caressante et plus gaie qu’elle ne l’est, quoique malade encore.

Elle a pour gouvernante une grande grosse fille, assez instruite, et tout à fait bonne (sœur de Rollinat). Gévaudan est toujours ici, retenu par le désir de vous voir. Il est toujours le meilleur garçon de la terre, et je vous assure que je le prends tout à fait en amitié. Il est doué d’un bon sens que je voudrais bien donner à tous ceux avec qui j’ai eu l’honneur de faire connaissance dans ma vie. P… n’aura jamais l’ombre d’une idée juste ; mais ce serait le juger trop sévèrement que de ne pas lui accorder un très bon cœur. Il est sincèrement désolé de vous avoir déplu ; il ne se doutait même pas qu’il pût y avoir de l’impolitesse à ce qu’il a fait envers vous. Soyez assez bonne pour lui pardonner ; il ne le fera plus, et cette petite leçon lui servira, — jusqu’à la prochaine fois.

Au reste, vous seriez désarmée si vous saviez quelle énorme consommation de poissons d’avril il a faite depuis votre départ. Il faut que je vous les raconte pour vous engager à estimer sa candeur et sa loyauté.

En arrivant de Paris, il trouve ici Gévaudan.

— Ah ! ah ! dit-il, voici M. de Gévaudan le légitimiste ! madame d’Agoult m’a dit qu’il était arrivé.

— Non pas, lui fais-je. Il devait venir ; mais il est tombé malade au moment de se mettre en route, et il m’a envoyé mon cheval par l’occasion de monsieur, qui le lui a vendu. Monsieur est un artiste vétérinaire et maquignon, sourd par-dessus le marché, bête comme une oie, insolent, bavard, bel esprit, insupportable, amusant quelquefois, mais s’attachant comme de la poix à ceux qui ont le malheur de rire de ses sottises.

P… se dévoue à faire société à l’artiste vétérinaire, lequel ne disait plus un mot sans jurer, sans frapper sur la table avec son verre, sans faire des cuirs, parlant cheval, écurie, maréchal ferrant, foire, etc. C’était le jeudi : tous mes camarades avaient le mot. À dîner, P… fait le gentil aux dépens du pauvre maquignon, lui demande s’il a connu Planche et Mallefille à l’École vétérinaire d’Alfort, s’il a connu un fameux professeur d’équitation appelé Sainte-Beuve, etc., etc. Gévaudan répond qu’il a étudié la littérature, qu’il sait écrire sous la dictée, et qu’il y avait à l’École vétérinaire un professeur de belles-lettres pour enseigner l’orthographe ; puis il pousse la lampe en disant : F… ! voilà-t-une lampe qui m’embête !

M. Bourgoing, qui était près de lui, lui dit :

— Monsieur, voilà une parole bien déplacée, et je m’étonne que M. P… ne la relève pas. Quant à moi, je ne crois pas devoir la souffrir.

— Qu’est-ce que c’est ? dit P… avec douceur.

— Monsieur dit que vous êtes une bête.

Le vétérinaire s’en défend, M. Bourgoing soutient qu’il a manqué à la maîtresse de la maison, et une querelle burlesque, mais très bien jouée, s’engage, si bien que madame Fleury, qui n’était pas prévenue, faillit s’évanouir de peur. P… était fort étonné et ne savait quelle attitude prendre. La querelle s’apaise. M. Bourgoing feint d’être ivre-mort, s’attendrit, divague, sanglote dans le sein de P…, qui le promène dans la cour, soutient bénévolement le poids énorme du compère et finit par le mener coucher.

Il revient nous trouver. Nous lui disons que le vétérinaire est encore plus ivre que l’autre, et qu’il faut aussi le mener coucher. Il le mène coucher et revient. Alors une chaise de poste arrive, et annonce M. de Gévaudan, que personne ne se flattait de voir arriver, malgré sa maladie. M. de Gévaudan, richement vêtu, entre et se précipite dans mes bras. P… reste stupéfait, devient mélancolique, pense à l’éternité, à l’infini, au génie méconnu, et va se coucher. Je passe sous silence cinq ou six goujons qui furent avalés par le même, une belette dont Gévaudan a fait la chasse dans le grenier, et l’ordinaire courant, le crin coupé dans les lits, les fantômes, les sérénades, une charmante casquette rapportée de Paris et où Gévaudan a planté des fleurs, les potées d’eau jetées sur la tête, etc., etc. Gévaudan a abjuré toute dignité et fait mille cabrioles extravagantes. P… attaque tout le monde, et, quand on lui riposte, il va se coucher.

Mais ce qui mérite d’être raconté dans toutes les langues, c’est le tour que nous avons joué à un certain M. X…, avocat sans cause, plein de suffisance, débarqué à la Châtre depuis quelques jours et s’accrochant à tout le monde, sans s’apercevoir que tout le monde se moque de lui. Il est venu ici pour me voir, tout tranquillement, sans ma permission et se recommandant de Rollinat, qu’il avait connu à Châteauroux, et qui lui avait refusé dix fois de l’amener ici.

Rollinat, ne pouvant s’en défaire, lui dit :

— Écoutez, je crois que madame Sand dort encore. Moi, je vais me coucher.

— Comment, en plein midi ?

— Oui, mon ami, c’est l’usage de la maison. Je vous souhaite le bonsoir.

Et il va se coucher. On vient me dire que M. X… s’obstine à me voir. Je me cache dans les rideaux de mon lit, non sans y avoir fait un trou. M. X… est introduit dans ma chambre. Une personne respectable l’y reçoit. Elle était âgée d’environ quarante ans, mais on aurait pu lui en donner soixante à la rigueur. Elle avait eu de belles dents, mais elle n’en avait plus. Tout passe ! Elle avait été assez belle ; mais elle ne l’était plus. Tout change ! Elle avait un gros ventre et les mains un peu sales ; rien n’est parfait !

Elle était vêtue d’une robe de laine grise mouchetée de noir et doublée d’écarlate. Un foulard était roulé négligemment autour de ses cheveux noirs. Elle était mal chaussée ; mais elle était pleine de dignité. Elle semblait parfois sur le point de mettre quelques s et quelques t mal à propos ; mais elle se reprenait avec grâce, parlait de ses travaux littéraires, de M. Rollinat, son excellent ami, un homme parfait, des talents de M. X…, qui étaient venus jusqu’à son oreille, quoiqu’elle vécût très retirée, accablée de travail. M. de Gévaudan plaçait un tabouret sous ses pieds, les enfants l’appelaient maman, les domestiques madame.

Elle avait un gracieux sourire et des manières beaucoup plus distinguées que le gamin George Sand. En un mot, X… fut heureux et fier de sa visite. Perché sur une grande chaise, l’air radieux, le bras arrondi, le discours abondant, le regard pétillant, il resta un grand quart d’heure en extase et se retira saluant jusqu’à terre… Sophie[1] !

À peine fut-il sorti, que, moi, jetant mes rideaux au loin, Rollinat poussant la porte derrière laquelle il s’était caché, sa sœur[2] arrivant d’un autre côté, Gévaudan rentrant après avoir reconduit le quidam, les enfants, les domestiques, tout le monde fut pris d’un rire inextinguible, immense, effroyable, et tel que le ciel et la terre n’en ont jamais entendu un pareil depuis la création des avocats, et l’invention des robes de chambre écarlates.

M. X… est parti, dès le lendemain, pour Châteauroux, à seule fin de raconter son entrevue avec moi, et de faire la description de ma personne dans tous les cafés. Dépêchez-vous de revenir, afin d’être témoin invisible de sa seconde visite, des excellentes manières de Sophie, et afin de lire le poème latin que Rollinat a composé sur cette grande page historique. Nous comptons sur vous pour l’écrire en allemand ; la gouvernante la met en anglais, moi en italien, Pelletan en grec, Gévaudan en nivernois, le Malgache en madécasse, etc., etc. Nous voulons l’écrire sur le mur de la maison afin de renvoyer les importuns, ou de leur faire voir à quoi on s’expose en franchissant la porte. Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !

Je voudrais bien que toutes ces folies vous donnassent l’envie de revenir, chère bonne Mirabella. Maurice a un devant de cheminée vraiment merveilleux à vous présenter, et des caricatures de plus en plus parfaites. Solange est si gentille, que vous ne l’aimeriez peut-être plus, puisque vous l’aimiez tant quand elle avait le diable au corps. Il y a de grandes vérités qui bravent le temps et semblent éternelles comme Dieu, quoique tout change autour d’elles, même Gévaudan en artiste vétérinaire, même moi en Sophie, même Solange en agneau.

Et que faites-vous ? Vous me punissez bien de mon silence en ne m’écrivant pas. Je viens de passer des jours d’accablement et d’inquiétude. Une lettre de vous m’aurait fait du bien.

Peut-être êtes-vous très occupée, malade et fatiguée, vous aussi ! Quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, sachez bien que les Piffoëls vous aiment et vous attendent avec impatience. Personne ne s’est permis de respirer l’air de votre chambre depuis que vous l’avez quittée. On s’arrangera pour loger tous ceux que vous voudrez bien amener. Je compte sur le maestro, sur Chopin et sur le Rat[3], s’il ne vous ennuie pas trop et sur tous les autres à votre choix.

Bonne chère mignonne, aimez-moi comme je vous aime, comme j’aime mes amis, ardemment.

  1. Sophie Cramer, femme de chambre de George Sand.
  2. Marie-Louise.
  3. Hermann Cohen, élève de F. Liszt.