Correspondance 1812-1876, 2/1842/CCXI


CCXI

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Paris, 27 avril 1842.


Mon enfant,

Vous êtes un grand poète, le plus inspiré et le mieux doué parmi tous les beaux poètes prolétaires que nous avons vus surgir avec joie dans ces derniers temps. Vous pouvez être le plus grand poète de la France un jour, si la vanité, qui tue tous nos poètes bourgeois, n’approche pas de votre noble cœur, si vous gardez ce précieux trésor d’amour, de fierté et de bonté qui vous donne le génie.

On s’efforcera de vous corrompre, n’en doutez pas ; on vous fera des présents, on voudra vous pensionner, vous décorer peut-être, comme on l’a offert à un ouvrier écrivain de mes amis, qui a eu la prudence de deviner et de refuser. Le ministre de l’instruction publique, qui s’y connaît bien[1], a déjà flairé en vous le vrai souffle, la redoutable puissance du poète. Si vous n’eussiez chanté que la mer et Désirée, la nature et l’amour, il ne vous eût pas envoyé une bibliothèque. Mais l’Hiver aux riches, la Méditation sur les toits, et d’autres élans sublimes de votre âme généreuse, lui ont fait ouvrir l’oreille. « Enchaînons-le par la louange et les bienfaits, s’est-il dit, afin qu’il ne chante plus que la vague et sa maîtresse. »

Prenez donc garde, noble enfant du peuple ! vous avez une mission plus grande peut-être que vous ne croyez. Résistez, souffrez ; subissez la misère, l’obscurité, s’il le faut, plutôt que d’abandonner la cause sacrée de vos frères. C’est la cause de l’humanité, c’est le salut de l’avenir, auquel Dieu vous a ordonné de travailler, en vous donnant une si forte et si brûlante intelligence…

Mais non ! le fils du riche est de nature corruptible ; l’enfant du peuple est plus fort, et son ambition vise plus haut qu’aux distinctions et aux amusements puérils du bien-être et de la vanité. Souvenez-vous, cher Poncy, du mouvement qui vous fit crier :


Pourquoi me brûles-tu, ma couronne d’épines ?


C’était un mouvement divin.

Eh bien ! beaucoup ont crié de même dans ce siècle de corruption et de faiblesse. On leur a donné de l’or et des honneurs ; leur couronne d’épines a cessé de les brûler. Aussi ce ne sont pas là des Christs, et malgré le bruit qu’on fait autour d’eux, la postérité les remettra à leur place.

Faites-vous une place que la postérité vous confirme. Soyez le seul, parmi tous les grands poètes de notre temps, qui sache tenir sous ses pieds le démon de la vanité, comme l’archange Michel.

Je ne veux pas altérer en vous la sainte reconnaissance que vous portez sans doute à l’auteur de votre préface ; mais ce bon homme ne vous a pas compris. Il a eu peur de vous. Il vous a donné de mauvais conseils et de pauvres louanges. Quand je parlerai de vous au public, j’espère en parler un peu mieux. Quand vous ferez un nouveau recueil, je vous prie de me prendre pour votre éditeur et de me confier le soin de faire votre préface.

Adieu ; jamais mot ne fut d’un sens plus profond pour moi que celui-là, et jamais je ne l’ai dit avec plus d’émotion. À Dieu votre avenir, à Dieu votre vertu, à Dieu le salut de votre âme et de votre vraie gloire ! que tout votre être et toute votre vie restent dans ses mains paternelles, afin que les hypocrites et les mystificateurs ne souillent pas son œuvre.

Si vous voulez m’écrire, bien que je sois ennemie par nature et par habitude du commerce épistolaire, je sens que j’aurai du bonheur à recevoir vos lettres et à y répondre. Je pars pour la campagne dans huit jours. Mon adresse sera : La Châtre, département de l’Indre, jusqu’à la fin d’août.

Tout à vous.


Votre morceau sur le Forçat m’a fait pleurer. Quelle société ! point d’expiation ! point de réhabilitation ! rien que le châtiment barbare !

  1. M. Villemain.