Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXIV


CCXXIV

À MADAME CLAIRE BRUNNE, À PARIS


Nohant, 18 mai 1843.


Je ne sais point mentir à qui me parle franchement, et je crois, madame, que, dans ce cas-là, la politesse est une raillerie ou une lâcheté. J’ai bien dit, il est vrai, que votre manière d’être ne m’était pas sympathique, à cause d’une grande tension de l’amour-propre que j’ai cru remarquer en vous, et qui est la maladie de presque tous les esprits supérieurs de notre époque.

Mes besoins de cœur me portent vers la simplicité et le naturel, plus que vers l’intelligence orgueilleuse. Je n’ai peut-être pas ces vertus que j’aime tant, et ce n’est pas pour vous faire croire que je les ai, que je vous dis mon estime pour elles. Mais ce que j’ai dit est littéralement vrai. J’en ai besoin, je les cherche, et je crains les âmes là où je ne les sens pas. Si vous attachez quelque prix (comme vous avez la bonté de me l’exprimer) « à l’opinion que j’ai pu prendre de vous », je ne pense pas qu’une opinion aussi peu examinée en moi-même, et conçue aussi brusquement, je l’avoue, doive être, cette fois, à vos yeux, d’une grande importance.

J’ai ouï dire du bien de vous, et je ne me suis point permis de juger autre chose que votre extérieur et vos discours. Il est vraisemblable que mes préventions se seraient évanouies si je vous avais connue davantage. Mais je me sens si peu aimable, j’ai l’esprit si paresseux, si éloigné du brillant et de l’animation que vous aimez, que j’aurais craint de ne vous voir jamais à l’aise avec moi. Et puis, enfin, je ne me suis jamais imaginé que vous me feriez l’honneur de vous apercevoir d’un peu de sympathie de plus ou de moins de ma part.

Peut-être même ne vous en seriez-vous jamais aperçue, si des propos désobligeants pour vous, et malveillants pour moi, ne vous eussent forcée d’y prêter attention. Je pourrais peut-être m’excuser d’avoir exprimé mon sentiment, en vous disant, à vous, que j’y ai été provoquée et encouragée par des personnes qui vous ménageaient bien moins que moi, et qui, en vous répétant mes paroles (si tant est qu’elles les aient répétées sans les amplifier), ont oublié de faire mention des leurs propres, dans le compte rendu.

Je vous remercie, madame, de l’envoi de vos deux volumes ; je n’ai encore lu qu’Ange de Spola, et je vous en dirai mon avis avec la même sincérité, puisque vous l’avez provoqué de bonne foi. Ce n’est point un roman ordinaire, et, sur les cinq cents ou six cents romans de femme que j’ai feuilletés depuis dix ans, c’est un des trois ou quatre que j’ai pu lire en entier. Au fait, ce n’est point un roman ; vous-même l’avez qualifié d’étude. Il manque essentiellement des qualités qui font un roman animé. Mais il a toutes celles d’une étude bien faite. C’est une énigme qui se dévoile peu à peu, et dont le mot n’est pas assez proclamé. Votre Ange cherche la grandeur et la vertu, et vous montrez, avec beaucoup d’élévation, que, sans grandeur et sans idéal, il n’y a pas d’amour possible pour une âme élevée. Seulement les ténèbres qui remplissent la vie douloureuse de cet Ange, vous ne les dissipez que faiblement.

On voit bien que, dans ce pauvre et mesquin petit milieu du grand monde où vous avez enfermé son existence, l’Ange a dû mourir de froid et d’ennui, sans avoir vu clair un seul jour. Mais vous, l’auteur, vous qui jugez et racontez, vous deviez nous dire mieux ce qui lui a tant manqué. Vous nous l’eussiez dit en nous montrant dans Georges de Savenay un véritable homme ; mais nous l’avons à peine connu. Il est brave et compatissant, il est bel esprit et homme de lettres. Mais quoi encore ? quels sont ces grandes idées, ces nobles sentiments, que vous nous dites qu’il possède, et qu’il ne nous laisse pas apercevoir ? On dirait que vous avez craint d’effaroucher et d’épouvanter les salons où la vie de votre Ange s’est étiolée, en nous montrant la figure d’un homme de bien tel que vous devez la concevoir et pouvez la peindre.

Je vous prie, madame, de me pardonner ces observations, et d’être bien certaine que je ne me les permettrais pas, si votre talent et votre caractère ne me semblaient en valoir la peine ; car c’est une peine, madame, que de dire la vérité qu’on pense, et c’est le plus grand acte de courage que nos amis aient le droit de nous demander.

Agréez, madame, l’expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.