Correspondance 1812-1876, 2/1844/CCXLI


CCXLI

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, juin 1844.


Chère amie,

Nous nous portons tous bien ; mais tout le monde ici est consterné, et il y a de quoi s’affliger de voir tant de malheureux ruinés par l’inondation. De mémoire d’homme, on n’avait jamais rien vu de pareil dans nos paisibles contrées. Nos ruisseaux sont devenus subitement des fleuves, avec un courant furieux et des vagues comme celles de la mer. Les routes ont été interceptées hier par ces filets d’eau, devenus aussi larges que la Loire et aussi rapides que le Rhône.

M. et madame Viardot, qui s’étaient mis en route pour Paris, n’ont pu traverser un pont-écluse, l’eau qui passe sous la voûte s’étant mise à passer par-dessus, effaçant toute trace de pont et de chemin. Ils sont revenus ici ce matin, et nous les garderons quelques jours encore. Tous les foins de rivière sont perdus, et, ce qui ajoute aux désastres, c’est l’odeur fétide que le retour du soleil donne à ces herbes pourries. Les plus beaux prés sont devenus de vastes marécages infects, et il y a beaucoup à craindre de graves maladies, et en grand nombre, avant qu’il soit peu. Nous sommes dans un endroit plus élevé et isolé des rivières ; ainsi n’ayez pas d’inquiétude pour nous. Ces exhalaisons ne nous arrivent pas.

Mais que de misérables vont avoir la mort de leurs proches à pleurer après la ruine de leurs subsistances de l’année ! Enfin, je m’effraye peut-être à tort, peut-être que la Providence ne se montrera pas irritée plus longtemps. Mais tout cela est bien triste, et on ne sait pas encore combien de noyés il faudra compter.

J’espère que vous êtes à Paris et que vous ne songez pas à aller à la campagne tant que dureront ces bouleversements de l’atmosphère. Si je n’aimais pas la campagne de passion, je me repentirais d’y être venue ; mais, quoi qu’il arrive, je ne peux pas m’empêcher de me sentir ici l’esprit et le corps plus libres et plus vivants. Quelque temps qu’il fasse, nous courons, nous montons à cheval ; Solange s’en trouve bien.

Écrivez-nous, bonne amie ; dites-nous que vous ne souffrez plus du tout et que vous prenez la vie le moins mal possible.

J’ai vu Leroux hier au soir. Il imprime l’Éclaireur ; il aurait voulu des avances plus considérables que celles qu’on a pu lui faire. Il se plaint un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa prétendue persévérance n’inspire de confiance à personne. Il dit qu’on le regarde apparemment comme un malhonnête homme en pensant qu’il peut manquer à sa parole. Que lui répondre ? À qui a-t-on plus donné, plus confié, plus pardonné ?

Tout cela déchire le cœur quand on a fait son possible pour lui et souvent plus que le possible. Sa position est toujours précaire et difficile. Cependant voilà le pain assuré ; mais voudront-ils s’en nourrir ? On lui assure de quatre à cinq mille francs par an.

La poste part, adieu encore. Nous vous aimons tous, vous le savez.