Correspondance 1812-1876, 2/1842/CCXVII


CCXVII

AU MÊME


Nohant, 24 août 1842.


Mon cher poète,

J’ai trouvé vos deux lettres au retour d’un voyage que je viens de faire à Paris, pour mes affaires, c’est-à-dire pour celles de notre Revue. Je suis toujours malade, et mes yeux me refusent le service. Ne croyez donc pas, si je ne vous réponds pas exactement, qu’il y ait de ma faute. Mon travail même est sans cesse interrompu et repris avec de pénibles efforts souvent infructueux.

Je crois qu’à certains égards, vous avez progressé. Vos idées s’enchaînent, se symbolisent et se complètent mieux. Mais je veux vous avertir avec la franchise et l’autorité maternelles que vous voulez bien m’accorder : vous négligez la forme et l’expression, au lieu de les corriger. Je ne vous ai pas fait de reproche pour votre volume imprimé, je n’ai fait d’attention sérieuse qu’à l’inspiration extraordinaire et à l’innéité, l’abondance de talent, qui s’y révèlent à chaque page. Je savais bien qu’à chaque page il y avait ou une incorrection de langage ou une métaphore manquant de justesse, ou un trait dont le goût n’était pas pur. Si vous voulez faire une seconde publication ayant les mêmes qualités et les mêmes défauts que la première, vous le pouvez. Je suis à votre service pour m’en occuper avec autant de zèle et de dévouement que s’il s’agissait de votre chef-d’œuvre. Mais, si vous écoutez les conseils de mon amitié sérieuse et sévère, vous ne publierez vos nouvelles poésies que lorsque vous y reconnaîtrez vous-même plus de qualités et moins de défauts que dans les premières.

Vous êtes si jeune, qu’il ne vous est pas permis de ne pas faire chaque année un progrès sensible. Or, je trouve, dans les pièces que vous m’avez envoyées, plus de qualités, il est vrai, mais aussi plus de défauts que dans votre volume. Je ne m’en étonne pas, et même je vous dirai que je m’y attendais. C’est une phase inévitable de la transformation qui se fait dans l’esprit d’un poète comme d’un artiste. J’étudie ces phases dans la peinture que fait mon fils, et je les ai étudiées sur moi-même dans ma jeunesse. Tant qu’on est dans l’heureux âge de progresser, on perd à chaque instant d’un côté ce qu’on gagne de l’autre. De ce que cela est inévitable, il n’en faut pas moins s’observer, s’efforcer, s’examiner et se corriger. Dans la peinture, on étudie les grands modèles. Dans la littérature, il en faut faire autant. Je voudrais que vous prissiez du repos pour quelque temps, puisque vous-même, au milieu de vos fatigues et de vos chagrins domestiques, vous en sentez le besoin. Il faudra lire beaucoup d’ancienne littérature, du Corneille, du Bossuet, du Jean-Jacques Rousseau ; même du Boileau comme antidote à un certain débordement d’expressions et de métaphores romantiques dont on abuse aujourd’hui, et dont vous abusez souvent.

Je ne veux pas que vous vous effaciez, que vous cessiez d’être moderne et romantique pour vous faire classique et ancien. Mais il n’y a pas de danger que cela vous arrive. Vous êtes riche à revendre, et il ne s’agit plus que de savoir choisir et ordonner vos richesses. Comme jeune homme et poète ardent, vous manquez souvent de goût : cette chose si fine, qu’elle est indéfinissable, que je ne pourrais jamais vous dire en quoi elle consiste, et que, sans elle, pourtant, il n’y a point d’art ni de vraie poésie. Si vous n’en aviez pas du tout, je n’essayerais pas de vous conseiller d’en avoir : ce serait bien inutile ; mais c’est parce que vous en avez beaucoup et grandement que je vous avertis de penser maintenant au triage. Je vous détaillerais bien, vers par vers, vos succès et vos chutes en ce genre. Ainsi, les quatre vers qui terminent l’Échappée de mer sont une comparaison extrêmement hardie, et cependant juste, heureuse et belle. Mais, quand, par un néologisme audacieux, vous faites le verbe zigzaguer, vous ne réussissez qu’à peindre aux yeux vivement une chose matérielle, et, au lieu de l’embellir par l’expression (ce qui est le devoir inexorable de la poésie), vous la rabaissez à un terme vulgaire et incorrect, vous manquez au goût. Vous peignez un spectacle grandiose : ne cessez pas d’être grandiose ; vous voulez dire naïvement une chose naïve : soyez naïf. Zigzaguer n’est ni l’un ni l’autre. Si je vous analysais vos vers un par un, je vous ennuierais, je vous effrayerais peut-être, et mon avis n’est pas qu’on reprenne un travail mot à mot pour le refaire péniblement. Il vaut mieux passer à un autre et s’observer en le faisant. Vous auriez même près de vous un conseil assidu et sévère, qu’il vous fatiguerait, et glacerait peut-être votre inspiration. Je ne veux faire ce triste métier avec vous que quand vous serez résolu à imprimer. Alors vous m’enverrez le tout, et, si vous le voulez, je ferai le travail d’élaguer et d’indiquer à un nouvel examen de vous ce qui ne me paraîtra pas bien. Mais, dans l’état de fatigue et d’agitation où vous êtes, le plus sage serait de travailler moins souvent et d’apprendre davantage. Je vous blâme beaucoup d’avoir une correspondance qui vous prend du temps. Je n’en ai pas, moi. Une fois par mois, j’écris une douzaine de lettres, tant pour mes amis que pour mes affaires, et je reçois au moins cent lettres par mois. Mais elles sont le fait de l’oisiveté, de la curiosité et de la vanité. Je n’ai garde d’y répondre, quand je n’y vois aucune utilité pour moi ou pour les autres. Cela me fait des ennemis. Je m’y résigne, ne pouvant l’éviter et n’ayant pas le moyen de payer un secrétaire pour la satisfaction d’autrui. Vous avez mieux à faire, mon cher enfant, que de gaspiller votre temps si rare, et vos forces si nécessaires, à de menues expansions de banale correspondance où l’on est toujours poussé par le besoin de parler de soi. Quand vous avez une heure de reste le soir, lisez donc de bons vers et de bonne prose, et, sans vous attacher à imiter aucun auteur, vous prendrez, sans vous en apercevoir, l’habitude d’un goût plus sévère et d’une pureté de forme plus soutenue.

Quant aux lettres que vous m’écrivez, mon cher poète, et que je reçois toujours avec un vrai plaisir, ne vous demandez pas si elles sont bien écrites. Elles le sont. Votre cœur y parle, et le lecteur n’y cherche pas autre chose.

Si vous avez le courage de faire ce que je vous dis, avant peu de mois, vous vous réveillerez un beau jour ayant beaucoup acquis, et, sans vous en rendre compte peut-être, vous aurez trouvé des formes irréprochables pour rendre vos pensées nobles et chaleureuses.

Mais le travail, la maladie, la misère, me direz-vous ? Oh ! je sais bien ce que c’est. Si vous comptez vivre de votre plume, et progresser en même temps, je vous dirai que c’est trop pour commencer, et qu’il faut vous résigner, pendant quelques années encore, à choisir entre le profit et le progrès du talent. Si vous étiez malade tout à fait et dans l’impossibilité de travailler des bras, j’espère que vous seriez assez bon fils pour me le dire et ne pas rougir d’un service, si tant est qu’on puisse appeler service un moment d’aide si doux à l’ami qui peut le procurer.

Vous avez bien fait de repousser du pied l’or dont vous me parlez, si c’était de cet or de mauvais aloi que nous savons bien et qui souille le cœur et la main. Mais l’aide d’un cœur ami, c’est autre chose. J’espère que vous le comprendrez comme moi.

Adieu, mon cher Poncy. Du courage ! croyez qu’il m’en faut beaucoup pour vous sermonner comme je fais.

À vous de cœur.


J’ai encore un mot à vous dire. Ne montrez jamais mes lettres qu’à votre mère, à votre femme, ou à votre meilleur ami. C’est une sauvagerie et une manie que j’ai au plus haut degré. L’idée que je n’écris pas pour la personne seule à qui j’écris, ou pour ceux qui l’aiment complètement, me glacerait sur-le-champ le cœur et la main. Chacun a son défaut. Le mien est une misanthropie d’habitudes extérieures, quoique, au fond, je n’aie guère d’autre passion maintenant que l’amour de mes semblables ; mais ma personnalité n’a que faire dans les faibles services que mon cœur et ma foi peuvent rendre en ce monde. Quelques-uns m’ont fait beaucoup de peine sans le savoir, en parlant et en écrivant sur ma personne, mes faits et gestes, même en bien et avec bonne intention. Respectez la maladie d’esprit de celle que vous appelez votre mère.