Correspondance 1812-1876, 2/1844/CCXLVI


CCXLVI

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE
AU FORT DE HAM


Paris, décembre 1844.


Prince,

Je dois vous remercier du souvenir flatteur que vous avez bien voulu me consacrer en m’adressant le remarquable travail de l’Extinction du paupérisme. C’est de grand cœur que je vous exprime l’intérêt sérieux avec lequel j’ai étudié votre projet. Je ne suis pas de force à en apprécier la réalisation, et, d’ailleurs, ce sont là des controverses dont, je suis sûre, vous feriez, au besoin, bon marché. En fait d’application, il faut avoir réellement la main à l’œuvre pour savoir si l’on s’est trompé, et le fait d’une noble intelligence est de perfectionner ses plans en les exécutant.

Mais l’exécution, prince, dans quelles mains l’avenir la mettra-t-elle ? Nous autres, cœurs démocrates, nous aurions peut-être préféré être conquis par vous que par tout autre ; mais nous n’aurions pas moins été conquis,… d’autres diraient délivrés ! Je ne sais pas si votre défaite a des flatteurs, je sais qu’elle mérite d’avoir des amis. Croyez qu’il faut plus de courage aux âmes généreuses pour vous dire la vérité maintenant, qu’il ne leur en eût fallu si vous eussiez triomphé. C’est notre habitude, à nous, de braver les puissants, et cela ne nous coûte guère, quel que soit le danger.

Mais, devant un guerrier captif et un héros désarmé, nous ne sommes pas braves. Sachez-nous donc quelque gré de nous défendre des séductions que votre caractère, votre intelligence et votre situation exercent sur nous, pour oser vous dire que jamais nous ne reconnaîtrons d’autre souverain que le peuple. Cette souveraineté nous paraît incompatible avec celle d’un homme ; aucun miracle, aucune personnification du génie populaire dans un seul, ne nous prouvera le droit d’un seul. — Mais vous savez cela maintenant, et peut-être le saviez-vous quand vous marchiez vers nous.

Ce que vous ne saviez pas, sans doute, c’est que les hommes sont méfiants et que la pureté de vos intentions eût été fatalement méconnue. Vous ne vous seriez pas assis au milieu de nous sans avoir à nous combattre et à nous réduire. Telle est la force des lois providentielles qui poussent la France à son but, que vous n’aviez pas mission, vous, homme d’élite, de nous tirer des mains d’un homme vulgaire, pour ne rien dire de pis.

Hélas ! vous devez souffrir de cette pensée, autant que l’on souffre de l’envisager et de la dire ; car vous méritiez de naître en des jours où vos rares qualités eussent pu faire notre bonheur et votre gloire.

Mais il est une autre gloire que celle de l’épée, une autre puissance que celle du commandement ; vous le sentez, maintenant que le malheur vous a rendu toute votre grandeur naturelle, et vous aspirez, dit-on, à n’être qu’un citoyen français.

C’est un assez grand rôle pour qui sait le comprendre. Vos préoccupations et vos écrits prouvent que nous aurions en vous un grand citoyen, si les ressentiments de la lutte pouvaient s’éteindre et si le règne de la liberté venait un jour guérir les ombrageuses défiances des hommes. Vous voyez comme les lois de la guerre sont encore farouches et implacables, vous qui les avez courageusement affrontées et qui les subissez plus courageusement encore. Elles nous paraissent plus odieuses que jamais quand nous voyons un homme tel que vous en être la victime. Ce n’est donc pas le nom terrible et magnifique que vous portez qui nous eût séduit. Nous avons à la fois diminué et grandi depuis les jours d’ivresse sublime qu’Il nous a donnés : son règne illustre n’est plus de ce monde, et l’héritier de son nom se préoccupe du sort des prolétaires !

Eh bien ! oui, là est votre grandeur, là est l’aliment de votre âme active. C’est un aliment sain et qui ne corrompra pas la jeunesse et la droiture de vos pensées, comme l’eût fait, peut-être malgré vous, l’exercice du pouvoir. Là serait le lien entre vous et les âmes républicaines que la France compte par millions.

Quant à moi personnellement, je ne connais pas le soupçon, et, s’il dépendait de moi, après vous avoir lu, j’aurais foi en vos promesses et j’ouvrirais la prison pour vous faire sortir, la main pour vous recevoir.

Mais, hélas ! ne vous faites pas d’illusions ! ils sont tous inquiets et sombres autour de moi, ceux qui rêvent des temps meilleurs. Vous ne les vaincrez que par la pensée, par la vertu, par le sentiment démocratique, par la doctrine de l’égalité. Vous avez de tristes loisirs, mais vous savez en tirer parti.

Parlez-nous donc encore de liberté, noble captif ! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoléon d’aujourd’hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l’autre personnifiait sa gloire.