Correspondance 1812-1876, 2/1841/CCVII


CCVII

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, 13 août 1841.


Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, chère belle et bonne. J’ai eu toutes mes nuits absorbées par le travail et la fatigue. J’ai passé tous les jours avec Pauline[1] à me promener, à jouer au billard, et tout cela me fait tellement sortir de mon caractère indolent et de mes habitudes paresseuses, que, la nuit, au lieu de travailler vite, je m’endors bêtement à chaque ligne. C’est une lutte très pénible, je vous assure, et pourtant, comme je suis déjà fort en retard avec Buloz, qui me tourmente, il n’y a pas moyen de céder au sommeil. Je me flatte toujours de m’éveiller à force de café et de cigarettes, afin d’arriver, vers trois heures du matin, à la fin de ma tâche et de pouvoir alors écrire le peu de lettres qui me tiennent au cœur. Mais je crois que le café est devenu pour moi de l’opium et que le tabac m’abrutit ; car, avant d’avoir fait trois pages de mon roman, je bâille à me démettre la mâchoire, et, à la fin de la tâche, je tombe sur mon oreiller, comme si Enrico venait de me faire un discours sur les fourtifications.

Je crois bien que mon roman ne sera guère plus amusant que lui : il est impossible de s’ennuyer aussi mortellement d’écrire, sans que le lecteur en fasse autant. Avec cela, je suis forcée de relire tous mes anciens romans pour les corrections de l’édition nouvelle[2]. Jugez quel plaisir de remâcher les points et les virgules d’une trentaine de volumes ! Je crains sortir de là dans le dernier degré de l’idiotisme.

Pauline me quitte le 16. Maurice part le 17 pour aller chercher sa sœur, qui doit être ici le 23. Elle ira vous voir si, dans la journée du 21 (jour de sa sortie de pension et de son départ pour Nohant), elle en trouve le temps au milieu des paquets et des commissions. Comme elle sera rue Pigalle, si vous passez par là, vous seriez bien bonne d’entrer. Je serais sûre d’avoir de vos nouvelles, par des yeux qui vous auraient vue.

Au reste, Gaubert m’écrit que vous êtes guérie, mais que vous pouvez retomber si vous ne vous préservez pas. Encore une fois, et non pas pour la dernière, car je vous le rabâcherai toujours, chère amie, soignez-vous donc, et songez que vous n’avez pas le droit de vous moquer de vous-même quand vous êtes si nécessaire à votre gros Manoël, à moi, à nous tous.

Vous ferez certainement bien d’aller en Normandie, et ensuite de venir à Nohant. J’espère que l’automne sera beau. C’est une saison qui, en Berry, ne manque jamais de nous dédommager. Pourvu que cette année de banqueroute ne me donne pas un démenti ! Enfin, vous savez que ma baraque est saine et bien close. Vous y serez encore dans de meilleures conditions de santé qu’à Paris. Manoël y trouverait à chasser, puisqu’il aime la chasse, et vous devriez y amener par les oreilles le petit Gaston, qui cultive les bécasses, et à qui nous en fournirions de toute espèce. Viardot passe toutes ses journées à braconner, avec mon frère et Papet ; car la chasse n’est pas encore ouverte, et ils bravent les lois divines et humaines. Pauline lit avec Chopin des partitions entières au piano. Elle est toujours bonne et charmante comme vous la connaissez. Sa grossesse ne l’incommode pas du tout ; je suis désolée de ne pouvoir la garder plus longtemps. Mais elle retourne en Angleterre pour un festival.

Bonsoir, chère bonne amie. N’imitez donc pas ma paresse, et écrivez-moi un peu plus souvent. Dites-moi ce que vous faites et où je dois vous écrire si vous quittez Paris.

Je vous embrasse mille fois.

À vous de cœur.
GEORGE.


Vous m’avez envoyé, par la poste, une petite brochure de M. Jognet, qui portait quelques mots écrits par lui à la main sur la couverture. En conséquence de quoi, j’ai payé trois francs de port ! Dites à Enrico de ne pas me faire payer ses œuvres aussi cher quand il me les enverra !

  1. Pauline Viardot.
  2. Première édition in-12. Perrotin, 1841-1842.