Correspondance 1812-1876, 2/1838/CLXXX


CLXXX

À FRANZ LISZT, À GÊNES


Nohant, 28 janvier 1838.


Vous avez pris bien au sérieux, chers enfants, quelques paroles insignifiantes de ma dernière lettre, que je ne me rappelle même pas, qu’il me serait, par conséquent, difficile d’expliquer, et que je n’expliquerais sans doute pas mieux, si vous me les remettiez sous les yeux. Vous savez que Piffoël n’est pas obligé de savoir ni ce qu’il dit, ni ce qu’il a voulu dire. Le condamner à rendre raison de tout ce qu’il avance, annonce et décide, serait de la plus haute injustice ; car Dieu a créé le genre humain pour s’efforcer de trouver un sens aux paroles de Piffoël. Il n’a point créé Piffoël pour dire des paroles sensées au genre humain.

Mieux que personne, les Fellows devraient savoir que rien de ce que dit ou écrit Piffoël ne prouve quoi que ce soit. Peut-être que, lorsque Piffoël vous écrivit la dernière fois, l’astre Costiveness, cet astre funeste, sous l’influence duquel Fellows et Piffoëls sont nés, dardait sa lumière sur l’horizon de Piffoël. Peut-être que Piffoël avait mal au foie, que ses pois ne voulaient pas cuire, que Buloz avait mal payé, ou que Mallefille avait eu de l’esprit.

Ah ! à propos de Mallefille ! je voudrais bien savoir pourquoi Mirabella semble me rendre responsable des bêtises qu’il lui écrit. — Comme si j’étais chargée de lire les lettres de Mallefille, de les comprendre, de les commenter, de les corriger ou de les approuver ! Dieu merci, je ne suis pas forcée de donner de l’esprit à ceux qui en manquent. Je n’en ai pas trop pour moi-même, et, si quelqu’un peut en donner à Mallefille (à qui cela ne ferait certes pas de mal), c’est la princesse et non le docteur Piffoël, qui se creuse vainement la tête pour comprendre quelque chose à cet incident bizarre.

Mallefille écrit une lettre à la princesse ; cette lettre est bête, ce qui ne m’étonne pas du tout. Croyant que la princesse était fort habituée aux lettres de Mallefille, et ne prétendant nullement les endosser, je donne accès à ladite lettre dudit Mallefille dans une lettre de moi à la princesse. Je n’en prends, pardieu, pas connaissance. J’ai assez de lettres bêtes à lire tous les jours ! Si celle de Mallefille se trouve encore plus bête ce jour-là que les autres jours, il me semble qu’on me doit des remerciements pour l’avoir mise dans la mienne et pour avoir épargné à la princesse de payer trente sous pour une lettre bête.

Maintenant, je demande, quand on se laisse écrire par Mallefille, de quoi diable on a le droit de se plaindre ? Quand on connaît Mallefille et son style, on doit s’attendre à tout ! Ah ! sacredié ! il ne me manquerait plus que cela, de former Mallefille au style épistolaire ! Je sais bien, pour mon compte, que je trouverai toujours ses lettres ravissantes, car j’espère bien n’en lire jamais une seule. Je l’aime de toute mon âme. Il peut me demander la moitié de mon sang ; mais qu’il ne me demande jamais de lire une de ses lettres. Qu’il mette ma montre au mont-de-piété, qu’il me lise un chapitre de Barchou, qu’il danse, qu’il chante, qu’il me fasse la cour, tout ce qu’il voudra ! mais, pour l’amour de Dieu, qu’il ne m’écrive jamais ; car le lire et lui répondre, voilà jusqu’où mon amitié ne peut s’élever.

Entre nous, je ne sais pas si Mallefille a été maussade avec la princesse, mais je puis vous dire qu’elle n’a pas d’ami plus sûr et plus dévoué. Je puis lui dire ce qu’elle savait avant moi, c’est qu’il n’existe pas d’être meilleur, plus loyal et plus sincère. Eût-il écrit vingt lettres cent fois plus bêtes à Marie, elle ferait bien de les lui pardonner en faveur de l’affection profonde qu’il lui porte ; ce qui vaut mieux que le plus beau style.

Ce pauvre garçon est tout étonné de la réponse foudroyante de la princesse, et le voilà qui s’en prend à moi et me demande pourquoi, depuis trois mois qu’il est ici, je ne lui ai pas appris à écrire. Merci bien ! C’est assez d’être obligée de le nourrir, et Dieu sait à quelle consommation cela entraîne ! Nous pourrions bien habiter une île déserte pendant vingt ans ; je réponds qu’il en sortirait sans avoir reçu de moi une seule leçon de rédaction. J’aimerais mieux bâtir une ville, j’aimerais mieux apprendre la métaphysique, j’aimerais mieux écouter pérorer Schœlcher que d’enseigner une chose que je fais si mal pour mon compte et que d’avoir un écolier doué d’aussi heureuses dispositions.

Laissons Mallefille et sa lettre. Je lui déclare bien que jamais je ne lui donnerai de place dans les miennes pour lui insérer quoi que ce soit de son cru, vers ou prose, français ou chinois. Revenons à la vôtre, qui est tout à fait bonne et tendre, mon cher Fellow, et qui me donne une nouvelle preuve très inutile, mais très douce, de votre amitié. Si j’avais pu prévoir que ma lettre pût vous affliger, j’en aurais bien fait ce qu’on devrait faire de toutes celles de Mallefille. En vérité, vous avez attaché trop d’importance à ce projet de vous écrire moins souvent. Était-ce donc à l’état de résolution pour l’avenir, ou n’était-ce pas plutôt à l’état d’excuse pour le passé ? Je n’en sais rien ; mais, quoi qu’il en soit et quoi qu’il en ait été, il suffirait que le ralentissement de ma correspondance avec Marie lui causât le moindre chagrin ou le moindre regret pour que toute ma paresse fût dissipée en un clin d’œil et pour que je lui écrivisse tous les jours si elle le voulait. Jamais aucune tristesse ne lui viendra de moi par ma faute, je l’espère. Si cela arrivait, il faudrait qu’elle fît ce qu’il y a toujours de mieux à faire en pareil cas : s’expliquer pour le présent et pardonner pour le passé. Voilà tout ce que je puis répondre à votre lettre, que je ne comprends pas bien, à cause de mon peu de mémoire, mais qui me touche infiniment, et que je me réjouis bien de savoir fondée sur rien de ma part.

Bonsoir, cher ami. J’ai bien de la peine à tenir ma plume. Le malheureux Piffoël est affligé d’un rhumatisme dans le bras droit. N’allez pas prendre ceci pour une nouvelle excuse de ne pas vous écrire. Voilà le dégel ; j’espère bien que, dans huit jours, je serai guérie.

Je ne vous dis rien de la part de Mallefille ; il se tirera des pattes blanches de la princesse comme il l’entendra. Pauvre diable ! je ne voudrais pas être dans sa peau ; j’aimerais mieux être une carpe dans les griffes d’un beau chat.

Les Piffoëls vous embrassent.