Correspondance 1812-1876, 2/1838/CLXXXI


CLXXXI

À MADAME D’AGOULT, À GÊNES


Nohant, mars 1838.


Chère Marie,

Pardonnez-moi ma paresse ou, pour mieux dire, mon travail. Il m’a fallu mener de front, pendant deux mois, une espèce de chose inavouable que vous trouverez dans la Revue des deux mondes et que je vous conseille de ne pas lire. Je viens de recevoir la lettre fantastique du maestro, et je relis avec remords et reconnaissance les lettres aimables et toujours ravissantes de la princesse, restées sans réponse. La princesse connaît bien mon infirmité et sait y compatir.

Il ne faut pas qu’elle punisse mon silence par le sien et que, faute de mes maussades épîtres, elle me prive des siennes, qui sont ce qu’il y a de plus adorable dans le monde en fait de lettres. Le châtiment ne serait pas proportionné à l’offense. Et puis disons encore que la princesse m’a vue secouer ma paresse au temps où je la voyais spleenétique, et où je croyais (c’était elle qui, par ses gracieusetés, me donnait cette présomption) que mon babil pouvait la distraire, la consoler et la fortifier. Pour cela, il ne me fallait ni grande sagesse ni bel exemple, car je n’aurais su où prendre l’un et l’autre : il suffisait de lui dire ce qu’elle était, de la faire connaître à elle-même, de lui montrer tous les trésors qu’elle renfermait en elle et qu’elle niait en elle-même. Dans ce temps-là, je lui écrivais que je ne me sentirais plus appelée à lui écrire désormais ; car il me semble qu’elle est calme, heureuse et forte. Pour parler comme mon ami Pierre Leroux, je dirai : Ma mission est remplie. Elle revendrait de la philosophie et du courage, voire de la gaieté, au sublime docteur Piffoël lui-même.

Merci donc, mille fois merci, mes chers et bons enfants, des bonnes choses que vous me dites de vous-mêmes. Je vous remercie de vous aimer comme vous le faites. Je vous remercie d’être heureux, et je vous remercie de me le dire. Vous savez que, de tous les biens que vous me souhaitez sans cesse, celui-là est le plus grand que vous puissiez me faire. — Il est bien possible que j’aille vous rejoindre quelque jour en Italie. Cependant ce voyage, que j’avais arrangé pour le printemps prochain, me paraît moins certain maintenant quant à la date. Mon procès avec mes éditeurs, que je voudrais terminer auparavant, est porté au rôle pour le mois de juillet ou d’août. Si je suis forcée de m’en occuper, je ne pourrai passer les monts qu’en automne. Une fois en Italie, j’y veux rester au moins deux ans pour les études de Maurice, qui s’adonne définitivement à la peinture et qui aura besoin de séjourner à Rome.

En attendant, il travaille ici avec le frère de Mercier[1], qui est un assez laborieux maître de dessin et ne manquant pas de talent. Mallefille, qui a la bonté de donner des leçons d’histoire et de philosophie au susdit mioche, se tire très bien de son préceptorat provisoire. Maurice s’est assez fortifié. Il a un petit cheval très comique et fait des lancers épouvantables avec Mallefille, qui est devenu un assez bon écuyer, domptant Bignat, lequel Bignat je ne monte plus, parce qu’il est devenu terrible. Il a doublé de volume, de force et d’ardeur depuis qu’il n’a plus le bonheur de porter la princesse. La douleur de son départ l’a jeté dans une telle exaspération, qu’il désarçonne tous ses cavaliers.

À propos de Bignat, j’ai fait à Mallefille, de votre part, les plus sérieux reproches. Il s’accuse grandement et vous écrira demain. Par ces détails, vous pourrez voir, chers Fellows, que mon intérieur n’a rien de bien intéressant à offrir à votre attention. Il est paisible et laborieux. J’entasse romans sur nouvelles et Buloz sur Bonnaire ; Mallefille entasse drames sur romans, Pélion sur Ossa ; Mercier, tableaux sur tableaux ; Tempête[2], bêtises sur bêtises ; Maurice, caricatures sur caricatures, et Solange, cuisses de poulet sur fausses notes. Voilà la vie héroïque et fantastique qu’on mène à Nohant.

Nous n’avons ni lago di Como, ni Barchou, ni jeunes filles chantant la polenta, ni sublimes accords du maestro, ni cathédrale de Milan, ni princesse, ni déesse ; mais nous avons la mèche de Rollinat, les refrains rococo de Boutarin[3], le nez du Gaulois[4], les sabots du Malgache[5], le souvenir de Lasnier, les lettres de maître Emmanuel[6], l’avocat, et la barbe de Mallefille, qui a sept pieds de long. Tout cela fait une jolie constellation.

  1. Mercier, statuaire, l’auteur du médaillon de George Sand.
  2. Mademoiselle Rollinat.
  3. Duteil.
  4. Fleury.
  5. J. Neraud.
  6. Arago.