Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXXIX


CLXXIX

À MADAME D’AGOULT, À BELLAGIO, MILAN


Nohant, 16 octobre 1837.


Chère princesse,

Voilà la cinquième fois que je vous écris. Il est décidé que mes lettres ne vous arriveront pas. Peut-être, à la faveur de celle de Charlotte[1], arriverai-je à vous faire arriver celle-ci. Notre excellente consulesse vous dit mes aventures ; je ne vous parlerai donc pas de moi, qui suis tranquillement réinstallée à Nohant, les pieds sur mes chenets, attendant le nouvel assaut par lequel il plaira à dame Fortune de me tirer de mon repos spleenétique.

Mais vous, chère Marie, vous êtes enfin heureuse. La douce Italie vous a guéri l’âme et le corps. Vous habitez mon cher lac de Côme, sur les bords duquel j’ai promené jadis mes pas errants et ma mélancolie botanique. Je suis parfois tentée de réaliser mes capitaux comme Robert Macaire et d’aller vous trouver ; mais, là-bas, je ne travaillerais pas, et le galérien est à la chaîne. Si Buloz lui permet de se promener, c’est sur parole, et la parole est le boulet que le forçat traîne au pied. Et puis, si le cœur est chaud, le climat l’est toujours assez ; si l’âme est pure, le ciel l’est aussi. Tout prend au dehors la couleur de l’être intérieur, et la grande poésie serait de transformer la nature en soi, au lieu de chercher à se transformer en elle.

Je tombe dans le Pierre Leroux, et pour cause. Il était ici ces jours derniers. Charlotte et moi faisions le projet romanesque de lui élever ses enfants et de le tirer de la misère à son insu. C’est plus difficile que nous ne pensions. Il a une fierté d’autant plus invincible qu’il ne l’avoue pas et donne à ses résistances toute sorte de prétextes. Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est toujours le meilleur des hommes, et l’un des plus grands. Il a été voir Béranger à Tours et va revenir ensuite je ne sais pour combien de temps.

Il est très drôle quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit :

— J’étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. Cette dame est venue à moi et m’a parlé avec une bonté incroyable. Elle était bien belle !

Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou brune, grande ou petite, etc. Il répond :

— Je n’en sais rien, je suis très timide ; je ne l’ai pas vue.

— Mais comment savez-vous si elle est belle ?

— Je ne sais pas ; elle avait un beau bouquet, et j’en ai conclu qu’elle devait être belle et aimable.

Voilà bien une raison philosophique ! qu’en dites-vous ?

Adieu, chère et adorable princesse. Embrassez Valaisan pour moi, et mettez mon cœur à vos pieds en guise de chancelière dans vos promenades sur le lac.

Cachetez vos lettres avec des pains à cacheter et sans devise. La police est une institution respectable et sainte, qui veut, qui peut et qui doit lire les lettres. Les devises sanscrites lui sont suspectes, et, comme elle n’a pas le temps de décacheter avec soin, elle met au rebut les lettres qu’elle déchire.

Sainte police, faites votre devoir ! La sûreté des empires repose sur vous ; recevez mes hommages et l’assurance de mon dévouement.

  1. Madame Charlotte Marliani.