Correspondance 1812-1876, 2/1847/CCLXIII


CCLXIII

AU MÊME


Nohant, 14 décembre 1847.


Je suis bien en retard avec vous, mon cher enfant, et je ne sais plus à laquelle de vos lettres je commencerai par répondre. Vous me pardonnez ce silence, je le sais, je le vois, puisque vous m’écrivez toujours et que votre tendre affection semble augmenter avec mon mutisme et mon accablement. Vous avez compris, Désirée et vous, vous autres dont l’âme est délicate parce qu’elle est ardente, que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J’ai bien manqué y succomber, quoique je l’eusse prévue longtemps d’avance. Mais vous savez qu’on n’est pas toujours sous le coup d’une prévision sinistre, quelque évidente qu’elle soit. Il y a des jours, des semaines, des mois entiers même, où l’on vit d’illusions et où l’on se flatte de détourner le coup qui vous menace. Enfin, le malheur le plus probable nous surprend toujours désarmés et imprévoyants. À cette éclosion du malheureux germe qui couvait, sont venues se joindre diverses circonstances accessoires fort amères et tout à fait inattendues. Si bien que j’ai eu l’âme et le corps brisés par le chagrin. Je crois ce chagrin incurable ; car, plus je réussis à m’en distraire pendant certaines heures, plus il rentre en moi sombre et poignant aux heures suivantes. Pourtant, je le combats sans relâche, et, si je n’espère pas une victoire qui consisterait à ne le plus sentir, du moins j’arrive à celle qui consiste à supporter la vie, à n’être presque plus malade, à reprendre le goût du travail et à ne point paraître troublée. J’ai retrouvé le calme et la gaieté extérieurs, si nécessaires pour les autres, et tout paraît bien marcher dans ma vie.

Maurice a retrouvé son enjouement et son calme, et le voilà occupé avec Borie d’un travail attrayant. Borie transcrit littéralement le style de Rabelais en orthographe moderne, ce qui le rend moins difficile à lire. En outre, il l’expurge de toutes ses obscénités, de toutes ses saletés, et de certaines longueurs qui le rendent impossible ou ennuyeux. Ces taches enlevées, il reste quatre cinquièmes de l’œuvre intacts, irréprochables et admirables ; car c’est un des plus beaux monuments de l’esprit humain, et Rabelais est, bien plus que Montaigne, le grand émancipateur de l’esprit français au temps de la renaissance. Je ne me souviens plus si vous l’avez lu. Si non, attendez, pour le lire, notre édition expurgée ; car je crois que les immondices du texte pur vous le feraient tomber des mains. Ces immondices sont la plaisanterie de son temps ; et le nôtre, Dieu merci, ne peut plus supporter de telles ordures. Il en résulte qu’un livre de haute philosophie, de haute poésie, de haute raison et de grande vérité est devenu la jouissance de certains hommes spéciaux, savants ou débauchés, qui l’admirent pour son talent, ou le savourent pour son cynisme, la plupart sans en comprendre la portée, l’enseignement sérieux et les beautés infinies. Il y a vingt ans que, dans ma pensée, et même de l’œil, en le relisant sans cesse, j’expurge Rabelais, toujours tentée de lui dire : « Ô divin maître, vous êtes un atroce cochon ! » Maurice faisait le même travail, dans sa pensée. Très fort sur ce vieux langage dont notre idiome berrichon nous donne la clef plus qu’à tous les savants commentateurs, il le goûtait sérieusement et il avait fait (et vous l’avez vue, je crois) une série d’illustrations, dessinées dès son enfance d’une manière barbare, mais pleines de feu, d’originalité, d’invention, et, du reste, parfaitement chastes, comme le sentiment qui lui faisait adorer le côté grave, artiste et profond de Rabelais. Le temps seul me manquait pour réaliser mon désir. Borie s’est trouvé libre de son temps pour quelques mois, et je lui ai persuadé de faire ce travail. Il s’en tire à merveille ; je revois après lui, et l’expurgation est faite avec un soin extrême pour ôter tout ce qui est laid et garder tout ce qui est beau. Maurice, qui dessine assez bien maintenant, reprend en sous-œuvre ses compositions, en invente de nouvelles, et fait sur bois une cinquantaine de dessins qui seront gravés et joints au texte. Ce sera un ouvrage de luxe, et, comme ces publications sont fort coûteuses, nous n’en retirerons peut-être pas grand profit. Mais cela servira à poser l’artiste et l’expurgateur. De plus, nous aurons, je crois, rendu un grand service à la vérité et à l’art, en faisant passer, dans les mains des femmes honnêtes et des jeunes gens purs, un chef-d’œuvre qui, jusqu’à ce jour, leur a été interdit avec raison. J’attacherai mon nom en tiers à cette publication pour aider au succès de mes jeunes gens, et je ferai précéder l’ouvrage d’un travail préliminaire. Gardez-nous le secret, car c’en est un encore, jusqu’au jour des annonces, vu qu’on peut être devancé dans ces sortes de choses par des faiseurs habiles qui gâchent tout[1]. Voilà donc l’hiver de Maurice et de Borie bien occupé auprès de moi. Quant à ma chère Augustine, elle a donné dans le cœur d’un brave garçon qui est tout à fait digne d’elle et qui a de quoi vivre. Cela, joint à un peu d’aide de ma part, lui fera une existence indépendante, et, quant aux qualités essentielles de l’intelligence et du caractère, elle ne pouvait mieux rencontrer. Elle ne pourra se marier que dans trois mois. Alors, elle ira habiter le Limousin avec son mari et viendra passer les vacances avec moi. Nous nous regretterons donc l’une l’autre, les trois quarts de l’année ; mais, enfin, j’espère qu’elle aura du bonheur, et que je pourrai mourir tranquille sur son compte.

Moi, j’ai entrepris un ouvrage de longue haleine, intitulé Histoire de ma vie. C’est une série de souvenirs, de professions de foi et de méditations, dans un cadre dont les détails auront quelque poésie et beaucoup de simplicité. Ce ne sera pourtant pas toute ma vie que je révélerai. Je n’aime pas l’orgueil et le cynisme des confessions, et je ne trouve pas qu’on doive ouvrir tous les mystères de son cœur à des hommes plus mauvais que nous, et, par conséquent, disposés à y trouver une mauvaise leçon au lieu d’une bonne. D’ailleurs, notre vie est solidaire de toutes celles qui nous environnent, et on ne pourrait jamais se justifier de rien sans être forcé d’accuser quelqu’un, parfois notre meilleur ami. Or je ne veux accuser ni contrister personne. Cela me serait odieux et me ferait plus de mal qu’à mes victimes. Je crois donc que je ferai un livre utile, sans danger et sans scandale, sans vanité comme sans bassesse, et j’y travaille avec plaisir. Ce sera, en outre, une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds, et m’ôtera une partie de mes anxiétés sur l’avenir de Solange, qui est assez compromis.

Vous m’avez envoyé une charmante épître en vers dont je ne vous ai pas remercié. Il faut la garder ; car, en supprimant quelques vers qui me sont tout personnels, ce morceau trouvera sa place dans un de vos futurs recueils. Ne vous ai-je pas dit, dans le temps, que je trouvais votre cigale et votre fourmi ravissantes dans leur genre ? À ce propos, et sans que ma contradiction porte en rien sur le fond de votre pensée, je veux vous dire que vous vous trompez sur le sens des fables de la Fontaine. Sa pensée était exactement la vôtre, et votre bouffon commentaire en fable-chanson la développe, sans la changer. Où prenez-vous, mon enfant, qu’il donne raison à l’avare fourmi ? Non, non, dans aucune de ses adorables fables, il ne prêche l’égoïsme. Sa morale est belle comme sa forme, pure comme son cœur, et je souhaite au pauvre Lachambaudie d’avoir un sentiment de la vérité et de l’humanité qui l’inspire aussi bien.


La fourmi n’est pas prêteuse,
C’est là son moindre défaut.


en dit tout autant que :


La fourmi qu’est dévote et n’aim’pas les acteurs.


Cette manière de railler le pauvre chanteur est une raillerie à double tranchant, et c’est le côté réellement coupant de la lame qui tombe sur l’égoïsme. C’est la manière d’enseigner de la Fontaine et c’est la véritable forme de l’ironie de tous les temps. Vous trouverez cela bien autrement employé par Rabelais. Il a l’air d’admirer et de porter aux nues tout ce qu’il blâme et méprise, et, si le lecteur s’y trompe, c’est la faute du lecteur qui n’entend pas la plaisanterie et qui manque d’intelligence. De tout temps, et surtout dans les temps où la vérité a besoin d’un voile pour se répandre, l’ironie a procédé ainsi. C’est à nous d’expliquer à nos enfants comment ils doivent entendre la morale cachée sous ces finesses. Vous-même, vous raillez de cette façon dans votre parodie, tant cette forme est naturelle et instructive ! De notre temps, nous mettons un peu plus les points sur les i. Nous n’y avons pas grand mérite, puisqu’il n’y a plus de Bastille pour les pensées courageuses ; et croyez que l’art ne gagne pas grand’chose à avoir les coudées plus franches ; car c’est un grand art, que de faire deviner ce qu’on ne peut pas dire tout crûment.

Je vois si rarement et si brièvement Leroux, que je ne lui avais pas beaucoup parlé de vous, en effet ; mais, quant à sa prétention d’ignorer que vous faisiez des chansons, souvenez-vous donc, mon enfant, que vous lui en avez chanté deux ou trois ici, et qu’il vous a un peu ennuyé de ses théories, bonnes en elles-mêmes, mais non applicables à mon avis dans la circonstance. Vous voyez qu’il est bien distrait et qu’il a oublié complètement ce fait. C’est un génie admirable dans la vie idéale, mais qui patauge toujours dans la vie réelle.

Vous me demandez un sujet de poème. Diable ! comme vous y allez ! J’y ai bien pensé, mais je crains de ne pas trouver à votre gré. C’est bien grave. Voyons, pourtant. Pourquoi ne feriez-vous pas, soit en prose, soit en vers, l’Histoire de Toulon ? la véritable histoire, rapide et chaude, du peuple de votre ville natale ? La France ignore l’histoire de toutes ses localités. Les localités elles-mêmes ignorent leur propre histoire. Et puis, en fait d’histoire, le point de vue rajeunit tout. La mode est à l’histoire. On ne lit plus que cela. Je ne vais pas plus loin. J’ai peur d’influencer votre inspiration individuelle en vous traçant une forme, un plan, une opinion quelconque. Mais voyez si l’idée brute vous sourit. Vous avez fait l’Histoire d’un pavé. C’est le peuple qui est le vrai pavé, rude, solide, extrait des plus pures entrailles de la terre, asservi à de vils usages, foulé aux pieds, et destiné pourtant à écraser les têtes de l’hydre. Toulon a vu de grands faits. Les actions belles et mauvaises de son peuple, ses inspirations grandes, ses erreurs funestes, tout cela peut être raconté en traits ardents et commenté avec l’accablante précision du vers, comme un enseignement, un encouragement ou un redressement alternatifs. Ce peuple a, d’ailleurs, sa physionomie, et c’est à vous de le peindre. Peut-être le sujet vous emportera-t-il au-dessus des mille vers projetés. Il n’y aura point de mal à cela, et cependant, si vous êtes à la fois très clair et très rapide, ce sera encore mieux. Le moment où nous sommes est avide de regarder en arrière, comme un lutteur qui mesure l’espace avant de sauter en avant. Voyez ! si cela ne vous va pas, je chercherai autre chose.

Bonsoir, mon enfant. Voilà une longue lettre. Mais voilà un beau temps qui ranime et qui vous inspirera mieux que moi. Il fait chaud même ici, et je crois que vous ne souffrirez pas du tout sous votre beau ciel. Vous avez toujours des accidents qui me désolent. Si j’étais Désirée, je vous gronderais ; car je crois que la fatalité, c’est souvent notre distraction qui l’amène. J’attends le printemps avec impatience pour vous faire de vive voix les plus beaux sermons.

Je ne pense pas aller à Paris ; mais il faudra que, dans trois mois, j’aille en Limousin installer Augustine. Mais, une fois pour toutes, désormais, je ne vous arrêterai pas au moment du départ ; car il y a de notre faute dans tout cela, et de la mienne par excès de sollicitude. Nous devrions nous dire que l’existence ne peut jamais être à l’abri d’un déplacement imprévu de quelques jours, et que, quand même vous ne me trouveriez pas à Nohant, comme il est certain que je ne peux pas ne pas y revenir après de très courtes absences, désormais il vaut mieux que vous m’y attendiez quelques journées que de manquer des mois à passer ensemble. Il me semble que ceci est une conclusion logique. Je me suis trop effrayée de l’idée que vous seriez tout déroutés de trouver la maison vide, et que Désirée s’ennuierait à m’attendre. Si je vous avais laissés venir, nous nous serions retrouvés bientôt, et nous aurions passé l’été ensemble. Il est vrai que vous eussiez été les convives d’une triste famille pendant quelque temps. Mais, enfin, quand serons-nous assurés contre la douleur ? Il n’y a point de compagnie pour ces désastres.

Et puis j’espère que mes affaires vont se relever et que vous ne serez plus inquiet de la dépense.

Bonsoir encore, mes trois chers enfants. Je vous embrasse comme je vous aime, et les enfants d’ici se joignent à moi pour vous aimer.

  1. Ce travail, aux trois quarts fait, n’a pas été publié à cause de la révolution de février 1848.