Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXXII


CCXXXII

À MAURICE SAND, À PARIS


Nohant, 16 novembre 1843.


Mon chéri Bouli,

Ta lettre de mardi nous a donné un bon réveil. Ta sœur s’est mise à pleurer de grosses larmes en la lisant, et en disant d’une voix tout étouffée : « Maurice, il est ben mignon ! » Si tu tiens à la lettre que je t’avais écrite sur elle, demande-la à Chopin. Elle était à vous deux, et elle ne lui a pas fait grand plaisir, à lui. Il l’a prise en mal, et je ne voulais pourtant pas le chagriner, Dieu m’en garde ! Nous allons tous nous revoir et de bonnes bigeades à la ronde effaceront tous mes sermons.

Non, mon pauvre Mauricaud, je ne veux pas rester plus longtemps. La campagne est bella invan. J’ai plus soif de toi que de tout le reste, et je ne pourrais tenir une seconde fois à l’inquiétude de vous savoir tous deux malades en même temps. Mes affaires sont finies ou peu s’en faut.

Aujourd’hui, nous avons eu grande assemblée : Moulin, Fleury, Duteil, Hippolyte, Lamouche, son métayer, le père et la mère Meillant, leurs fils, Denis et Sylvinot, pour régler les articles du bail. Le père et la mère étaient assis dans le salon sur des fauteuils. Le père écoutant, n’entendant et ne comprenant rien, mais représentant le fantôme de l’autorité paternelle ; ne demandant pas d’explications, mais sanctionnant par sa présence les engagements que prenaient ses enfants pour lui, et en son seul nom. Denis très calme, très ferme, très juste, très droit, à la fois prudent et confiant, et disant de temps en temps : Silence ! d’un ton doux mais absolu, à Sylvinot, qui a l’esprit plus prompt que lui, qui comprend la procédure comme un notaire, et, tout en me montrant la plus grande confiance, frappait juste sur les tergiversations d’Hippolyte, et les mettait à néant ; mais Denis reprenait : « J’arrangerons ça ; silence ! » Et Sylvinot de se taire comme par un ressort. La mère ne disait qu’un mot, toujours le même : « D’abord que nout’dame vous le promet ! y a pas besun d’zou z’écrire. »

Selon elle, toutes ces écritures ne riment à rien et ne valent pas une promesse. Elle traiterait les affaires comme les Turcs. Cette famille des Meillant est vraiment un beau type de droiture, de gravité et de hiérarchie patriarcale dans la famille ; ce n’est plus que là qu’on peut revoir ce que le passé a eu de grand et de simple, d’autant plus qu’avec une autorité à différents degrés, volontairement acceptée, et dont nul n’abuse, il y a égalité de droits, égalité d’héritage. C’est le bienfait du présent et la beauté du passé. Victor Hugo aurait dû voir quelque action aussi simple avant de faire ses fantastiques Burgraves. Le silence du vieux qui a l’air d’être plongé dans une espèce de divagation intérieure, de rêverie à moitié hors de ce monde, était beaucoup plus beau que celui qui sert des bœufs sur des plats d’or.

Il y avait double bail à examiner, celui de Polyte avec le père Lamouche (fermier à métayer) et celui de moi aux Meillant, le tout passant à ces derniers. Lamouche avec sa mine patibulaire faisait un contraste. Il avait l’air de ne rien comprendre, et, quand on lui disait : « Suivez-vous ? » il répondait : « J’y comprends rin, c’est ça des affaires que j’y counais rin di tout. » Finesse de paysan pour faire ensuite à sa guise, en alléguant qu’on n’a pas compris, ou mal compris ses engagements. Denis le regardait avec ses yeux ronds en lui disant : « J’vous l’espliquerons bin, père Lamouche, ayez pas peûr ! » Je crois bien qu’en effet ledit Lamouche sera forcé de marcher droit avec eux, ce qu’il ne faisait guère avec Polyte, lequel avait beaucoup trop de faiblesse et de bonté. Je m’ôte là une épine du pied.

Nous travaillons toujours à organiser le journal la Conscience populaire, ou quelque chose comme ça. Je viens d’écrire à M. de Barbançois de venir dîner avec moi bien vite avant mon départ.

Je t’ai déjà répondu pour Solange, en ce qui concerne la pension. Elle y rentre sans humeur, et je lui promets de travailler à organiser ses études à la maison dans le courant de l’hiver. Elle paraît bien décidée à travailler, et (vois, ô miracle ! jusqu’où va sa raison) elle dit qu’elle aimerait mieux retourner à la pension que de rester à la maison sans rien faire. Elle ne fait pourtant rien à proprement dire ici, si ce n’est de jouer du piano souvent ; mais elle lit un peu, elle dessine un peu, et elle rêve beaucoup. Ses idées s’ouvrent, elle a l’air de se tâter et d’apercevoir enfin quelque chose à travers le brouillard. Elle s’en va avec regret, mais elle est assez heureuse de te revoir pour s’en consoler.

Elle te porte un chéret et une cape neufs. Quand tu n’en auras plus besoin, tu en feras cadeau à quelque bergère. Elle est venue me voir hier avec ce costume ; elle était superbe, c’était Jeanne d’Arc enfant.

Bonsoir, mon mignon. J’espère qu’en voilà bien long cette fois. Jusqu’à mon départ, je ne t’écrirai plus que des petits billets, le temps me manquera. À jeudi.

Nous nous moquons de la Sologne, nous mettrons nos sabots et nous rirons des accidents. Je crois que nous devons être à Paris vers l’heure du dîner. Nous partons de Châteauroux à dix heures du soir.

Je t’embrasse mille et mille fois, et encore mille fois.