Correspondance 1812-1876, 2/1845/CCL


CCL

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 12 septembre 1845.


Ne me croyez donc jamais fâchée contre vous, mes chers enfants. Que je sois malade ou occupée au delà de mes forces, que je vous écrive ou non, ma tendresse vous est à jamais acquise à tous les trois ; car vous êtes trois maintenant, et vous ne faites qu’un pour moi. Non, certes, je n’ai pas été mécontente des chansons. Elles me paraissent en bonne voie, et, quand il y en aura un volume, nous songerons à l’imprimer. Je suis toujours tout à votre service et, si je suis mortellement paresseuse pour écrire des lettres, je ne le serai pas dès qu’il sera question d’agir pour vous. Ainsi, comptez toujours sur moi, qui vous suis dévouée à toute heure. Prenez, quand je n’écris pas, que je dors ; mais, comme l’âme ne dort jamais, je suis toujours prête à me lever et à courir pour vous.

Que je vous dise d’abord ce qui concerne les petites affaires.

Je me suis adressée à plusieurs journaux pour avoir de l’ouvrage. Je n’ai réussi à rien ; sans quoi, je vous eusse écrit tout de suite. Les journaux sont encombrés et ne demandent que des romans. L’Éclaireur de l’Indre, auquel j’espérais pouvoir vous assurer quelques articles tous les ans, n’a pas le moyen de payer sa rédaction, et il est certain que j’ai toujours travaillé pour lui gratis. C’est en suivant la voie déjà suivie, en vous assurant des souscripteurs et en faisant imprimer, au moins de frais possible, par mon intermédiaire, que vous trouverez quelque profit dans votre plume. J’espère maintenant qu’avec l’imprimerie de M. Pierre Leroux, qui fonctionne à Boussac, je pourrai vous faire avoir l’impression à bas prix, et ce sera autant de gagné. Enfin, rassemblez avec soin vos chansons, vos vers quelconques, et, pour changer un peu, pour réveiller l’appétit de vos souscripteurs, il faudrait tâcher d’avoir une préface de Béranger, ou d’Eugène Sue. Je crois que ce dernier ne vous refuserait pas. Je me joindrai à vous pour l’obtenir. Enfin, pour en finir avec les affaires, j’ai un peu d’argent en ce moment. Si vous avez quelque souci, quelque souffrance, adressez-vous à moi, mon cher enfant. Je serai heureuse de les faire cesser, et, si vous y mettiez de l’orgueil, vous auriez grand tort. Ce ne serait agir ni en fils avec moi, ni en père envers votre Solange, qui ne doit pas languir et pâtir quand elle a quelque part une grand’mère tout heureuse de lui tendre les bras.

J’ai vu à Paris, cet hiver, M. Ortolan, avec qui j’ai beaucoup parlé de vous, et qui a eu occasion de rendre à un de mes amis un important service à ma requête. Il y a mis une grande bonté ! Si vous lui écriviez quelquefois, dites-lui que je m’en souviens et que je ne l’oublierai jamais.

J’ai été bien tentée cet été de vous dire de venir me voir à Nohant. Si je ne l’ai pas fait, c’est pour des raisons que je ne peux vous écrire, raisons un peu bizarres, et pourtant très simples et très naïves, mais qui demanderaient de longues explications. Je vous les dirai confidentiellement et fraternellement quand nous nous verrons ; car nous nous verrons, à coup sûr. Ces raisons s’effacent et s’éloignent : elles ne sont pas de mon fait ni du vôtre ; nous y sommes étrangers, nous n’y pouvons rien. Mais elles disparaissent et disparaîtront par la force du temps et des choses. Ne soyez nullement intrigué et ne cherchez pas à deviner. Vous ne trouveriez pas ; car les choses les plus simples et les plus niaises sont celles dont on s’avise le moins quand on les commente, et souvent ce que l’on découvre après bien des efforts d’imagination est tel, qu’on en rit et qu’on se dit : « Ce n’était pas la peine de tant chercher. » Ces raisons-là n’ont eu de gravité que pour moi, puisqu’elles m’ont privé souvent, à propos d’anciens et de nouveaux amis des deux sexes, d’user d’une légitime et sainte liberté. Mais qui peut dire qu’il a vécu sans faire des sacrifices ? celui-là n’aurait pas de cœur qui n’aurait pas su les accepter. J’espère que, l’année prochaine, si vous avez quelque moment de vacances, je pourrai vous dire : « Venez voir votre mère ! » Que ne puis-je mieux faire et vous dire : « Je cours, je voyage, je pars et je vais de votre côté, pour vous voir, pour serrer dans mes bras votre femme et votre enfant ! » Mais je ne voyage plus, quoique ce soit fort dans mes goûts, et vous pensez bien qu’il y a aussi à cela quelque raison.

Que je vous dise maintenant ce que je suis devenue depuis tant de temps que je ne vous ai écrit. J’ai été à Paris jusqu’au mois de juin, et, depuis ce temps, je suis à Nohant jusqu’à l’hiver, comme tous les ans, comme toujours ; car ma vie est réglée désormais comme un papier de musique. J’ai fait deux ou trois romans, dont un qui va paraître. Il a fait un été affreux ; je suis peu sortie de mon jardin, j’ai peu monté à cheval et en cabriolet comme j’ai coutume de faire aux environs tous les ans. Tous les chemins de traverse qui conduisent à nos beaux sites favoris étaient impraticables, et ma fille n’est pas du tout marcheuse. Je lui ai acheté un petit cheval noir qu’elle gouverne dans la perfection et sur lequel elle paraît belle comme le jour.

Mon fils est toujours mince et délicat, mais bien portant, d’ailleurs. C’est le meilleur être, le plus doux, le plus égal, le plus laborieux, le plus simple et le plus droit qu’on puisse voir. Nos caractères, outre nos cœurs, s’accordent si bien, que nous ne pouvons guère vivre un jour l’un sans l’autre. Le voilà qui entre dans sa vingt-troisième année, et moi dans ma quarante-deuxième, et Solange dans sa dix-huitième ! Nous avons des habitudes de gaieté peu bruyante, mais assez soutenue, qui rapprochent nos âges, et, quand nous avons bien travaillé toute la semaine, nous nous donnons pour grande récréation d’aller manger une galette sur l’herbe à quelque distance de chez nous, dans un bois ou dans quelque ruine, avec mon frère, qui est un gros paysan, plein d’esprit et de bonté, et qui dîne tous les jours de la vie avec nous, vu qu’il demeure à un quart de lieue. Voilà donc nos grandes fredaines.

Maurice dessine le site, mon frère fait un somme sur l’herbe. Les chevaux paissent en liberté. Les filleuls ou filleules sont aussi de la partie et nous réjouissent de leurs naïvetés. Les chiens gambadent, et le gros cheval, qui traîne toute la famille dans une espèce de grande brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement, nous avons peu joui de la campagne de cette façon, cet été. Il a toujours plu, et les rivières ont effroyablement débordé. Mais l’automne s’annonce plus beau, et j’espère que nous reprendrons bientôt nos excursions. Puis nous allons marier une filleule de Maurice et faire la noce à la maison.

Je crois que vous vous plairiez avec nous, mes enfants ; car nous avons eu le bonheur de conserver des goûts simples. Nous avons une petite aisance qui nous permet de faire disparaître la misère autour de nous ; et, si nous connaissons le chagrin de ne pouvoir empêcher celle qui désole le monde, chagrin profond, surtout à mon âge, quand la vie n’a plus de personnalité enivrante et qu’on voit clairement le spectacle de la société, de ses injustices et de son affreux désordre, du moins nous ne connaissons pas l’ennui, l’inquiétude ambitieuse et les passions égoïstes. Nous avons donc une sorte de bonheur relatif, et mes enfants le goûtent avec la simplicité de leur âge.

Pour moi, je ne l’accepte qu’en tremblant ; car tout bonheur est quasi un vol dans cette humanité mal réglée, où l’on ne peut jouir de l’aisance et de la liberté qu’au détriment de son semblable, par la force des choses, par la loi de l’inégalité : odieuse loi, odieuses combinaisons, dont la pensée empoisonne mes plus douces joies de famille et me révolte à chaque instant contre moi-même. Je ne puis me consoler qu’en me jurant d’écrire tant que j’aurai un souffle de vie, contre cette maxime infâme qui gouverne le monde : Chacun chez soi, chacun pour soi. Puisque je ne sais dire et faire que cette protestation, je la ferai sur tous les tons.

Bonsoir, mon cher enfant. Voilà, j’espère, une longue lettre et où je vous parle de moi avec excès, pour répondre à toutes vos questions. Maintenant soyez tranquille sur mon compte. Ma santé est assez bonne, et mes yeux sont meilleurs, depuis six mois que j’ai renoncé à travailler la nuit. Je ne pouvais plus. J’ai eu quelque peine à me remettre au courant des heures de tout le monde. Je l’avais essayé cent fois sans succès. Enfin, je suis parvenue à dormir à minuit et à travailler dans la journée. Cela me laisse moins de temps, car, dans la matinée, quoi qu’on fasse, on est toujours dérangé, et rien ne remplace ce calme profond et absolu qui se fait de minuit à quatre heures du matin. Mais il le fallait absolument ; je ne dormais pas assez, et ma santé était gravement altérée.

Soyez tranquille surtout sur mon amitié. Elle est inaltérable pour vous. Écrivez-moi donc souvent, et sans vous tourmenter quand je ne réponds pas. Je suis heureuse de vous lire et de savoir ce que vous faites, à quoi vous pensez, et comment prospère notre chère petite Solange. Bénissez-la pour moi, ainsi que sa mère, et dites-vous à toute heure que mon cœur est avec vous.