Correspondance 1812-1876, 2/1836/CXLVI


CXLVI

À MADAME D’AGOULT, À GENÈVE


La Châtre, 10 juillet 1836.


Hélas ! mon amie, je n’ai point encore plaidé en cour royale ; par conséquent, je n’ai ni gagné ni perdu. Il était question de mon dernier jugement sans doute quand on vous a annoncé ma victoire. C’est le 25 juillet seulement que je plaide. Si vous êtes à Genève le 1er  août, vous saurez mon sort, et peut-être le saurez-vous par moi-même si j’ai la certitude de vous y trouver. Mais je n’ose l’espérer. Cependant, je rêve mon oasis près de vous et de Franz. Après tant de sables traversés, après avoir affronté tant d’orages, j’ai besoin de la source pure et de l’ombrage des deux beaux palmiers du désert. Les trouverai-je ? Si vous ne devez pas être à Genève, je n’irai pas. J’irai à Paris voir l’abbé de Lamennais et deux ou trois amis véritables que je compte, entre mille amitiés superficielles, dans la « Babylone moderne ».

Avez-vous vu, pour parler comme Obermann, la lune monter sur le Vélan ? Que vous êtes heureux, chers enfants, d’avoir la Suisse à vos pieds pour observer toutes les merveilles de la nature ! Il me faudrait cela pour écrire deux ou trois chapitres de Lélia, car je refais Lélia, vous l’ai-je dit ? Le poison qui m’a rendu malade est maintenant un remède qui me guérit. Ce livre m’avait précipitée dans le scepticisme ; maintenant, il m’en retire ; car vous savez que la maladie fait le livre, que le livre empire la maladie, et de même pour la guérison. Faire accorder cette œuvre de colère avec une œuvre de mansuétude et maintenir la plastique ne semble guère facile au premier abord. Cependant les caractères donnés, si vous en avez gardé souvenance, vous comprendrez que la sagesse ressort de celui de Trenmor, et l’amour divin de celui de Lélia. — Le prêtre borné et fanatique, la courtisane et le jeune homme faible et orgueilleux seront sacrifiés. Le tout à l’honneur de la morale ; non pas de la morale des épiciers, ni de celle de nos salons, ma belle amie (je suis sûre que vous n’en êtes pas dupe), mais d’une morale que je voudrais faire à la taille des êtres qui vous ressemblent, et vous savez que j’ai l’ambition d’une certaine parenté avec vous à cet égard.

Se jeter dans le sein de mère Nature ; la prendre réellement pour mère et pour sœur ; retrancher stoïquement et religieusement de sa vie tout ce qui est vanité satisfaite ; résister opiniâtrément aux orgueilleux et aux méchants ; se faire humble et petit avec les infortunés ; pleurer avec la misère du pauvre et ne pas vouloir d’autre consolation que la chute du riche ; ne pas croire à d’autre Dieu que celui qui ordonne aux hommes la justice, l’égalité ; vénérer ce qui est bon ; juger sévèrement ce qui n’est que fort ; vivre de presque rien, donner presque tout, afin de rétablir l’égalité primitive et de faire revivre l’institution divine : voilà la religion que je proclamerai dans mon petit coin et que j’aspire à prêcher à mes douze apôtres sous le tilleul de mon jardin.

Quant à l’amour, on en fera un livre et un cours à part. Lélia s’expliquera sous ce rapport d’une manière générale assez concise et se rangera dans les exceptions. Elle est de la famille des esséniens, compagne des palmiers, gens solitaria, dont parle Pline. Ce beau passage sera l’épigraphe de mon troisième volume, c’est celle de l’automne de ma vie. — Approuvez-vous mon plan de livre ? — Quant au plan de vie, vous n’êtes pas compétente, vous êtes trop heureuse et trop jeune pour aller aux rives salubres de la mer Morte (toujours Pline le Jeune), et pour entrer dans cette famille, où personne ne naît, où personne ne meurt, etc.

Si je vous trouve à Genève, je vous lirai ce que j’ai fait, et vous m’aiderez à refaire mes levers de soleil ; car vous les avez vus sur vos montagnes cent fois plus beaux que moi dans mon petit vallon. Ce que vous me dites de Franz me donne une envie vraiment maladive et furieuse de l’entendre. Vous savez que je me mets sous le piano quand il en joue. J’ai la fibre très forte et je ne trouve jamais des instruments assez puissants. Il est, au reste, le seul artiste du monde qui sache donner l’âme et la vie à un piano. J’ai entendu Thalberg à Paris. Il m’a fait l’effet d’un bon petit enfant bien gentil et bien sage. Il y a des heures où Franz, en s’amusant, badine comme lui sur quelques notes pour déchaîner ensuite les éléments furieux sur cette petite brise.

Attendez-moi, pour l’amour de Dieu ! Je n’ose pourtant pas vous en prier ; car l’Italie vaut mieux que moi. Et je suis un triste personnage à mettre dans la balance pour faire contre-poids à Rome et au soleil. J’espère un peu que l’excessive chaleur vous effrayera et que vous attendrez l’automne.

Êtes-vous bien accablée de cette canicule ? Peut-être ne menez-vous pas une vie qui vous y expose souvent. Moi, je n’ai pas l’esprit de m’en préserver. Je pars à pied à trois heures du matin, avec le ferme propos de rentrer à huit ; mais je me perds dans les traînes, je m’oublie au bord des ruisseaux, je cours après les insectes et je rentre à midi dans un état de torréfaction impossible à décrire.

L’autre jour, j’étais si accablée, que j’entrai dans la rivière tout habillée. Je n’avais pas prévu ce bain, de sorte que je n’avais pas de vêtements ad hoc. J’en sortis mouillée de pied en cap. Un peu plus loin, comme mes vêtements étaient déjà secs et que j’étais encore baignée de sueur, je me replongeai de nouveau dans l’Indre. Toute ma précaution fut d’accrocher ma robe à un buisson et de me baigner en peignoir. Je remis ma robe par-dessus, et les rares passants ne s’aperçurent pas de la singularité de mes draperies. Moyennant trois ou quatre bains par promenade, je fais encore trois ou quatre lieues à pied, par trente degrés de chaleur, et quelles lieues ! Il ne passe pas un hanneton que je ne courre après. Quelquefois, toute mouillée et vêtue, je me jette sur l’herbe d’un pré au sortir de la rivière et je fais la sieste. Admirable saison qui permet tout le bien-être de la vie primitive.

Vous n’avez pas d’idée de tous les rêves que je fais dans mes courses au soleil. Je me figure être aux beaux jours de la Grèce. Dans cet heureux pays que j’habite, on fait souvent deux lieues sans rencontrer une face humaine. Les troupeaux restent seuls dans les pâturages bien clos de haies magnifiques. L’illusion peut donc durer longtemps. C’est un de mes grands amusements, quand je me promène un peu au loin dans des sentiers que je ne connais pas, de m’imaginer que je parcours un autre pays avec lequel je trouve de l’analogie. Je me souviens d’avoir erré dans les Alpes et de m’être crue en Amérique durant des heures entières. Maintenant, je me figure l’Arcadie en Berry. Il n’est pas une prairie, pas un bouquet d’arbres qui, sous un si beau soleil, ne me semble arcadien tout à fait.

Je vous enseigne tous mes secrets de bonheur. Si quelque jour (ce que je ne vous souhaite pas et ce à quoi je ne crois pas pour vous) vous êtes seule, vous vous souviendrez de mes promenades esséniennes. Peut-être trouverez-vous qu’il vaut mieux s’amuser à cela qu’à se brûler la cervelle, comme j’ai été souvent tentée de le faire en entrant au désert. Avez-vous de la force physique ? C’est un grand point.

Malgré cela, j’ai des accès de spleen, n’en doutez pas ; mais je résiste et je prie. Il y a manière de prier. Prier est une chose difficile, importante. C’est la fin de l’homme moral. Vous ne pouvez pas prier, vous. Je vous en défie, et, si vous prétendiez que vous le pouvez, je ne vous croirais pas. Mais j’en suis au premier degré, au plus faible, au plus imparfait, au plus misérable échelon de l’escalier de Jacob. Aussi je prie rarement et fort mal. Mais, si peu et si mal que ce soit, je sens un avant-goût d’extases infinies et de ravissements semblables à ceux de mon enfance quand je croyais voir la Vierge, comme une tache blanche, dans un soleil qui passait au-dessus de moi. Maintenant, je n’ai que des visions d’étoiles ; mais je commence à faire des rêves singuliers.

À propos, savez-vous le nom de toutes les étoiles de notre hémisphère ? Vous devriez bien apprendre l’astronomie pour me faire comprendre une foule de choses que je ne peux pas transporter de notre sphère à la voûte de l’immensité. Je parie que vous la savez à merveille, ou que, si vous voulez, vous la saurez dans huit jours.

Je suis désespérée du manque total d’intelligence que je découvre en moi pour une foule de choses, et précisément pour des choses que je meurs d’envie d’apprendre. Je suis venue à bout de bien connaître la carte céleste sans avoir recours à la sphère. Mais, quand je porte les yeux sur cette malheureuse boule peinte, et que je veux bien m’expliquer le grand mécanisme universel, je n’y comprends plus goutte. Je ne sais que des noms d’étoiles et de constellations. C’est toujours une très bonne chose pour le sens poétique.

On apprend à comprendre la beauté des astres par la comparaison. Aucune étoile ne ressemble à une autre quand on y fait bien attention. Je ne m’étais jamais doutée de cela avant cet été. Regardez, pour vous en convaincre, Antarès au sud, de neuf à dix heures du soir, et comparez-le avec Arcturus, que vous connaissez. Comparez Wega si blanche, si tranquille, toute la nuit, avec la Chèvre, qui s’élance dans le ciel vers minuit et qui est rouge, étincelante, brûlante en quelque sorte. À propos d’Antarès, qui est le cœur du Scorpion, regardez la courbe gracieuse de cette constellation ; il y a de quoi se prosterner. Regardez aussi, si vous avez de bons yeux, la blancheur des Pléiades et la délicatesse de leur petit groupe au point du jour, et précisément au beau milieu de l’aube naissante. Vous connaissez tout cela ; mais peut-être n’y avez-vous pas fait depuis longtemps une attention particulière. Je voudrais mettre un plaisir de plus dans votre heureuse vie. Vous voyez que je ne suis point avare de mes découvertes. C’est que Dieu est le maître de mes trésors.

Écrivez-moi toujours à la Châtre, poste restante. On me fera passer vos lettres à Bourges. Hélas ! je quitte les nuits étoilées, et les prés de l’Arcadie. Plaignez-moi, et aimez-moi. Je vous embrasse de cœur tous deux et je salue respectueusement l’illustre docteur Ratissimo.

Vous m’avez fait de vous un portrait dont je n’avais pas besoin. En ce qu’il a de trop modeste, je sais mieux que vous à quoi m’en tenir. En ce qu’il a de vrai, ne sais-je pas votre vie, sans que personne me l’ait racontée ? La fin n’explique-t-elle pas les antécédents ? Oui, vous êtes une grande âme, un noble caractère et un bon cœur ; c’est plus que tout le reste, c’est rare au dernier point, bien que tout le monde y prétende.

Plus j’avance en âge, plus je me prosterne devant la bonté, parce que je vois que c’est le bienfait dont Dieu nous est le plus avare. Là où il n’y a pas d’intelligence, ce qu’on appelle bonté est tout bonnement ineptie. Là où il n’y a pas de force, cette prétendue bonté est apathie. Là où il y a force et lumière, la bonté est presque introuvable ; parce que l’expérience et l’observation ont fait naître la méfiance et la haine. Les âmes vouées aux plus nobles principes sont souvent les plus rudes et les plus âcres, parce qu’elles sont devenues malades à force de déceptions. On les estime, on les admire encore, mais on ne peut plus les aimer. Avoir été malheureux, sans cesser d’être intelligent et bon, fait supposer une organisation bien puissante, et ce sont celles-là que je cherche et que j’embrasse.

J’ai des grands hommes plein le dos (passez-moi l’expression). Je voudrais les voir tous dans Plutarque. Là, ils ne me font pas souffrir du côté humain. Qu’on les taille en marbre, qu’on les coule en bronze, et qu’on n’en parle plus. Tant qu’ils vivent, ils sont méchants, persécutants, fantasques, despotiques, amers, soupçonneux. Ils confondent dans le même mépris orgueilleux les boucs et les brebis. Ils sont pires à leurs amis qu’à leurs ennemis. Dieu nous en garde ! Restez bonne, bête même si vous voulez. Franz pourra vous dire que je ne trouve jamais les gens que j’aime assez niais à mon gré. Que de fois je lui ai reproché d’avoir trop d’esprit ! Heureusement que ce trop n’est pas grand’chose, et que je puis l’aimer beaucoup.

Adieu, chère ; écrivez-moi. Puissiez-vous ne pas partir ! Il fait trop chaud. Soyez sûre que vous souffrirez. On ne peut pas voyager la nuit en Italie. Si vous passez le Simplon (qui est bien la plus belle chose de l’univers), il faudra aller à pied pour bien voir, pour grimper. Vous mourrez à la peine !

Je voudrais trouver je ne sais quel épouvantail pour vous retarder.