Correspondance 1812-1876, 2/1844/CCXLII


CCXLII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 12 septembre 1844.


« J’ai toujours désiré qu’un poète fît, sous un titre tel que celui-ci : la Chanson de chaque métier, un recueil de chansons populaires, à la fois enjouées, naïves, sérieuses et grandes, simples surtout, faciles à chanter, et sur un rythme auquel pussent s’adapter des airs connus, bien populaires, ou des airs nouveaux faciles à composer. Ou, à défaut de musique, que ces chants fussent si coulants et si simplement écrits, que l’ouvrier simple, sachant à peine lire, pût les comprendre et les retenir. Poétiser, anoblir chaque genre de travail, plaindre en même temps l’excès et la mauvaise direction sociale de ce travail, tel qu’on l’entend aujourd’hui, ce serait faire une œuvre grande, utile et durable. Ce serait enseigner au riche à respecter l’ouvrier, au pauvre ouvrier à se respecter lui-même.

» Il y a des états plus ou moins nobles en apparence, plus ou moins pénibles en réalité. Chacun demanderait au poète un examen approfondi, des réflexions sérieuses, un jugement particulier à la fois poétique et philosophique ; et il y aurait, avec l’unité de forme, une variété infinie dans un tel sujet. Il y a dix ans que j’y rêve. Si Béranger l’avait voulu, il aurait pu faire ces chansons-là de main de maître. C’est un sujet que j’ai conseillé à plusieurs jeunes poètes et qui les a tous effrayés, parce qu’ils n’avaient pas l’inspiration et la sympathie qu’il faut pour cela.

» Un poète prolétaire devrait l’avoir. Poncy aurait la grandeur et l’enthousiasme. Mais, pour plier son talent un peu recherché et brillanté à l’austère simplicité indispensable à ce genre de poésies, il lui faudrait travailler beaucoup, renoncer à beaucoup d’effets chatoyants, et à beaucoup d’expressions coquettes qu’il affectionne. Serait-il capable d’une si grande réforme ? Sans cette réforme pourtant, l’ouvrage dont je parle n’aurait aucune valeur, aucun charme pour le petit peuple, et, le dirai-je ? aucune nouveauté aux yeux des connaisseurs ; car il s’agirait de faire quelque chose que personne n’a jamais fait encore. Il l’a fait à sa manière (et c’était une manière admirable), pour se peindre lui-même dans son état de maçon ; mais il faudrait être encore plus simple, tout à fait simple.

» Le simple est ce qu’il y a de plus difficile au monde : c’est le dernier terme de l’expérience et le dernier effort du génie. N’est-il pas encore trop jeune pour donner ces touches fermes et nettes, qui paraissent si faciles, que chacun se dit : « J’en aurais fait autant, » et que personne cependant ne peut le faire qu’un grand artiste ? Le Postillon, le Forgeron, la Lavandière, le Maçon, le Colporteur, le Ciseleur, le Couvreur, la Chanteuse des rues, la Brodeuse, la Fleuriste, le Jardinier, le Fossoyeur, le Ménétrier du village, le Charpentier, etc., etc., etc., quelle foule inépuisable de types variés et qui tous pourraient être embellis ou plaints par le poète !

» Il faudrait faire aimer toutes ces figures, même celles dont le premier aspect repousse, et inspirer une pitié tendre pour ceux qu’on ne pourrait admirer comme des êtres utiles et courageux. Moi, je résumerais le tout dans une dernière chanson intitulée : la Chanson de la misère, et qui commencerait tout bonnement ainsi :

Je suis dame misère…

» Il faudrait, pour la plupart de ces chansons, renoncer à l’alexandrin et choisir un rythme court et facile à l’oreille. »

Voilà, mon cher enfant, les idées que j’avais jetées sur le papier, il y a quelque temps, étant malade et fatiguée. Je le suis encore plus aujourd’hui et ne puis compléter ni éclaircir mon explication. Vous y suppléerez par votre vive intelligence ; ou bien mon projet vous paraîtra puéril, et, dans ce cas, n’y donnez aucune attention ; car il se peut qu’il n’entre en rien dans votre manière de sentir et de travailler.

Il y a eu un temps où mon idée sur la Chanson de tous les métiers était si nette et si vive, que, si j’avais su faire des vers, je l’aurais réalisée sous le feu de l’inspiration. Depuis, je l’ai souvent expliquée en courant et fait comprendre à des gens qui ne savaient pas ou qui ne voulaient pas s’en servir. Maintenant, elle s’est beaucoup effacée, surtout devant la crainte de vous indiquer une voie qui ne serait pas la vôtre et qui vous mènerait de travers. Et puis, je peux de moins en moins m’exprimer dans des lettres. J’ai tant de travail, d’ailleurs, que je ne puis écrire à mes amis que les jours où la maladie m’empêche d’écrire pour mon compte. Aussi je leur écris toujours fort obscurément et dans une grande défaillance d’esprit.

Dites à Désirée mille tendres bénédictions de ma part, pour elle et pour sa Solange, et de la part de ma Solange aussi. Mon fils est à Paris.

Vos vers sur la vérité et sur la réalité me semblent très beaux, très touchants et très bien faits, sauf deux ou trois. L’idée est bien soutenue, sauf deux ou trois strophes où elle languit et devient un peu vague. Mais elle se relève bien et la fin est très belle. Courage !