Correspondance 1812-1876, 2/1844/CCXL


CCXL

À M. PLANET, À LA CHÂTRE


Paris, avril 1844.


Mon cher enfant,

Est-ce décidé, que vous avez choisi M. Borie ? Vous avez bien fait ; car c’est le seul moyen, je crois, d’être imprimé à Boussac, et il ne faut pas vous plaindre que ce soit une condition imposée par Pierre ou plutôt par Jules Leroux. Jules Leroux, homme d’idées austères et d’un caractère très ferme, n’étant pas votre ami, vous connaissant à peine, n’eût jamais voulu être l’ouvrier d’un journal contraire à ses principes ; dans le doute même, dans l’attente de ce que serait l’esprit du journal, il ne se fût pas engagé à l’imprimer.

Je conçois tout cela, et trouve ce scrupule fort respectable. Il y a donc eu là condition, à ce que je vois. Mais je ne digère pas votre mot d’imposé. On n’impose rien à des gens qui vous demandent un service et qui sont parfaitement libres de s’adresser ailleurs.

Si ce mot me choque, appliqué aux Leroux, il me choque bien plus appliqué à moi-même ; et peu s’en faut qu’il ne m’engage à envoyer le journal au diable.

Qu’est-ce que cela signifie ? Depuis quand est-ce que j’impose quelque chose, parce que je ne veux pas me laisser imposer un travail inutile ou antipathique ? Je crois avoir assez fait pour l’obligeance et l’amitié en vous écrivant, en vous répétant que, quelque journal que vous fissiez (à moins qu’il ne fût juste-milieu ou carliste), je vous donnerais des articles ; mais j’ajoutais que je vous en donnerais plus ou moins, selon que vous suivriez une ligne plus ou moins rapprochée de la mienne. Est-ce là imposer quelque chose ? Et, quand je dis : « Si vous prenez un tel, je serai active et zélée, au lieu d’être complaisante et tolérante (je serai solidaire de votre tendance au lieu de me retirer de la solidarité), » vous m’écrivez par trois ou quatre fois (Fleury dans sa lettre d’hier, et toi dans celle d’aujourd’hui), que je vous impose un rédacteur ?

Je ne suis pas contente de cette façon d’être comprise, je te le dis franchement ; finasser ou dominer me sont également antipathiques, et je ne comprends pas que, désirant de moi, non une inspiration et une direction, mais une pure et simple collaboration d’amitié, et, étant sûrs de ce dernier point, qui paraissait vous convenir beaucoup mieux que mon dévouement pour l’être moral du journal et mon identification avec cette œuvre commune, vous veniez me dire aujourd’hui que, pour avoir ma participation complète, vous sacrifiez vos sympathies, votre confiance, et que vous vous laissez imposer quelqu’un que vous jugez sans lumières et sans capacité.

Si c’est là votre pensée et votre conduite, vous n’êtes pas des hommes, vous tournez sur vous-mêmes comme des girouettes sans savoir quel vent vous pousse. Duvernet m’a écrit au moment de ton retour de Paris, que vous étiez enchantés de moi, que vous me trouviez admirable d’avoir renoncé à rédiger votre journal, comme si ce n’était pas un sacrifice d’avoir offert de le rédiger, et comme si c’en était un d’y renoncer !

Ne dirait-on pas que l’Éclaireur de l’Indre est le consulat de la république ; que j’ai voulu faire un coup d’État, un 18 brumaire, en offrant mon temps et ma peine ; et qu’ensuite j’ai abdiqué, comme Sylla, pour le salut de la patrie ! Tout cela est comique, mais d’un comique triste et qui me peine ; car je ne croyais pas qu’il y eût tant d’amour-propre en jeu dans cette affaire. Ainsi, il y a eu lutte entre nous, et c’est moi qui triomphe ? s’il en est ainsi, j’en suis, pardieu ! bien fâchée, et je demande à abdiquer bien vite. Je croyais, en me proposant, sauver le journal qui ne marchait pas. Je croyais, en me retirant, sauver encore le journal qui ne pouvait marcher avec moi.

Un jour, vous me dites que vous ne pouvez rien sans moi. Je m’offre pieds et poings liés. Un autre jour, vous me dites que vous avez une autre route que la mienne, que je ne saurais pas ce qui convient, que je m’y prendrais mal, que j’effaroucherais l’abonné, que je vous couvrirais de ridicule, que je vous effacerais. Maintenant, quand j’ai accepté cette exclusion de bon cœur, en restant attachée, par amitié pour vos personnes, à la partie purement littéraire de la rédaction, vous m’écrivez de nouveau que, pour avoir mieux de moi, vous acceptez à regret et à contre-cœur, le rédacteur que je vous impose !

Au diable ! je ne sais plus ce que vous voulez de moi, et je vous supplie de n’en rien vouloir du tout, vous me rendrez service ; car, si le journal doit exister sans moi d’après vos principes, pourquoi me fait-il le sacrifice incroyable de se laisser imposer un rédacteur ?

Je crois, Dieu me damne, que vous faites de la diplomatie avec moi ? Moi, je ne saurais jamais et je ne voudrais jamais en faire avec vous. Je demande donc, avant de passer outre, l’explication de ce reproche amer, malgré le miel dont vous le couvrez.

Quel diable de journal allons-nous faire, si vous pensez d’une façon et que je pense d’une autre, si vous me suiviez à regret, en disant qu’il l’a bien fallu ?

Dans tout cela, je ne vous conçois pas, je vous trouve irrésolus, enfants, et injustes au dernier point. Vous n’avez eu ni le courage de m’accepter, ni celui de me repousser. J’aurais voulu franchement l’un ou l’autre, et mon amitié, aussi bien que mon estime pour vous, eût grandi dans un cas comme dans l’autre.

Ravisez-vous donc, s’il en est temps ; prenez le rédacteur que vous préférez, faites-vous imprimer, ou à Guéret, si vous vous entendez avec M. Legrand, ou à Orléans, comme vous avez toujours cru pouvoir le faire, et ne me faites aucune concession. Je n’en veux pas, je n’en ai pas besoin pour rester votre ami et votre collaborateur. Si vous êtes dans un système politique, comme vous le pensez, si vous vous rattachez à un parti existant, si vous avez foi à ce parti et à ce système, quel si grand besoin avez-vous de moi ? Deux ou trois feuilletons suffiront pour vous attirer quelques abonnés de plus, et c’est tout ce que je me préparais à faire.

Est-ce que, dans la lettre que Leroux vous a remise, je vous imposais quoi que ce soit ? est-ce que Leroux a pu vous parler d’autre chose que de la possibilité d’un plus ou d’un moins d’adhésions et de concours de ma part ? Fleury dit qu’il vous a fait entendre… Je crois que vous entendez peu quand vous avez l’esprit prévenu.

Voilà que je te donne un galop, mon Planet ; ça ne m’empêche pas de t’aimer tendrement, et les autres aussi. Mais vous me suspectez, vous me tiraillez, vous m’accusez, il faut bien que je me défende, chaudement, comme je sens.

Quoi qu’il arrive, je ne pourrai pas faire grand’chose avant le 15 ou le 20 mai. Il faut que je donne un roman à Véron fin d’avril, ou que je paye un dédit de dix mille francs. Il faut que je reste jusqu’au 15 mai pour le conseil de révision de Maurice.

J’ai des affaires à ne savoir où donner de la tête. Je ne dors pas cinq heures, et vous m’avez ôté, avec vos chicanes, l’enthousiasme qui fait des miracles.

Je t’embrasse et je t’aime.

GEORGE SAND.