Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXXIV


CCXXXIV

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Nohant, 29 novembre 1843.


Certainement, mes amis, vous devez créer un journal. J’approuve grandement votre idée, et vous pouvez compter sur mon concours, 1o pour ma collaboration suivie, 2o pour ma part dans le cautionnement, 3o pour ma part de subvention annuelle, 4o pour le placement d’une cinquantaine d’exemplaires à Paris. Le chiffre de ces abonnements augmentera, j’espère, lorsque le journal aura paru.

Je regarde cet engagement comme un devoir, et j’espère que tous vos amis, tous les amis du pays s’emploieront ardemment à vous seconder. Outre toutes les bonnes raisons que vous faites valoir dans votre programme, il y a nécessité urgente à décentraliser Paris, moralement, intellectuellement et politiquement. La presse parisienne, absorbée par ses propres agitations, ou fatiguée de combattre sur une trop vaste arène, abandonne en quelque sorte la province à ses luttes intérieures. Et, quand la province s’abandonne elle-même, quand elle n’est pas représentée par un journal indépendant, elle est livrée, pieds et poings liés, à tous les abus de pouvoir de l’administration salariée. Vous avez raison de le dire, c’est une honte. C’est renoncer lâchement à un des droits qui constituent la dignité humaine, c’est reculer devant un devoir social. Les conséquences pourraient en être graves pour le pouvoir, aussi bien que pour les classes dont le sentiment public n’a pas d’organe public. Soyez donc cet organe, n’hésitez pas. M. de Lamartine donne un noble exemple en contribuant de sa plume et de sa bourse au brillant succès du Bien public, de Macon. Ce journal de localité a déjà, dans l’opinion de la France, une plus grande valeur que la plupart des journaux de la capitale. Je ne doute pas que nous ne puissions obtenir de ce noble publiciste quelques articles pour notre Éclaireur, et j’ose compter sur le concours de quelques autres noms illustres et chers au pays. Les hommes de grand cœur et de grande intelligence sentiront tous que la vie politique et morale doit être réveillée et entretenue sur tous les points de la France. Nous avons dans notre province des éléments admirables pour seconder ce généreux projet. Il ne s’agit que de les réunir.

Littérairement, ce serait une œuvre intéressante à tenter. Paris a passé son niveau un peu froid, un peu maniéré sur toutes les âmes, sur tous les styles. Chaque province a pourtant son tour d’esprit, son caractère particulier ; cet effacement est regrettable. Ne serait-ce pas une sorte de rénovation littéraire que de voir tous ces éléments variés de l’intelligence française concourir, sous l’inspiration de l’idée commune de la pensée nationale, à élever un monument où chaque partie aurait sa valeur originale et distincte. L’héroïque Breton, le Normand généreux, le Provençal enthousiaste, et le Lyonnais éminemment synthétique, n’ont-ils pas chacun leur manière de sentir, leur forme d’expression, leur lumière individuelle pour ainsi dire ?

On croit peut-être que nous n’avons pas notre couleur, nous autres ? On se tromperait fort. Le Berrichon, simple dans ses manières, calme dans son langage, mais d’humeur indépendante et narquoise, apporterait, dans la circulation des idées, cet admirable bon sens qui caractérise le cœur de la France. Remarquez qu’un journal de localité en serait infailliblement l’expression vive et franche, quels qu’en fussent les rédacteurs ; il y a dans le contact des habitants quelque chose qui se reflète dans le plus simple exposé des faits, des besoins et des vœux d’une province. L’existence d’un journal donne du mouvement à l’esprit, on se rapproche, on parle, on pense tout haut ; et naturellement chaque numéro résume les impressions générales. C’est ainsi que tout le monde produit le journal ; oui, le véritable rédacteur, c’est tout le monde. Il doit donc y avoir une sorte d’amour-propre public, bon à encourager, dans la création d’un journal de localité, manifestation intéressante et significative de l’esprit du pays.

Comptez sur mon zèle à vous seconder et ne craignez pas de mettre mon nom en avant, si vous croyez qu’il vous soit une garantie auprès de quelques personnes sympathiques. Je ne vous ferai pas défaut, de même que je m’effacerais entièrement de la rédaction, si vous jugiez mon concours inopportun.

Tout à vous de cœur.

GEORGE SAND.