Correspondance 1812-1876, 2/1840/CCIII


CCIII

AU MÊME, À GUILLERY, PRÈS NÉRAC


Paris, 20 septembre 1840.


Mon enfant,

J’ai reçu ta seconde lettre de Guillery. Je suis heureuse d’apprendre que tu te portes bien et que tu t’amuses. Ne sois pas imprudent avec ton petit cheval ; songe que tu n’es pas encore un bien fameux cavalier, et ne galope pas trop fort dans les sables. Il y a quelquefois en travers des sentiers, des racines qu’on ne peut pas voir et dans lesquelles les chevaux se prennent les pieds. Alors le meilleur cheval peut s’abattre et vous lancer en avant, comme Emmanuel, qui a fait, devant toi, une si dure cabriole. Mon pauvre père a été tué comme cela. Je sais bien que, si on pensait à tous ces accidents qui peuvent arriver, on ne ferait jamais rien et qu’on serait d’une poltronnerie stupide. Mais il y a une dose de prudence et de bon sens qui se concilie très bien avec la hardiesse et le plaisir. Tu sais mon système là-dessus. Je suis très brave et je ne me fais jamais de mal ; c’est une habitude à prendre. Tout cela, c’est pour te dire de tenir toujours bien ton cheval en main, de ne pas te porter en avant quand tu galopes. Le poids du corps du cavalier en arrière donne de la force et de l’attention aux jarrets du cheval, et de la liberté à ses épaules. Enfin, il faut multiplier les points de contact, comme dit cet admirable M. Génot.

Nous allons toujours au manège, Solange et moi, et Calamatta, qui est de retour, y a fait sa rentrée avec éclat sur ce joli cheval rouge que tu as monté quelquefois. Je monte de temps en temps Sylvio, le grand cheval qui, sauf ton respect, faisait un jour des bruits étranges quand M. Latry[1] le talonnait. Il est bête comme une oie et dur comme un chien ; mais il obéit bien à l’éperon et s’enlève avec beaucoup de force et d’aplomb. Je l’aime assez, quoiqu’il m’écorche un peu le jarret. Il y a maintenant un amour de cheval, fin, léger, ardent, toujours dansant, ne ruant jamais. C’est ma passion, et M. Latry trouve que je l’avantage très bien. Solange n’ose pas encore le monter, mais cela viendra. Elle s’escrime sur la Légère et sur Diavolo.

En voilà assez sur les chevaux ; mais, pour ne pas sortir des bêtes, je te dirai que notre ami Rey a lâché un nouveau mot plus beau que béat et plantureux, c’est grelu. Ce que cela veut dire, je ne me mêle pas de l’apprendre ; car, quand on parle comme un livre, on n’a pas besoin d’être compris. Rey fait le bonheur de Rollinat, qui s’éveille la nuit, à ce qu’il prétend, pour rire en pensant à ses mots. Cela en inspire à Rollinat par émulation. Il a trouvé le caméléopard girafé, et bien d’autres. Tu vois qu’il cultive toujours le style fleuri et la métaphore plantureuse.

Balzac est venu dîner avant-hier. Il est tout à fait fou. Il a découvert la rose bleue, pour laquelle les sociétés d’horticulteurs de Londres et de Belgique ont promis cinq cent mille francs de récompense (qui dit, dit-il). Il vendra, en outre, chaque graine cent sous, et, pour cette grande production botanique, il ne dépensera que cinquante centimes. Là-dessus, Rollinat lui dit naïvement :

— Eh bien, pourquoi donc ne vous y mettez-vous pas tout de suite ?

À quoi Balzac a répondu :

— Oh ! c’est que j’ai tant d’autres choses à faire ! mais je m’y mettrai un de ces jours.

Nous avons été voir la Méduse, dont Delacroix nous avait tant parlé ; c’est en effet un beau mélodrame. Le décor et la mise en scène des deux derniers actes sont superbes. La scène du radeau fait vraiment illusion, et rend jusqu’à la couleur de Géricault d’une manière étonnante. Je voudrais bien qu’on le donnât encore quand tu reviendras.

Voilà tout ce que nous avons vu depuis ma dernière lettre ; je passe toutes mes nuits sur le Tour de France[2], qui touche à sa fin.

Bonsoir, mon Bouli. Il fait en ce moment un orage du diable, et tu ne l’entends pas ; car tu ronfles sans doute plus fort que lui. Adieu ; mille baisers. Écris-moi.

  1. Professeur d’équitation.
  2. Le Compagnon du tour de France.