Correspondance 1812-1876, 2/1839/CLXXXVIII


CLXXXVIII

À M. DUTEIL, À LA CHÂTRE


De la chartreuse de Valdemosa, trois lieues de Palma,
île Majorque, 20 janvier 1839.


Cher Boutarin,

Tu ne m’écris donc pas ?

Peut-être m’écris-tu et que je ne reçois rien ; car j’ai l’agrément, ici, de voir la moitié de ma correspondance aller je ne sais où !

Je suis véritablement au bout du monde, quoiqu’à deux jours de mer de la France. Les temps sont si variables autour de notre île, et la civilisation, qui fait les prompts rapports, est si arriérée autour de Palma et dans toute l’Espagne, qu’il me faut deux mois pour avoir des réponses à mes lettres.

Ce n’est pas le seul inconvénient du pays. Il en a d’innombrables, et pourtant c’est le plus beau des pays. Le climat est délicieux. À l’heure où je t’écris, Maurice jardine en manches de chemise, et Solange, assise par terre sous un oranger couvert de fruits, étudie sa leçon d’un air grave. Nous avons des roses en buissons et nous entrons dans le printemps. Notre hiver a duré six semaines, non froid, mais pluvieux à nous épouvanter. C’est un déluge ! La pluie déracine les montagnes ; toutes les eaux de la montagne se lancent dans la plaine ; les chemins deviennent des torrents. Nous nous y sommes trouvés pris, Maurice et moi. Nous avions été à Palma par un temps superbe. Quand nous sommes revenus le soir, plus de champs, plus de chemins, plus que des arbres pour indiquer à peu près où il fallait aller. J’ai été véritablement fort effrayée, d’autant plus que le cheval nous a refusé service, et qu’il nous a fallu passer la montagne à pied, la nuit, avec des torrents à travers les jambes. Maurice est brave comme un César. Au milieu du chemin, faisant contre fortune bon cœur, nous nous sommes mis à dire des bêtises. Nous faisions semblant de pleurer, et nous disions : « J’veux m’en aller cheux nous, dans noute pays de la Châtre, l’oùs’qu’y a pas de tout ça ! »

Nous sommes installés depuis un mois seulement et nous avons eu toutes les peines du monde. Le naturel du pays est le type de la méfiance, de l’inhospitalité, de la mauvaise grâce et de l’égoïsme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs bêtes, tout comme si c’étaient des chrétiens. Ils ont la fête des mulets, des chevaux, des ânes, des chèvres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-mêmes, puants, grossiers et poltrons ; avec cela, superbes, très bien costumés, jouant de la guitare et dansant le fandango. La classe monsieur est charmante. C’est le genre Adolphe. L’industriel tient le milieu entre Peigne-de-buis et Robin-Magnifique[1]. Le prolétaire est un composé de Bonjean et du père Janvier[2]. Si Chabin[3] venait ici, il ferait un ravage de cœurs et serait capable de passer pour un aigle.

Moi, je passe pour vouée au diable, parce que je ne vais pas à la messe, ni au bal, et que je vis seule au fond de ma montagne, enseignant à mes enfants la clef des participes et autres gracieusetés. Au reste, nous sommes bien admirablement logés. Nous avons pris une cellule dans une grande chartreuse, ruinée à moitié, mais très commode et bien distribuée dans la partie que nous habitons. Nous sommes plantés entre ciel et terre. Les nuages traversent notre jardin sans se gêner et les aigles nous braillent sur la tête. De chaque côté de l’horizon, nous voyons la mer. En face une plaine de quinze à vingt lieues ; laquelle plaine nous apercevons au bout d’un défilé de montagnes d’une lieue de profondeur. C’est un site peut-être unique en Europe. Je suis si occupée, que j’ai à peine le temps d’en jouir. Tous les jours, je fais travailler mes enfants pendant six ou sept heures ; et, selon ma coutume, je passe la moitié de la nuit à travailler pour mon compte.

Maurice se porte comme le pont Neuf. Il est fort, gras, rose, ingambe. Il pioche le jardin et l’histoire avec autant d’aisance l’un que l’autre. Mais, mon Dieu ! pendant que je me réjouis à te parler de nous et à te dire des bêtises ; n’es-tu pas dans le chagrin ? Vous êtes dans l’hiver jusqu’au cou, vous autres ! Ma pauvre Agasta n’est-elle pas malade ? Dieu veuille que ma lettre vous trouve tous bien portants et disposés à rire !

Quand je songe combien j’aurais voulu décider Agasta à venir avec moi ici, je vois que, d’une part, j’aurais bien fait de réussir à cause du climat ; mais, de l’autre, il y aurait eu bien des inconvénients. La vie est dure et difficile. On ne se figure pas ce que l’absence d’industrie met d’embarras et de privations dans les choses les plus simples. Nous avons été au moment de coucher dans la rue. Ensuite, l’article médecin est soigné ! Ceux de Molière sont des Hippocrates en comparaison de ceux-ci. La pharmacie à l’avenant. Heureusement nous n’en avons pas besoin ; car, ici, on nous donnerait de l’essence de piment pour tout potage. Le piment est le fond de l’existence mayorquine. On en mange, on en boit, on en plante, on en respire, on en parle, on en rêve. Et ils n’en sont pas plus gaillards pour cela ! Du moins, ils n’en ont pas l’air !

Adieu, mon Boutarin ; je t’embrasse, toi, Agasta et les chers enfants. Donne de mes nouvelles à nos amis. Je les aime, je pense à eux aussi bien à Palma qu’à Nohant. Mais comment leur écrire, quand je n’ai le temps ni de dormir, ni de manger, ni de prendre l’air avec un peu de laisser aller. C’est une grande tâche pour moi d’élever mes enfants moi-même. Plus je vais, plus je vois que c’est la meilleure manière et qu’avec moi, ils en font plus dans un jour qu’ils n’en feraient en un mois avec les autres. Solange est toujours éblouissante de santé.

Tous les deux vous embrassent.

G. S.
  1. Petits commerçants de la Châtre.
  2. Vignerons de la Châtre.
  3. Pharmacien de la Châtre.