Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXXVIII


CLXXVIII

À M. DUTEIL, À PÉRIGUEUX


Nohant, 30 septembre 1837.


Mon Boutarin,

Que deviens-tu ? Quand reviens-tu ? Crois-tu que je puisse vivre sans toi longtemps ? Illusion, mon aimable ami ! Je crie comme un aigle, depuis que je suis privée de toi. Que veux-tu que je devienne quand j’ai le spleen (et Dieu sait si je l’ai souvent !) ? Quand j’ai envie de rire, à qui veux-tu que je dise des bêtises qui soient appréciées ?

La race humaine peut-elle jurer, comme moi, dans la colère ? peut-elle abdiquer, comme moi, jusqu’à la dernière parcelle d’intelligence, dans la belle humeur ? Toi seul, toi et Rollinat, qui ne faites qu’un pour moi, pouvez m’aider à porter ce fardeau de moi-même, insupportable à moi et aux autres. Et Rollinat qui n’est pas là non plus ! Il arrive du Havre et repart pour Vienne, conduire sa sœur Juliette, qui va être gouvernante je ne sais dans quel pays sarmate autant qu’inconnu. Je n’ai pas seulement pu le voir. J’arrive… Devine d’où ? De la frontière d’Espagne !

Ah ! il s’est passé bien des choses depuis que nous nous sommes quittés. D’abord, je m’en allais voir ma mère, qui était très malade, comme tu sais. Je la trouve dans un état déplorable, et, comme elle était un peu économe, livrée à une misère volontaire, à côté d’une tirelire pleine d’or, je la tire de là, malgré elle. Je la soigne, je l’entoure de tout le bien-être possible ; mais il était trop tard. Elle avait une maladie de foie incurable. La pauvre chère femme a été si bonne et si tendre pour moi au moment de mourir, que sa perte m’a causé une douleur tout à fait excédant mes prévisions.

Pendant qu’elle agonisait, j’apprends que Dudevant part pour Nohant, afin de m’enlever Maurice. Je fais atteler en poste mon cabriolet, que j’avais amené à Fontainebleau, et j’envoie Mallefille chercher mon fils. Dudevant ne paraît pas en Berry. C’était une fausse alerte, une menace en l’air. Je me rassure.

Pour reposer Maurice autant que pour surveiller mes affaires à Paris, je passais la moitié du temps à Fontainebleau, où nous étions enfermés tête à tête, Maurice et moi, dans une chambre d’auberge, ne cessant de travailler que pour faire un tour à cheval dans la forêt, et l’autre moitié à Paris, où je ne m’amusais guère. Enfin, le 16, je prenais la voiture à Fontainebleau avec Maurice pour revenir à Nohant, lorsque je reçois une lettre de Marie-Louise[1], qui m’annonce que mon mari est venu enlever ma fille de force, malgré les cris déchirants de la petite, malgré la résistance de la gouvernante, et l’a emmenée on ne sait où.

Juge de la colère et de l’inquiétude !

Je cours à Paris. Je braque le télégraphe. J’invoque la police. Je fais rendre une ordonnance. Je cours chez les ministres, je fais le diable, je me mets en règle, et je pars pour Nérac, où j’arrive un beau matin, après trois jours et trois nuits de chaise de poste, accompagnée de Mallefille, d’un domestique et d’un clerc de Genestal. Je tombe chez le sous-préfet, le baron Haussmann, beau-frère d’Artaud et, de plus, un charmant garçon. Le procureur du roi me donne, en faisant un peu la grimace, un réquisitoire. L’officier de gendarmerie, plus humain, consent à m’accompagner avec son maréchal-de-logis et deux adorables simples gendarmes. Je demande un huissier pour faire sommation d’ouvrir les portes en cas de résistance.

Au moment de partir, une difficulté se présente. Il faudra le maire de Pompiey pour cette ouverture des portes. Or ledit maire ne se rendra pas à nos réclamations, vu qu’il est ami de Dudevant. Je cajole le sous-préfet, et le sous-préfet, attendri, monte dans ma voiture avec moi, le lieutenant de gendarmerie, l’huissier, etc., le reste à cheval. Juge quelle escorte ! quelle sortie de Nérac ! quel étonnement ! La ville et les faubourgs sont sur pied. Deux malheureuses calèches de poste, qui se trouvaient par là et s’en allaient tranquillement aux eaux des Pyrénées, ont l’air d’être mes voitures de suite. Quant à moi, je suis une princesse espagnole et j’accomplis je ne sais quelle révolution.

De longtemps, Nérac ne verra ses habitants aussi bouleversés, aussi abîmés dans leurs commentaires, aussi dévorés d’inquiétude et de curiosité. Enfin, nous arrivons à Guillery. Mon mari était déjà prévenu ; déjà les apprêts de sa fuite étaient faits. Mais on cerne la maison ; les recors procèdent, et Dudevant, devenu doux et poli, amène Solange par la main jusqu’au seuil de sa royale demeure, après m’avoir offert d’y entrer : ce que je refuse gracieusement. Solange a été mise dans mes mains comme une princesse à la limite des deux États. Nous avons échangé quelques mots agréables, le baron et moi. Il m’a menacé de reprendre son fils par autorité de justice, et nous nous sommes quittés charmés l’un de l’autre. Procès-verbal a été dressé sur le lieu. Revenus à Nérac, nous avons passé la journée à la sous-préfecture, où l’on a été charmant pour nous.

Le lendemain, la fureur m’a prise d’aller revoir les Pyrénées. J’ai renvoyé mon escorte et j’ai été avec Solange jusqu’au Marborée, l’extrême frontière de France. La neige et le brouillard, la pluie et les torrents ne nous ont laissé voir qu’à demi le but de notre voyage, un des sites les plus sauvages qu’il y ait dans le monde. Nous avons fait ce jour-là quinze lieues à cheval, Solange trottant comme un démon, narguant la pluie et riant de tout son cœur, au bord des précipices épouvantables qui bordent la route. Nature d’aigle ! Le quatrième jour, nous étions de retour à Nérac, où nous avons encore passé un jour. Puis nous sommes revenues tout d’un trait à Nohant, où je ne te trouve pas !

Est-ce que tu ne reviens pas bientôt ? Et ma chère Agasta, où est-elle ? Guérit-elle ? Se plaît-elle à la Rochelle ? En ce cas, qu’elle y reste encore et que son plaisir, son bien-être, sa santé passent avant tout. Mais, si elle a envie de revenir, j’en ai parbleu bien plus envie qu’elle. Je ne comprends pas Nohant sans Duteil et sans Agasta. C’est la Thébaïde, c’est la Tartarie, c’est la mort. Toutes mes affaires sont en désarroi et mon cerveau en débâcle. Si tu avais été ici, Boutarin ! on ne m’aurait pas enlevé ma fille.

Entre nous soit dit, Marie-Louise et Papet ont seuls montré de l’énergie, et on les a paralysés en les traitant de fous ! Cela m’a porté un grand coup de couteau en travers du cœur.

La société ! toujours et partout la société !

Mon vieux, c’est comme ça. Il n’y a que les vagabonds comme nous qui échappent à la gelée.

Maintenant, j’attends Maurice, que j’ai laissé à Paris chez des amis sûrs, et qui arrivera ici demain. Il ne veut pas me quitter. Sa santé est toujours chancelante. Toutes ces agitations font beaucoup de mal à mon pauvre enfant. Je me ferai couper par morceaux plutôt que de le lâcher.

Mais tout cela m’a laissé un malaise et une inquiétude vraiment maladive. Je ne dors pas. À tout instant, je me réveille en sursaut, croyant entendre mes enfants crier après moi. Ce n’est pas vivre. Je donnerais je ne sais quoi pour que tu fusses là. Il me semble que je serais rassurée. Mais ne cède pas à cette faiblesse. Ne reviens qu’autant que cela était dans tes vues.

Adieu, vieux Boutarin.

Adieu, chère et trois fois chère Agasta. Je vous aime tous deux plus que je ne peux vous le dire.

  1. Marie-Louise Rollinat, institutrice de Solange.