Correspondance 1812-1876, 2/1844/CCXXXVIII


CCXXXVIII

À M. ALEXANDRE WEILL, À PARIS


Paris, 4 mars 1844.


Monsieur,

Je n’ai pas de facultés pour la discussion, et je fuis toutes les disputes, parce que j’y serais toujours battue, eussé-je dix mille fois raison. J’ai craint de manquer à ce que l’on se doit entre humains, en ne vous répondant pas, et je suis très fâchée de l’avoir fait si vous prenez ma lettre pour une attaque à votre conviction et à votre caractère. Vous croyez, par exemple, que je vous refuse le cœur, et je n’ai pas songé à cela. Je n’ai aucun droit de douter du vôtre, surtout après les luttes que vous avez soutenues. Voilà à quoi mènent les discussions ; on s’attache aux mots, et chaque mot demanderait un commentaire. Je crois comprendre qu’en niant Dieu, et l’amour divin, qui est une des faces de la Divinité, vous portez dans la recherche de ces hautes vérités une intelligence froide. Je ne dis pas pour cela que vous manquiez d’affection et de charité dans vos relations avec l’humanité. Votre cœur prend une route, et votre esprit une autre route, tandis que ce ne serait pas trop des deux réunis, pour chercher le vrai Dieu, que je n’explique pas du tout et que je ne conçois pas comme vous m’en attribuez la formule. Pendant quatre pages, vous prêchez à beaucoup d’égards quelqu’un qui n’avait pas besoin de tout cela pour rejeter l’idolâtrie de votre Jéhovah juif et de notre bon Dieu catholique. Mais je crois en Dieu et en un Dieu bon, et toute l’Allemagne réunie à toute la France ne me l’ôterait pas du cœur.

Je serais fort peinée que vous crussiez nos cœurs et nos portes fermées systématiquement à tout ce qui lutte en Allemagne contre l’ennemi commun. Mais, si vous êtes tous comme vous ; si, dans votre ardeur spinoziste, vous nous appelez devant votre tribunal, et vous demandez compte de notre œuvre, sans nous laisser la liberté de la concevoir selon nos forces et nos aptitudes, en nous déclarant stupides, hypocrites et infâmes de ne pas marcher sur les mêmes chemins que vous, vous êtes plus despotes, plus intolérants et plus inquisiteurs que Moïse et Dominique. Faites vos livres et tuez le faux christianisme comme vous l’entendrez ; à qui refuse-t-on ici le choix des moyens ? mais ne faites pas de persécution à domicile, ne provoquez pas les gens tranquilles et amis de la modestie ; cela serait tout à fait contraire au goût français, dans lequel vous ferez bien de vous retremper un peu, si vous voulez qu’on profite en France de votre talent, de vos études et de votre zèle.

Je vous ai écrit ces deux lettres à bonne intention pour ne pas manquer à la déférence et à la politesse, mais non pour combattre en champ clos votre philosophie. Si j’étais guerrier, je n’irais pas à la guerre pour le plaisir de frapper au hasard et pour satisfaire un caprice belliqueux. La guerre des idées demande un bien autre calme, et, selon moi, un sentiment d’humilité et de charité religieuses que vous méprisez au suprême degré. Ainsi nous ne disputerons pas davantage, s’il vous plaît. Nos armes ne sont pas égales. Je n’admets ni les compliments ni les injures, et je refuse la compétence à quiconque, hors de l’enthousiasme qui fait tout oublier, se charge de me démontrer par la raillerie et le dédain qu’il est en possession de l’unique vérité. Au reste, votre confiance en vous-même se calmera bien vite ici, et je ne m’inquiète pas de votre avenir. Vous avez trop d’esprit pour ne pas reconnaître bientôt qu’il faut affirmer avec plus de bienveillance et de sympathie, quelque hardie et courageuse que soit l’affirmation.

J’ai l’honneur d’être votre servante.