Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXVIII


CCXXVIII

À MADAME MARLIANI, À ORBEC (CALVADOS)


Nohant, 2 octobre 1843.


Chère bonne amie, j’arrive d’un petit voyage aux bords de la Creuse, à travers de fort petites montagnes, mais très pittoresques, et beaucoup plus impraticables que les Alpes, vu qu’il n’y a guère ni chemins ni auberges. Nous avons grimpé partout tant à pied qu’à cheval ou à âne. Nous avons couché sur la paille et nous ne nous sommes jamais mieux portés que pendant ces hasards et ces fatigues. Enfin, nous avons fait une bonne partie, pour nous reposer de trois jours et trois nuits de bals et fêtes rustiques à l’occasion du mariage de Françoise[1].

Vous me pardonnerez d’avoir été si longtemps sans vous écrire ; vous me laissiez sur une lettre de Londres, où vous paraissiez si incertaine de vos projets, que je ne savais plus où vous prendre. Vous voilà enfin sortie de la perfide Albion, et vous reposant dans la bonne Normandie, avec la plus chère de vos sœurs et le gros Manoël, que j’embrasse tendrement en attendant le rendez-vous général à Paris.

J’ai eu la visite de Mendizabal, un beau soir, au moment où je ne l’attendais guère, comme bien vous pensez. Il a passé ici trois heures, une à dîner et à bavarder, deux à entendre chanter Pauline, et à faire faire à Chopin toutes les charges de son répertoire. Il est parti à minuit, toujours actif, brave, jovial et entreprenant ; allant soi-disant prendre les eaux des Pyrénées, mais songeant plutôt, selon moi, à remuer encore quelque chose à la frontière d’Espagne. Puisse-t-il y combattre efficacement les succès éphémères du parti de Christine, et se jeter dans les bras du parti réellement progressif et populaire, si toutefois ce parti existe, et si (au cas où il existerait) Mendizabal ne serait pas trop vieux pour le comprendre.

Pauline est repartie d’ici avec sa mère et sa fille, il y a quinze jours. Elle part pour la Russie le 5 octobre, avec Viardot, qui se plaint toujours comme un pot cassé. Enfin, elle a un superbe engagement pour l’hiver avec Rubini et Tamburini, un autre pour le printemps à Vienne. Sa voix est magnifique, sa santé consolidée ; elle est même engraissée, et supporte la fatigue comme un diable. Elle n’a fait que courir les bois et danser la bourrée tout le temps qu’elle a passé ici.

Malgré le froid qui commence à piquer fort, je tâcherai de rester ici jusqu’à la fin d’octobre pour mettre ordre à quelques affaires. Ensuite, nous nous retrouverons au phalanstère de la cité d’Orléans avec un nouveau plaisir.

J’espère que toutes vos courses vous auront fait grand bien ; profitez-en le plus longtemps possible. Le froid des champs est moins pernicieux que celui de Paris.

Bonsoir, chère ; rappelez-moi au souvenir de votre sœur chérie. Battez ferme, pour moi, sur le dos d’Enrico, et aimez-moi toujours, car je vous aime pour toujours.

G. SAND.
  1. Françoise Meillant, ancienne domestique de madame Sand.