Correspondance 1812-1876, 2/1842/CCXIII


CCXIII

À MADEMOISELLE DE ROZIÈRES, À PARIS


Nohant, 9 mai 1842.


Mignonne,

Vite à l’ouvrage ! Votre maître, le grand Chopin, a oublié (ce à quoi il tenait pourtant beaucoup) d’acheter un beau cadeau à Françoise, ma fidèle servante, qu’il adore, et il a bien raison.

Il vous prie donc de lui envoyer, tout de suite, quatre aunes de dentelle haute de deux doigts au moins dans le prix de dix francs l’aune ; de plus, un châle de ce que vous voudrez dans le prix de quarante francs. Nos paysannes portent ces châles en fichu, en faisant plusieurs plis retenus par une épingle sur la nuque, et en laissant descendre la pointe jusqu’au-dessous de la taille, et les côtés jusqu’au-dessus du coude, très croisés sur la poitrine. C’est donc plutôt un grand fichu qu’un châle, mais avec de la frange tout autour, quand elles sont en grande tenue. Il faut une bordure dans le dessin, ou un semis, ou encore un châle uni. Vous comprenez qu’une rayure en biais n’irait pas avec ce déploiement régulier sur le dos. Vous pouvez le prendre ou en soie ou en laine, peut-être en cachemire français léger.

Quant à la couleur, comme Françoise porte le deuil toute sa vie en qualité de veuve berrichonne, il faut que ce soit un châle de deuil ; mais le deuil de nos paysannes admet le gros bleu, le gris, le gros vert, le violet, le brun, le puce et le marron. Toutes les autres couleurs sont proscrites. Un seul point rouge serait une abomination.

Voilà le superbe cadeau que vous demande votre honoré maître, avec un empressement digne de l’ardeur qu’il porte dans ses dons, et de l’impatience qu’il met dans les petites choses.

Nous autres, Maurice et moi, qui sommes de grands philosophes, nous vous déclarons que, si vous ne nous envoyez pas excessivement vite cinq billes de billard, nous vous écrirons un torrent d’injures, et nous mettrons Carillo[1] à feu et à sang. Nous avons trouvé notre billard desséché, les queues gelées, les billes écorchées, et tout l’attirail endommagé. Nous avons pris nos précautions pour beaucoup de choses ; mais nous n’avions pas prévu que nos billes seraient marquées de la petite vérole. Il faut que les rats aient fait de beaux carambolages cet hiver. Ainsi, mademoiselle, faites-nous acheter cinq billes pour la partie russe, deux blanches, une rouge, une jaune et une bleue. Priez M. Gril de nous faire cette emplette, lui qui est un fameux joueur de billard, puisqu’il m’a battue plusieurs fois. Dites-lui, pour sa gouverne, que le billard est grand, non pas énorme, mais assez grand pour que les billes ne soient pas de la première petitesse, ni de la première grosseur. S’il pouvait, en même temps, nous acheter d’excellents procédés, il mettrait le comble à ses bienfaits. Je ne suis pas contente de ceux que j’ai emportés : ils sont trop durs. Je les ai pris chez Plenel, boulevard Saint-Martin ; avis pour n’y pas retourner. Mais, sur le même boulevard, il y a des marchands de billards à choisir.

Tout le monde vous fait de tendres amitiés. Moi, je vous embrasse de toute mon âme, ma bonne petite fille. Je vous envoie un bon de cent francs pour nos emplettes, au cas que vous soyez, comme je suis presque toujours, sans le sou, à l’heure dite ; c’est faire injure peut-être à votre esprit d’ordre ; mais, quant à moi, j’y suis si habituée, que je n’en rougis plus.

G.
  1. Le chien de mademoiselle de Rozières.