Lettres de Mlle de Lespinasse/Texte entier

Garnier Frères (p. PdT-435).

LETTRES
DE
MLLE DE LESPINASSE
PRÉCÉDÉES D’UNE NOTICE
DE
SAINTE-BEUVE
ET SUIVIES
DES AUTRES ÉCRITS DE L’AUTEUR ET DES PRINCIPAUX DOCUMENTS
QUI LE CONCERNENT
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, rue des saints-pères

MADEMOISELLE DE LESPINASSE
par sainte-beuve


En parlant une fois avec intérêt de Mme du Deffand, je ne me suis pas interdit pour cela de m’occuper une autre fois de Mlle de Lespinasse. Le critique ne doit point avoir de partialité et n’est d’aucune coterie. Il n’épouse les gens que pour un temps, et ne fait que traverser les groupes divers sans s’y enchaîner jamais. Il passe résolument d’un camp à l’autre ; et de ce qu’il a rendu justice d’un côté, ce ne lui est jamais une raison de la refuser à celui qui est vis-à-vis. Ainsi, tour à tour, il est à Rome ou à Carthage, tantôt pour Argos et tantôt pour Ilion. Mlle de Lespinasse, à un certain moment, s’est brouillée à mort avec Mme du Deffand, après avoir vécu dix années dans l’intimité avec elle. Les amis furent forcés alors d’opter entre l’une ou l’autre de ces rivales déclarées, et il n’y eut moyen pour aucun de se maintenir auprès de toutes les deux. Pour nous, nous n’avons pas à opter : nous avons paru rester très attaché et très fidèle à Mme du Deffand, nous n’en serons pas moins très attentif aujourd’hui à Mlle de Lespinasse.

Les titres de Mlle de Lespinasse à l’attention de la postérité sont positifs et durables. Au moment de sa mort, elle fut universellement regrettée, comme ayant su, sans nom, sans fortune, sans beauté, et par le seul agrément de son esprit, se créer un des salons le plus en vogue et des plus recherchés, à une époque qui en comptait de si brillants. Toutefois, ce concert flatteur de regrets qui s’adressaient à la mémoire de l’amie de d’Alembert n’aurait laissé d’elle qu’une idée un peu vague et bientôt lointaine, si la publication qu’on fit, en 1809, de deux volumes de Lettres d’elle, n’était venue la révéler sous un aspect tout différent, et montrer non plus la personne aimable et chère à la société, mais la femme de cœur et de passion, la victime brûlante et dévorée. Ces deux volumes de Lettres de Mlle de Lespinasse à M. de Guibert sont un des monuments les plus curieux et les plus mémorables de la passion. On a publié en 1820, sous le titre de Nouvelles Lettres de Mlle de Lespinasse, un volume qui ne saurait être d’elle, qui n’est digne ni de son esprit, ni de son cœur, et qui est aussi plat que l’autre est distingué, ou, pour mieux dire, unique. Je prie qu’on ne confonde pas du tout ce plat volume de 1820, pure spéculation et fabrication de librairie, avec les deux volumes de 1809, les seuls qui méritent confiance, et dont je veux parler. Ces Lettres d’amour adressées à M. de Guibert furent publiées par la veuve même de M. de Guibert, assistée dans ce travail par Barrère, le Barrère de la Terreur, ni plus ni moins, qui aimait fort la littérature, comme on sait, et surtout celle de sentiment. Au moment où ces Lettres parurent, ce fut un grand émoi dans la société où vivaient encore, à cette date, quelques anciens amis de Mlle de Lespinasse. On déplora fort cette publication indiscrète ; on réprouva la conduite des éditeurs qui déshonoraient ainsi, disait-on, la mémoire d’une personne jusque-là considérée, et qui livraient son secret à tous sans en avoir le droit. On invoqua la morale et la pudeur ; on invoqua la renommée même de Mlle de Lespinasse. Cependant on jouissait avidement de cette lecture qui passe de bien loin en intérêt les romans les plus enflammés, et qui est véritablement la Nouvelle Héloïse en action[1]. Aujourd’hui la postérité, indifférente aux considérations de personnes, ne voit plus que le livre ; elle le classe dans la série des témoignages et des peintures immortelles de la passion, et il n’en est pas un si grand nombre qu’on ne les puisse compter. Dans l’antiquité, on a Sapho pour quelques accents et quelques soupirs de feu qui nous sont arrivés à travers les âges ; on a la Phèdre d’Euripide, la Magicienne de Théocrite, la Médée d’Apollonius de Rhodes, la Didon de Virgile, l’Ariane de Catulle. Parmi les modernes, on a les Lettres latines d’Héloïse ; celles d’une Religieuse portugaise ; Manon Lescaut, la Phèdre de Racine, et quelques rares productions encore, parmi lesquelles les Lettres de Mlle de Lespinasse sont au premier rang. Oh ! si feu Barrère n’avait jamais rien fait de pis dans sa vie que de publier ces Lettres, et s’il n’avait jamais eu de plus grosse affaire sur la conscience, nous dirions aujourd’hui de grand cœur en l’absolvant : Que la terre lui soit légère !

La vie de Mlle de Lespinasse commença de bonne heure par être un roman et plus qu’un roman. « Quelque jour, écrivait-elle à son ami, je vous conterai des choses que l’on ne trouve point dans les romans de Prévost ni dans ceux de Richardson… Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d’entendre un récit qui vous intéresserait si vous le trouviez dans un livre, mais qui vous fera concevoir une grande horreur pour l’espèce humaine… Je devais naturellement me dévouer à haïr, j’ai mal rempli ma destinée. » Elle était fille adultérine de Mme d’Albon, une dame de condition de Bourgogne, dont la fille légitime avait épousé le frère de Mme du Deffand. C’est chez ce frère que, dans un voyage en Bourgogne, Mme du Deffand rencontra à la campagne la jeune fille, alors âgée de vingt ans, opprimée, assujettie à des soins domestiques inférieurs et dans une condition tout à fait dépendante. Elle s’éprit d’elle à l’instant, ou mieux, elles s’éprirent l’une de l’autre, et on le conçoit ; si on ne regarde qu’au mérite des esprits, il n’arrive guère souvent que le hasard en mette aux prises de plus distingués. Mme du Deffand n’eut de cesse qu’elle n’eût tiré cette jeune personne de sa province, et qu’elle ne l’eût logée avec elle au couvent de Saint-Joseph pour lui tenir compagnie, lui servir de lectrice et lui être d’une ressource continuelle. La famille n’avait qu’une crainte : c’était que cette jeune personne ne profitât de sa position nouvelle et des protecteurs qu’elle y trouverait, pour revendiquer le nom d’Albon et sa part d’héritage. Elle l’aurait pu, à la rigueur, car elle était née du vivant de M. d’Albon, mari de sa mère. Mme du Deffand crut devoir prendre ses précautions, et lui dicta assez peu délicatement ses conditions là-dessus, avant de la faire venir près d’elle ; pour quelqu’un qui appréciait si bien son esprit, c’était bien mal connaître son cœur. Cet arrangement de vie commune se fit en 1754, et dura jusqu’en 1764 : dix ans de ménage et de concorde, c’était bien long, plus long qu’on n’aurait pu l’espérer entre deux esprits aussi égaux en qualité et associés à des éléments aussi impétueux. Mais, vers la fin, Mme du Deffand, qui se levait tard et n’était jamais debout avant six heures du soir, s’aperçut que sa jeune compagne recevait en son particulier chez elle, une bonne heure auparavant, la plupart de ses habitués, et qu’elle prenait ainsi pour elle seule la primeur des conversations. Elle se sentit lésée dans son bien le plus cher, et poussa les hauts cris, comme s’il se fût agi d’un vol domestique. L’orage fut terrible et ne se termina que par une rupture. Mlle de Lespinasse quitta brusquement le couvent de Saint-Joseph ; ses amis se cotisèrent pour lui faire un salon et une existence rue de Belle-Chasse. Ces amis, c’étaient d’Alembert, Turgot, le chevalier de Chastellux, Brienne, le futur archevêque et cardinal, l’archevêque d’Aix, Boisgelin, l’abbé de Boismont, enfin la fleur des esprits d’alors. Cette brillante colonie suivit la spirituelle émigrante et sa fortune. Dès ce moment, Mlle de Lespinasse vécut à part et devint, par son salon et par son influence sur d’Alembert, une des puissances reconnues du xviiie siècle.

Heureux temps ! toute la vie alors était tournée à la sociabilité ; tout était disposé pour le plus doux commerce de l’esprit et pour la meilleure conversation. Pas un jour de vacant, pas une heure. Si vous étiez homme de Lettres et tant soit peu philosophe, voici l’emploi régulier que vous aviez à faire de votre semaine : dimanche et jeudi, dîner chez le baron d’Holbach ; lundi et mercredi, dîner chez Mme Geoffrin ; mardi, dîner chez M. Helvétius ; vendredi, dîner chez Mme Necker. Je ne parle pas des déjeuners du dimanche de l’abbé Morellet, qui ne vinrent, je crois, qu’un peu plus tard. Mlle de Lespinasse, n’ayant moyen de donner à dîner ni à souper, se tenait très exactement chez elle de cinq heures à neuf heures du soir, et son cercle se renouvelait tous les jours dans cet intervalle de la première soirée.

Ce qu’elle était comme maîtresse de maison et comme lien de société, avant et même depuis l’invasion et les délires de sa passion funeste, tous les Mémoires du temps nous le disent. Elle s’était fort attachée à d’Alembert, enfant illégitime comme elle, et qui, comme elle, avait négligé avec fierté de se mettre en quête pour des droits qu’il n’aurait pas dus à la tendresse. D’Alembert logeait d’abord rue Michel-le-Comte, chez sa nourrice, la bonne vitrière ; il y avait bien loin de là à la rue de Belle-Chasse. Une maladie grave qui lui survint, et durant laquelle Mlle de Lespinasse l’alla soigner, lui fit ordonner par les médecins un meilleur air, et le décida à aller demeurer tout simplement avec son amie. Depuis ce jour, d’Alembert et Mlle de Lespinasse firent ménage, mais en tout bien tout honneur, et sans qu’on en jasât autrement. La vie de d’Alembert en devint plus douce, la considération de Mlle de Lespinasse s’en accrut.

Mlle de Lespinasse n’était point jolie ; mais, par l’esprit, par la grâce, par le don de plaire, la nature l’avait largement récompensée. Du premier jour qu’elle fut à Paris, elle y parut aussi à l’aise, aussi peu dépaysée que si elle y avait passé sa vie. Elle profita de l’éducation de ce monde excellent où elle vivait, comme si elle n’en avait pas eu besoin. Son grand art en société, un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. Sa conversation n’était jamais au-dessus ni au-dessous de ceux à qui elle parlait ; elle avait la mesure, la proportion, la justesse. Elle reflétait si bien les impressions des autres et recevait si visiblement l’effet de leur esprit, qu’on l’aimait pour le succès qu’on se sentait avoir près d’elle. Elle poussait cette disposition jusqu’à l’art : « Ah ! que je voudrais, s’écriait-elle un jour, connaître le faible de chacun ! » D’Alembert a relevé ce mot et le lui a reproché comme venant d’un trop grand désir de plaire, et de plaire à tous. Même dans ce désir et dans les moyens qu’il lui suggérait, elle restait vraie, elle était sincère. Elle disait d’elle-même et pour expliquer son succès auprès des autres, qu’elle avait le vrai de tout, tandis que d’autres femmes n’ont le vrai de rien. En causant, elle avait le don du mot propre, le goût de l’expression exacte et choisie ; l’expression vulgaire et triviale lui faisait mal et dégoût : elle en restait tout étonnée, et ne pouvait en revenir. Elle n’était pas précisément simple, tout en étant très naturelle. De même dans sa mise, « elle donnait, a-t-on dit, l’idée de la richesse qui, par choix, se serait vouée à la simplicité ». Son goût littéraire était plus vif que sûr ; elle aimait, elle adorait Racine, comme le maître du cœur, mais elle n’aimait pas pour cela le trop fini, elle aurait préféré le rude et l’ébauché. Ce qui la prenait par une fibre secrète l’exaltait, l’enlevait aisément ; il n’est pas jusqu’au Paysan perverti auquel elle ne fît grâce, pour une ou deux situations qui lui étaient allées à l’âme. Elle a imité Sterne dans deux chapitres, qui sont peu de chose. Comme écrivain, là où elle ne songe pas à l’être, c’est-à-dire dans sa Correspondance, sa plume est nette, ferme, excellente, sauf quelques mots tels que ceux de sensible et de vertueux, qui reviennent trop souvent, et qui attestent l’influence de Jean-Jacques. Mais nul lieu-commun d’ailleurs, nulle déclamation ; tout est de source et vient de nature.

Arrivons vite à son titre principal, à sa gloire d’amante. Malgré sa tendre amitié pour d’Alembert, amitié qui fut sans doute un peu plus à l’origine, on peut dire que Mlle de Lespinasse n’aima que deux fois dans sa vie : elle aima M. de Mora et M. de Guibert. C’est la lutte de ces deux passions, l’une expirante, mais puissante encore, l’autre envahissante et bientôt souveraine, c’est ce combat violent et acharné qui constitue le drame déchirant auquel nous a initiés la publication des Lettres. Les contemporains de Mlle de Lespinasse, ses amis les plus proches et les mieux informés, n’y avaient rien compris ; Condorcet, écrivant à Turgot, lui parle souvent d’elle et de ses crises de santé, mais sans rien paraître soupçonner du fond ; ceux qui, comme Marmontel, en avaient deviné quelque chose, se sont trompés tout à côté, et ont pris le change sur la date et l’ordre des sentiments. D’Alembert lui-même, si intéressé à bien voir, ne connut le mystère que par la lecture de certains papiers, après la mort de son amie. Ne cherchons donc la vérité sur les sentiments secrets de Mlle de Lespinasse que dans ses propres aveux et chez elle seule.

Elle aimait M. de Mora depuis déjà cinq ou six ans, quand elle rencontra, pour la première fois, M. de Guibert. Le marquis de Mora était le gendre du comte d’Aranda, ce ministre célèbre qui avait chassé les Jésuites d’Espagne ; il était fils du comte de Fuentes, ambassadeur d’Espagne à la Cour de France. Tout atteste que M. de Mora, fort jeune encore, était un homme d’un mérite supérieur et destiné à un grand avenir, s’il avait vécu. Nous n’en avons pas seulement pour garant Mlle de Lespinasse, mais les moins sujets à s’engouer parmi les contemporains : l’abbé Galiani, par exemple, qui, apprenant à Naples la mort de M. de Mora, écrivait à Mme d’Épinay (18 juin 1774) : « Je n’ose parler de Mora. Il y a longtemps que je l’ai pleuré. Tout est destinée dans ce monde, et l’Espagne n’était pas digne d’avoir un M. de Mora ». Et encore (8 juillet) : « Il y a des vies qui tiennent à la destinée des empires. Annibal, lorsqu’il apprit la défaite et la mort d’Asdrubal, son frère, qui valait plus que lui, ne pleura point, mais il dit : Je sais à présent quelle sera la destinée de Carthage. J’en dis de même sur la mort de M. de Mora ». M. de Mora était venu en France vers 1766 ; c’est alors que Mlle de Lespinasse l’avait connu et l’avait aimé. Il avait fait plusieurs absences dans l’intervalle, mais il revenait toujours. Sa poitrine s’étant prise, on lui ordonna le climat natal. Il quitta Paris, pour n’y plus revenir, le vendredi 7 août 1772. Mlle de Lespinasse, qui, bien que philosophe et incrédule, était sur un point superstitieuse comme l’eût été une Espagnole, comme l’est une amante, remarqua qu’ayant quitté Paris un vendredi, ce fut un vendredi aussi qu’il repartit de Madrid (6 mai 1774), et qu’il mourut à Bordeaux, le vendredi 27 mai. Quand il partit de Paris, la passion de Mlle de Lespinasse et celle qu’il lui rendait n’avaient jamais été plus vives. On en prendra idée quand on saura que, dans un voyage qu’il fit à Fontainebleau dans l’automne de 1771, M. de Mora avait écrit à son amie vingt-deux lettres en dix jours d’absence. Les choses étaient montées à ce ton, et l’on s’était quitté avec tous les serments et toutes les promesses, lorsque Mlle de Lespinasse, au mois de septembre 1772, rencontra pour la première fois, au Moulin-Joli, chez M. Wattelet, M. de Guibert.

M. de Guibert, alors âgé de vingt-neuf ans, était un jeune colonel pour lequel toute la société s’était mise depuis peu en frais d’enthousiasme. Il venait de publier un Essai de Tactique, précédé d’un discours sur l’état de la politique et de la science militaire en Europe. Il y avait là des idées généreuses, avancées, comme on dirait aujourd’hui. Il discutait le système de guerre du grand Frédéric. Il allait concourir à l’Académie sur des sujets d’éloges patriotiques ; il avait en portefeuille des tragédies sur des sujets nationaux. « Il ne prétend à rien moins, disait La Harpe, qu’à remplacer Turenne, Corneille et Bossuet. » Il serait trop aisé après coup et peu juste de venir faire une caricature de M. de Guibert, de cet homme que tout le monde, à commencer par Voltaire, considéra d’emblée comme voué à la grandeur et à la gloire, et qui a tenu si médiocrement la gageure. Héros avorté de cette époque de Louis XVI qui n’a eu que des promesses, M. de Guibert entra dans le monde la tête haute et sur le pied d’un génie ; ce fut sa spécialité pour ainsi dire que d’avoir du génie, et vous ne trouvez pas une personne du temps qui ne prononce ce mot à son sujet. « Une âme, s’écriait-on, qui de tous côtés s’élance vers la gloire ! » Il était là dans une attitude difficile à soutenir, et la chute, à la fin, pour lui fut d’autant plus rude. Reconnaissons toutefois qu’un homme qui put être à ce point aimé de Mlle de Lespinasse, et qui, ensuite, eut le premier l’honneur d’occuper Mme de Staël, devait avoir de ces qualités vives, animées, qui tiennent à la personne, qui donnent le change sur les œuvres tant que leur père est là présent. M. de Guibert avait ce qui divertit, ce qui remue et ce qui impose ; il avait toute sa valeur dans un cercle brillant, mais se refroidissait vite et était comme dépaysé au sein de l’intimité. Dans l’ordre des sentiments, il avait le mouvement, le tumulte et le fracas de la passion, non pas la chaleur.

Mlle de Lespinasse, qui finit par le juger ce qu’il était et par l’estimer à son taux sans pouvoir jamais s’empêcher de l’aimer, avait commencé avec lui par l’admiration. « L’amour, a-t-on dit, commence d’ordinaire par l’admiration, et il survit difficilement à l’estime, ou du moins il n’y survit qu’en se prolongeant par des convulsions. » Ce fut là, en elle, l’histoire de cette passion funeste qui fut si prompte qu’on a peine à y distinguer des degrés. Elle avait alors (faut-il le dire ?) quarante ans ; elle regrettait amèrement le départ de M. de Mora, ce véritable homme délicat et sensible, ce véritable homme supérieur, quand elle s’engagea à aimer M. de Guibert, ce faux grand homme, mais qui était présent et séduisant. Sa première lettre est datée du samedi soir 15 mai 1773. M. de Guibert allait partir et faire un long voyage en Allemagne, en Prusse, peut-être en Russie. On a la Relation imprimée de ce voyage de M. de Guibert, et il est curieux de mettre ces notes spirituelles, positives, instructives souvent, parfois emphatiques et romantiques, en regard des lettres de sa brûlante amie. M. de Guibert, au départ, a déjà un tort. Il dit qu’il part le mardi 18 mai, puis le mercredi, et il se trouve qu’il n’est parti que le jeudi 20, et sa nouvelle amie n’en avait rien su. Il est évident que ce n’est pas elle qui a eu la dernière pensée et le dernier adieu. Elle en souffre déjà, elle se reproche d’en souffrir ; elle vient de recevoir une lettre de M. de Mora, toute pleine de confiance en elle ; elle est prête à lui tout sacrifier, « mais il y a deux mois, ajoute-t-elle, je n’avais pas de sacrifice à lui faire ». Elle croit qu’elle aime encore M. de Mora, et qu’elle peut arrêter, immoler à volonté le nouveau sentiment qui la détache et l’entraîne loin de lui. La lutte commence, elle ne cessera plus un moment. M. de Mora absent, malade, fidèle (quoi qu’en ait dit cette méchante langue de Mme Suard), lui écrit, et, à chaque lettre, va raviver sa blessure, ses remords. Que sera-ce quand, revenant exprès pour elle, il va tomber plus malade et mourir en route à Bordeaux ? Ainsi, jusqu’à la fin, on la verra partagée dans son délire entre le besoin, le désir de mourir pour M. de Mora, et l’autre désir de vivre pour M. de Guibert : « Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis livrée ? J’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que je suis forcée de retenir ». Mais nous ne sommes qu’au commencement.

M. de Guibert, qui est à la mode, et assez fat, laisse après lui, en partant, plus d’un regret. Il y a deux femmes, dont l’une qu’il aime, lui répond assez mal ; et dont l’autre, de qui il est aimé, l’occupe peu. La pauvre Mlle de Lespinasse s’intéresse à ces personnes, à l’une surtout, elle essaie de se glisser entre les deux. Que voulez-vous ? quand on aime tout de bon, on n’est pas fier, et elle se dit avec le Félix de Polyeucte :

J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables ;
J’en ai de violents, j’en ai de pitoyables,
J’en ai même de…

Elle n’ose achever avec Corneille : J’en ai même de bas. Elle voudrait pour elle une place à part ; elle ne sait trop encore laquelle :

Réglons nos rangs, dit-elle, donnez-moi ma place ; mais, comme je n’aime pas à en changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne, elle est mécontente de vous ; et je ne voudrais point non plus celle de cette autre personne, vous en êtes mécontent. Je ne sais pas où vous me placerez, mais faites, s’il est possible, que nous soyons tous les deux contents ; ne chicanez point ; accordez-moi beaucoup, vous verrez que je n’abuse point. Oh ! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer. »

Voilà l’éternelle note qui commence, elle ne cessera plus. Aimer, c’est là son lot, Phèdre, Sapho ni Didon ne l’eurent jamais plus entier ni plus fatal. Elle se trompe sur elle-même quand elle dit : « J’ai une force ou une faculté qui rend propre à tout : c’est de savoir souffrir, et beaucoup souffrir sans me plaindre ». Elle sait souffrir, mais elle se plaint, elle crie ; elle passe en un clin d’œil de la convulsion à l’abattement : « Enfin, que vous dirai-je ? l’excès de mon inconséquence égare mon esprit, et le poids de ma vie écrase mon âme. Que dois-je faire ? que deviendrai-je ? Sera-ce Charenton ou ma paroisse qui me délivrera de moi-même ? » Elle compte les lettres qu’elle reçoit ; sa vie dépend du facteur : « Il y a un certain courrier qui, depuis un an, donne la fièvre à mon âme ». Pour se calmer dans l’attente, pour obtenir un sommeil qui la fuit, elle ne trouve rien de mieux que de recourir à l’opium, dont on la verra doubler les doses avec le progrès de son mal. Que lui importe la destinée des autres femmes, ces femmes du monde qui « la plupart n’ont pas besoin d’être aimées, car elles veulent seulement être préférées ? » Elle, c’est être aimée qu’elle veut, ou plutôt c’est aimer, dût-elle ne pas être payée de retour : « Vous ne savez pas tout ce que je vaux ; songez donc que je sais souffrir et mourir ; et voyez après cela si je ressemble à toutes ces femmes, qui savent plaire et s’amuser ». Elle a beau s’écrier par instants : « Oh ! je vous hais de me faire connaître l’espérance, la crainte, la peine, le plaisir : je n’avais pas besoin de tous ces mouvements ; que ne me laissiez-vous en repos ? Mon âme n’avait pas besoin d’aimer ; elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé, répondu, mais douloureux cependant ; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de vous : vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée ; en me consolant, vous m’avez attachée à vous… » Elle a beau maudire ce sentiment violent qui s’est mis à la place d’un sentiment plus égal et plus doux, elle a l’âme si prise et si ardente, qu’elle ne peut s’empêcher d’en être transportée comme d’ivresse : « Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur ».

Tant que M. de Guibert est absent, elle se contient un peu, si on peut appeler cela se contenir. Il revient pourtant à la fin d’octobre (1773), après avoir été distingué du grand Frédéric, avoir assisté aux manœuvres du camp de Silésie, et resplendissant d’un nouvel éclat[2]. C’est ici qu’il est impossible, avec un peu d’attention, de ne pas noter un moment décisif, le moment qu’il faudrait voiler, et qui répond à celui de la grotte dans l’épisode de Didon. Une année après, dans une lettre de Mlle de Lespinasse, datée de minuit (1775), on lit ces mots qui laissent peu de doute : « C’est le 10 février de l’année dernière (1774) que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure encore… » Et elle continue cette commémoration délirante et douloureuse, dans laquelle l’image, le spectre de M. de Mora, mourant à deux cents lieues de là, revient se mêler à l’image plus présente et plus charmante qui l’enveloppe d’un attrait funeste.

À partir de ce moment, la passion est au comble, et, durant les deux volumes, il n’y a plus une page qui ne soit de flammes. Des personnes scrupuleuses, tout en lisant et goûtant ces Lettres, ont fort blâmé M. de Guibert de ne les avoir pas détruites, de ne les avoir pas rendues à Mlle de Lespinasse, qui les lui redemande souvent. Il ne paraît pas, en effet, que l’ordre et l’exactitude aient été au nombre des qualités de M. de Guibert : il brouille volontiers les lettres de son amie, il les mêle à ses autres papiers, il les laisse volontiers tomber de ses poches par mégarde, en même temps qu’il oublie de cacheter les siennes. Il lui en rend quelquefois ; mais il s’en trouve alors dans le nombre qui ne sont pas d’elle. Voilà M. de Guibert au naturel. Pourtant, je ne vois pas pourquoi on le rendrait responsable et coupable aujourd’hui du plaisir que nous font ces Lettres. Il en a sans doute beaucoup rendu ; il y en a eu beaucoup de détruites. Mais Mlle de Lespinasse en écrivait tant ! Ce n’en est qu’une poignée conservée au hasard que nous avons ici. Qu’importe ? le fil est bien suffisant. C’est presque partout la même lettre toujours nouvelle, toujours imprévue, qui recommence.

Je ne veux qu’y prendre çà et là quelques mots pour donner l’idée de ce qui est partout à l’état de lave et de torrent :

« Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir…

« Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête ni dans le sang, j’y ai pis que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le Ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement.

Oui, vous devriez m’aimer à la folie ; je n’exige rien, je pardonne tout, et je n’ai jamais un mouvement d’humeur. Mon ami, je suis parfaite, car je vous aime en perfection.

« Savez-vous pourquoi je vous écris ? C’est parce que cela me plaît : vous ne vous en seriez jamais douté, si je ne vous l’avais dit.

« Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir : je n’ai aucune sorte de confiance en vous ; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête vous me privez, peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le Ciel accordait aux jours qui me restent à vivre : enfin, que vous dirais-je ? vous avez tout rempli : le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleur, regrets et remords ; eh bien ! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité…

« Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires ? Vous la plaindriez : votre bon cœur s’animerait ; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien ! mon ami, c’est moi ; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création… »

Et à travers ces déchirements et ces plaintes, un mot charmant, le mot éternel et divin, revient à bien des endroits, et il rachète tout. Voici une de ses lettres en deux lignes, et qui en dit plus que toutes les paroles :

« De tous les instants de ma vie (1774).

« Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends.»

Il est très rare en France de rencontrer, poussé à ce degré, le genre de passion et de mal sacré dont Mlle de Lespinasse fut la victime. Ce n’est pas un reproche que je fais (Dieu m’en garde !) aux aimables personnes de notre nation : c’est une simple remarque que d’autres ont exprimée avant moi. Un moraliste du xviiie siècle, qui savait son monde, M. de Meilhan, a dit : « En France, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes ». M. de Mora ne trouvait pas même que les femmes espagnoles pussent entrer en comparaison avec son amie : « Oh ! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières, lui disait-il sans cesse ; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie ». Et c’était de Madrid qu’il écrivait cela. Il ne la trouvait comparable qu’à une Péruvienne, à une fille du Soleil. « Aimer et souffrir, s’écrie-t-elle en effet, le Ciel ou l’Enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir ; voilà le climat que je voudrais habiter. » Et elle prend en pitié le climat tempéré où l’on vit, où l’on végète, où l’on agite l’éventail autour d’elle : « Je n’ai connu que le climat de l’Enfer, quelquefois celui du Ciel ». — « Ah ! mon Dieu ! dit-elle encore, que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère ! Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon. » C’est cet abandon qui fait l’intérêt et l’excuse de cette situation morale, la plus vraie et la plus déplorable qui se soit jamais trahie au regard.

Cette situation d’âme est même si visiblement déplorable, qu’elle s’offre à nous sans danger, je le crois, tant l’idée de maladie y est inhérente, et tant il s’y montre pêle-mêle de délire, de fureur et de malheur. Tout en admirant une nature capable d’une si forte manière de sentir, on est tenté, en lisant, de supplier le Ciel de détourner de nous, et de ce que nous aimons, une telle fatalité invincible, un tel coup de tonnerre. J’essaierai de noter la marche de cette passion, autant qu’on peut noter ce qui est l’irrégularité et la contradiction même. Avant le voyage de M. de Guibert en Allemagne, Mlle de Lespinasse l’aime, mais n’a pas encore cédé. Elle l’admire, elle s’exalte, elle souffre cruellement déjà, et se fait du poison de tout. Il revient, elle s’enivre, elle cède ; elle a des remords ; elle le juge mieux ; elle voit avec effroi sa méprise ; elle le voit tel qu’il est, homme de bruit, de vanité, de succès, non d’intimité, ayant, avant tout, besoin de se répandre, agité, excité du dehors sans être profondément ému. Mais à quoi sert-il de devenir clairvoyante ? L’esprit d’une femme, si grand qu’il soit, a-t-il jamais arrêté son cœur ? « L’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. » C’est La Rochefoucauld qui dit cela, et Mlle de Lespinasse le justifie. Elle continue donc de l’aimer tout en le jugeant. Elle souffre de plus en plus ; elle l’appelle et le gourmande avec un mélange d’irritation et de tendresse : « Remplissez donc mon âme, ou ne la tourmentez plus ; faites que je vous aime toujours, ou que je ne vous aie jamais aimé ; enfin, faites l’impossible, calmez-moi, ou je meurs ». Au lieu de cela, il a des torts ; il trouve moyen, dans sa légèreté, de blesser même son amour-propre ; elle le compare avec M. de Mora ; elle rougit pour lui, pour elle-même, de la différence : « Et c’est vous qui m’avez rendue coupable envers cet homme ! Cette pensée soulève mon âme, je m’en détourne ». Le repentir, la haine, la jalousie, le remords, le mépris de soi et quelquefois de lui-même, elle éprouve en un instant tous les tourments des damnés. Pour s’assoupir, pour se distraire et faire trêve à son supplice, elle recourt à tout. Elle essaie de Tancrède qui la touche et qu’elle trouve beau, mais rien n’est au ton de son âme. Elle essaie de la musique d’Orphée qui réussit mieux, et qui lui procure de douloureuses délices. Elle recourt surtout à l’opium pour suspendre sa vie et engourdir sa sensibilité dans les attentes. Elle prend quelquefois la résolution de ne plus ouvrir les lettres qu’elle reçoit ; elle en garde une cachetée pendant six jours. Il y a des jours, des semaines, où elle se croit presque guérie, revenue à la raison, au calme ; elle célèbre la raison et sa douceur : ce calme même est une illusion. Sa passion n’a fait la morte que pour se réveiller plus ardente et plus ulcérée. Elle ne regrette plus alors ce calme trompeur, insipide : « Je vivais, disait-elle ; mais il me semblait que j’étais à côté de moi ». Elle le hait, elle le lui dit, mais on sait ce que cela veut dire : « Vous savez bien que quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison ». Sa vie se passe ainsi à aimer, à haïr, à défaillir, à renaître, à mourir, c’est-à-dire à aimer toujours. Tout finit chaque fois par un pardon, par un raccommodement, par une étreinte plus violente. M. de Guibert pense à sa fortune et à son établissement ; elle s’en occupe pour lui. Oui, elle s’occupe de le marier. Quand il se marie (car il a le front de se marier au plus fort de cette passion), elle s’y intéresse ; elle loue sa jeune femme qu’elle rencontre : hélas ! c’est peut-être à cette louange généreuse que nous devons la conservation des Lettres, que tout d’ailleurs, entre de telles mains rivales, semblait devoir anéantir. On croirait que ce mariage de M. de Guibert va tout rompre ; la noble insensée le croit d’abord elle-même ; mais erreur ! la passion se rit de ces impossibilités sociales et de ces barrières. Elle continue donc, malgré tout, à aimer M. de Guibert, sans plus rien lui demander que de se laisser aimer. Après bien des luttes, tout est revenu le dernier jour, comme s’il n’y avait rien eu de brisé entre eux. Aussi bien, elle se sent mourir ; elle redouble l’usage de l’opium. Elle ne veut plus que vivre au jour le jour, sans avenir : la passion a-t-elle donc de l’avenir ? « Je ne me sens le besoin d’être aimée qu’aujourd’hui ; rayons de notre dictionnaire les mots jamais, toujours. » Le second volume n’est plus qu’un cri aigu avec de rares intermittences. On n’imagine pas quelles formes inépuisables elle sait donner au même sentiment : le fleuve de feu déborde à chaque pas en sources rejaillissantes. Résumons avec elle : « Tant de contradictions, tant de mouvements contraires sont vrais et s’expliquent par ces trois mots : Je vous aime ».

Remarquez qu’à travers cette vie d’épuisement et de délire, Mlle de Lespinasse voit le monde ; elle reçoit ses amis tant qu’elle peut ; elle les étonne bien parfois avec ses variations d’humeur, mais ils attribuent cette altération chez elle à ses regrets de l’absence, puis de la mort de M. de Mora. « Ils me font l’honneur de croire que je suis restée abîmée par la perte que j’ai faite. » Ils l’en louent et l’en admirent, ce qui redouble sa honte. Le pauvre d’Alembert, qui demeure sous le même toit, essaie vainement de la consoler, de l’entretenir ; il ne peut comprendre qu’elle le repousse par moments avec une sorte d’horreur. Hélas ! c’était l’horreur qu’elle avait de sa propre dissimulation avec un tel ami. Cette longue agonie eut son terme. Mlle de Lespinasse expira le 23 mai 1776, à l’âge de quarante-trois ans et demi. Sa passion pour M. de Guibert durait depuis plus de trois ans.

Au milieu de cette passion qui dévore et qui semble ne souffrir rien d’étranger, ne croyez pas que la Correspondance ne laisse point voir l’esprit charmant qui s’unissait à ce noble cœur. Que de moqueries fines en passant sur le bon Condorcet, sur le chevalier de Chastellux, sur Chamfort, sur les personnes de la société ! que de grâce ! Les sentiments élevés, généreux, le patriotisme et la virilité des vues, se révèlent aussi en plus d’un endroit, et nous font apprécier la digne amie de Turgot et de Malesherbes. Quand elle cause avec lord Shelburne, elle sent tout ce qu’il y a de grand et de vivifiant pour la pensée à être né sous un gouvernement libre : « Comment n’être pas désolé d’être né dans un gouvernement comme celui-ci ? Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des Communes que d’être même le roi de Prusse ». Si peu disposée qu’elle soit à bien augurer en rien de l’avenir, elle a un moment de transport et d’espoir quand elle voit ses amis devenus ministres, et qui mettent courageusement la main à l’œuvre de la régénération publique. Mais, même alors, qu’est-ce donc qui l’occupe le plus ? Elle se fait apporter les lettres qui lui viennent de M. de Guibert, partout où elle est, chez Mme Geoffrin, chez M. Turgot lui-même, à table, pendant le dîner. « Que lisez-vous donc ainsi ? lui demandait une voisine, la curieuse Mme de Boufflers. C’est sans doute quelque Mémoire pour M. Turgot ? » — « Eh ! oui, justement, madame, c’est un Mémoire que j’ai à lui remettre tout à l’heure, et je veux le lire avant de le lui donner. »

Ainsi tout pour elle se rapporte à la passion, tout l’y ramène, et c’est la passion seule qui donne la clef de ce cœur étrange et de cette destinée si combattue. Le mérite inappréciable des Lettres de Mlle de Lespinasse, c’est qu’on n’y trouve point ce qu’on trouve dans les livres ni dans les romans ; on y a le drame pur au naturel, tel qu’il se révèle çà et là chez quelques êtres doués : la surface de la vie tout à coup se déchire, et on lit à nu. Il est impossible de rencontrer de tels êtres, victimes d’une passion sacrée et capables d’une douleur si généreuse, sans éprouver un sentiment de respect et d’admiration, au milieu de la profonde pitié qu’ils inspirent. Pourtant, si l’on est sage, on ne les envie pas ; on préférera un intérêt calme, doucement animé ; on traversera, comme elle le fit un jour, les Tuileries par une belle matinée de soleil, et avec elle on dira : « Oh ! qu’elles étaient belles ! le divin temps qu’il faisait ! l’air que je respirais me servait de calmant ; j’aimais, je regrettais, je désirais ; mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh ! cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion ! Oui, je crois que je m’en dégoûte ; je ne veux plus aimer fort ; j’aimerai doucement… » Et pourtant, au même moment où elle dit qu’elle aimera doucement, elle ajoute : « mais jamais faiblement ». Et voilà la morsure qui la reprend. Oh ! non, ceux qui ont une fois goûté au poison ne s’en guérissent jamais !


NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Les lettres de Mlle de Lespinasse ont paru pour la première fois sous ce titre : Lettres de Mademoiselle de Lespinasse écrites depuis l’année 1773 jusqu’à l’année 1776 ; suivies de deux chapitres dans le genre du Voyage Sentimental, de Sterne, par le même auteur. Paris, Léopold Collin, 1809, 2 vol. in-8.

Une nouvelle édition en fut publiée deux ans plus tard : Lettres de Mademoiselle de Lespinasse écrites, etc ; augmentées de son éloge sous le nom d’Éliza, par M. de Guibert, et de deux opuscules de d’Alembert. Paris, Longchamps, 1811, 2 vol. in-18.

En 1820, parut un ouvrage apocryphe intitulé : Nouvelles Lettres de Mademoiselle de Lespinasse, suivies du portrait de M. de Mora et d’autres opuscules inédits du même auteur. Paris, Maradan, in-8.

Signalons deux éditions plus récentes : Lettres de Mademoiselle de Lespinasse, avec une notice biographique par Jules Janin. Paris, Amyot, 1847, 1 vol. in-12. Pour composer sa longue notice, romanesque et fort peu sérieuse, Jules Janin s’est servi de l’ouvrage apocryphe de 1820 ;

Lettres de Mademoiselle de Lespinasse suivies de ses autres œuvres et de lettres de Mme du Deffand, de Turgot, de Bernardin de Saint-Pierre, etc, etc., par Eugène Asse. Paris, G. Charpentier et Cie, 1876, 1 vol. in-18.


LETTRES
DE MADEMOISELLE
DE LESPINASSE


LETTRE Ire

Paris, samedi au soir, 15 mai 1773.

Vous partez mardi ; et comme j’ignore l’impression que fera sur moi votre départ ; comme je ne sais point si j’aurai la liberté ou la volonté de vous écrire, je veux au moins vous parler encore une fois, et m’assurer de vos nouvelles de Strasbourg. Vous me direz si vous y êtes arrivé en bonne santé, si le mouvement du voyage n’aura pas déjà calmé votre âme : ce n’est pas elle qui est malade ; elle ne souffre que des maux qu’elle cause ; et la dissipation, le changement d’objets suffiront du reste pour la détourner de ce mouvement de sensibilité qui peut vous être douloureux, parce que vous êtes bon et honnête. Oui vous êtes bien aimable : je viens de relire votre lettre de ce matin ; elle a la douceur de Gessner, jointe à l’énergie de Jean-Jacques. Eh, mon Dieu ! pourquoi réunir tout ce qui peut plaire et toucher, et surtout pourquoi m’offrir un bien dont je ne suis pas digne, que je n’ai point mérité ? Eh ! non, non, je ne veux point de votre amitié ; elle me consolerait, elle m’exaspérerait, et j’ai besoin de me reposer, de vous oublier pendant quelque temps : je veux être de bonne foi avec vous, avec moi ; et en vérité, dans le trouble où je suis, je crains de m’abuser ; peut-être mes remords sont-ils au-dessus de mon tort ; peut-être l’alarme que je sens, est ce qui offenserait le plus ce que j’aime. Je viens de recevoir dans l’instant une lettre si pleine de confiance en mon sentiment ; il me parle de moi, de ce que je pense, de mon âme, avec ce degré de connaissance et de certitude qu’on a lorsqu’on exprime ce que l’on sent vivement et fortement. Ah ! mon Dieu ! par quel charme ou par quelle fatalité êtes-vous venu me distraire ? Que ne suis-je morte dans le mois de septembre ! je serais morte alors sans regret, et sans avoir de reproche à me faire. Hélas ! je le sens je mourrais encore aujourd’hui pour lui ; il n’y a point d’intérêt dont je ne lui fisse le sacrifice ; mais il y a deux mois je n’avais point de sacrifice à lui faire ; je n’aimais pas davantage, mais j’aimais mieux. Oh ! il me pardonnera ! j’avais tant souffert ! mon corps, mon âme étaient si épuisés par la durée de la douleur ! Les nouvelles que j’en recevais, me jetaient quelquefois dans l’égarement ; c’est alors que je vous ai vu ; c’est alors que vous avez ranimé mon âme ; vous y avez fait pénétrer le plaisir : je ne sais lequel m’était le plus doux, ou de vous le devoir, ou de le sentir. Mais dites-moi, est-ce là le ton de l’amitié ? est-ce celui de la confiance ? qu’est-ce qui m’entraîne ? faites-moi connaître à moi-même ; aidez-moi à me remettre en mesure ; mon âme est bouleversée ; est-ce vous, serait-ce votre départ, qu’est-ce donc qui me persécute ? je n’en puis plus. Dans ce moment, j’ai de la confiance en vous jusqu’à l’abandon, et peut-être ne vous parlerai-je de ma vie. Adieu ; je vous verrai demain, et peut-être aurai-je de l’embarras de ce que je vous écris aujourd’hui. Plût au ciel que vous fussiez mon ami, ou que je ne vous eusse jamais connu ! Croyez-vous ? serez-vous mon ami ? Pensez à cela, une fois seulement ; est-ce trop ?



LETTRE II

Dimanche, 23 mai 1773.

Si j’étais jeune, jolie et bien aimable, je ne manquerais pas de trouver beaucoup d’art dans votre conduite avec moi ; mais comme je ne suis rien de tout cela, comme je suis le contraire de tout cela, j’y trouve une bonté et une honnêteté qui vous ont acquis à jamais des droits sur mon âme ; vous l’avez pénétrée de reconnaissance, d’estime, de sensibilité et de tous les sentiments qui mettent de l’intimité et de la confiance dans une liaison. Je ne dirai pas si bien que Montaigne sur l’amitié ; mais croyez-moi, nous la sentirons mieux. Si ce qu’il nous avait dit avait été dans son cœur, croyez-vous qu’il eût consenti à vivre après la perte d’un tel ami ! Mais ce n’est pas là ce dont il s’agit ; c’est de vous, c’est de la grâce, c’est de la délicatesse, c’est de l’à-propos de votre citation. Vous venez à mon secours : vous voulez que je n’aie pas tort avec moi-même ; vous voulez que votre souvenir ne soit pas un reproche douloureux pour mon cœur, et peut-être offensant pour mon amour-propre ; en un mot vous voulez que je jouisse en paix de l’amitié que vous m’offrez, et que vous me prouvez avec autant de douceur que d’agrément ; oui, je l’accepte : j’en fais mon bien ; elle me consolera ; et si jamais je jouis de votre société, elle sera le plaisir que je désirerai et que je sentirai le mieux.

J’espère bien que vous m’avez pardonné le tort que je n’ai pas eu. Vous sentez bien qu’il me serait impossible de vous soupçonner un mouvement qui serait contre la bonté et l’honnêteté. Je vous ai accusé pourtant ; cela ne signifiait pas autre chose, sinon que j’étais faible et coupable, et surtout que j’étais troublée au point de ne plus conserver de présence et de liberté d’esprit ; vous voyez trop bien et trop vite pour que j’aie à craindre que vous vous soyez mépris ; je suis bien assurée que votre âme ne croit pas avoir à se plaindre des mouvements de la mienne.

Je sais que vous n’êtes parti que jeudi à cinq heures et demie. J’étais à votre porte deux minutes après votre départ ; j’avais envoyé le matin savoir à quelle heure vous étiez parti mercredi ; et, à mon grand étonnement, j’appris que vous étiez encore à Paris, et qu’on ne savait pas même si vous partiez le jeudi. J’allai moi-même savoir si vous n’étiez pas malade ; et ce qui vous paraîtra affreux, c’est qu’il me semble que je le désirais. Cependant, et par une inconséquence que je ne vous expliquerai pas, je me sentis soulagée en apprenant que vous étiez parti. Oui, votre absence m’a rendu le calme ; mais aussi je me sens plus triste. Il faut que vous me le pardonniez, et que vous vous en contentiez. Je ne sais si je vous regrette ; mais vous me manquez comme mon plaisir, et je crois que les âmes actives et sensibles y tiennent trop fortement ; ce n’est point l’idée de la longueur de votre absence qui m’afflige : car ma pensée n’en voit pas le terme ; c’est simplement le présent qui pèse sur mon âme, qui l’abat, qui l’attriste, et qui à peine lui laisse assez d’énergie pour désirer une meilleure disposition. Mais voyez quelle horrible personnalité ! voilà trois pages pleines de moi, et cependant je crois que c’est de vous que je suis occupée ; au moins je sens que j’ai besoin de savoir comment vous êtes, comment vous vous portez. Quand vous lirez ceci, mon Dieu ! à quelle distance vous serez ! Votre personne ne sera qu’à trois cents lieues ; mais voyez quel chemin votre pensée a fait ; que d’objets nouveaux ! que d’idées ! que de réflexions nouvelles ! Il me semble que je ne parle plus qu’à votre ombre ; tout ce que j’ai connu de vous a disparu ; à peine trouverez-vous dans votre mémoire les traces des affections qui vous animaient et vous agitaient les derniers jours que vous avez passés à Paris, et c’est tant mieux. Vous savez bien que nous sommes convenus que la sensibilité était le partage de la médiocrité ; et votre caractère vous commande d’être grand : vos talents vous condamnent à la célébrité. Abandonnez-vous donc à votre destinée, et dites-vous bien que vous n’êtes point fait pour cette vie douce et intérieure qu’exigent la tendresse et le sentiment. Il n’y a que du plaisir et point de gloire à vivre pour un seul objet. Quand on ne peut que régner dans un cœur, on ne règne point dans l’opinion. Il y a des noms faits pour l’histoire : le vôtre excitera l’admiration. Quand je me pénètre de cette pensée, cela modère un peu l’intérêt que vous m’avez inspiré. Adieu.



LETTRE III

Lundi, 24 mai 1773.

Que dites-vous de cette folie ? À peine puis-je me flatter que vous m’écoutiez, et je vous accable ! Mais vous disiez l’autre jour, qu’on écrivait longuement à ses amis, aux gens qui plaisaient, à ceux avec qui on voudrait causer. Si vous disiez vrai, vous êtes donc obligé, non pas à me lire avec intérêt, mais avec indulgence. Je viens de relire cette longue lettre ; mon Dieu ! que je la trouve ennuyeuse ! mais je recommencerais, que cela ne vaudrait pas mieux. Je me sens en fonds pour ennuyer de plus d’une manière : je suis triste et morte ; voyez ce que l’on peut faire de cela ; mais j’ai des questions à vous faire ; répondez-y, et vous serez bien aimable. Avez-vous eu cette lettre de Diderot ? Il prétend qu’il part le 6 de juin ; ainsi vous le verrez en Russie. Pourquoi n’êtes-vous pas parti mercredi ? Est-ce à quelqu’un ou à vous que vous avez accordé ces vingt quatre heures ? Avez-vous emporté le livre de M. Thomas ? je le voudrais : cette lecture aurait été presque au ton de votre âme. Il est noble, fort et vertueux ; il y a sans doute quelques défauts ; mais il s’est corrigé de ce qu’il avait d’enflé et d’exagéré dans son style ; il y a trop d’analyse et d’énumération : cela fatigue un peu, surtout lorsqu’il en coûte beaucoup pour se séparer d’un objet qui occupe avec intérêt. J’ai été obligée d’abandonner cette lecture pour quelques jours. C’est le facteur de la poste qui décide deux fois la semaine de toutes les actions de ma vie ; celui d’hier m’a rendu la lecture impossible ; je ne chercherais que la lettre qui m’a manqué, et ce n’est pas la peine de la chercher dans M. Thomas : je ne l’y trouverais point. Vous m’avez promis de vos nouvelles de Strasbourg ; n’êtes-vous pas étonné à présent d’avoir pris l’engagement de m’écrire souvent, n’avez-vous pas du regret de la facilité avec laquelle vous cédez à l’intérêt et à l’empressement qu’on vous montre ? Il est pénible, à trois cents lieues, d’agir pour les autres ; il n’y a de plaisir qu’à aller d’après l’impulsion de son mouvement et de son sentiment. Voyez si je suis généreuse : je m’engage à vous rendre votre parole si vous avez à vous reprocher quelque méprise. Avouez-le moi, et je vous réponds de n’en pas être blessée. Croyez qu’il n’y a que la vanité qui rende difficile, et je n’en ai point : je ne suis qu’une bonne créature, bien bête, bien naturelle, qui aime mieux le bonheur et le plaisir de ce que j’aime, que tout ce qui n’est que moi et pour moi. D’après cette connaissance, mettez-vous bien à votre aise, et écrivez-moi un peu, beaucoup ou point du tout ; mais ne croyez pas que cela me contente également : car j’ai encore moins d’indifférence que de vanité ; mais j’ai une force ou une faculté qui rend propre à tout : c’est de savoir souffrir et beaucoup souffrir sans me plaindre. Adieu ; avez-vous pu arriver jusque-là ? cela n’est-il pas assommant ?



LETTRE IV

Ce dimanche, 30 mai 1773.

J’ai reçu hier votre lettre de Strasbourg. Il me semblait qu’il y avait bien longtemps depuis mercredi 19 : c’est le jour où j’avais reçu votre dernière marque de souvenir : celle qui m’est venue hier m’a consolée, a fait du bien à mon âme : elle avait besoin d’être distraite par l’occupation d’un sentiment doux, auquel elle pût s’abandonner sans trouble et sans remords ; oui, je peux me l’avouer, je peux vous le dire à vous-même : je vous aime tendrement ; votre absence me cause un regret sensible ; mais je n’ai plus à combattre ce que vous m’inspirez : j’ai vu clair dans mon âme. Ah ! l’excès de mon malheur me justifie du reste ; je ne suis point coupable, et cependant, avant qu’il soit peu, je serai victime. Je pensai mourir vendredi en recevant une lettre par un courrier extraordinaire. Je ne doutais pas qu’il ne m’apportât la plus funeste nouvelle ; le trouble où il me jeta m’ôtait jusqu’au pouvoir de décacheter ma lettre ; je fus plus d’un quart d’heure sans mouvement : mon âme avait glacé mes sens ; enfin, je lus et je ne trouvai qu’une partie de ce que j’avais craint. Je n’ai point à trembler pour les jours de ce que j’aime ; mais à l’abri du plus grand des malheurs, mon Dieu ! qu’il me reste encore à souffrir ! que je me sens accablée du fardeau de la vie ! la durée des maux est au-dessus des forces humaines ; je ne me sens plus qu’un courage, et très souvent je n’ai qu’un besoin. Voyez si je dois vous aimer, si je dois chérir votre présence : vous avez eu le pouvoir de faire diversion à un mal aussi aigu et aussi profond ; j’attends, je désire vos lettres. Oui, croyez-moi, il n’y a que les malheureux qui soient dignes d’avoir des amis ; si votre âme n’avait point souffert, jamais vous n’auriez été jusqu’à la mienne. J’aurais admiré, j’aurais loué vos talents ; et je me serais éloignée, parce que j’ai une sorte de répugnance pour tout ce qui ne peut occuper que mon esprit : il faut être calme pour penser ; dans l’agitation on ne sait que sentir et souffrir. Vous me dites que vous êtes agité de regrets, de remords même ; que votre sensibilité n’est que de la douleur ; je vous crois, et cela m’afflige : mais cependant je ne sais pourquoi l’impression que j’ai reçue de votre lettre est si contraire à votre disposition. Il me paraît qu’il y a du calme, du repos et de la force dans toutes vos expressions ; il me semble que vous parlez de ce que vous avez senti, et non de ce que vous sentez ; enfin, si j’avais des droits, si j’étais délicate, si l’amitié n’était pas facile, je vous dirais que Strasbourg est bien loin, mais bien loin de la rue Taranne. Le président de Montesquieu prétend que le climat a une grande influence sur le moral ; Strasbourg serait-il donc beaucoup plus au nord que Paris ? Jugez ce qu’il y aurait à craindre de Pétersbourg ! Non, je ne crains point ; je crois en vous, je crois en votre amitié. Expliquez-moi pourquoi j’ai cette confiance ; et gardez-vous de croire que l’amour-propre y soit pour rien. Mon sentiment pour vous est purgé de ce vilain alliage qui corrompt et affaiblit toutes les affections. Vous auriez été bien aimable de me dire si ma lettre était seule à Strasbourg. Voyez si je suis généreuse : j’aurais voulu qu’elle pût être changée en celle que vous auriez désiré d’y trouver. Réglons nos rangs, donnez-moi ma place : mais comme je n’aime pas à changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne : elle est mécontente de vous ; et je ne voudrais point non plus celle de cette autre personne : vous en êtes mécontent. Je ne sais pas où vous me placerez ; mais faites, s’il est possible, que nous soyons tous les deux contents ; ne chicanez point ; accordez-moi beaucoup ; vous verrez que je n’abuse point. Oh ! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer. Avec des moyens médiocres, vous savez qu’on peut beaucoup quand on les réunit tous à un seul objet. Eh bien ! je n’ai qu’une pensée, et cette pensée remplit mon âme et toute ma vie. Vous croyez que la dissipation et l’instruction ne feront que vous distraire de vos amis. Connaissez-vous mieux, et cédez de bonne foi et de bonne grâce au pouvoir que votre caractère a sur votre volonté, sur votre sentiment et sur toutes vos actions. Les gens qui sont gouvernés par le besoin d’aimer ne vont jamais à Pétersbourg ; ils vont cependant quelquefois bien loin ; mais ils y sont condamnés et ils ne disent point qu’ils rentreront dans leur âme pour y trouver ce qu’ils aiment ; ils croient ne l’avoir pas quitté, quoiqu’ils en soient à mille lieues ; mais il y a plus d’une manière d’être bon et excellent ; la vôtre vous fera faire bien du chemin dans toutes les acceptions de ces mots. Je plaindrais une femme sensible dont vous seriez le premier objet ; sa vie se consumerait en craintes et en regrets ; mais je féliciterais une femme vaine, une femme fière ; elle passerait sa vie à s’applaudir et à se parer de son goût ; ces femmes-là aiment la gloire, elles aiment l’opinion, l’éclat. Tout cela est bien beau, bien noble, mais cela est bien froid, et bien loin de la passion qui fait dire :

« La mort et les enfers paraissant devant moi,
« Ramire, avec plaisir j’y descendrais pour toi.

Mais je suis folle, et pis que cela, je suis curieuse ; je n’ai qu’un ton, qu’une couleur, qu’une manière, et quand elle n’intéresse pas, elle glace d’ennui. Vous me direz lequel des deux effets elle aura produit ; mais ce que vous me direz aussi, s’il vous plaît, c’est comment vous vous portez ; et moi je vous dirai la seule nouvelle qui m’intéresse, l’École militaire n’est pas encore donnée.


LETTRE V

Ce 6 juin 1773.

Mon Dieu ! que ce qui fait plaisir est rare, et vient lentement ! il me semble qu’il y a un temps infini depuis le 24, et je ne sais combien il faudra attendre encore une lettre de Dresde ; mais au moins me promettez-vous, êtes-vous dans la disposition de m’écrire autant que vous le pourrez ? n’aurai-je contre mon plaisir, contre mon intérêt, que ce qui ne dépendra pas de vous, c’est-à-dire l’éloignement et la lenteur des courriers ? Mais je m’afflige de ce que votre curiosité, de ce que votre activité, en un mot, de ce que vos qualités et vos vertus me sont également contraires. Cet amour de la gloire, par exemple, fera que votre amitié, ou plutôt la mienne, ne sera qu’un malheur de plus dans ma vie ; cependant vous pouvez déjà me dire comme l’ermite à Zadig : J’ai quelquefois répandu des sentiments de consolation dans l’âme des malheureux ; oui, je vous dois ce qui fait le charme et la douceur de l’amitié, je sens que ce lien est déjà trop fort, qu’il a pris trop d’ascendant sur mon âme ; quand elle souffre, elle est tentée de se tourner vers vous pour y chercher de la consolation ; et si elle était calme, elle serait entraînée par un mouvement plus actif, même par le goût du plaisir. Voyez si je suis tout cela pour vous, et si en effet je ne suis pas mieux fondée à vous aimer et à vous regretter ; tout au plus, mon sentiment vous a été agréable, et moi, avant que de vous avoir jugé, vous m’étiez devenu nécessaire ; mais que pensez-vous d’une âme qui se donne avant de savoir si elle sera acceptée ; avant d’avoir pu juger si elle sera reçue avec plaisir, ou seulement avec reconnaissance ? Mon Dieu ! si vous n’étiez pas sensible, que de chagrin vous me causeriez ! car il ne me suffit pas que vous soyez honnête : j’ai des amis vertueux, j’ai mieux que cela encore, et cependant je suis occupée de ce que vous êtes pour moi ; mais, de bonne foi, n’y a-t-il pas de la folie, et peut-être même du ridicule à vous croire mon ami ? Répondez-moi, non pas froidement, mais avec vérité. Quoique votre âme soit agitée, elle n’est pas si malade que la mienne, qui passe sans cesse de l’état de convulsion à celui de l’abattement ; je ne puis juger de rien : je m’y méprendrais sans cesse, je prendrais du poison pour du calmant ; voyez si je puis me conduire, éclairez-moi, fortifiez-moi ; je vous croirai, vous serez mon appui, vous me secourrez comme la réflexion ; elle n’est plus à mon usage, je ne sais rien prévoir ; je ne distingue rien ; concevez mon malheur ; je ne me repose que dans l’idée de la mort ; il y a des jours où elle est mon seul espoir ; mais aussi j’éprouve des mouvements bien contraires ; je me sens quelquefois garrottée à la vie ; la pensée d’affliger ce que j’aime m’ôte jusqu’au désir d’être soulagée, si c’était aux dépens de son repos. Enfin, que vous dirai-je ? l’excès de mon inconséquence égare mon esprit ; et le poids de la vie écrase mon âme. Que dois-je faire, que deviendrai-je ? sera-ce Charenton, ou ma paroisse, qui me délivrera de moi-même ? je vous rends victime, et j’en suis affligée, si vous vous intéressez assez à moi pour prendre part à ce que je souffre, et j’en mourrai de confusion, si je ne vous ai causé que de l’ennui. Ne croyez pas pouvoir me le cacher, quelque esprit que vous y mettiez, vous ne sauriez tromper mon intérêt ; mais contentez-le en disant comment vous êtes : avez-vous autant ou moins de plaisir que vous n’en espériez ? votre santé est-elle meilleure que dans le dernier temps que vous avez passé ici ? vous êtes bien modeste : vous ne m’avez pas dit combien vous aviez été célébré à Strasbourg : on a fait des vers à votre gloire ; ils étaient bien mauvais : mais l’intention était si bonne ! ne vous mettez pas en colère ; mais répondez-moi : avez-vous lu le Connétable sur votre route ? non pas en courant la poste, mais dans la bonne société. — À propos du Connétable, si vous aviez une certaine délicatesse, si vous étiez seulement comme Montaigne, et que vous me regardassiez comme La Boétie, que je plaindrais de vous être refusé au plaisir de me donner une marque de confiance, d’amitié et d’estime ! je ne me vante point, mais je vous assure que je serais déchirée de remords, si j’avais eu cette conduite envers vous ; qu’est-ce que cela prouve, dites-moi ? Adieu, je connais toute la différence de vos affections. Apprenez-m’en la ressemblance ; ce jeu-là n’aura jamais été joué avec autant d’intérêt.



LETTRE VI

Dimanche, 20 juin 1773.

Mais, mon Dieu ! êtes-vous mort, ou auriez-vous déjà oublié que votre souvenir est vif et douloureux dans l’âme de ceux que vous avez quittés ? pas un mot de vous, depuis le 24 mai ! il est bien difficile de croire que ce ne soit pas un peu votre faute. Si cela est, vous ne méritez ni le regret que mon cœur sent, ni le reproche qu’il vous fait. J’ai su que M. d’Aguesseau n’avait pas eu de vos nouvelles. Je m’intéresse à vous d’une manière si vraie et si sensible, que j’aurais été ravie, si j’avais pu apprendre que vous lui eussiez donné la préférence sur moi : il la mérite sans doute à tous égards ; mais ce n’est pas la justice qui règle le sentiment ; croyez-vous que si cette vertu me gouvernait, je dusse être inquiète de votre silence, et avoir besoin des témoignages de votre amitié ? Hélas ! non, je ne saurais même m’expliquer pourquoi je m’occupe de vous dans ce moment-ci. J’ai appris hier une nouvelle qui a abîmé mon âme de douleur ; j’ai passé la nuit dans les larmes, et quand ma tête et toute ma machine ont été épuisées, quand j’ai pu avoir un mouvement qui ne fût pas de douleur, j’ai pensé à vous, et il me semblait que, si vous aviez été ici, je vous aurais mandé que je souffrais, et peut-être que vous n’auriez pas refusé de venir ; dites-moi si je me trompe ? quand mon âme souffre, ai-je tort de chercher de la consolation dans la vôtre ? au milieu de tant de mouvements, de tant d’intérêts si différents de celui qui touche et attendrit, entendez-vous encore une langue qui est si étrangère à la plupart des gens entraînés par la dissipation, ou enivrés par la vanité ? elle n’est guère mieux connue par ceux qui, comme vous, sont occupés du désir de savoir, et de l’amour de la gloire. Vous êtes si persuadé que la sensibilité est le partage de la médiocrité, que je meurs de crainte que votre âme ne se ferme tout à fait à ce mouvement bien plus déchirant qu’il n’est consolant. Il y a quinze jours que je vous ai écrit, et je croyais hier que je ne vous écrirais que lorsque j’aurais reçu de vos nouvelles. La souffrance a amolli mon âme et je lui cède. J’ai pris à cinq heures du matin deux grains d’opium ; j’en ai obtenu du calme qui vaut mieux que le sommeil ; ma douleur est moins déchirante : je me sens accablée avec moins de ressort. On vient à bout de modérer la violence de l’âme : je puis vous parler, je puis me plaindre ; hier je n’avais point d’expression. Je n’aurais pas pu prononcer que je craignais pour la vie de ce que j’aime ; il m’aurait été plus facile de mourir que de proférer des mots qui glacent mon cœur. Vous avez aimé : concevez donc ce que font de pareilles alarmes ; et jusqu’à mercredi je serai dans une incertitude qui fait horreur, et qui cependant me commande de vivre jusque-là ! oui, il n’est pas possible de mourir quand on est aimé, et cependant il est affreux de vivre ; la mort est le besoin le plus pressant de mon âme, et je me sens garrottée à la vie. Plaignez-moi ; pardonnez-moi d’abuser de la bonté que vous m’avez montrée. Est-ce dans vous ou dans moi que je trouve la confiance qui m’entraîne ? On dit que vous n’aurez pas trouvé le roi à Berlin ; aurez-vous été le rejoindre à Stettin, où il devrait être jusqu’au 20 ? Mais je suis inquiète : il me semble qu’on pourrait avoir de vos nouvelles de Berlin. Que vous seriez coupable si vous aviez la moindre négligence ! et vous savez bien que vous m’avez donné votre parole d’honneur de me faire écrire, si vous étiez malade. N’allez pas vous servir de ce prétexte, qui contente les amitiés ordinaires, qu’on ne veut pas inquiéter : cela est détestable ; je ne veux pas être ménagée ; je veux souffrir par mes amis, pour mes amis ; et je chéris mille fois plus les maux qui me viennent par eux, que tout le bonheur qui est sur la terre, et qui ne tient pas à eux. Bonjour ; j’ai encore l’opium dans la tête : il rend ma vue incertaine : peut-être me rend-il encore plus bête que de coutume ; mais qu’importe ? ce n’est pas mon esprit, ce sont mes maux qui vous ont intéressé.



LETTRE VII

Lundi au soir, 21 juin 1773.

Je vous ai écrit hier, et je vous écris ce soir. Si j’attendais trois jours, c’est-à-dire jusqu’à mercredi, peut-être ne répondrais-je jamais à votre lettre du 10, que M. le chevalier d’Aguesseau m’a apportée aujourd’hui. D’abord (car il y a encore peut-être un avenir pour moi), il faut que je vous dise de m’adresser directement vos lettres ; me les faire passer par l’entremise de M. d’Aguesseau, c’est mettre un hasard de plus contre moi : le chevalier d’Aguesseau peut aller à la campagne, voyager, etc. ; enfin c’est bien assez d’être à mille lieues, n’y ajoutez rien. Oh ! je m’en vais vous paraître folle : je vais vous parler avec la franchise et l’abandon qu’on aurait, si l’on croyait mourir le lendemain ; écoutez-moi donc avec cette indulgence et cet intérêt qu’on a pour les mourants. Votre lettre m’a fait du bien : je l’attendais toujours ; mais j’avais cessé de la désirer, parce que mon âme ne pouvait plus avoir un mouvement qui ressemble au plaisir. Eh bien ! vous le dirai-je ? vous avez fait diversion pendant quelques moments à l’effroi qui absorbe toute mon existence. Ah ! mon Dieu, je crains pour ma vie, la mienne y est attachée, et j’ai besoin de vous parler. Concevez-vous ce qui peut m’animer et ce qui m’entraîne vers vous ? cependant je ne suis pas contente de votre amitié ; je trouve qu’il y a de la froideur et de la légèreté à ne me pas dire pourquoi vous ne m’avez pas écrit de Dresde, comme vous me l’aviez promis ; et puis, vous me faites sentir d’une manière trop prononcée, que le regret de n’avoir pas trouvé à Berlin ce que vous espériez, a détruit l’espèce de douceur et de plaisir que vous auriez pu éprouver par le témoignage et l’expression de mon amitié ; et puis, vous le dirai-je ? je suis blessée de ce que vous me remerciez de l’intérêt que je prends à vous. Pensez-vous que ce soit y répondre ? vous me trouvez bien injuste, bien difficile ; non, ce n’est rien de tout cela : je suis bien vraie, bien malade et bien malheureuse, oh ! oui bien malheureuse. Si je ne vous disais pas ce que je sens, ce que je pense, je ne vous parlerais pas. Croyez-vous que, dans le trouble où je suis, on ait le pouvoir de se contraindre ? par exemple, dois-je être touchée de cette manière de me dire sur le premier intérêt de ma vie : répondez-moi sur tout cela, ce que vous pourrez, ce que vous voudrez. Oh ! oui, ce que je voudrai ; vous me laissez en effet une grande liberté, mais vous voyez à quoi je l’emploie : ce n’est pas à vous critiquer, mais à vous prouver ce que vous savez encore bien mieux que moi c’est qu’on a le ton et l’expression de ce que l’on sent, et si je ne suis pas contente, ce n’est pas votre faute, et je le sais bien. Aussi, je ne prétends à rien, sinon à cette espèce de consolation qu’on s’accorde si rarement, de prononcer toute sa pensée. On est toujours retenu par la crainte du lendemain ; je me sens libre comme s’il ne devait plus y en avoir pour moi ; et si, par hasard, je devais vivre encore, je crois pressentir que je me pardonnerais de vous avoir dit la vérité, au risque même de vous avoir déplu ; n’est-il pas vrai ? il faut que notre amitié soit grande, forte et entière ; que notre liaison soit tendre, solide et intime, ou il faut qu’elle ne soit rien du tout. Ainsi, je ne puis donc jamais me repentir de vous laisser voir toute mon âme. Si ce n’est pas cela que vous vouliez, s’il y a de la méprise, eh bien ! soyons de bonne foi : ne soyons ni honteux ni embarrassés ; revenons d’où nous sommes partis ; nous croirons avoir rêvé. Nous ajouterons cet article au chapitre de l’expérience, et nous nous conduirons comme les personnes bien élevées qui savent qu’il n’est pas poli de parler de ses rêves. Nous nous tairons le silence est si doux, lorsqu’il peut consoler l’amour-propre ! Vous ne voulez pas me dire quel rang vous m’accordez : êtes-vous retenu par la crainte de faire trop ou trop peu ? cela peut être selon la justice ; mais cela n’est pas noble. Cependant la jeunesse est si magnifique, elle aime à donner jusqu’à la prodigalité, et vous voilà avare comme si vous étiez vieux ou riche. Mais, en vérité, vous me demandez l’impossible : vous voulez que je vous plaigne de ce que vous faites de votre volonté ; il vous faut livrer des combats pour vous rendre à votre caractère. Eh, mon Dieu ! encore un peu de temps, et je vous réponds qu’il vous gouvernera en despote : l’habitude de vaincre le fortifiera, et il en a si peu besoin ! vous vous êtes dit (j’en suis sûre et il y a déjà longtemps), qu’il n’importerait que vous fussiez heureux, pourvu que vous fussiez grand. Laissez faire, je vous réponds que vous serez très conséquent ; il n’y a de vague et de flottant en vous que votre sentiment : vos pensées, vos projets sont arrêtés d’une manière absolue. Je suis bien trompée, ou vous seriez propre à faire le bonheur d’une âme vaine, et le désespoir d’une âme sensible. Avouez-le-moi, ce que je vous dis là ne vous déplaît point : vous me pardonnerez de vous aimer moins lorsque je vous prouverai qu’on vous admirera davantage. Vraiment vous me faites une singulière question : a-t-il de meilleures raisons que moi pour cette absence ? Ah ! oui, il en a de meilleures : il en a une absolue, et telle, que s’il vient à la vaincre, le sacrifice de ma vie ne pourrait pas m’acquitter. Toutes les circonstances, tous les événements, toutes les raisons morales et physiques sont contre moi ; mais il est si fort pour moi, qu’il ne me permet pas d’avoir un doute sur son retour. Cependant, je frémis de ce que je peux apprendre mercredi : il a craché le sang ; il a été saigné deux fois ; au moment du départ du courrier, il était bien : mais l’hémorragie a pu recommencer ; le moyen de se calmer avec cette pensée ? lui-même en craignait la suite : quoiqu’il ait pensé à me rassurer, j’ai vu sa crainte. À présent, dites-moi si vous ne savez pas de qui je vous parle, et dites-moi mieux encore, c’est que vous l’avez su lorsque je vous ai écrit pour vous demander le Connétable ? Est-ce de la délicatesse ou de la finesse qui fait que vous avez paru ignorer un nom que je vous taisais ? Mais je ne vous parle pas de votre voyage : c’est que précisément je n’ai jamais rien à vous en dire, puisque vous-même vous n’êtes pas encore décidé. Si je pouvais croire que je vivrai, et que vous n’irez jamais en Russie, je désirerais vivement que vous fussiez retenu à Berlin ; mais, comme je crois que vous aurez toujours le besoin de faire des choses difficiles, je voudrais que, puisque vous voilà en train, vous fissiez le tour du monde, pour que cela fût fait ; et puis, peut-on se reposer un moment dans l’avenir ? à peine serez-vous de retour que vous partirez pour Montauban, et après, ce seront d’autres projets : car vous ne souffrez le repos que lorsque vous formez le dessein de faire mille lieues. Oui, en honneur, je pense que c’est un malheur dans ma vie que cette journée que j’ai passée, il y a un an, au Moulin-Joli. J’étais bien éloignée d’avoir besoin de former une nouvelle liaison ; ma vie et mon âme étaient tellement remplies, que j’étais bien loin aussi de désirer un nouvel intérêt ; et vous, vous n’aviez que faire de cette preuve de plus de tout ce que vous pouvez inspirer à une personne honnête et sensible ; mais cela est pitoyable ; est-ce que nous sommes libres ? est-ce que tout ce qui est, peut être autrement ? vous n’avez donc pas été libre de me dire si vous m’écririez souvent. Pour moi, je n’ai pas la liberté de ne pas le désirer vivement. Après vous avoir bien grondé, je dois pourtant vous dire que vous êtes bien aimable de m’avoir écrit en arrivant ; je le méritais, oui, en vérité.



LETTRE VIII

Jeudi, 24 juin 1773.

Trois fois dans une semaine ! c’est trop, beaucoup trop, n’est-ce pas ? Mais c’est que je vous aime assez pour croire vous avoir inquiété. Vous devez avoir un peu d’impatience de savoir si j’existe encore. Eh bien ! oui, je suis condamnée à vivre : il ne m’est plus libre de mourir ; je ferais mal à quelqu’un qui aime à vivre pour moi. J’ai eu de ses nouvelles du 10 : elles ne me rassurent pas tout à fait ; mais j’espère que cet accident n’aura pas de suite funeste ; j’espère même qu’il hâtera son retour : mais les cha- leurs lui sont mortelles : il faut donc attendre. Ah ! mon Dieu, toujours voir éloigner, différer le plaisir, et être accablé, abîmé par le malheur ! Si vous saviez combien j’aurais besoin de me reposer ! depuis un an, je suis sur la roue. Vous seul, peut-être, avez eu le pouvoir de suspendre quelques instants ma douleur, et ce bien d’un moment m’a attachée à vous pour jamais. Mais, dites-moi, ma dernière lettre ne vous a-t-elle pas déplu ? Ne suis-je point mal avec vous ? j’en serais bien affligée ; mais je suis comme madame Duchâtelet : je ne connais guère le repentir. Répondez-moi avec la même franchise que j’ai employée avec vous ; estimez-moi assez pour ne pas me dire la vérité à demi ; dites-moi tout le mal que vous pensez de moi ; et ce n’est pas, comme dit M. de La Rochefoucauld, pour le plaisir d’en entendre parler que je vous demande de m’en dire ; mais c’est pour juger si vous êtes mon ami, si vous le serez ; en un mot, j’attache assez d’intérêt à notre liaison, pour être pressée de savoir ce qu’il y a eu de surprise et de méprise dans ce qui nous a rapprochés l’un de l’autre. L’on dit qu’il n’y a rien de plus fort et de mieux fondé que les sentiments dont on ne peut pas se rendre raison. Si cela est vrai, je dois compter sur votre amitié ; mais vous ne voulez pas que j’y regarde ; pourquoi cela ? Est-ce que je ne serais pas contente ? Ne voyez-vous pas que le mouvement le plus naturel, lorsqu’on acquiert un nouveau bien, c’est de l’examiner, c’est de l’observer de tous les côtés : cette occupation est peut-être la jouissance la plus vive que donne la possession ; mais vous, vous ne connaissez pas tous les détails et tous les plaisirs de la sensibilité. Tout ce qui est élevé, tout ce qui est noble, tout ce qui est grand, voilà ce qui est de votre ressort. Les héros de Corneille fixent votre attention : à peine avez-vous jeté les yeux sur les petits pâtres de Gessner. Vous aimez à admirer, et moi je n’ai qu’un besoin, qu’une volonté, c’est d’aimer ; mais qu’importe ? nous n’aurons pas la même langue ; il y a une sorte d’instinct qui supplée à tout ; mais rien ne supplée à mille lieues de distance. J’étais si troublée la dernière fois, que je ne vous ai pas dit que Diderot est en Hollande ; il y est si bien, il y a déjà tant d’amis qu’il n’avait jamais vus, qu’il est fort possible qu’il ne revienne jamais à Paris, et qu’il oublie qu’il était en chemin pour aller en Russie. C’est un homme extraordinaire : il n’est pas à sa place dans la société : il devait être chef de secte, un philosophe grec, instruisant, enseignant la jeunesse. Il me plaît fort ; mais rien de toute sa manière ne vient à mon âme ; sa sensibilité est à fleur de peau : il ne va pas plus loin que l’émotion. Je n’aime rien de ce qui est à demi, de ce qui est indécis, de ce qui n’est qu’un peu. Je n’entends pas la langue des gens du monde : ils s’amusent et ils bâillent ; ils ont des amis, et ils n’aiment rien. Tout cela me paraît déplorable. Oui, j’aime mieux le tourment qui consume ma vie, que, le plaisir qui engourdit la leur ; mais, avec cette manière d’être, on n’est point aimable ; eh bien ! on s’en passe ; non, on n’est point aimable, mais on est aimé, et cela vaut mille fois mieux que de plaire.

Que je voudrais savoir si vous irez en Russie ! J’espère que non, et c’est, comme vous dites, parce que je le désire. Il me semble que, de nulle part au monde, les lettres ne viennent si lentement que de la Russie. J’ai relu deux fois, trois fois votre lettre, d’abord parce qu’elle était difficile, et puis parce que j’y étais difficile. Ah ! si vous saviez combien de fautes d’omissions j’y ai trouvées ! Mais pourquoi n’en feriez-vous pas ? M. d’Alembert attend votre lettre avec grande impatience. M. de Crillon vous a prévenu. Votre ami, M. d’Aguesseau, me parut, au moins le jour qu’il m’a apporté votre lettre, bien extraordinaire : il a l’air de quelqu’un qui est troublé ; ses mouvements ont quelque chose de convulsif. Il dit qu’il est malade, et je le crois ; il a formé le projet d’aller à Spa. Je ne sais, mais je suis bien aise qu’il ne soit pas avec vous. Adieu. Je vous ai accablé de questions ; vous ne répondez point. Je ne vous demande pas s’il vous serait agréable de savoir les nouvelles, parce qu’il serait au-dessus de mon pouvoir de m’en occuper. Je sais ce qu’on ne sait point encore dans le public, que c’est M. d’Aranda qui est nommé ambassadeur d’Espagne à la place de M. de Fuentes ; que celui-ci a la première place de sa cour. Tout cela ne vous fait rien ; et ce qui vous étonnera, c’est que cela me fait beaucoup. Ne faut-il pas être folle pour aller s’intéresser à ce qui se passe à Madrid ? Adieu, encore une fois. Mon genre de folie est digne de votre pitié. De vos nouvelles souvent, longuement ; partagez, si vous pouvez, le plaisir que vous me ferez. Combien y a-t-il de lettres que vous seriez plus pressé d’ouvrir que la mienne ? trois, dix ?…



LETTRE IX

Jeudi, 1er juillet 1773.

Oh ! si vous saviez combien je suis injuste ! combien je vous ai accusé ! combien je me suis dit que je ne devais rien attendre, ni désirer de votre amitié ! et la cause de tout cela, c’est que je ne recevais point de vos nouvelles. Dites-moi donc pourquoi on attend, pourquoi on exige de quelqu’un sur qui on ne compte pas. Mais vraiment, je le crois, vous me pardonnez mes inconséquences ; mais moi, je ne dois pas être si indulgente ; elles me touchent de plus près que vous. Je ne sais plus ce que je vous dois ; je ne sais plus ce que je vous donne ; je sais que votre absence me pèse, et je ne saurais me répondre que votre présence me fît du bien. Mais, mon Dieu ! quelle situation horrible que celle où le plaisir, où la consolation, où l’amitié, où tout enfin devient poison ! Que faire, dites-moi ? où retrouver le calme ? Je ne sais où je prends la force de résister à des impressions aussi profondes et aussi diverses. Oh ! combien de fois l’on meurt avant que de mourir ! Tout m’afflige et me nuit ; et l’on m’ôte la liberté de me délivrer du fardeau qui m’accable ! Au comble du malheur, on veut que je vive ; on me déchire également et par le désespoir et par l’attendrissement qu’on me cause. Eh, mon Dieu ! aimer, être aimé, n’est-ce donc pas un bien ! Je souffre tous les maux, et j’ai encore à me reprocher de troubler le repos, de faire le malheur de ce que j’aime ! Mon âme est épuisée par la douleur : ma machine est détruite, et cependant je vis, et il faut que je vive ; pourquoi le voulez-vous aussi ? Que vous importe ma vie ? quel prix voulez-vous y mettre ? que suis-je pour vous ? Votre âme est si occupée, votre vie si remplie et si agitée ! comment vous reste-t-il le temps de plaindre mes maux, et comment avez-vous donc assez de sensibilité pour répondre à mon amitié ? Oui, vous êtes trop aimable, vous avez le don de l’intérêt, et il me semble que je ne devais point vous en inspirer. Mes lettres vous sont nécessaires, cela peut-il être vrai ? oui, puisque vous le dites ; mais pourquoi avez-vous donc été si longtemps à m’écrire ? pourquoi ne pas m’adresser directement vos lettres ? Strasbourg les a retardées de deux ou trois jours. Ce n’est rien pour quelqu’un qui emploie huit mois pour satisfaire sa curiosité ; mais c’est beaucoup trop pour quelqu’un qui ne connaît plus qu’un genre d’intérêt dans la vie. Je suis ravie (et c’est par là que je voulais commencer) que vous ayez été content du roi de Prusse. Ce que vous me dites sur cette vapeur magique qui l’environnait, est si charmant, si noble, si juste, que je n’ai jamais pu m’en taire : je l’ai lu à tous ceux qui méritaient de l’entendre. Madame Geoffrin a voulu que je lui en donnasse une copie. Je l’ai envoyé plus loin, et cela sera bien senti. Vous n’allez donc pas en Russie ; cela me fait un plaisir sensible. Oui, laissez-moi encore vous dire combien je trouve aimable votre amitié. Vous répondez à tout, vous causez, vous êtes encore près, lorsque vous êtes à mille lieues. Mais d’où vient donc que cette femme ne vous aime pas à la folie, comme vous voudriez l’être, comme vous méritez de l’être ? À quoi donc peut-elle employer son âme et sa vie ? Ah ! oui, elle n’a ni goût, ni sensibilité, j’en suis sûre. Elle devrait vous aimer, ne fût-ce que par vanité ; mais de quoi vais-je me mêler ? vous êtes content, ou si vous ne l’êtes pas, vous aimez le mal qu’elle vous fait : pourquoi donc vous plaindrais-je ? Mais cette autre malheureuse personne ! c’est elle qui m’intéresse ; lui avez-vous écrit ? son malheur est-il toujours aussi profond ? Je dois vous dire que l’autre jour, chez la comtesse de Boufflers, on parla beaucoup de vous et du Connétable ; la jeune de Boufflers me dit qu’elle vous croyait fort amoureux ; que cela lui avait fait regarder avec attention madame de ***. Il y avait là un homme qui assura que vous ne l’étiez plus, que vous l’aviez aimée, que cela était usé ; et qu’il croyait que vous ne seriez jamais longtemps heureux ou malheureux par la même femme ; que l’activité de votre âme ne lui permettait pas de se fixer longtemps au même objet ; et de là une dissertation spirituelle sur des choses sensibles et sur la passion. La comtesse de Boufflers finit par dire qu’elle ne savait pas de qui vous étiez amoureux, mais que ce n’était plus de madame de *** ; et qu’elle jugeait, par les billets qu’elle avait reçus de vous à votre départ, que vous étiez fortement attaché, et que votre éloignement déchirait votre âme ; et puis cette réflexion si naturelle : et cependant pourquoi aller en Russie ? Mais peut-être c’est pour se guérir, peut-être est-ce pour étouffer le sentiment de la personne qu’il aime. Enfin, après bien des conjectures sans intérêt, on vint à me demander si je vous aimais, si je vous connaissais beaucoup : car je n’avais pas dit un mot. Oui, je l’aime beaucoup, et quand on le connaît un peu, il n’y a que cette manière de l’aimer ! — Eh bien, vous savez donc ses liaisons ? quel est l’objet de sa passion ? — Eh ! non, en vérité, je n’en sais rien du tout. Je sais qu’il est à Berlin, qu’il se porte bien, que le roi l’a reçu parfaitement, qu’il verra ses troupes, qu’il ira en Silésie. Voilà ce que je sais : voilà ce qui m’intéresse. Et l’on parla de l’Opéra, de madame la dauphine, et de mille choses intéressantes. Je vous conte tout cela pour vous dire que je n’aime pas que tout le monde connaisse vos affections, vos dégoûts, vos inconstances. Je ne voudrais entendre parler que de votre mérite, de vos talents et de vos vertus : ai-je tort ? Vous vouliez plusieurs lettres à Vienne, et il est possible que vous n’en ayez point, ou que vous en soyez accablé. Je vous ai écrit trois fois à Berlin depuis le 6 juin. Sans doute, on vous renverra vos lettres ; si elles y attendaient votre retour, elles seraient de vieille date lorsque vous les recevriez ; mais je m’en rapporte au besoin que vous avez de recevoir de ces lettres dont la privation vous tourne la tête. En grâce, ne me traitez pas si bien ; ne m’écrivez pas la première, parce qu’alors, sans vous en apercevoir, vous ne m’écrivez que pour m’avoir écrit. Ne venez à moi que lorsque vous n’avez plus rien à lui dire : cela est dans l’ordre, l’amitié ne doit arriver qu’après ; quelquefois elle est à une grande distance ; quelquefois aussi elle est bien près, trop près peut-être ; les malheureux aiment, ils aiment tant ce qui les console ! il est si doux d’aimer ce qui plaît ! Je ne sais pourquoi j’ai quelque chose qui m’avertit que je pourrais dire de votre amitié ce que le comte d’Argenson dit en voyant, pour la première fois, la jolie mademoiselle de Berville, qui était sa nièce : Ah ! elle est bien jolie ! Il faut espérer qu’elle nous donnera bien du chagrin. Qu’en pensez-vous ? Mais vous êtes si fort, si modéré, et surtout si occupé, que cela vous met à l’abri des grands malheurs et des petits chagrins. Voilà comme il faut avoir de l’esprit, comme il faut avoir des talents : cela rend supérieur à tous les événements. Quand on est, avec cela, aussi honnête et surtout aussi sensible que vous, on est sans doute affecté douloureusement, on l’est assez pour contenter l’amitié ordinaire ; mais on est bientôt détourné des mouvements de l’âme, lorsque la tête est vivement et profondément occupée. Oui, je vous le prédis et j’en suis bien aise : vous n’éprouverez plus de ces malheurs qui bouleversent l’âme ; vous êtes assez jeune pour recevoir encore de légères secousses ; mais je vous réponds que vous vous mettrez bientôt en mesure ; ah ! je vous en réponds : vous ferez une grande fortune, vous aurez une grande célébrité. Je vais vous faire horreur, je vais vous montrer une âme bien petite, bien commune ; mais je ne saurais qu’y faire. Toutes les fois que je viens à vous regarder dans l’avenir, je me sens glacée ; et ce n’est point parce que ce qui est grand attire l’admiration et m’écrase : mais c’est que ce qui est grand mérite bien rarement d’être aimé. Convenez que je suis presque aussi bête que je suis folle : je suis bien pis que cela. J’ai ce certain genre, le seul mauvais, à ce que dit Voltaire ; je l’ose nommer, je vous en ai si bien pénétré que je n’ai pas besoin de vous dire que c’est le seul ennuyeux. La différence de nos affections, la voici : c’est que vous êtes au bout du monde, c’est que vous êtes assez calme pour jouir de tout ; et moi je suis à Paris ; je souffre et je ne jouis de rien, voilà tout, comme dit Marivaux. J’ai reçu beaucoup de détails : ils ont calmé mon désespoir ; j’ai vu qu’il n’y avait rien à craindre de ce dernier accident ; mais concevez s’il est possible d’avoir un moment de repos, en tremblant sans cesse pour la vie de quelqu’un à qui l’on sacrifierait la sienne à tous les instants. Ah ! si vous saviez combien il est aimable, combien il est digne d’être aimé ! Son âme est douce, tendre et forte ; je suis assuré que c’est l’homme du monde qui vous plairait et vous conviendrait le plus.

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C’est vous qui me donnez des défauts : vous en avez le privilège exclusif. Je suis, avec tous mes autres amis, la meilleure et la plus facile de toutes les créatures : il me semble qu’ils me font toujours grâce, et qu’ils me préviennent sur tout ; je passe ma vie à les remercier, à les louer, et je me plains de vous, mais ce n’est qu’à vous ; je vous critique, je vous désapprouve, pourquoi cette différence ? Mais croyez-vous qu’il n’y ait qu’un an que nous nous connaissons ? cela me paraît impossible. La raison que vous me donnez pour le refus du Connétable n’est pas bien bonne : vous savez que j’avais un copiste sûr…



LETTRE X

Mercredi au soir, 14 juillet 1773.

Mon Dieu ! que vous êtes aimable, et que vous m’étonnez, en revenant à moi d’aussi loin, étant aussi occupé, aussi dissipé ! Comment se fait-il que vous pensiez même à quelqu’un qui ne peut avoir de mérite auprès de vous que celui de vous avoir paru capable d’aimer et de souffrir ? de quel usage vous seront jamais ces tristes facultés ? vous n’avez pas besoin d’être aimé, et vous seriez fâché de me faire souffrir : quel prix pouvez-vous donc mettre à une liaison où tout l’avantage est de mon côté ? Vous me faites des questions, auxquelles je ne suis pas en état de répondre. Hélas ! il faudrait être calme pour répondre à l’indifférence qui interroge : le malheur, la durée des souffrances m’ont mise dans une espèce de stupidité qui m’ôte le pouvoir de penser : il ne me reste tout juste de raison que ce qu’il en faut pour me juger, pour condamner tous mes mouvements, pour m’affliger de tous mes sentiments. Mon âme a la fièvre continue avec des redoublements qui me conduisent souvent jusqu’au délire. Oh ! s’il était vrai que de l’excès du mal on voit naître quelquefois le bien, je devrais espérer quelque soulagement. Non, je ne puis plus suffire aux diverses agitations qui déchirent mon cœur, et je me reproche la faiblesse qui m’entraîne à vous montrer ce que je souffre. Il me semble que je ne veux point exciter votre intérêt : je n’ai aucun droit à votre sensibilité ; et si j’en avais, ce n’est pas de ma douleur que je voudrais la nourrir. Non, vous ne me devez rien, et je vais vous le prouver : je déteste, j’abhorre la fatalité qui m’a forcée à vous écrire ce premier billet, et dans ce moment peut-être, elle m’entraîne avec autant de puissance. Je ne voulais pas vous parler de moi ; je voulais simplement vous remercier de m’avoir écrit avant que d’arriver à Vienne : je voulais vous répondre, et non pas vous parler ; je n’accepte aucune de vos louanges et je vais vous étonner : c’est qu’elles ne me louent point. Que m’importe que vous jugiez que je ne suis pas bête ? il est singulier, mais il est pourtant vrai, que vous êtes l’homme du monde à qui je me soucie le moins de plaire. Expliquez-moi cette bizarrerie ; expliquez-moi aussi pourquoi je vous juge avec une sévérité insupportable ; pourquoi je me trouve injuste à tout moment avec vous ; pourquoi, ne croyant pas à votre amitié, j’en chicane toujours les expressions ; pourquoi, enfin, ayant à me louer de vous, je serais tentée de m’en plaindre. Oui, ma raison me dit que je devrais vous demander pardon : car ma pensée vous offense sans cesse, et mon âme se révolte au seul sentiment que vous pourriez me faire grâce. Eh ! non, je n’en veux point : jugez-moi sévèrement ; voyez toute mon injustice, voyez toute mon inconséquence, et laissez-vous aller au mouvement que cela doit vous inspirer. Oh ! je vous l’ai dit, nous ne ferons point de tout ceci l’amitié de Montaigne et de La Boétie. Ces gens-là étaient calmes : ils n’avaient qu’à se livrer aux impressions douces et mutuelles qu’ils recevaient, et nous, nous sommes malades, mais avec cette différence, que vous êtes un malade plein de force et de raison, qui se conduira de manière à jouir incessamment de la plus excellente santé ; tandis que moi, je suis atteinte d’une maladie mortelle dans laquelle tous les soulagements que j’ai voulu apporter, se sont convertis en poison et n’ont servi qu’à rendre mes maux plus aigus. Ils sont d’une nature étrange ; ils ont dépravé ma raison, et égaré mon jugement : car je ne voudrais point guérir ; je ne me sens que le besoin de mourir. Ah ! mon Dieu ! que je serais fâchée de dévorer cent volumes en deux mois de temps ! que je serais fâchée de valoir autant que vous, et d’être destinée à autant de succès et à autant de gloire ! si vous saviez combien mon âme est petite : elle ne voit qu’une seule chose dans la nature qui vaille la peine de l’occuper. César, Voltaire, le roi de Prusse lui paraissent quelquefois dignes d’admiration, mais jamais dignes d’envie. Je vous ferais trop d’horreur, si je vous disais le sort que je préférerais à tout ce qui respire ; oui, je suis comme Félix : j’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables.

J’en ai de violents. J’en ai de pitoyables. J’en ai même de —. Mais vous n’entendriez pas cette langue, et je vous ferais rougir d’avoir pu penser que mon âme avait quelques rapports avec la vôtre ; vous me faites trop d’honneur en m’élevant jusqu’à vous ; mais aussi gardez-vous bien de me mettre à côté des femmes que vous estimez le plus : vous les affligeriez et vous me feriez mal. Vous ne savez pas tout ce que je vaux : songez donc que je sais souffrir et mourir ; et voyez après cela, si je ressemble à toutes ces femmes qui savent plaire et s’amuser. Hélas ! l’un me répugne autant que l’autre me serait impossible. Je sais mauvais gré à tout ce qui vient me distraire et me détourner. Il y a des objets que rien ne peut me faire perdre de vue. Ce que j’entends nommer dissipation et plaisir, ne fait que m’étourdir et me fatiguer ; et si quelqu’un avait eu la puissance de me séparer un moment de mes malheurs, je crois que, loin de lui porter de la reconnaissance, je devrais l’en haïr. Qu’en pensez-vous ? vous qui me parlez de mon bonheur et qui me faites espérer que, s’il dépend de votre amitié, vous me l’accorderez. Non, monsieur, votre amitié ne fera point mon bonheur, parce que cela est impossible ; elle me consolera, elle me fera souffrir peut-être, et je ne sais si j’aurai à me louer, ou à me plaindre de ce que je vous devrai.

Pourquoi donc avez-vous l’air de vous justifier d’avoir lu le Connétable ? il serait désobligeant de vous refuser au plaisir que vous pouvez faire et recevoir. Le roi de Prusse a écrit à monsieur d’Alembert une lettre charmante, elle est pleine d’éloges de vous, et il se promet bien d’entendre le Connétable. Je suis sûre qu’il en sera ravi, cette tragédie est au ton de son âme, à beaucoup d’égards. Adieu ; donnez-moi souvent de vos nouvelles, et ne formez point le projet de m’écrire quatre mots. Gardez ce projet pour vos connaissances, il y a même des amis qui en seraient contents, mais moi, je suis si difficile à contenter ! Vous me direz si vous avez reçu mes lettres.


LETTRE XI

De Paris, le 25 juillet 1773.

Eh ! non, ne vous y trompez pas les plus grandes distances ne sont pas celles que la nature a marquées par les lieux ; les Indes ne sont pas si loin de Paris, que la date du 27 juin n’est éloignée de celle du 15 juillet ; voilà le véritable éloignement, voilà les séparations effroyables, c’est l’oubli de l’âme ; cela ressemble à la mort, et cela est pis, puisque cela est senti longtemps. Mais n’allez pas croire que je vous fasse des reproches : eh ! mon Dieu, je n’en ai pas le droit, vous ne me devez rien, et moi je dois vous rendre grâce des marques de votre souvenir. Vous aurez été accablé de mes lettres à votre retour de Hongrie : voilà la troisième adressée à Vienne ; on a dû vous en envoyer deux ou trois de Berlin. Dans l’éloignement où vous êtes, il faut, s’il vous plaît, employer cette formule triviale : j’ai reçu telle lettre, etc. Je savais, il y a longtemps, par le baron de Cock, officier général au service de l’impératrice, que les camps n’auraient pas lieu. On croit ici que l’empereur et le roi de Prusse se sont donné rendez-vous dans quelque ville de leurs nouvelles possessions ; mais vous aurez rempli le temps d’une manière utile : ainsi vous regretterez peu les camps. Quoi ! de bonne foi, vous voulez que je vous réduise à ma taille ? C’est donc parce qu’il vous est plus facile de vous plier qu’à moi de m’élever, et qu’à quelque mesure que je vous voie, vous resterez à la vôtre, qui est telle que peu de gens peuvent y atteindre ; mais en vérité, permettez-moi de ne pas regarder comme un effet de confiance ni d’amitié, ce que vous me dites de votre caractère. Hélas ! savez-vous ce que vous me confiez, en me découvrant les inconséquences qui vous agitent ? c’est que je suis une bête qui ne voit rien, qui n’observe rien : car sans doute, si vous n’êtes ni dissimulé, ni faux, j’aurais dû démêler ce que vous croyez m’apprendre de vous-même ; et voulez-vous que moi je vous apprenne une chose d’une science profonde ? C’est que ni vous, ni moi ne nous connaissons parfaitement : vous, parce que vous êtes trop près, et que vous vous observez trop ; et moi, parce que je vous ai toujours vu avec crainte et embarras. Oh ! si jamais je vous revois, je vous regarderai mieux : il me semble que ma vue s’est raffinée. Ce que vous me dites sur la cause de vos courses continuelles est charmant : cela est plein d’esprit et de grâce, et en voilà bien assez pour que cela puisse se passer de vérité : Je remplis ma jeunesse pour que ma vieillesse ne puisse pas me reprocher de ne pas l’avoir employée. Vous voyez bien que c’est l’avare, qui, en laissant mourir de faim ses enfants, se justifie à lui-même sa dureté, en disant qu’il leur amasse du bien pour qu’ils en jouissent après lui. Soyons plus simples : ne cherchons point de prétexte pour justifier nos goûts et nos passions ; vous allez au bout du monde, parce que votre âme est plus avide que sensible. Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeune, vous avez connu l’amour, vous avez souffert, et vous en avez conclu que vous étiez sensible ; et cela n’est pas vrai. Vous êtes ardent, vous êtes passionné, vous seriez capable de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand : mais vous ne ferez jamais que des choses de mouvement, c’est-à-dire des actions, des actes détachés ; et ce n’est pas comme cela que procèdent la sensibilité et la tendresse. Elles attachent, elles lient, elles remplissent toute la vie, elles ne laissent place qu’aux vertus douces et paisibles, elles fuient l’éclat : tout ce qui les sépare et les éloigne de leur objet leur paraît malheur ou tyrannie. Voyez après cela et comparez. Je vous l’ai déjà dit : la nature ne nous a point faits pour être heureux, elle vous a condamné à être grand : soumettez-vous donc sans murmure. Je crois du reste tout ce que vous me dites de l’avantage de ce pays-ci sur tous les autres. Je ne sais si vous rapporterez de votre voyage le dégoût de voyager ; mais je suis bien sûre que vous n’en rapporterez pas la possibilité de pouvoir vous fixer quelque part. Vous aurez jugé avec justice et justesse ce qui est bon, ce qui est meilleur ; mais vous ferez comme les Italiens font de la musique, ils préfèrent la nouvelle à la bonne. Je vous demande pardon, je contrarie vos paroles ; mais convenez que je suis bien au ton de votre âme. Vous voulez que je vous parle de la mienne, voici son état. N’avez-vous jamais vu de ces malades attaqués de maux lents et incurables ? Quand on demande de leurs nouvelles aux gens qui les soignent, ils répondent : cela va aussi bien que son état le comporte ; c’est-à-dire, il mourra, mais il a quelques moments de répit ; voilà tout juste l’espèce de santé de mon âme. Au plus violent orage a succédé le calme. — Sa disposition morale est telle que je la ferais selon mon souhait et selon mon cœur ; mais que sa santé est alarmante ! cependant je suis sûre qu’il ne fait pas une faute de régime : il aime la vie parce qu’il se plaît à aimer et à être aimé ; il n’y tient que par là. Oh ! si vous saviez combien il est aimable ! oui, vous m’aimeriez un peu ; mais vous ne feriez pas grand cas de moi, d’avoir été capable d’une distraction. Oh ! qu’êtes-vous donc pour m’avoir détournée un instant de la plus charmante et de la plus parfaite de toutes les créatures ? Oui, si vous le connaissiez, ou quand vous le connaîtrez, vous verrez que, dans le jugement que j’en porte, il n’y a ni illusion, ni prévention. Eh bien, est-ce assez vous montrer mon âme ? Mon amitié est-elle passive, active ou indiscrète ? — Le chevalier d’Aguesseau vous aura mandé que j’avais perdu patience. Je lui avais envoyé demander de vos nouvelles ; dans ce moment-là, il n’en avait pas eu : mais dès qu’il reçut une lettre du 8, il me manda que vous vous portiez bien ; et alors, je fus tentée de vous écrire, pour vous remercier de ce que vous aviez un ami qui avait pu me tirer d’inquiétude ; et puis, je trouvai qu’il valait mieux vous attendre. Oui, en effet, je veux vous attendre, et toujours. Pourquoi irais-je plus vite que vous ? je me fatiguerais et je gênerais vos pas. Je ne veux plus qu’aucune affection agite mon âme douloureusement, c’est trop. Je ne sais pas comment je puis suffire à la dépense que je fais. Il est vrai que j’ai réuni toutes mes forces en un seul point. Toute la nature est morte pour moi, excepté quelques objets qui animent et remplissent tous les moments de ma vie. Je n’existe pour rien : les choses, les plaisirs, la dissipation, la vanité, l’opinion, tout cela n’est plus à mon usage ; et j’ai regret au temps que j’y ai donné, quoiqu’il ait été bien court : car j’ai connu la douleur de bonne heure, et elle a cela de bon qu’elle écarte bien des sottises. J’ai été formée par ce grand maître de l’homme, le malheur. Voilà la langue qui vous a plu : elle vous a rapproché de l’endroit sensible de votre âme, dont la dissipation et le ton aimable des femmes de ce pays-ci vous éloignaient sans cesse. Vous m’avez su gré de vous ramener à ce que vous aviez aimé, à ce que vous aviez souffert : oui, il y a une espèce de douleur qui a un tel charme, qui porte une telle douceur dans l’âme, qu’on est tout prêt à préférer ce mal à ce qu’on appelle plaisir. Je goûte ce bonheur ou ce poison deux fois la semaine ; et cette sorte de nourriture m’est bien plus nécessaire que l’air que je respire. — La comtesse de Boufflers m’a beaucoup parlé de vous et de ce qu’elle vous mandait ; elle vous aime, parce que vous avez fait le Connétable, et il y a assurément de quoi fonder son goût. Et moi je vous aimerais bien mieux, si vous n’étiez pas le connétable. Oh ! combien j’ai l’âme petite et bornée ! je hais également les patagons et les lilliputiens ; mais que vous importe mon goût ? Vous êtes bien aimable d’avoir pensé à grossir votre écriture ; mais j’ai envie cependant de m’en plaindre : cela m’a ravi quelques lignes. Au nom de Dieu, restez comme vous êtes : écrivez des pieds de mouche, faites le tour du monde, mais commencez par Paris ; en un mot ne changez pas un cheveu à votre manière d’être. Je ne sais pas si c’est la meilleure, mais elle m’est la plus agréable possible. Cette louange n’est-elle pas fade ? Ne vous moquez pas de moi ; je suis bien bête ; mais je vous assure que je suis une bonne créature, n’est-ce pas ?


LETTRE XII

Dimanche au soir, 1er août 1773.

Vous êtes trop aimable ; vous me surprenez en bien : il est ravissant d’avoir un plaisir sur lequel on ne comptait point, et je suis charmée de vous devoir un mouvement qui fait du bien à mon âme. J’avais reçu hier une lettre de vous, du 18 : j’étais bien contente de voir que les dates se rapprochaient, que vous n’y mettiez plus quinze jours d’intervalle, et que je ne devais pas ce changement au regret que je vous avais marqué : c’était à vous, c’était à votre amitié ; j’aime bien mieux ce qu’elle me donne que ce que j’en obtiendrais. Je voulais vous remercier, vous dire faiblement ce que je sens bien vivement, et j’ai été plus heureuse encore : j’ai reçu une autre lettre de vous aujourd’hui, du 18. Mon premier mouvement (je ne sais pourquoi) a été la crainte : l’habitude du malheur gâte tout ; mais j’ai été bientôt rassurée. Je vous ai trouvé bon, sensible, près de mon âme. Il me semblait que je devais m’applaudir d’avoir souffert, puisque ma douleur vous avait intéressé. Oh ! de combien de regrets vous remplissez ma vie ! je jouirais de votre amitié ; elle ferait ma consolation, elle ferait mon plaisir, et vous êtes à mille lieues ? je ne saurais me défendre de la crainte que tant d’objets nouveaux, qu’une vie aussi occupée et aussi dissipée que celle que vous êtes forcé de mener, ne détruisent ou du moins n’affaiblissent une liaison et un intérêt auxquels il a manqué peut-être le degré de chaleur qui en fait un besoin du cœur, ou le temps qui en fait une habitude. J’avoue que je mets bien peu de prix à ce dernier lien : c’est le sentiment de ceux qui n’en ont point ; mais voyez la funeste disposition de mon âme : je m’occupe de crainte, de regret, lorsque je devrais jouir des témoignages et des preuves de votre amitié. Elle est bien douce, elle est bien indulgente cette amitié : vous me pardonnez toute mon injustice ; je vous ai accusé mille fois ; mais en même temps je ne me suis jamais repentie de m’être livrée à vous par la confiance la plus intime. Il est impossible avec vous d’avoir à se reprocher une méprise ; et par là on est à l’abri des grands malheurs : car remarquez que toutes les tragédies sont fondées sur une méprise, et que presque tous les malheurs ont la même cause ; mais ne me punissez donc pas d’avoir été injuste, en ne me parlant plus de ce qui m’intéresse. Dites-moi tout ce que vous éprouvez, et je vous promets de le partager et de vous dire encore l’impression que j’en recevrai. Je vous aime trop pour pouvoir m’imposer la moindre contrainte ; je préfère avoir à vous demander pardon, que de ne point faire de fautes. Je n’ai plus d’amour-propre avec vous, et je n’entends point toutes ces règles de conduite qui font qu’on est toujours content de soi et qu’on est si froid avec ce que l’on aime. Je hais la prudence : je hais même (souffrez que je vous le dise) ces devoirs de l’amitié qui font substituer la discrétion à l’intérêt, et la délicatesse à la sensibilité. Que vous dirai-je ? j’aime l’abandon ; je n’agis que de premier mouvement, et j’aime à la folie qu’on soit de même avec moi. Ah ! mon Dieu ! que je suis loin de vous valoir ! je n’ai point de vertus, je ne connais point de devoirs avec mon ami ; je me rapproche de l’état de nature : les sauvages n’aiment pas avec plus de simplicité et de bonne foi. Le monde, le malheur, rien n’a pu corrompre mon cœur. Je ne serai jamais en garde contre vous ; je ne vous soupçonnerai jamais. Vous dites que vous avez de l’amitié pour moi ; vous êtes vertueux : que puis-je avoir à craindre ? Je vous laisserai voir le trouble et l’agitation de mon âme, et je ne rougirai point de vous paraître faible et inconséquente. Je vous l’ai déjà dit, je ne prétends point à vous plaire ; je ne peux point usurper votre estime : j’aime mieux mériter votre indulgence ; enfin, je veux vous aimer de tout mon cœur, et avoir pour vous une confiance sans réserve. — Non, je ne vous crois pas fin, et je pense, comme vous, que la finesse est toujours une preuve de disette d’esprit ; mais je vous crois bien bête, lorsque vous n’entendez pas ce qu’on vous désigne clairement ; qu’importe le nom ? il suffit qu’il ne puisse pas gâter ce que je vous ai dit de la personne ; ce qui m’étonne, c’est que je vous l’ai nommée vingt fois ; cela me prouve ce que je ne croyais pas, que je prononce son nom comme celui d’une autre : mais ce qui m’étonnerait bien plus encore, ce serait si vous veniez à ne pas le distinguer des autres : cependant je vous assure qu’il n’est pas fait pour rester dans la foule ; vous verrez.

J’ai vu aujourd’hui le chevalier d’Aguesseau. J’étais fière de pouvoir lui donner de vos nouvelles. Avec les autres personnes qui sont en droit d’en attendre, j’aurais eu un sentiment tout contraire : j’aurais craint de leur paraître plus heureuses qu’elles, et de vous faire accuser : car la plupart des femmes n’ont pas besoin d’être aimées ; elles veulent seulement être préférées. Le chevalier d’Aguesseau m’a dit qu’il allait vous écrire et vous mander des nouvelles ; pour moi, je ne m’intéresse qu’à une seule, et je voudrais bien pouvoir vous la mander…

Je serai bien aise de revoir le chevalier de Chatelux ; mais cependant si j’avais pu ajouter à son voyage ce que je voudrais retrancher du vôtre, je ne le verrais pas sitôt. Voyez, je vous en prie, combien je renverse l’ordre de la chronologie : il y a huit ans que j’aime le chevalier. Je suis bien aise que vous mettiez de l’intérêt dans votre voyage ; je désire même que vous y trouviez du plaisir : mais ce que je veux par-dessus tout, c’est que vous regrettiez les gens qui vous aiment. Je voudrais que la Turquie, la Hongrie et l’univers ne vous fissent pas oublier que vous manquez à leur bonheur ; et je voudrais encore que vous revinssiez dans la résolution de ne point les quitter au moment où ils commenceront à jouir du charme de votre amitié et de votre société. Adieu. Je ne vous ai pas dit que je suis malade comme une bête : mais mon âme est moins souffrante ; ainsi je ne dois pas me plaindre. Faites que j’aie à me louer de votre caractère, et vous serez bien aimable.



LETTRE XIII

Dimanche, 8 août 1773.

Voyez quelle folie d’aller vous chercher, d’aller vous attendre à Breslau ! vous y serez occupé du roi, des troupes, de vos succès, etc., etc., et rien ne vous portera à jeter vos regards vers Paris. J’ai tort ; Paris est bien grand, mais vous m’y laisseriez dans la foule. Cependant, croyez-moi, il y a peu, mais très peu, et si je ne craignais de vous affliger, je vous dirais : il n’y a personne qui vous regrette plus sin- cèrement que moi. Tout le monde est occupé ou dissipé ; moi seule, je crois, ne saurais perdre de vue ce qui m’afflige, ou ce que je désire. Je ne sais pas comment on fait pour s’accoutumer aux privations : celles qui touchent l’âme sont si sensibles ! elles n’ont point de dédommagement. Je ne conçois point qu’il n’y ait pas encore trois mois que vous êtes parti, et je conçois bien moins encore comment il faudra vous attendre jusqu’à la fin de novembre. Votre présence ne pourrait que me consoler, et je la regrette comme mon plaisir. Ah ! l’amitié, ce bienfait de la nature, est donc un nouveau malheur pour moi ! tout ce qui affecte mon âme en devient le poison. Vous étiez pour moi une connaissance si aimable : votre ton, vos manières, votre esprit, tout me plaisait ; un degré d’intérêt a tout gâté ; je me suis livrée au bien que vous me faisiez. Ah ! pourquoi avez-vous pénétré dans mon âme ? pourquoi me montriez-vous la vôtre ? pourquoi établir un commerce intime entre deux personnes que tout sépare ? est-ce vous, ou est-ce moi qui suis coupable de l’espèce de douleur dont je souffre ? quelquefois je suis arrêtée sur le désir que j’ai de votre retour, parce que je crains que vous n’affligiez mon amitié : cependant elle sera bien peu exigeante ; vous serez tellement occupé, dissipé et entraîné, qu’à Paris même vous serez peut-être plus loin de moi qu’à Breslau. Songez donc à tout ce que vous aurez acquis auprès des gens qui aiment par air et par désœuvrement. Vous viendrez de si loin, on s’intéressera tant à ce que vous aurez vu, on sera si charmé de vous voir, de vous entendre, qu’il n’y aura pas moyen de vous dérober à tant d’empressement. Eh bien ! soit ; je ne vous verrai guère et je vous attendrai souvent : c’est quelque chose. D’ailleurs, quand on est honnête et sensible, on revient souvent où l’on est toujours attendu. Je voudrais en être là ; mais au moins n’êtes-vous pas dans l’intention d’abréger, plutôt que de prolonger votre voyage ? Que verrez-vous de mieux, de plus intéressant que ce que vous voyez en Silésie ? et puis, si vous n’avez pas le soin d’écrire de Suède, si vous attendez d’avoir reçu des lettres, vous voyez bien qu’on sera trois mois sans entendre parler de vous, et ce n’est plus là être absent, c’est être mort. Quand vous seriez condamné aux mêmes privations, vous en souffririez moins ; d’ailleurs c’est votre faute : vous vous y êtes soumis en partant, et vos amis n’y ont pas donné leur consentement. En un mot, soit justice, soit générosité, je veux avoir de vos nouvelles, et il n’y a ni raison, ni prétexte qui puisse vous autoriser à être jamais aussi longtemps sans m’écrire que vous l’avez été de Prague à Vienne. Songez que vous devez beaucoup à ma situation : je suis malheureuse, je suis malade ; voyez si cela ne sollicite pas votre vertu. Ce qu’elle m’accordera, sera payé d’une reconnaissance infinie. Mon Dieu ! le pauvre motif et le pitoyable sentiment ! ne trouvez-vous pas ? — J’ai lu ces jours passés l’extrait d’un éloge de Colbert, qui concourt à l’Académie française. Cet extrait m’a paru d’un ton si ferme, si noble, si élevé, si original, que tout à coup j’ai désiré qu’il fût de vous. Je ne sais si le reste de cet ouvrage en serait digne ; mais vous ne désavoueriez pas le peu que j’en ai vu. — J’ai eu la fièvre tous ces jours passés ; la dernière fois que je vous ai écrit, j’ai fini ma lettre en tremblant le frisson. Il y a un certain courrier qui, depuis un an, donne la fièvre à mon âme ; mais elle avait gagné ma mauvaise machine. Je me sens détruite ; et j’ai toujours été si malheureuse, que j’ai quelque chose qui me dit que je mourrai au moment où mon malheur pourrait finir. Revenez, et du moins je serai sûre d’avoir goûté, avant de mourir, une consolation bien douce pour mon âme. Je me reproche d’avoir été injuste avec vous. Mon Dieu ! si vous avez souffert, vous m’aurez pardonné : il y a des situations qui demandent tant d’indulgence ! — J’ai lu le livre si attendu de M. Helvétius. Je suis effrayée de sa grosseur, deux volumes de six cents pages chacun ! votre voracité en viendrait à bout dans deux jours ; mais moi, je ne saurais lire avec intérêt : mes affections retiennent toute mon attention ; je lis toujours ce que je sens, et non pas ce que je vois. Ah ! mon Dieu, que l’esprit s’amoindrit en aimant ! il est vrai que l’âme n’y perd rien ; mais que fait-on d’une âme ? — J’oubliais de vous répondre sur l’affaire du comte de C*** : elle est un peu plus reculée que lorsqu’il en a eu la première pensée ; vous ne pouvez croire quel pauvre homme est celui dont dépend cette affaire : il n’est pas bête, mais c’est le plus sot de tous les hommes. Sa femme vaut mieux : mais l’occupation où elle est d’elle-même, absorbe toutes ses facultés. En tout, ce sont des gens dont le vrai mérite est d’avoir un excellent cuisinier. Que de gens dont on dit du bien, qui n’ont pas d’autre valeur ! Non, l’espèce humaine n’est pas méchante : elle n’est que sotte, et à Paris elle est aussi vaine et aussi frivole que sotte : mais qu’importe, pourvu que ce qu’on aime soit bon, aimable et excellent ?

Ah ! si vous saviez ce qui amuse, ce qui attache le public ! une tragédie de M. Dorat (elle est dénuée d’esprit, d’intérêt et de talent), et puis encore une comédie de M. Dorat. C’est le chef-d’œuvre du mauvais goût et du mauvais ton ; c’est un jargon inintelligible. Enfin les applaudissements qu’on donne à cela m’avaient réellement attristée l’autre jour. Cela est fait pour décourager le talent.



LETTRE XIV

Dimanche, 15 août 1773.

Mon Dieu ! écoutez-moi ; et une fois pour toutes, croyez que je ne puis pas avoir tort avec vous, et vous savez bien pourquoi je ne puis pas avoir de tort. Je n’ai donc point eu de négligence, puisque, depuis le 3 juillet, voilà ma cinquième lettre, le 15, le 26, le 1er août, le 6 ou le 7, et aujourd’hui. Je n’entends pas pourquoi le 3 vous n’aviez pas ma lettre du 15. Je ne puis pas me faire aux irrégularités de la poste : elles font le tourment de ma vie ; mais vous m’étonnez, vous, d’y mettre autant d’importance. Comment donc votre âme peut-elle suffire à tout ? je ne fais qu’une seule chose, et j’en meurs de fatigue et de douleur : cette citation des regrets de ce père, à propos de mes lettres, est bien charmante. Est-ce avec de l’esprit qu’on pénètre si avant dans une âme sensible ? non, votre esprit me plairait, mais il ne me toucherait pas. Comment avez-vous pu penser que j’aie formé le projet de vous inquiéter ? Eh, bon Dieu ! où aurais-je trouvé cette sotte confiance ? Vous punir ? et de quoi ? En supposant, ce qui n’est assurément pas, que je fusse mécontente de votre amitié, est-ce que je serais en droit de me plaindre ? et ne serait-ce pas le comble de l’impertinence d’aller imaginer que mes lettres seront une privation sensible pour vous ? Si je vous dis que je ne suis pas si sottement vaine que la plupart des femmes, vous ne serez pas obligé de m’en croire : mais connaissez-moi mieux, et vous verrez que je reçois à titre de grâce tout ce qu’on veut bien m’accorder ; que j’en jouis avec sensibilité ; que j’y réponds avec toute la tendresse et la sincérité de mon âme ; mais jamais je ne me sens animée de cette sorte de confiance qu’on ne trouve point dans son cœur, mais bien dans l’amour-propre qui fait exiger de ce qu’on aime, et qui ose quelquefois le mettre à l’épreuve. L’usage du monde n’a point altéré la simplicité et la vérité de mes sentiments. Remarquez que je ne me loue pas : je me défends. Je suis fâchée et inquiète de votre mal à la jambe : vous ne la ménagerez pas, quoique vous en disiez, et voilà de quoi je suis inquiète plus que de votre mal. Mon Dieu ! que vous avez bien raison ! il n’y a rien de si froid et de si plat que de ménager ses amis. Hélas ! le grand malheur de l’absence, c’est de trop ignorer tous les détails qui les touchent. En disant beaucoup, on laisse encore tant à désirer ! il me semble que mon ami omet toujours ce que j’ai besoin de savoir. Mais pourquoi donc vous excéder de fatigue ! le manque de sommeil épuise la tête, et, quelque forte que puisse être la vôtre, je suis assurée que, lorsque vous avez passé la nuit, vous tirez un moins bon parti des choses et des objets que vous voulez observer, sans compter que vous risquez d’affaiblir votre santé. Pour arriver au but que vous vous proposez, il faut non seulement vivre, mais se bien porter ; pour s’exalter l’âme au point de tout sacrifier à l’amour de la gloire, je crois qu’il est bon de conserver son estomac. Ah ! si vous saviez combien les souffrances physiques rapetissent l’âme ! je vous réponds que vous ne prodigueriez pas, comme vous le faites, votre sommeil et vos forces. Je vous parle là une langue bien triviale, mais c’est celle de l’amitié. Remarquez que les personnes qui aiment à plaire ne disent pas un mot de tout cela. Le ton de l’intérêt est sans grâce, il est pesant, il se répète ; mais il n’ennuie pas lorsqu’on le sent pour quelqu’un qui le mérite si bien. En effet, il ne tiendrait qu’à moi de croire que l’inquiétude où vous étiez lorsque vous m’avez écrit, troublait un peu votre jugement : vous me pressez de vous écrire, sans me dire où il faut adresser ma lettre. Je sais que vous n’êtes plus à Vienne depuis le 12 au plus tard, et cependant je vous y écris cela n’a pas le sens commun. Ce qui, je crois, ne l’a pas davantage, c’est de vous avoir écrit à Breslau : mais pourquoi donc, lorsqu’on fait le tour du monde, conserver le besoin d’entendre parler de ses amis ? Ah ! oui, vous êtes bien inconséquent ! en vérité, il y a des moments où je me sens si lasse, que je suis toute prête à vous laisser en chemin. Je suis si malade, je suis si triste, qu’il me semble que ce serait vous servir que de me laisser tout à fait oublier. Plus vous avez de bonté, plus vous êtes sensible, et plus j’ose vous répondre que vous vous repentirez souvent de vous être livré trop vite à une liaison, dont tout l’avantage devait être pour moi. — Il y a un article dans votre lettre, sur lequel mes yeux ne pouvaient s’arrêter, et mon âme semblait s’y attacher. Mon Dieu ! quel mot vous me prononcez ! mon sang se glace ; non, non, mon âme ne chercherait plus la vôtre. Ah ! cette pensée me fait mourir ! Soyez ma consolation ; calmez, s’il est possible, le trouble de mon âme : mais gardez-vous de penser que je pusse survivre un instant à un malheur dont la seule crainte remplit ma vie d’un effroi qui a détruit ma santé, et qui trouble sans cesse ma raison. Adieu ; je ne saurais continuer : je me sens le cœur serré ; si je puis me distraire, je reprendrai : car j’ai à me justifier et à vous demander pardon, quoique je ne sois pas coupable.


Toujours Dimanche.

J’ai été tentée de vous avertir que j’avais dit cette phrase sur le roi de Prusse, qui était charmante, et que je crus pouvoir répéter sans inconvénient. Elle fut trouvée comme elle est, et elle fut répétée tant et tant, qu’elle alla jusqu’à madame Du Deffand, qui la trouva très mauvaise, qui la retourna, qui la commenta, et qui éprouva sur son avis mille contradictions. Enfin, elle finit par dire que, quand vous auriez fait Athalie avec le Connétable, cela ne l’empêcherait pas de trouver le fond et la forme de cette pensée détestables. À quelques jours de là, elle en parla à l’ambassadeur de Naples sur le même ton ; cela l’impatienta, et il lui dit que lorsqu’on voulait critiquer, il fallait au moins citer de bonne foi, et qu’en changeant les termes de cette phrase, il trouvait encore sa critique aussi sévère qu’injuste. Madame de Luxembourg, madame de Beauveau, devant qui cela se passait, et qui étaient contre madame Du Deffand, demandèrent à l’ambassadeur s’il pourrait avoir une copie de cette phrase : il la leur promit ; il vint me conter toute cette sotte dispute, et j’avoue que le plaisir de confondre madame Du Deffand me fit céder à la prière de l’ambassadeur : je lui fis copier ces trois lignes, et il s’en alla triomphant. Alors madame Du Deffand fut confondue, ou du moins elle n’osa plus dénigrer ce que tout le monde trouvait charmant. Jusque-là il n’avait pas été question de savoir à qui vous l’aviez écrite. Elle s’avisa de le demander : l’ambassadeur s’y refusa, elle n’en eut que plus de curiosité ; il lui dit que c’était à moi ; et il ajouta : « C’est à coup sûr par pressentiment que vous avez dénigré quelque chose qui est plein d’esprit et de grâces ». Voilà un long récit : je vous l’aurais conté dans le temps ; mais c’est que cela me parut pitoyable, transporté à quatre cents lieues. Il faut ajouter que l’ambassadeur me rapporta cette copie qui fut brûlée. Et puis, voyez quelles sottises occupent les gens du monde ! quel vide cela prouve ! Oui, le malheur est bon à quelque chose : il corrige de toutes ces petites passions qui agitent les gens oisifs et corrompus. Ah ! s’ils pouvaient aimer, ils deviendraient bons. Vous voyez après cela si je suis coupable d’indiscrétion ; et si vous me le dites, je le croirai : mais ne me dites point qu’on croira que nous nous écrivons pour faire de l’esprit, etc. Eh ! que nous importe ce que les sots ou les méchants croiront : ils ne sont forts que parce qu’on les craint ; je les hais, je les fuis, mais je ne les crains plus. Depuis quelques années j’ai tellement apprécié ceux qui jugent, que je n’oserais pas vous dire le mépris que j’ai pour l’opinion. Je ne voudrais pas la braver, mais voilà tout. Il y a une passion qui ferme l’âme à toutes les misères qui tourmentent les gens du monde, j’en fais la triste expérience. Un grand chagrin tue tout le reste. Il n’y a qu’un intérêt, qu’un plaisir, qu’un malheur et qu’un seul juge pour moi dans toute la nature. Oh ! non, je n’ai point de petitesse. Songez que je ne tiens à la vie que par un point : s’il venait à m’échapper, je mourrais. D’après cette disposition intime, profonde et permanente, vous croirez sans peine que tout est anéanti pour moi. Je ne sais par quelle fatalité ou par quel bonheur j’ai été susceptible d’une affection nouvelle : en me recherchant, je n’en saurais trouver, ni expliquer la cause ; mais quelle qu’elle soit, ses effets mettent de la douceur dans la vie. Il me paraît inouï que mon malheur ait pu vous intéresser : cela me prouve la bonté, la sensibilité de votre cœur. Je me reproche à présent les remords que j’ai eus en me livrant à mon penchant pour vous : le malheur rend sévère envers soi-même ; je me croyais coupable du bien que vous me faisiez ; est-ce à présent, était-ce alors que je me faisais illusion ? en honneur, je n’en sais rien : mais vous, dont le malheur ne bouleverse pas l’âme, vous me jugerez ; et quand je vous verrai, vous me direz si je dois m’applaudir ou m’affliger du sentiment que vous m’inspirez. J’ai reçu hier des nouvelles qui m’alarment : sa santé ne saurait se raffermir ; il est toujours menacé d’un accident funeste, et dont il a été deux fois à l’agonie depuis un an : voyez s’il est possible de vivre. Adieu ; donnez-moi de vos nouvelles.



LETTRE XV

Lundi, 16 août 1773.

Je rouvre ma lettre, pour vous dire combien je suis pénétrée de la bonté que vous avez d’être aussi inquiet de n’avoir pas reçu de mes nouvelles. Je n’en conçois pas la raison : car ce sont mes amis qui ont été chargés de remettre mes lettres à la grande poste. M. d’Alembert a reçu hier votre lettre du 6. Je me suis chargée de vous répondre, et je ne vous dirai jamais à quel point je suis fâchée et bien aise de vous avoir donné de l’inquiétude ; si j’avais tort, je serais désolée. Mais pourquoi donc avez-vous renoncé à aller dans le Nord ? Je ne puis pas croire que ce soit uniquement pour abréger le temps de votre voyage : à qui donc faites-vous le sacrifice de la Suède ! Si on l’a exigé, vous êtes content : le mouvement de cette personne vous a déjà payé. Enfin, si votre retour est avancé, j’aime la personne ou la chose qui en est cause : mais l’année prochaine, il faudra encore aller en Russie ; et puis, ne faudra-t-il pas tout à l’heure aller à Montauban ? et puis les campagnes, et puis celle où vous trouverez le plaisir et où vous chercherez le bonheur, et puis, et puis : mais n’importe ; tout cela vaut mieux que la Suède ; et je ne sais, quelque chose me dit que je ne dois pas m’inquiéter de ce qui arrivera l’année prochaine ; comme vous le disiez, on a le temps de mourir cent fois. Mais pourquoi n’est-ce pas à moi que vous avez dit que vous abrégiez votre voyage ? je l’aurais su un jour plus tôt. Vous m’avez fait un reproche : j’ai envie de vous le rendre. Est-ce vous qui êtes coupable de ce que me mande le chevalier de Chatelux ? Il prétend que je vous aime beaucoup. Comment le sait-il ? je n’ai mis que vous et celui à qui je dis tout dans mon secret ; lui auriez-vous écrit ? Si cela était, j’aurais à vous remercier et à me plaindre.

M. d’Alembert est dans ce moment-ci chez Mme Geoffrin. Je ne doute pas qu’elle ne se fasse un plaisir d’écrire au roi de Pologne. Savez-vous bien qu’on pourrait mettre sa vanité à vous louer et à vous aimer ? mais surtout n’allez pas croire que ce soit ce mouvement qui m’ait portée vers vous : eh ! que cela serait frêle ! J’espère qu’avant de partir pour Vienne, vous aurez été accablé de mes lettres jusqu’au dégoût. N’oubliez pas que vous avez à m’accuser la réception de cinq, en comptant celle-ci. Vous seriez bien aimable, si vous répondiez à toutes mes questions ; mais vous manquez de temps et peut-être de confiance ; quant à moi, qui ne manque ni de facilité ni d’indulgence, je vous pardonnerai. Il me semble que dans cette longue lettre que je vous ai écris, j’ai omis un article assez curieux ; c’est ma santé : elle est détestable : je tousse à mourir, et avec assez d’effort pour cracher le sang. Je passe une partie de ma vie sans pouvoir parler ; ma voix est éteinte, et c’est de toutes les incommodités celle qui convient le mieux à la disposition de mon âme : j’aime le silence, le recueillement, la retraite. Je ne dors point ou presque point, et je ne m’ennuie jamais. N’allez-vous pas croire que je suis heureuse ? Si j’ajoutais que je ne changerais pas ma situation pour celle de qui que ce soit dans le monde, vous me croiriez en paradis ; vous auriez tort : pour y aller, il faut être morte, et voilà ce que je voudrais être ; mais venez, et écrivez-moi beaucoup, beaucoup.



LETTRE XVI

Ce 22 août 1773.

J’ai reçu hier votre lettre du 10, elle m’a fait du bien. Si vous saviez tout ce que j’ai souffert depuis huit jours ! combien mon cœur a été navré de douleur ! dans quel trouble, dans quelles alarmes je consume ma vie ! je n’ai plus la liberté de m’en délivrer, cela m’est affreux, et il n’est pas au pouvoir de ce que j’aime de faire cesser mes maux : il les sent, il en souffre ; il est encore plus malheureux que moi, parce que son âme est plus forte, a plus d’énergie et de sensibilité que la mienne. Depuis un an, tous les moments de sa vie ont été marqués par le malheur : il en mourra et il veut que je vive. Oh, mon Dieu ! mon âme ne peut pas suffire à ce qu’elle sent et à ce qu’elle souffre ; voyez ma faiblesse ; voyez combien le malheur rend indiscret et personnel : je vous occupe de moi, je vous attriste peut-être. Ah ! pardonnez-le moi : cet excès de confiance vient de mon amitié, de ma tendre amitié pour vous. Vous m’avez déjà marqué tant de bonté et d’indulgence, qu’il me semble que je n’en peux plus abuser. Hélas ! si vous souffriez, qui est-ce qui le sentirait et qui le partagerait mieux que moi ? vous voyez dans mon âme, vous voyez ce qu’elle est pour vous. Eh ! je le sens, au comble du malheur, en invoquant la mort à chaque instant, vous me coûteriez un regret ; vous me consolez, et cependant je succombe sous le poids de mes maux. Eh ! non, c’est que ce ne sont pas les miens qui me déchirent : ce sont ceux de mon ami, pour lequel je n’ai ni remède, ni consolation : voilà le supplice d’une âme sensible et dévouée ; vous avez aimé, vous m’entendrez et vous me plaindrez. Mais voyez combien l’on saisit avidement ce qui fait espérer quelque soulagement. — D’après ce que vous aviez mandé à M. d’Alembert, je comptais vous voir à la fin de septembre, et vous ne serez ici qu’à la fin d’octobre ; mais au moins y serez-vous ? Hélas ! je ne sais si je puis me permettre d’espérer jusque-là ? Je vous parle peut-être pour la dernière fois. Concevez-vous la situation où je suis ? je n’ose me permettre ni projet, ni espérance. Ah ! j’avais beaucoup souffert de l’injustice et de la méchanceté des hommes, j’en avais été réduite au désespoir ; mais il le faut avouer, il n’y a point de malheur comparable à celui d’une passion profonde et malheureuse : elle a effacé dix ans de supplice. Il me semble que je ne vis que depuis que j’aime ; tout ce qui m’affectait, tout ce qui m’avait rendue malheureuse jusque-là, s’est anéanti ; et cependant, aux yeux des gens calmes et raisonnables, je n’aurais de malheurs que ceux que je ne sens plus ; ils appellent les passions des malheurs factices. Hélas ! c’est qu’ils n’aiment rien ; c’est qu’ils ne vivent que de vanité et d’ambition, et moi je ne vis plus que pour aimer. Je ne suis plus au ton ni aux sentiments de la société ; il y a bien plus, je serais incapable de remplir aucun devoir ; mais heureusement je suis libre, je suis indépendante, et en me livrant tout entière à ma disposition, je n’ai point de remords, parce que je ne manque à personne. Mais voyez le peu de cas que vous devez faire de moi ; je me reproche souvent la bonté et l’estime qu’on me montre ; j’usurpe beaucoup dans la société ; on me juge trop favorablement, parce qu’on ne me connaît point. Il est vrai aussi que j’ai tellement été victime de la calomnie et de la méchanceté de mes ennemis, que c’est une sorte de dédommagement que j’éprouve à présent.

J’ai été interrompue par l’arrivée du chevalier de Chatelux, qui est entré dans ma chambre sans se faire annoncer, et je le croyais à Ferney. Je lui ai dit que j’étais bien aise de son retour ; mais mon cœur n’en sentait rien. Il n’a pas un instant suspendu ma douleur ; je sentais seulement qu’il me privait de vous écrire, c’est cependant ce qu’on appelle un ami. En effet, je m’intéresse à lui, mais il ne peut rien pour mon bonheur. Mon Dieu ! peut-être que mon âme est fermée à jamais à ce sentiment ; si cela était, que faire de la vie ? Je m’en remets à vous pour faire cette épreuve ; venez, mais cela me fait peur. Ah ! si mon âme venait à rester à froid, je serais désolée ; et vous, y seriez-vous sensible ? auriez-vous assez de bonté pour regretter mon plaisir ; mais sans doute, au moment où je vous verrai, vous serez encore tout occupé de celui que vous aurez senti en revoyant ce que vous aimez. Convenez que ce jour-là vous serez plus éloigné de moi que vous ne l’êtes de Breslau. Mon Dieu ! cela est juste ; pourvu que lorsque vous serez calme, vous reveniez à moi, je serai trop heureuse. Je suis non seulement contente, mais encore pénétrée de ce que vous m’accordez ; je ne sais même si j’y réponds, qu’en pensez-vous ? lequel de nous est en reste ? en jugeant par ses situations, il me semble que l’avantage serait pour moi. Le malheur dispose bien plus à l’amitié et à la tendresse, que la vie que vous menez. D’ailleurs, toutes choses égales, n’êtes-vous pas mille fois plus aimable et plus digne d’être aimé ? mais venez : il y a des jours, il y a des moments où mon âme est tellement absorbée, que je crains de ne pas vous aimer assez. Souffrez que je vous fasse un reproche ; votre confiance manque à mon amitié, vous ne me dites plus rien de vous, pourquoi cela ? j’ai été injuste une fois, je le sais, m’en puniriez-vous ? Comment, si vous aimez, n’avez-vous rien à me dire ? Vous souffrez, vous espérez, vous jouissez, pourquoi ne m’en dites-vous rien ? Vous me parlez si peu de vous, que vos lettres pourraient presque aller à toutes les femmes que vous connaissez. Il n’en est pas de même des miennes : elles ne peuvent avoir qu’une adresse. Voyez si j’ai tort ; est-ce trop exiger que l’égalité dans la confiance ? — Voici la quatrième lettre dont vous avez encore à m’accuser la réception : ne l’oubliez pas. Je crois que c’est une folie de vous avoir écrit à Breslau ; vous n’aurez pas pensé à la poste et ma lettre y sera restée. Mais au moins brûlez-vous les miennes ? je vois d’ici qu’elles tombent des paquets énormes que vous tirez de vos poches : le désordre de vos papiers trouble ma confiance, vous voyez qu’il ne l’arrête pas. Adieu. J’ai mal à la poitrine. Votre jambe est-elle guérie ? de vos nouvelles.



LETTRE XVII

Lundi, 6 septembre 1773.

Votre silence me fait mal. Je ne vous accuse point ; mais je souffre, et j’ai peine à me persuader qu’avec un intérêt égal à celui qui m’anime, je fusse un mois sans entendre parler de vous ; mais, mon Dieu ! dites-moi, quel prix mettez-vous donc à l’amitié, si le mouvement vous en sépare tout à fait ? Ah ! que vous êtes heureux ! Un roi, un empereur, des troupes, des camps, vous font oublier ce qui vous aime, et (ce qui est peut-être plus près encore d’une âme sensible) les personnes que votre amitié soutient et console. Non, je ne vous cherche point de tort, et je voudrais même que votre oubli ne m’en parût pas un ; je voudrais trouver en moi la disposition qui fait tout approuver ou tout souffrir sans se plaindre. Voilà ma cinquième lettre sans réponse ; je vous demande combien il y a de personnes avec qui vous feriez de pareilles avances. Je ne sais pourquoi je m’étais persuadée que je recevrais de vos nouvelles de Breslau, soit que vous reçussiez la lettre que je vous y ai adressée, soit qu’elle fût perdue ; mais mon espérance a été trompée. Oh ! je vous hais de me faire connaître l’espérance, la crainte, la peine, le plaisir : je n’avais pas besoin de tous ces mouvements, que ne me laissiez-vous en repos ? mon âme n’avait pas besoin d’aimer ; elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé, répondu, mais douloureux cependant ; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de vous : vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée ; en me consolant, vous m’avez attachée à vous, et, ce qu’il y a de bien singulier, c’est que le bien que vous m’avez fait, que j’ai reçu sans y donner mon consentement, loin de me rendre facile et souple, comme le sont les gens qui reçoivent grâce, semble, au contraire, m’avoir acquis le droit d’être exigeante sur votre amitié. Vous qui voyez de haut et qui voyez profondément, dites-moi si c’est là le mouvement d’une âme ingrate, ou peut-être trop sensible : ce que vous me direz, je le croirai. Si je voulais, ou plutôt si je n’étais pas inquiète et mécontente de votre silence, je vous ferais une querelle, que vous entendriez à merveille, à laquelle vous répondriez avec plaisir, et votre justification serait sans doute un nouveau crime ; mais vous êtes si loin, vous êtes si pressé, si occupé, et pire que cela, si enivré ! ce mot me venge ; mais il ne me contente pas. Revenez donc : je vois le temps s’écouler avec un plaisir que je ne puis exprimer. On dit que le passé n’est rien ; pour moi, j’en suis accablée, c’est justement parce que j’ai beaucoup souffert, qu’il m’est affreux de souffrir encore. Mais, mon Dieu ! il y a de la folie à me promettre quelque douceur, quelque consolation de votre amitié : vous avez acquis tant d’idées nouvelles ; votre âme a été agitée de tant de sentiments divers, qu’il ne restera pas trace de l’impression que vous aviez reçue par mon malheur et ma confiance. Eh bien ! venez toujours ; j’en jugerai et je verrai clair : car l’illusion n’est point à l’usage des malheureux : d’ailleurs vous avez autant de franchise que j’ai de vérité ; nous ne nous tromperons pas un moment ; venez donc, et ne rapportez pas de votre voyage l’impression de tristesse que le chevalier a apportée d’Italie. Il parle de tout ce qu’il a vu sans plaisir, et tout ce qu’il voit ne lui en fait pas davantage ; en un mot, je ne changerais pas ma disposition contre la sienne, et cependant je passe ma vie dans les convulsions de la crainte et de la douleur ; mais aussi, ce que j’attends, ce que je désire, ce que j’obtiens, ce qu’on me donne, a un tel prix pour mon âme ! Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. Voyez si, en effet, je n’y dois pas tenir, s’il ne doit pas m’être cher : il est cause que je vous connais, que je vous aime, que peut-être j’en aurai un ami de plus ; car vous me le dites : si j’avais été calme, raisonnable, froide, rien de tout cela ne serait arrivé. Je végéterais avec toutes les femmes qui jouent de l’éventail, en causant du jugement de M. de Morangiez, et de l’entrée de Mme la comtesse de Provence à Paris. Oui, je le répète : je préfère mon malheur à tout ce que les gens du monde appellent bonheur ou plaisir ; j’en mourrai peut-être, mais cela vaut mieux que de n’avoir jamais vécu. M’entendez-vous ? êtes-vous à mon ton ? auriez-vous oublié que vous avez été aussi malade et plus heureux que moi ? Adieu ; je ne sais comment cela se fait : je ne voulais vous écrire que quatre lignes, et mon plaisir m’a entraînée. Combien y a-t-il de personnes que vous aurez plus de plaisir à revoir que moi ? Je m’en vais vous en donner la liste. — Mme de ***, le chevalier d’Aguesseau, le comte de Broglie, le prince de Beauveau, M. de Rochambeau, etc., etc., etc. ; Mmes de Beauveau, de Boufflers, de Rochambeau, de Martinville, etc., etc., et puis le chevalier de Chatelux, et puis moi enfin, et à la fin. Eh bien ! voyez la différence ; je n’en nommerai qu’un contre vous dix, mais le cœur ne se conduit pas d’après la justice : il est despote et absolu. Je vous le pardonne ; mais revenez.



LETTRE XVIII

Ce jeudi, septembre 1773.

Après avoir attendu plus d’un mois de vos nouvelles, vous m’apprenez que vous avez été bien malade ; et vous croyez rassurer mon amitié en me disant qu’il n’y a point d’inquiétude à avoir, parce que la fièvre vous avait quitté la veille. De bonne foi, croyez-vous que, sur cette assurance, l’âme puisse se calmer ? Hélas ! je le vois trop, vous me traitez comme les gens du monde qui se disent amis, et qui ne sentent rien : ils ne sont agités et occupés que de leur propre intérêt ou de leur sotte vanité ; mais, mon Dieu ! je ne les critique point, je m’afflige de ce que vous souffrez et de ce que je crains. Si vous saviez combien vous m’occupez douloureusement depuis un mois ! mais ce n’est pas de cela que je veux vous parler : c’est de votre santé et de votre retour. Au nom de l’amitié, ne faites point de folies : dormez, reposez-vous, et pour arriver plus tôt, ne risquez pas de n’arriver jamais. Du moins aurez-vous eu le soin de me donner de vos nouvelles avant que de quitter Breslau ? Vous serez accablé de mes lettres en arrivant à Vienne : n’oubliez pas de m’en accuser la réception, et pour cause ; celle-ci est la cinquième dont vous avez à me parler. Ce n’était pas ma lettre que vous envoyiez chercher à la poste de Breslau ; voyez si je suis bonne et généreuse : j’aurais voulu qu’elle pût se métamorphoser en celle que vous attendiez, et dont votre âme avait besoin. Je ne sais à quoi cela tient, mais vous êtes l’homme du monde à qui j’ai le moins d’envie de plaire, avec qui je veuille le moins faire valoir ce que vous appelez mes attentions. C’est que je ne veux point de votre reconnaissance ; c’est un sentiment que j’abhorre. Je voudrais bien me tromper ; mais au ton de votre lettre, je vois que vous étiez bien faible, bien pâle et bien abattu. Je meurs de crainte que, dans cette disposition, vous n’ayez pas songé à m’écrire : si cela est vrai, vous serez bien coupable. Sachez-moi gré de ne point vous faire de reproches aujourd’hui : je pourrais pourtant avec justice vous en accabler. Je suis ravie que vous ayez été content de votre voyage. M. d’Alembert n’a pas eu de nouvelles du Roi depuis son retour de Silésie. Adieu : il faut couper court ; si je vous parlais de vous, j’aurais trop de choses à vous dire ; et si je vous parlais de moi, cela serait trop triste pour un convalescent.

M. d’Alembert vous attend avec impatience. Le chevalier de Chatelux est absorbé par les comédies de la Chevrette ; mais son accent est froid et triste. Adieu ; vous croyez donc que je vous reverrai dans un mois ? Il y a trop loin pour en sentir du plaisir.



LETTRE XIX

1773.

Me voilà : le courage m’a manqué. Quand je n’ai pas ce que j’aime, je préfère être seule : je cause alors avec mes amis, avec plus d’intimité et d’abandon. Je viens d’écrire trois heures, et j’en suis aveugle, mais non pas ennuyée. Madame de Boufflers m’a permis de vous demander une copie de sa lettre ; apportez-la-moi demain, je vous en prie ; apportez-moi la suite de votre voyage, qui me fait un plaisir infini. Est-ce le matin, est-ce le soir que je dois vous voir ? J’aimerais le matin, parce que c’est plus tôt, et le soir, parce que c’est plus longtemps ; enfin j’aimerai ce que vous voudrez bien m’accorder. Bonsoir ; je ne me suis pas endormie la nuit dernière.



LETTRE XX

Huit heures et demie, 1773.

Mon ami, je ne vous verrai pas, et vous me direz que ce n’est pas votre faute ! mais si vous aviez eu la millième partie du désir que j’ai de vous voir, vous seriez là ; je serais heureuse. Non, j’ai tort, je souffrirais ; mais je n’envierais pas les plaisirs du ciel. Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir. Tous ces jours passés, vous avez mis mon âme à la torture. Je vous ai vu ce matin, j’ai tout oublié, et il me semblait que je ne faisais pas assez pour vous, en vous aimant de toute mon âme, en étant dans la disposition de vivre et de mourir pour vous. Vous valez mieux que tout cela ; oui, si je ne savais que vous aimer, ce ne serait rien en effet ; car y a-t-il rien de plus doux et de plus naturel que d’aimer à la folie ce qui est parfaitement aimable ? Mais, mon ami, je fais mieux qu’aimer : je sais souffrir : je saurai renoncer à mon plaisir pour votre bonheur. Mais voilà quelqu’un qui vient troubler la satisfaction que j’ai à vous prouver que je vous aime.

Savez-vous pourquoi je vous écris ? c’est parce que cela me plaît : vous ne vous en seriez jamais douté, si je ne vous l’avais dit. Mais, mon Dieu ! où êtes-vous ? Si vous avez du bonheur, je ne dois plus me plaindre de ce que vous m’enlevez le mien.



LETTRE XXI

1774.

Bonjour, mon ami. Avez-vous dormi ? comment êtes-vous ? vous verrai-je ? ah ! ne m’ôtez rien : le temps est si court, et je mets tant de prix à celui que j’emploie à vous voir ! Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête, ni dans le sang : j’y ai pire que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement ; mais, mon Dieu ! ce qu’on aime est justement fait pour faire le tourment et le désespoir d’une âme sensible. Bonjour ; je veux vous voir. Vous auriez dû venir dîner avec moi chez madame Geoffrin. Je n’osai pas vous le dire hier au soir. Oui, vous devriez m’aimer à la folie ; je n’exige rien ; je pardonne tout, et je n’ai jamais un mouvement d’humeur, mon ami ; je suis parfaite, car je vous aime en perfection.



LETTRE XXII

Quatre heures, 1774.

Vous n’êtes pas parti ; du moins je l’espère ; voici ce que vous aurez dit : Il fait un temps affreux, j’irai demain à la campagne, j’y serai mené ; je la verrai après-dîner. J’irai passer la soirée chez madame de V… Mon ami, si vous avez raisonné ainsi, M. d’Alembert vous permettra de raisonner à l’avenir, et vous n’en serez pas réduit à faire et à ne faire que des Connétables. Racine n’aurait pas voulu qu’on l’empêchât de faire des Lettres sur les Visionnaires, ni même son histoire de Port-Royal. Voilà les deux volumes ; si vous les perdez, je vous préviens que vous serez perdu dans l’opinion de M. d’Alembert. Voilà aussi Plutarque ; il est à moi : mais si cela vous est égal, j’aimerais autant qu’il ne fût ni déchiré ni perdu… J’ai vu à la messe madame de M… ; j’ai voulu lui parler ; sa figure, sa taille justifieraient le goût le plus difficile et le plus délicat ; mais son ton, sa manière, ah ! qu’ils sont repoussants ! Ai-je tort ? mais son ami ne lui ressemble point ; oh ! je le crois, et même je le désire ; ce mouvement est-il généreux ! dites. Non, vous ne saurez jamais tout ce que me mande l’ambassadeur ; mais écoutez seulement ceci : Il dit qu’à en juger sur les apparences, M. de G… a obtenu ce que M. de M… et lui désireraient obtenir ; et puis il ajoute : « Je ne crains pas que ces yeux si perçants voient ces mots ; je consens que ceux de M..... lisent cette lettre, comme il lit dans votre âme », etc. ; et puis il ajoute encore cent plaisanteries qui sont pleines de finesse et de gaîté ; il est assurément bien aimable, mais il mérite bien peu d’être aimé. Mon ami, vous me conseilliez hier de ne vous point aimer : est-ce moi ou vous que vous voudriez délivrer de ce malheur ? dites. J’ai un remède infaillible : combien il me sera doux, si je puis penser que je fais quelque chose pour vous !

Mon ami, cette âme qui ressemble au thermomètre qui est d’abord à la glace, et puis au tempéré, et peu de temps après au climat brûlant de l’équateur, cette âme, ainsi entraînée par une force irrésistible, a bien de la peine à se modérer et à se calmer : elle vous désire, elle vous craint, elle vous aime, elle s’égare, et toujours elle est à vous et à ses regrets.



LETTRE XXIII

1774.

Mon ami, en rentrant hier au soir à minuit, j’ai trouvé votre lettre. Je ne m’attendais pas à cette bonne fortune ; mais ce qui m’afflige, c’est le nombre de jours qui se passent sans que je vous voie. Mon Dieu ! si vous saviez ce que sont les jours, ce qu’est la vie dénuée de l’intérêt et du plaisir de vous voir ! Mon ami, la dissipation, l’occupation, le mouvement vous suffisent, et pour moi, mon bonheur c’est vous, ce n’est que vous : je ne voudrais pas vivre, si je ne devais vous voir et vous aimer tous les moments de ma vie. Donnez-moi de vos nouvelles, et venez dîner demain chez le comte de C.... Il m’a demandé de changer le dimanche en samedi : j’ai dit oui ; mais venez-y, je vous en prie. Je devais dîner chez l’ambassadeur d’Espagne aujourd’hui : je me suis fait excuser ; si vous aviez dû y être, je n’y aurais pas manqué. Bonjour. J’attends la lettre que vous m’avez promise ; je suis bien pressée.



LETTRE XXIV

1774.

Je cède au besoin de mon cœur, mon ami : je vous aime ; je sens autant de plaisir et de déchirement que si c’était la première et la dernière fois de ma vie que je prononcerais ces mots. Ah ! pourquoi m’y avez-vous condamnée ? pourquoi y suis-je réduite ? vous saurez un jour — hélas ! vous m’entendrez. Il m’est affreux de n’être plus libre de souffrir pour vous et par vous. Est-ce assez vous aimer ? Adieu, mon ami.


LETTRE XXV

De tous les instants de ma vie, 1774.

Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends.



LETTRE XXVI

1774.

Mon ami, vous me faites éprouver qu’on aime mieux donner, que payer ses dettes. J’ai là plusieurs lettres à répondre ; et pour venir à elles, il faut que je commence à causer avec vous. Mon ami, m’avez-vous accordé, depuis hier au soir, une minute, deux minutes ? avez-vous dit, elle souffre, elle m’aime, et j’ai à me reprocher une partie de ses maux ? ce n’est pas pour vous affliger, ni pour avoir des remords qu’il faut vous dire cela ; mais c’est pour être bon, pour être indulgent, pour n’être pas furieux lorsqu’il échappe quelques cris à la douleur. Pour moi, j’ai pensé à vous, et même beaucoup ; j’en ai été occupée. Bon Dieu ! y eut-il jamais tant d’orgueil, tant de dédains, tant de mépris, tant d’injustice, en un mot, l’assemblage et l’assortiment de tout ce qui peuple l’enfer et les petites maisons depuis mille siècles ? tout cela était hier au soir dans ma chambre, et les murs et les planchers n’en sont pas écroulés ! cela tient du prodige. Au milieu de tous les grimauds et de tous les cuistres, des sots, des pédants, avec lesquels j’ai passé ma journée, je n’ai pensé qu’à vous et à vos folies, je vous ai regretté ; je vous ai désiré avec autant de passion que si vous étiez la créature la plus aimable et la plus raisonnable qui existât. Je ne peux pas m’expliquer le charme qui me lie à vous. Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir : je n’ai aucune sorte de confiance en vous ; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête : vous me privez, peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le ciel accordait aux jours qui me restent à vivre ; enfin, que vous dirai-je ! vous avez tout rempli : le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleurs, regrets et remords ; eh bien ! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité. Vous faites bien de ne pas m’en tenir compte : je n’ai pas le droit de rien exiger de vous : car mon souhait le plus ardent est que vous ne fussiez rien pour moi. Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires ? vous la plaindriez ; votre bon cœur s’animerait ; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien ! mon ami, c’est moi ; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création. Ah ! je vous crois encore comme Dieu : vous devez bien vous repentir de votre ouvrage. En vérité, lorsque j’ai pris la plume, je ne savais pas un mot de ce que je vous dirais : je voulais seulement vous dire de venir dîner demain mercredi, chez madame Geoffrin. Je voulais vous faire observer que vous seul, de tous mes amis, aviez la constance de me refuser et de me faire attendre ce que je désire vivement, le Connétable ; il est à moi, je pouvais vous le refuser, et c’est moi qui vous persécute pour me le rendre. Oh ! mon Dieu ! ni soins, ni intérêt, ni attention, ni envie de plaire, quelquefois de la bonté qui ressemble à la pitié, et avec tout cela, et sans tout cela, je vous aime à la folie. Plaignez-moi et ne me le dites pas. Rapportez-moi mes lettres ; oui.



LETTRE XXVII

Trois heures, 1774.

Je ne vous ai pas répondu moi-même. Si vous m’aimez, cela vous aura inquiété, et je serais désolée de vous causer une peine que je pouvais éviter. J’étais dans un état d’angoisse qui ressemblait à l’agonie, et qu’avait précédé un accès de larmes qui avait duré quatre heures. Non, jamais, jamais mon âme n’a senti un pareil désespoir. J’ai une espèce d’effroi qui égare ma raison. J’attends mercredi, et il me semble que la mort même n’est pas le remède suffisant à la perte que je crains ; je ne le sens que trop : il ne faut point de courage pour mourir, mais il est affreux de vivre. Il est au-dessus de mes forces de penser que peut-être ce que j’aime, ce qui m’aimait, ne m’entendra plus, ne viendra plus à mon secours. Il aura vu la mort avec horreur, parce que mon idée y était jointe ; il me disait, le 10 : « J’ai en moi de quoi vous faire oublier tout ce que je vous ai fait souffrir », et ce jour-là même ce funeste accident l’est venu frapper !

Ah ! mon Dieu ! vous qui avez connu la passion, le désespoir, concevez-vous tout mon malheur ? plaignez-moi tant que je vivrai ; mais gardez-vous de regretter jamais la créature la plus malheureuse, et qui aura existé huit jours dans un état de douleur où la pensée ne peut atteindre. Adieu. S’il faut que je vive, si ma sentence n’était pas prononcée, je trouverais encore de la douceur, du charme et de la consolation dans votre amitié ; me la conserverez-vous ?



LETTRE XXVIII

1774.

Moi, défiante, et à votre égard ! songez donc avec quel abandon je me suis livrée à vous : non seulement je n’ai mis ni défiance, ni prudence dans ma conduite ; mais je n’aurais pas même connu les regrets ni les remords, si je n’avais compromis que mon bonheur. Oh ! mon ami, je ne sais si j’ai mieux aimé ; mais celui qui a pu me rendre infidèle et coupable, celui pour qui je vis après avoir perdu l’objet et l’intérêt de tous mes moments, à coup sûr, c’est celui qui a eu le plus d’empire sur mon âme : c’est celui qui m’a ôté la liberté de vivre pour un autre, et de mourir lorsqu’il ne me restait ni espérance, ni désir. Sans doute, j’ai été retenue par le même charme qui m’avait entraînée vers vous, par ce charme tout-puissant attaché à votre présence, qui enivre mon âme, qui l’égare à un tel excès, qu’il en efface jusqu’au souvenir de mes maux. Mon ami ! avec trois mots vous me créez une âme nouvelle, vous la remplissez d’un intérêt si vif, d’un sentiment si tendre et si profond, que j’en perds la faculté de me rappeler le passé, et de prévoir l’avenir. Oui, mon ami, je vis tout en vous ; j’existe, parce que je vous aime, et cela est si vrai, qu’il me paraît impossible de ne pas mourir quand j’aurai perdu l’espoir de vous voir. Le bonheur de vous avoir vu, le désir, l’attente de vous revoir m’aident et me soutiennent contre ma douleur. Hélas ! que devenir, lorsqu’au lieu de l’espérance, je n’aurai que le regret si douloureux de ne pas vous voir ! mon ami, avec vous je n’ai pas pu mourir, sans vous je ne peux, ni ne veux vivre. Ah ! si vous saviez ce que je souffre, quel déchirement affreux mon cœur éprouve lorsque je suis abandonnée à moi-même ; lorsque votre présence ou votre pensée ne me soutient plus ! Ah ! c’est alors que le souvenir de M. de M…[3] devient un sentiment si actif, si pénétrant, que ma vie et mon sentiment me font horreur. J’abhorre l’égarement et la passion qui m’ont rendue si coupable, qui m’ont fait répandre du trouble et de la crainte dans cette âme sensible et qui était toute à moi. Mon ami, concevez-vous à quel point je vous aime ? Vous faites diversion aux regrets et aux remords qui déchirent mon cœur : hélas ! ils suffisaient pour me délivrer d’une vie que je déteste ; vous seul et ma douleur êtes tout ce qui me reste dans la nature entière ; je n’y ai plus d’intérêt, plus de liens, plus d’amis, je n’en ai pas besoin : vous aimer, vous voir, ou cesser d’exister, voilà le dernier et l’unique vœu de mon âme. La vôtre ne me répond pas, je le sais, et je ne m’en plains point. Par une bizarrerie que je sens, mais que je ne saurais vous expliquer, je suis loin de désirer de retrouver en vous tout ce que j’ai perdu : c’en serait trop ; quelle créature a jamais mieux senti que moi le prix de la vie ? N’est-ce pas assez que d’avoir béni et chéri la nature une fois ? combien de milliers d’hommes ont passé sur la terre sans avoir à lui rendre grâce ! Oh ! combien j’ai été aimée ! une âme de feu, pleine d’énergie, qui avait tout jugé, tout apprécié et qui, revenue et dégoûtée de tout, s’était abandonnée au besoin et au plaisir d’aimer : mon ami, voilà comme j’étais aimée. Plusieurs années s’étaient écoulées remplies du charme et de la douleur inséparables d’une passion aussi forte que profonde, lorsque vous êtes venu verser un poison dans mon cœur, ravager mon âme par le trouble et le remords. Mon Dieu ! que ne m’avez-vous point fait souffrir ! Vous m’arrachiez mon sentiment, et je voyais que vous n’étiez pas à moi : comprenez-vous toute l’horreur de cette situation ? comment trouve-t-on encore de la douceur à dire : mon ami, je vous aime, mais avec tant de vérité et de tendresse qu’il n’est pas possible que votre âme soit froide en m’écoutant ? Adieu.


Vendredi, après la poste.

Vous êtes mécontent ; voyez si vous devez l’être : quelle âme avez-vous jamais animée d’un sentiment plus tendre et plus fort ? Mon ami, dans quel sens que vous regardiez et que vous jugiez mon âme, je vous défie d’y rien trouver qui puisse vous mécontenter ; oh ! j’en suis sûre : jamais vous n’avez été autant aimé. Mais, mon Dieu ! ne me faites pas prononcer pourquoi je ne peux pas vous écrire où vous êtes ; je n’ose m’en avouer à moi-même la raison : c’est une pensée, un mouvement auxquels je ne veux pas m’arrêter : c’est un genre de supplice qui me fait horreur, qui m’humilie, et que je n’avais jamais connu. Vous me demandez comment je me trouvais de vous voir tous les jours ; oh ! non, ce n’est point une habitude : ce n’en pouvait jamais devenir une. Que ces couleurs sont froides, qu’elles sont monotones ! comment les comparer au mouvement rapide et violent que nous font éprouver le nom et la présence de ce qu’on aime ? Non, non, je n’ai point été assez heureuse pour me surprendre dans l’illusion d’espérer que vous viendriez me voir, et de vous attendre ; aussi n’ai-je point entendu ouvrir, ni fermer ma porte. En effet, sans intérêt, sans désir, qu’importe ce qu’on voit, ce qu’on entend ? tout entière à mes regrets, je ne sens plus qu’un besoin, et je n’implore plus que vous et la mort. Vous soulagez mon cœur : vous le pénétrez d’un sentiment si tendre, qu’il m’est doux de vivre tout le temps que je vous vois ; mais il n’y a que la mort qui puisse me délivrer du malheur de votre absence.



LETTRE XXIX

Minuit, 1774.

Vous avez donc oublié, vous avez laissé là cette furie si folle, et si méchante tout ensemble ; encore si vous l’aviez laissée en enfer ! elle ne se plaindrait pas : la chaleur et l’activité de ce séjour la font vivre ; mais la malheureuse a passé sa journée dans les limbes : elle attendait un ange consolateur qui n’est point venu. Il faisait sans doute le bonheur et le plaisir de quelque créature céleste : lui-même était enivré des plaisirs du ciel ; et dans cette disposition, rien ne pouvait me rappeler à lui ; et si, en effet, il est aussi heureux, je souhaite du fond de mon âme que rien ne le ramène à moi ; car je suis assez injuste de détester son bonheur, et pour désirer que le repentir et les remords le poursuivent sans cesse. Je lui souhaite pire encore : c’est qu’il n’aime plus, et qu’il n’inspire désormais que de l’indifférence. Voilà les vœux, voilà le souhait de l’âme qui a le mieux aimé, et qui a le plus de besoin de s’éteindre pour jamais. Bonsoir.



LETTRE XXX

Minuit et demi, 1774.

Je ne suis seule que dans ce moment ; et je veux bien vite vous dire que je ne compte point sur vous pour aller chez madame la duchesse d’Enville. Vous me serez toujours agréable, mais rarement utile, et je voudrais bien pouvoir ajouter peu nécessaire. En voulant rassurer ma confiance, vous me prouvez à quel point ma défiance est justement fondée, car il me manque encore trois lettres, et une nommément où je vous parlais de Gonzalve[4]. Vous verrez que ces trois lettres sont encore dans un des côtés de votre portefeuille ; peut-être aussi sont-elles avec ce quatrième tome que je devais recevoir aujourd’hui. Je remarque que vous mettez votre plaisir à avoir des soins pour madame de *** ; vous lui donnez, vous lui prêtez tout ce qui vous a fait plaisir ; et avec moi, c’est l’autre excès : l’oubli, la négligence, les refus. Il y a trois mois que vous m’aviez promis un livre qui est à vous, et que j’ai emprunté d’un autre. Sans doute qu’il vaut bien mieux que cette manière si désobligeante tombe sur moi : cela n’est que juste ; mais aussi je ne me plains que de l’excès. Bonsoir. Si votre travail vous coûte votre nuit, vous devez avoir bien du regret aux visites inutiles qui ont rempli votre temps. Parmi les lettres que vous m’avez renvoyées, il y en a une qui n’est pas de moi ; mais je jure de ne vous la rendre jamais.



LETTRE XXXI

1774.

Renvoyez-moi deux lettres anciennes : ce ne sont pas celles de Cicéron ni de Pline que je vous demande. — Je voudrais bien ne pas vous voir, ne plus vous voir. Un regret ne vaut-il donc pas mieux qu’un remords ?

Dans le moment où vous lisez ceci, je gage que vous avez déjà reçu un billet où l’on vous dit … que sais-je ?

Eh, mon Dieu ! croyez-la : rendez-lui le repos ; et s’il est possible, soyez heureux : c’est le souhait, c’est le vœu, c’est le désir de la malheureuse créature qui a toujours sous les yeux cette inscription affreuse de la porte de l’Enfer : « En entrant ici, on laisse toute espérance ». Non, je n’en ai plus ; je n’en veux plus. Je devais m’anéantir le jour que je suis restée seule. Hélas ! vous m’égarez, et vous ne sauriez me consoler.



LETTRE XXXII

1774.

Vous ne me connaissez pas encore : il est presque impossible de blesser mon amour-propre ; et le cœur est si indulgent ! En effet, la soirée d’hier au soir ressemblait assez à ces insipides romans qui font bâiller tout ensemble l’auteur et les lecteurs. Mais il faut dire comme le roi de Prusse dans une occasion un peu plus mémorable : « Nous ferons mieux une autre fois ». Ce qui fait époque, plaît ou fâche : voilà que vous n’oublierez jamais que le jour de la mort de Louis XV, vous avez passé la soirée dans un profond sommeil. Croyez-moi, il y a des souvenirs plus douloureux que celui-là. Bonjour.



LETTRE XXXIII

Onze heures du soir, 1774.

Je parie que vous n’êtes pas aussi endormi aujourd’hui que vous l’étiez hier à cette heure-ci, et cela est bien simple ; on vous amuse, on vous intéresse et vous avez envie de plaire. Mon ami, vous n’êtes pas fait pour l’intimité : vous avez besoin de vous répandre ; le mouvement, le brouhaha de la société vous sont nécessaires : ce n’est pas le besoin de votre vanité, mais c’est celui de votre activité. La confiance, la tendresse, cet oubli de soi et de tout amour-propre, tous ces biens sentis et appréciés par une âme tendre et passionnée, éteignent et engourdissent la vôtre. Oui, je le répète : vous n’avez pas besoin d’être aimé. Quelle étrange méprise ! mon Dieu ! et j’ose accuser certaines gens de manquer de discernement ; j’ose dire qu’ils n’observent rien, qu’ils ne connaissent pas les hommes. Ah ! comment ai-je été égarée, trompée à un tel excès ? comment mon esprit n’a-t-il pas arrêté mon âme ? et comment se fait-il qu’en vous jugeant sans cesse, je sois toujours entraînée ? Vous ne connaissez pas la moitié de l’ascendant que vous avez sur moi : vous ne savez pas ce que vous avez à vaincre chaque fois que je vous vois ; vous ne vous doutez pas de tous les sacrifices que je vous fais : vous ne savez pas à quel point je renonce à moi pour être à vous. Je vous dirai comme Phèdre : « Il fallait bien souvent me priver de mes larmes ». Oui, mon ami, je me prive avec vous de tout ce qui m’est le plus cher. Je ne vous parle ni de mes regrets, ni de mes souvenirs ; et ce qui m’est plus cruel encore, je ne vous laisse voir qu’une partie de la sensibilité dont vous remplissez mon cœur. Je retiens la passion que vous excitez dans mon âme ; je me dis sans cesse : il n’y répondrait pas, il ne m’entendrait pas et je mourrais de douleur. Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis livrée ? j’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que je suis forcée de retenir. Je m’abandonne à vous, et je ne me livre pas à mon penchant ; en vous cédant, je me combats encore. Ah ! m’entendrez-vous ? et saurez-vous, du moins par la pensée, ce que je sens et ce que vous me faites souffrir ? Oui, vous aurez un retour vers moi, parce que vous avez cette sensibilité qui fait qu’on s’intéresse aux malheureux et qu’on les plaint. Mais je ne sais pourquoi je me permets ce moment d’épanchement ; je sais du reste que je ne trouverai point de consolation dans votre cœur. Mon ami, il est vide de tendresse et de sentiment. Vous n’avez qu’un moyen de m’enlever à mes maux, c’est en m’enivrant, et ce remède même est le plus grand de mes malheurs. Bonsoir, mon ami ; donnez-moi de vos nouvelles : mon laquais a ordre de retourner chercher votre réponse. — Dites-moi ce que vous comptez faire demain vendredi ; dites-moi si je vous verrai. Je voudrais que ce ne fût pas le matin, parce que je dois avoir une visite longue et ennuyeuse ; je voudrais vous voir, pourtant. Songez que samedi et dimanche je serai privée de ce bonheur. Adieu encore, je suis fatiguée. J’ai vu, je crois, quarante personnes aujourd’hui, et je n’en désirais qu’une, une dont sûrement la pensée ne s’est pas tournée une fois vers moi. Mon ami, si vous étiez heureux, j’approuverais votre manière d’être : mais ce vague, ce vide, cette agitation, ce mouvement perpétuel, cette manière de n’être ni occupé par le travail, ni animé par le sentiment, cette dépense continuelle qui appauvrit sans qu’il en résulte ni plaisir, ni intérêt, ni réputation, ni gloire ! ah, mon Dieu ! vous ne méritiez pas que la nature vous traitât aussi bien : elle a été prodigue envers vous, et vous n’êtes que dissipateur ; mais moi, je me ruine avec vous, et c’est vous accabler et non vous enrichir. Je vous ennuie, vous avez du dégoût pour mes lettres, et en cela j’admire la justesse et la délicatesse de votre tact : mais si j’estime votre bon goût, je m’afflige de ce que vous n’avez presque pas d’indulgence ni de bonté. — Vous avez diné avec trente personnes. — M. de Vaines a passé la soirée avec moi ; croirez-vous que je ne vous ai pas nommé ?



LETTRE XXXIV

Quatre heures après-midi, 1774.

À coup sûr, mon ami, je n’observe pas la loi du talion dans ce moment-ci : car ce n’est pas de moi que vous êtes occupé. Eh ! mon Dieu, comment penseriez-vous à moi, au milieu de tant et de si charmants objets de distraction, tandis que je ne puis fixer votre pensée lorsque nous sommes tête à tête ? Savez-vous pourquoi j’aime mieux vous voir le soir que dans le reste de la journée ? C’est qu’alors l’heure arrête votre activité : il n’y a plus moyen d’aller chez Mme une telle, chez Gluck, etc., et de faire cent inutilités, auxquelles il semble que vous n’attachiez de l’intérêt que pour me quitter plus tôt : mais n’allez pas croire que ce soient là des reproches ; ce sont, et ce ne sont que des remarques, que je ne peux m’empêcher de faire avec le degré d’intérêt qui m’anime : mais je suis si éloignée de vouloir rien exiger, que je me dis cent fois par jour que c’est sur moi que je dois prendre de l’empire ; que je dois réduire mon sentiment à cette mesure, où n’ayant pas assez de force pour faire le tourment de l’âme, on ne prétend à rien, et où l’on sait gré de tout : c’est-à-dire que si, par hasard, c’était de la passion que j’eusse dans l’âme, il faudrait venir à bout de la vaincre, plutôt que de chercher à vous la faire partager. Et savez-vous, mon ami, ce qui peut me faire trouver cette force ? c’est la persuasion intime où je suis, qu’il n’est pas en vous de faire le bonheur d’une âme active et passionnée. Je ne vous dirai point ce qu’il serait si naturel de penser : c’est que je ne suis pas faite pour inspirer un sentiment profond ; c’est que je ne dois pas prétendre à plaire, à fixer. Tout cela est vrai sans doute ; mais ce n’est pas cela qui fait que je vous dis qu’il n’est pas en vous de faire le bonheur d’une âme forte et sensible. Je fais à cette âme-là le visage de Mme de Forcalquier à vingt ans ; je lui donne la noblesse de Mme de Brionne, les grâces d’Aglaé, et l’esprit de Mme de ***, orné ou enté de celui de Mme de B… ; et quand j’ai composé cet être parfait, je vous répète encore qu’il n’est pas en vous d’en faire le bonheur. Pourquoi cela ? Et pourquoi ? le voici : c’est que, pour vous, aimer n’est qu’un accident de votre âge qui ne tient point à votre âme, quoiqu’elle en soit agitée quelquefois ; c’est que votre âme est par-dessus tout, élevée, noble, grande, active ; mais qu’elle n’est ni tendre, ni passionnée. Ah ! croyez que je suis au désespoir d’avoir vu si profondément ; j’ai tant de besoin d’aimer, tant de plaisir à aimer ce que je trouve aimable ! Il m’est si impossible d’aimer modérément, que le plus grand malheur qui pouvait m’arriver, était de découvrir en vous ce qui seul pouvait arrêter et peut-être éteindre mon sentiment : car je vous l’avouerai naturellement, je ne trouve pas en moi de quoi aimer seule. Avec la persuasion contraire, j’ai la force du martyr : je ne crains aucun genre de malheur. En souffrant et en souffrant beaucoup, je pourrais encore chérir la vie, adorer et bénir celui qui me ferait souffrir ; mais c’est à condition que j’en serais aimée, mais aimée par attrait et non par reconnaissance ; par procédé, par vertu, tout cela est détestable, et n’est bon qu’à flétrir et abattre une âme sensible. Eh ! ne faisons point du plus grand bien que la nature nous ait accordé, une œuvre de commisération. Mon ami, il y a des moments où je me sens égale à vous : j’ai de la force, de l’élévation, et un mépris souverain pour tout ce qui est vil et malhonnête ; en un mot, j’ai le mépris de la mort si avant dans l’âme, que, sous quelque aspect qu’elle se présente, elle ne saurait m’effrayer un instant, et que presque toujours elle est un besoin actif pour moi. D’après cette connaissance que j’ai de moi, et de vous, je vous répète encore : aimons-nous, ou rompons à jamais ; mettons de la vérité et de la générosité dans notre conduite, et estimons-nous assez pour croire que tout nous est possible, hors de nous tromper et de vivre dans cet état de trouble et de crainte, que donne nécessairement l’incertitude d’être aimé. Dans cet état, mon ami, on n’a de confiance ni en soi, ni en ce qu’on aime ; on ne jouit de rien. Par exemple, dans ce moment-ci, je désire passionnément que vous reveniez ce soir d’Auteuil, et puis dans un autre instant, il me semble que je voudrais que vous y restassiez. Concevez-vous ce que fait souffrir ce combat entre le désir de l’âme, et cette volonté qui ne vient que de la réflexion ? Conclusion, c’est que je vous aime à la folie, et que quelque chose me dit que ce n’est pas ainsi que vous devez être aimé. Ce quelque chose fait tant de bruit autour de mon âme, que je suis toute prête à faire taire tout le reste, pour me livrer tout entière à cette affreuse vérité. Mon ami, je vous renvoie vos ouvrages, pour que vous ayez la bonté d’en être vous-même le censeur : mettez-y la dernière main, et soyez sûr que personne au monde n’attache autant de prix que moi à tout ce que vous faites, et à tout ce que vous êtes capable de faire. Sans être vaine, il me semble qu’on pourrait mettre sa vanité, son orgueil, sa vertu, son plaisir et enfin toute son existence, à vous aimer ; mais je ne disais pas cela tout à l’heure. Non, mais je disais ce que je pensais, ce que je savais ; et dans ce moment-ci je suis entraînée à vous dire ce que je sens. Mon âme est si forte pour aimer, et mon esprit si petit, si faible, si borné, que je devais donc m’interdire tout mouvement et toute expression qui ne viennent pas de mon cœur ; c’est lui qui vous parle quand je vous dis : je vous attends, je vous aime, je voudrais être toute à vous et mourir après. Adieu ; voilà du monde. Je suis si occupée de vous, je le suis si profondément de mes regrets, que la société n’est plus rien pour moi que de l’importunité et de la contrainte. Il n’y a que deux manières d’être qui me soient bonnes, vous voir et être seule, mais seule, sans livres, sans lumière et sans bruit. Je suis loin de me plaindre de mes insomnies, c’est le bon temps sur les vingt-quatre heures. Admirez, je vous en prie, combien il m’en coûte pour vous quitter, tandis que vous n’avez pas eu un retour vers moi, pas une pensée. Mon Dieu ! en êtes-vous plus heureux ? Oui.



LETTRE XXXV

1774.

Que vous êtes aimable de me rendre compte de ce que vous faites, de ce que vous pensez, de ce qui vous occupe ! Que j’aime l’ardeur, l’activité de votre âme et de votre esprit ! Mon ami, vous avez tant de manières d’arriver à la gloire, que vous auriez tort de désirer la guerre. Livrez-vous à votre talent, à votre génie : écrivez, et en éclairant et en intéressant les hommes, vous acquerrez la gloire la plus flatteuse pour une âme sensible et vertueuse : en faisant le bien, vous jouirez de la célébrité la mieux méritée, et en vérité, la seule désirable dans ce siècle, où il n’y a qu’à opter entre la bassesse et la frivolité. Mon Dieu ! qu’il me serait affreux de recommencer à vivre comme j’ai fait pendant dix ans ! J’ai vu de si près le vice en action, j’ai été si souvent la victime des petites et viles passions des gens du monde, qu’il m’en est resté un dégoût invincible et un effroi qui me feraient préférer une solitude entière à leur horrible société. Mais où vais-je m’égarer ? Mon âme, en proie au sentiment le plus cruel et le plus déchirant, n’a pas besoin de retourner sur le passé pour se sentir accablée sous le poids de ma destinée.

Je meurs d’envie de voir le plan de votre pièce, c’est vous qui créerez le sujet : car il ne me paraît comporter d’intérêt et d’action que pour quelques scènes. Vous n’en aurez que plus de mérite en attachant et en intéressant pendant cinq actes. Racine a eu cette magie dans Bérénice. Votre sujet est plus grand et plus noble, et il est bien au ton de votre âme. Vous n’aurez pas besoin de vous élever : sans effort, vous êtes toujours de niveau à ce qui paraît exalté aux âmes vulgaires et communes. — Oui, mon ami, mes journées sont uniformes : mais bientôt je serai seule : tous mes amis partent, et c’est pour la première fois de ma vie que leur départ ne me coûtera pas un regret ; et si je ne vous paraissais pas trop ingrate, je vous dirais que je verrai partir avec une sorte de plaisir M. d’Alembert. Sa présence pèse sur mon âme, il me met mal avec moi-même, je me sens trop indigne de son amitié et de ses vertus. Enfin, jugez de ma disposition : ce qui devrait être une consolation pour moi, est un surcroît à mon malheur ; mais c’est que je ne veux point me consoler : mes regrets, mes souvenirs me sont plus chers que tous les soins et les secours de l’amitié. Mon ami, il faut que mon âme soit tout à fait enlevée à sa douleur, et il n’y a que vous qui ayez ce pouvoir, ou il faut qu’elle en fasse son unique nourriture. Si vous saviez combien les livres me semblent vides et froids, combien il me paraît inutile de parler ou de répondre ! Mon premier mouvement surtout est de me dire : à quoi bon ? et je n’ai pas encore trouvé de réponse à cette question, ce qui fait que je suis quelquefois deux heures sans prononcer une parole, et que, depuis un mois, je n’ai touché une plume que pour vous écrire. Je sais bien qu’avec cette manière, il n’y a point d’amitié qu’on ne rebute ; mais j’y consens, mon âme est aguerrie, elle ne craint plus les petits maux. Ah ! combien le malheur concentre ! qu’on a besoin de peu de chose lorsqu’on a tout perdu ! que de biens je vous dois, mon ami ! que de grâces je devrais vous rendre ! Vous remettez de la vie dans mon âme ; vous me faites sentir de l’intérêt à attendre le lendemain ; vous me promettez de vos nouvelles : cette espérance fixe ma pensée. Vous m’aviez promis encore mieux, je devais vous voir ; mais je vous dirai comme Andromaque : à de moindres faveurs les malheureux prétendent. Adieu ; j’abuse de votre temps, de votre bonté, mais il est si doux, si naturel de s’oublier avec ce que l’on aime ! Ma plaie est si vive, mon âme est si malade, ma machine est si souffrante, que ne fussiez-vous susceptible que du sentiment de la pitié, je suis sûre que vous seriez près de moi, et que vous désireriez de faire pénétrer jusqu’à mon cœur le baume de la sensibilité et de la consolation. À demain, mon ami : car votre lettre me touchera et j’aurai besoin d’y répondre.


Jeudi, après la poste.

Eh bien ! je n’ai point eu de lettre, et cela me surprend bien moins que cela ne m’afflige : il est si simple, quand on jouit, d’oublier ce qui souffre, que je me garderai bien de vous faire un reproche de ce qui n’est qu’une suite bien naturelle de la disposition de votre âme dans le lieu où vous êtes. Vous avez vu le chevalier : il vous aura dit de mes nouvelles. Je n’étais pas bien le jour qu’il est venu, j’avais eu une attaque de convulsion pareille à celle dont vous avez été témoin, et j’avais pleuré une partie de la nuit. Je ne me suis pas endormie celle-ci ; je souffrais trop. Je suis mieux : je ne me sens que de la faiblesse et de l’abattement ; j’ai eu hier une secousse violente. — J’ai eu une conversation, j’ai su des détails, j’ai revu une écriture, j’ai lu des mots auxquels je ne devais pas survivre. Ah ! mon sang, ma vie ne seraient qu’un faible prix pour un tel sentiment ; voyez ce que je dois juger du vôtre. — L’abbé Morellet disait ces jours passés, et dans l’innocence de son âme, que vous étiez fort amoureux de la petite comtesse de B… ; que vous étiez très occupé d’elle ; que vous aviez le plus grand désir de lui plaire, etc., etc. Si cela n’est pas tout à fait vrai, cela est si vraisemblable, qu’il me semble que je n’aurais à me plaindre que de ce que vous ne m’avez pas mise dans la confidence. Je ne vous demande, pour vous acquitter avec moi, qu’une seule chose : c’est de me dire la vérité. Croyez qu’il n’y en a point, non, qu’il n’y en a point que je ne puisse entendre. Je puis vous paraître faible, et assez pour vous faire croire qu’il faut me ménager, cela n’est pas vrai. Jamais, au contraire, je ne me suis senti plus de force. J’ai celle de souffrir, et je ne crains plus rien dans le monde, pas même ce que vous croyez devoir me faire le plus de mal : Adieu donc.



LETTRE XXXVI

Onze heures du soir, 1774.

Mon Dieu ! que je vous ai peu vu, que je vous ai mal vu aujourd’hui, et qu’il m’est pénible de ne pas savoir où vous êtes dans ce moment ! J’espère que c’est à Ris, et que vous reviendrez demain au soir. On dit qu’on attend M. le comte de Broglie demain matin. Il est singulier que je sois amenée à m’occuper de son retour, à désirer qu’il soit plus prompt que ses amis même ne peuvent le désirer. Mon Dieu ! comme un sentiment change et bouleverse tout ! Ce moi, dont parle Fénelon, est encore une chimère : je sens positivement que je ne suis point moi. Je suis vous ; et pour être vous, je n’ai aucun sacrifice à faire. Votre intérêt, vos affections, votre bonheur, vos plaisirs, ce sont là, mon ami, le moi qui m’est cher et qui m’est intime ; tout le reste m’est étranger : vous seul dans l’univers pouvez m’occuper et m’attacher. Ma pensée, mon âme ne peuvent désormais être remplies que par vous et par des regrets déchirants. Oh ! non, ce n’est point quand je vous compare à moi que je crains, que je m’afflige de n’être pas aimée. Hélas ! c’est quand je pense comment je l’étais, et par qui je l’étais ; mais c’était un bonheur inouï, auquel je n’avais pas dû prétendre, et que vous voyez bien que je ne méritais pas. Oh ! que mon âme souffre, que ces souvenirs sont douloureux ! Mon ami, que deviendrai-je lorsque je ne vous verrai plus, que je ne vous attendrai point ! Croyez-vous que je puisse vivre ? Cette pensée me tue : dans dix jours !… Mais dites-moi pourquoi il ne me faudrait aucun courage pour mourir et pourquoi je n’ai pas la force de me dire qu’il y aura un jour, un moment, où vous me direz un mot qui me fait frissonner. Mon ami, ne le prononcez jamais : il m’a porté malheur ; ce mot affreux devait être mon arrêt : si je l’entends jamais, je meurs. — Comment pouvez-vous me louer de vous aimer ? Ah ! le mérite, la vertu eussent été de résister à ce penchant, à cet attrait qui m’a portée vers vous longtemps avant que je pusse me défier de moi. Comment craindre, comment prévoir, lorsqu’on est garanti par un sentiment, par le malheur, et par le bien inestimable d’être aimé par une créature parfaite ? Mon ami, voilà ce qui entourait mon âme, ce qui la défendait lorsque vous y avez fait descendre le trouble du remords et la chaleur de la passion ; et puis vous me louez de vous aimer ! Ah ! c’est un crime, et l’excès même ne me justifie pas. Mais je vais vous faire horreur : car je suis comme Pyrrhus, je m’abandonne au crime en criminelle. Oui, vous aimer ou cesser de vivre, je ne connais que cette vertu et cette loi dans la nature ; et ce sentiment est si vrai, si involontaire et si fort, qu’en vérité vous ne me devez rien. Ah ! que je suis loin d’exiger, de prétendre ! Mon ami, soyez heureux, ayez du plaisir à être aimé, et vous voilà quitte. Je suis folle, je ne puis vous parler que de ce que je sens, et je voudrais vous dire ce que j’ai vu : c’est le chevalier, il m’a demandé de vos nouvelles, il m’a demandé si j’étais contente de vous ; voyez quelle bonté ! il voudrait que tous mes amis m’aimassent autant que lui ; le pourrez-vous jamais ? Il est arrivé hier, et retourné ce soir. Nous irons donc jeudi à Auteuil : soyez exact au rendez-vous chez moi à midi et demi. Venez, mon ami, venez.

Songez que j’aurais pu dîner avec vous demain, que j’aurais pu vous voir ce soir. Soyez bon, soyez généreux ; donnez-moi tous les moments qui ne seront pas employés à vos plaisirs et à vos affaires. Je veux, je dois venir après ; si c’est trop demander, souffrez du moins que je le désire. Vous avez deviné à merveille ce matin : je voulais votre réponse, et point mon livre. Plût à Dieu qu’en renonçant à tous ceux qui ont été faits et le seront, je pusse m’assurer une lettre de vous tous les jours ! C’est là ce que je voudrais lire ; c’est vous que je voudrais voir et entendre sans cesse. Mon ami, je vous aime.



LETTRE XXXVII

1774.

J’ai quatre lettres à répondre : j’ai essayé d’écrire, cela m’est impossible. Je suis occupée de vous ; je ne sais pas si je vous aime, mais je sens, et je sens trop que vous troublez, que vous agitez mon âme, et d’une manière pénible et douloureuse, lorsque je ne vous vois pas ou que je ne suis pas soutenue par le plaisir et l’activité de vous attendre. Je vous ai dit, j’ai voulu vous dire le charme qu’avait pour moi votre présence ; mais, mon ami, que les expressions sont faibles pour rendre ce que l’on sent fortement ! l’esprit trouve des mots, l’âme aurait besoin de créer une langue nouvelle. Oui, certainement, j’ai plus de sensations qu’il n’y a de mots pour les rendre : comment, en effet, pourrais-je vous dire tout le bien et tout le mal que vous me faites ? votre présence a un tel empire, une telle force, qu’elle me donne une existence nouvelle, et ne me laisse pas même le souvenir de celle que j’avais avant que de vous voir. Je suis si animée, si pénétrée de l’impression que je reçois, que je ne puis plus être heureuse ou malheureuse que par vous. J’aime, je jouis, je crains, je souffre, sans qu’il entre jamais dans ces diverses dispositions ni souvenir du passé, ni prévoyance de l’avenir. Mon ami, dans le temps où l’on croyait au sortilège, j’aurais expliqué tout ce que vous me faites éprouver en disant que vous aviez le pouvoir de jeter sur moi un sort qui m’enlève à moi-même ; mais si cela était, si vous aviez cette puissance, que je vous trouverais cruel de ne pas prolonger l’illusion qui me fait sentir, au moins quelques moments, que la vie peut être un bien ! Oui, je vous dois de connaître, de goûter ce plaisir qui enivre l’âme, au point d’ôter tout sentiment de peine et de douleur. Mais voyez si je dois vous en rendre grâce : le charme cesse au moment où vous me quittez, et en rentrant dans mon âme, je me trouve accablée de regret et de remords : la perte que j’ai faite me déchire. J’étais aimée, et aimée à un degré où l’imagination ne peut pas atteindre. Tout ce que j’ai lu était faible et froid en comparaison du sentiment de M. de M... ; il remplissait toute sa vie ; jugez s’il a dû occuper la mienne. Ce regret suffirait bien pour faire le malheur et le désespoir d’une âme sensible. Eh bien ! je souffre plus cruellement encore par le remords qui pèse sur mon âme : je me vois coupable, je me trouve indigne du bonheur dont j’ai joui : j’ai manqué à l’homme le plus vertueux et le plus sensible ; en un mot, j’ai manqué à moi-même et j’ai perdu ma propre estime : jugez si j’ai le droit de prétendre à la vôtre ; et si vous ne m’estimez pas, y a-t-il moyen de m’aveugler au point de croire que vous puissiez m’aimer ? D’après cette connaissance de moi-même, et les réflexions qu’elle entraîne, croyez-vous qu’il puisse y avoir une créature plus malheureuse ? Ah ! mon ami, cette mobilité d’âme que vous me reprochez, et dont je conviens, ne me sert que lorsque je vous vois. C’est elle qui fait que toute ma vie n’est plus que dans un point : je vis en vous et par vous ; mais d’ailleurs savez-vous à quoi sert cette mobilité ? à me faire éprouver dans une heure tous les genres de tourments qui peuvent déchirer et abattre l’âme. Oui, cela est vrai, je sens quelquefois les angoisses, le découragement de la mort, et dans le même instant, les convulsions du désespoir. Cette mobilité est un secret de la nature pour faire vivre avec plus de force en un jour, que le commun des hommes n’a vécu en mourant à cent ans. Il est vrai que cette même mobilité, qui n’est qu’une malédiction de plus dans le malheur, est quelquefois la source de beaucoup de plaisirs dans une disposition calme : c’est peut-être même un moyen d’être aimable, parce que c’est une manière de faire jouir la vanité et de flatter l’amour-propre. Cent fois j’ai senti que je plaisais par l’impression que je recevais des agréments et de l’esprit des personnes avec qui j’étais : et en général, je ne suis aimée que parce qu’on croit et qu’on voit qu’on me fait effet ; ce n’est jamais par celui que l’on reçoit. Cela prouve tout à la fois, et l’insuffisance de mon esprit et l’activité de mon âme, et il n’y a dans cette remarque ni vanité, ni modestie, c’est la vérité. Mon ami, je veux vous dire le secret de mon cœur, sur le peu d’impression que vous prétendiez que me faisait l’idée d’une séparation de quatre mois ; voici ce que je m’en promettais : d’être rendue tout entière à ma douleur, et au dégoût invincible que je me sens pour la vie. Je croyais que, lorsque mon âme ne flotterait plus entre l’espérance et le plaisir de vous voir, de vous avoir vu, elle aurait plus de force qu’il n’en faut pour me délivrer d’une vie qui ne me présenterait plus que des regrets et des remords. Voilà, je vous le jure, la pensée qui m’occupe depuis près de deux mois ; et ce besoin actif et profond d’être délivrée de mes maux m’a soutenue et me défend encore contre le chagrin que me ferait éprouver votre absence. Ne concluez point déjà que je veuille vous prouver que je vous aime avec beaucoup de passion : non, mon ami ; cela prouve seulement que je tiens vivement à mon plaisir, et qu’il me donne la force de souffrir. Je vous l’ai déjà dit, ces mots sont gravés dans mon cœur, et ils prononcent mon arrêt : vous aimer, vous voir, ou cesser d’exister. Après cela, dites tout le mal que vous voudrez de ma sensibilité : jamais je n’ai cherché à combattre la mauvaise opinion que vous aviez de moi ; je ne vous trouve ni sévère, ni injuste. Vous seul, dans la nature, êtes en droit de me mésestimer, et de douter de la force et de la vérité de la passion qui m’a animée pendant cinq ans.



LETTRE XXXVIII

Quatre heures, 1774.

Je vous quittai hier au soir, parce que je craignais vous fatiguer en vous parlant aussi longtemps de moi. Vous m’étiez tellement présent que je souffrais de ce que vous ne m’interrompiez pas ; mais écoutez-moi aujourd’hui : c’est de vous que j’ai à vous parler ; mais avant tout, croyez, je vous prie, que ce ne sont point des reproches que je veux vous faire : je ne crois pas en avoir le droit, et je serais désolée de vous déplaire. L’intérêt que je vous porte me fait souffrir de mille choses qui ne sont d’aucun prix pour vous : il faut aimer pour être averti du mal qu’on fait à ce qui nous aime : l’esprit ne donne point la délicatesse dont il faut user avec une âme malade et malheureuse ; mais les exordes sont ennuyeux, venons au fait. Mon ami, vous vouliez me faire un secret de votre voyage ; si c’est un bon motif qui en est l’objet, pourquoi craignez-vous de me le dire ? et si ce voyage doit offenser mon cœur, pourquoi le faites-vous ? Si vous ne me devez pas de m’aimer, vous vous devez à vous-même d’être délicat et de ne pas me tromper. Jamais vous n’avez avec moi l’abandon de la confiance ; il semble que ce que vous me dites vous échappe, et qu’à peine vous y consentez. Vous êtes parti hier, et je n’ai pas pu savoir où vous alliez ; je ne sais pas où vous êtes : je suis dans l’ignorance de vous, de vos actions. Mon ami, est-ce là le procédé de l’amitié la plus commune ? et croyez-vous que je puisse penser sans douleur que, de votre plein gré, vous serez douze jours sans entendre parler de moi ? Et croyez-vous aussi que je n’aie pas été sensiblement affligée de ce qu’en pensant me quitter, vous n’ayez pas voulu me donner la dernière soirée que vous deviez passer à Paris ? Si vous m’aimiez, vous auriez vu le mal que vous me fîtes lorsque vous dites samedi au soir que le lendemain vous iriez chez madame d’Arcambal. Je ne trouvai pas un mot à répliquer, mais je souffris.



LETTRE XXXIX

Onze heures du soir, 1774.

Je n’ai point eu de vos nouvelles ; je n’en espérais guère, et cependant j’en attendais. Ah ! mon Dieu ! comment pouvez-vous dire que la douleur n’est plus dans mon âme ? J’en mourais hier ; j’ai eu un accès de désespoir qui m’a donné des convulsions qui ont duré quatre heures. Mon ami, s’il faut vous dire ce que je crois, ce qui est vrai, c’est que, lorsque je vous vois, je vous aime à la folie, et au point de croire que je n’ai jamais mieux aimé ; mais j’ai besoin de vous pour vous aimer, tout le reste de ma vie est employé à me souvenir, à regretter et à pleurer. Oui, partez, dites-moi que vous en aimez une autre ; je le désire, je le veux, j’en ai un mal si profond, si déchirant, que je n’espère plus de soulagement que de la mort. Celui que vous m’apportez a l’effet de l’opium ; il suspend mes maux, mais il ne les guérit point, au contraire, j’en suis plus faible et plus sensible. Vous avez raison, je ne suis plus capable d’aimer, je ne sais plus que souffrir. J’avais espéré en vous, je m’y étais abandonnée, je croyais que le plaisir de vous aimer calmerait mon malheur. Hélas ! vainement je le fuis ; il me rappelle sans cesse, il m’entraîne et il ne me présente plus qu’une ressource. Ah ! ne me parlez pas de celle que je trouve dans la société : elle n’est plus pour moi qu’une contrainte insupportable ; et si je pouvais déterminer M. d’Alembert à ne pas être avec moi, ma porte serait fermée. Comment pouvez-vous croire que les productions de l’esprit auront plus d’empire sur moi que le charme, que les consolations de l’amitié ? J’ai les plus dignes amis, les plus sensibles, les plus vertueux. Chacun, à sa manière et selon son accent, voudrait arriver jusqu’à mon âme ; je suis pénétrée de tant de bontés, mais je reste malheureuse ; vous seul, mon ami, pouvez me faire connaître le bonheur. Hélas ! il me retient à la vie en invoquant la mort ! Mais pourquoi avez-vous mis quelque prix à être aimé de moi ? Vous n’en aviez pas besoin ; vous saviez bien que vous ne pouviez pas me répondre. Vous seriez-vous fait un jeu de mon désespoir ? Remplissez donc mon âme, ou ne la tourmentez plus : faites que je vous aime toujours, ou que je ne vous aie jamais aimé ; enfin, faites l’impossible, calmez-moi ou je meurs.

Dans ce moment-ci que faites-vous ? Vous portez le trouble dans une âme que le temps avait calmée, vous m’abandonnez à ma douleur. Ah ! si vous étiez sensible, vous seriez à plaindre, mon ami ; vous connaîtriez le remords, mais au moins si votre cœur ne peut pas se fixer, livrez-vous à votre talent, occupez-vous, travaillez de suite, car si vous continuez cette vie dissipée, agitée, j’ai peur que vous ne soyez réduit à dire un jour : le besoin de la gloire a fatigué mon âme.


Samedi au soir.

Ce n’est que ce matin que j’ai eu de vos nouvelles, et je ne sais par où ni comment elles sont venues : ce n’est pas par la poste. Jugez-moi folle si vous voulez, croyez-moi injuste, enfin tout ce qu’il vous plaira : mais cela ne m’empêchera pas de vous dire que je ne crois pas avoir, de ma vie, reçu une impression plus sensible, plus flétrissante que celle que m’a faite votre lettre. Et, avec la même vérité, je vous dirai que l’espèce de mal que vous m’avez fait, ne mérite guère d’intérêt, parce que je crois que c’est mon amour-propre qui a souffert, mais d’une manière qui m’est tout à fait nouvelle. Je me suis sentie si accablée d’avoir pu donner à quelqu’un le droit de me dire ce que je lisais, et de me le dire avec tant de naturel, que j’en devais conclure qu’il n’avait fait que verser son âme en me parlant, et sans même se douter qu’il m’offensait. Oh ! que vous avez bien vengé M. de M... ! que vous me punissez cruellement du délire, de l’égarement qui m’ont entraînée vers vous ! que je les déteste ! Je n’entrerai dans aucun détail ; vous n’avez ni assez de bonté, ni assez de sensibilité pour que mon âme puisse se soumettre à la plainte : mon cœur, mon amour-propre, tout ce qui m’anime, tout ce qui me fait sentir, penser, respirer, en un mot, tout ce qui est en moi est révolté, blessé et offensé pour jamais. Vous m’avez rendu assez de force, non pour supporter mon malheur (il me paraît plus grand et plus accablant que jamais), mais pour m’assurer de ne pouvoir plus être tourmentée ni malheureuse par vous. Jugez, et de l’excès de mon crime, et de la grandeur de ma perte ; je sens, et ma douleur ne me trompe point, que si M. de M... vivait, et qu’il eût pu lire votre lettre, il m’aurait pardonné, il m’aurait consolée, et il vous en aurait haï. Ah ! mon Dieu ! laissez-moi mes regrets ; ils me sont mille fois plus chers que ce que vous appelez votre sentiment ; il m’est affreux, son expression est du mépris, et mon âme le repousse avec tant d’horreur, que cela seul me répond qu’elle est encore digne de la vertu. Dussiez-vous croire que vous ne m’avez fait que justice, j’aime mieux vous laisser cette opinion, que d’entrer en explication. C’en est donc fait ; soyez avec moi comme vous pourrez, comme vous voudrez, pour moi, à l’avenir (s’il y a un avenir pour moi), je serai avec vous comme j’aurais dû toujours être ; et si vous ne laissiez point de remords dans mon âme, j’espérerais bien vous oublier. Je le sens, les plaies de l’amour-propre refroidissent l’âme. Je ne sais pourquoi je vous ai laissé lire tout ce que je vous avais écrit avant que de recevoir votre lettre : vous y verrez toute ma faiblesse, mais vous n’y aurez pas vu tout mon malheur ; je n’espérais rien de vous, je ne voulais pas être consolée. Pourquoi donc me plaindre ? Ah ! pourquoi ? parce qu’un malade qui est condamné attend encore son médecin, parce que ses yeux se lèvent encore sur les siens pour y chercher de l’espérance, parce que le dernier mouvement de la douleur est la plainte, parce que le dernier accent de l’âme est un cri. Voilà l’explication de mon inconséquence, de ma folie, de ma faiblesse… Oh ! que j’en suis punie !…



LETTRE XL

Onze heures, 1774.

Ayez assez de délicatesse pour cesser de me persécuter. Je n’ai qu’une volonté, je n’ai qu’un besoin, c’est de ne plus vous voir en particulier. Je ne puis rien pour votre bonheur, je ne sais rien pour votre consolation : laissez-moi donc et ne vous plaisez plus à faire le tourment de ma vie. Je ne vous fais point de reproches ; vous souffrez, je vous plains, et je ne vous parlerai plus de mes maux. Mais, au nom de ce qui a encore quelque empire sur votre âme, au nom de l’honneur, au nom de la vertu, laissez-moi, ne comptez plus sur moi. Si je puis me calmer, je vivrai ; mais si vous continuez, vous aurez bientôt à vous reprocher de m’avoir rendu la force du désespoir. Épargnez-moi le chagrin et l’embarras de vous faire exclure à ma porte dans les heures où je suis seule. Je vous demande, et c’est la dernière fois, de ne venir chez moi que depuis cinq heures jusqu’à neuf. Si madame de… pouvait lire dans mon âme, je vous assure qu’elle ne me haïrait pas : tout au plus, j’aurais mis quelques regrets dans la sienne ; mais elle et vous m’avez fait éprouver les tourments des damnés, le repentir, la haine, la jalousie, le remords, le mépris de moi, et quelquefois aussi de vous-même ; enfin, que vous dirai-je ? tout le malheur de la passion et jamais ce qui peut faire le bonheur d’une âme honnête et sensible, voilà ce que je vous dois, mais je vous pardonne. Si je tenais à la vie, je sens que je ne serais pas si généreuse : je vous vouerais une haine implacable ; mais bientôt, je ne tiendrai pas plus à vous qu’à la vie, et je veux employer ma sensibilité, mon âme et tout ce qui me reste de vie à aimer, à adorer la seule créature qui ait rempli mon âme, et à qui j’ai dû plus de bonheur et de plaisir que presque tout ce qui a paru sur la terre n’en a senti, ni pu imaginer ; et c’est vous qui m’avez rendue coupable envers cet homme ! Cette pensée soulève mon âme, je m’en détourne. Je voudrais me calmer, et, si je le puis, mourir. Je vous le répète encore, et c’est le dernier cri de mon âme vers vous : par pitié, laissez-moi, sinon vous connaîtrez le remords.



LETTRE XLI

1774.

Cela serait bien doux, bien aimable, si cela disait que je vais vous voir ; mais ce doute détruit l’impression sensible que j’aimerais tant à recevoir de ce que vous me dites. Mon Dieu ! que vous troublez ma vie ! vous me faites éprouver dans l’espace d’un jour les dispositions les plus contraires : je suis à la fois entraînée par le mouvement le plus passionné, et puis glacée par l’idée que vous ne me répondez pas. Alors cette réflexion me donne de l’humeur contre moi, et pour retrouver un peu de calme, je m’abandonne au souvenir déchirant de ce que j’ai perdu. Bientôt après, mon âme se pénètre d’un sentiment plus doux, et je suis en état de m’occuper des moments de bonheur que j’ai goûtés en vous aimant. Toutes ces pensées, qui devraient m’éloigner de vous, m’en rapprochent bien vite. Je sens que je vous aime, et assez pour ne pouvoir espérer de repos que dans la mort. C’est mon seul appui, le seul secours que j’attends, et dont je sens le besoin dans presque tous les instants de ma vie. Mon ami, vous avez mis du baume sur la petite plaie que je me suis faite hier soir, puisque vous en avez remarqué le moment : cela prouverait la vérité de ce que disait M. d’Alembert, qu’il y a telle circonstance où la douleur n’est point douleur. — Oui, vous aurez avant minuit l’éloge ; je vais renvoyer chez l’archevêque de Toulouse. Bonjour. Encore une fois, mon ami, c’est vous qui faites ma tristesse, mon silence, mon malheur ; en un mot, c’est vous qui animez mon âme, et c’est elle qui m’entraîne. Je n’ose point vous dire à quel point je vous aime.



LETTRE XLII

Dix heures, 1774.

Vous ne vous souciez pas de me trouver encore aujourd’hui ; mais je vous suis assez indifférente pour ne pas craindre de troubler les intérêts qui vous agitent. Écoutez-moi donc, et faisons l’un avec l’autre ce que proposa madame de Montespan à madame de Maintenon. Étant forcée de faire un voyage assez long avec elle tête à tête : Madame, lui dit-elle, oublions nos haines, nos querelles, et soyons l’une et l’autre de bonne compagnie, etc., etc. Eh bien ! je vous dis : « Oublions nos mécontentements mutuels, et soyez assez facile pour m’apporter ce que je vous ai demandé ». Oui, c’est moi qui vous parle, et je ne suis pas folle : au moins, à cet égard, ma folie est d’un genre moins sec et moins malheureux. Bonsoir. Vous étiez presque triste tantôt, j’en étais fâchée sans me le reprocher : car, comme vous savez, il faut se croire aimé pour se croire infidèle. Le chevalier m’a expliqué votre tristesse, et je vous ai plaint du fond de mon cœur. Ne me refusez pas ce que je vous demande ; je vous promets en récompense ce mauvais synonyme de pleurs et de larmes : il est mauvais, mais il est d’une sensibilité qui fera couler les larmes de ce que j’aime ; et il ferait pleurer d’ennui un homme d’esprit et de goût : mais aussi ce ne sont pas ces gens-là à qui j’ouvre mon âme. Bonsoir. Où êtes-vous ? à coup sûr vous êtes bien : vous êtes gai, animé, intéressé, et tout entier à ce que vous voyez : voilà ce que nous appelons être aimable par excellence. Tancrède !… oh ! cela est bien beau ! il y a des vers qui retentissent jusqu’au fond de l’âme ; mais rien n’est au ton d’une âme active, souffrante et agitée elle doit vivre sur elle-même. Adieu donc.


LETTRE XLIII

Onze heures du soir, 1774.

Je viens de m’occuper de vous, de vos intérêts avec M. d’Alembert, et il me passe par la tête de vous faire une proposition folle ; et c’est précisément à cause de cela que je ne désespère pas que vous l’acceptiez. Venez demain passer la journée à la campagne, vous comblerez de plaisir madame L…, et ce n’est pas là une manière de parler. Si vous êtes engagé le soir, nous reviendrons d’assez bonne heure pour que vous ne manquiez ni à votre plaisir, ni à celui de ceux qui vous attendaient. Enfin, voyez si vous pouvez vous arracher à vos affaires, à vos soins, à votre dissipation, à vos rendez-vous, à l’Opéra, aux visites, au vague, au vide, en un mot, à cette multitude de choses importantes auxquelles vous consacrez votre vie. Surtout (et sans doute cette recommandation est inutile et présomptueuse) ne me faites point de sacrifice : c’est moi, au contraire, qui suis prête à vous les faire tous. Si vous me refusez, je vous réponds de n’en être ni étonnée, ni fâchée : il est tout simple qu’à la veille d’un départ, tous vos moments soient engagés. Mais au moins ne perdez donc pas tous ceux que vous vouliez bien me destiner : employez-les ; je vous rends votre soirée de demain : je me coucherai en arrivant. Mercredi j’ai promis de passer la soirée au Ménil-Montant, et si je ne suis pas trop souffrante, j’irai. J’ai envoyé m’excuser cet après-dîner, parce que je souffrais beaucoup : car vous croyez bien que je ne pouvais pas avoir l’espérance de vous voir. Il est bien honnête à vous de m’avoir donné quelques moments ; je n’en étais pas flattée : je vous en rends mille grâces, et c’est du fond de mon cœur, je vous l’assure. Si vous me sacrifiez votre journée de demain, il faut être chez moi avant midi ; si, au contraire, c’est moi qui vous la donne, ne venez point du tout : je me lève tard, je serai pressée de m’habiller, et vous ne me feriez sentir que le regret de ne pouvoir causer avec vous. Mais mercredi je serai plus heureuse, puisque vous ne partez pas. Réponse, je vous en prie.



LETTRE XLIV

1774.

Je suis désolée : ce n’est pas de ce que vous êtes enrhumé, mais de ce que vous ferez si bien, que ce rhume deviendra une maladie. Vous devriez garder votre lit tout le jour, et vous vous proposez déjà de sortir ! En grâce, mon ami, buvez, soyez tout à fait dans votre lit, sans y lire, ni écrire. Je me reproche le mot que vous m’avez écrit, et avant que vous ayez écrit, répondu et répliqué à toutes ces Dames, vous ne serez pas un moment en repos. Je vous attendais depuis neuf heures : il y avait de l’eau d’orge, de guimauve, de l’orgeat, pour vous faire prendre par force une bavaroise ; voilà comme cela s’appelle, et non pas de la soupe. Mon Dieu ! que je voudrais être à côté de votre lit ! je vous soignerais : jamais garde n’aurait eu tant de zèle et d’affection. — Mon ami, ne sortez pas, laissez croire que vous êtes parti, et peut-être qu’avec ce ménagement, vous serez assez bien pour partir demain matin. Assurément vous ne voyagerez pas la nuit, ce serait de la folie : en allant coucher à Orléans, vous ne serez pas fatigué. Vous ne me dites pas si vous avez de la fièvre dans ce moment-ci. J’enverrai savoir de vos nouvelles à une heure ; en grâce, mon ami, ne sortez point : je saurai de vos nouvelles plusieurs fois dans la journée ; et pour cela, je vais dîner chez moi, je ne sortirai qu’à neuf heures du soir. Mon ami : j’exige de vous que vous passiez la soirée dans votre lit ; je vous assure que si vous n’y prenez garde, vous ferez de ceci une fluxion de poitrine. Mais sans doute vous avez écrit à monsieur votre père : s’il vous connaît bien, il sera moins inquiet, parce qu’il ne comptera pas sur votre exactitude. Voyez combien je suis dure et quel moment je prends pour vous accabler ! Oui, en vérité, vous avez tort d’être malade. Eh bien ! si vous étiez parti hier, mon inquiétude aurait-elle été fondée ? Mon ami, buvez, mais quoi ? je crains que ces eaux n’aient trop d’activité : de la guimauve, ou de l’eau d’orge. Si vous venez chez moi, vous en trouverez de toute prête, mais ne venez pas, non, ne venez pas. Ménagez-vous pour ce qui vous aime avec tant de tendresse.



LETTRE XLV

Huit heures et demie, 1774.

Mon ami, je vous aime : je le sens dans ce moment d’une manière douloureuse. Votre rhume, votre poitrine font mal à mon âme ; je crains, et cet affreux sentiment a été si souvent justifié que je ne saurais me calmer : si vous partez ce soir, vous ne dormirez point, cela vous échauffera. Ah ! mon Dieu ! que ne puis-je souffrir tout ce que je crains que vous souffriez ! Mon ami, en changeant de chevaux à Orléans, dites-moi comment vous êtes, dites-moi si votre poitrine est déchirée. Ma tendresse, mon intérêt ne vous laissent pas libre de négliger votre santé. Je meurs de regret en pensant que je ne vous verrai pas, que je n’ai plus de moyens de me rassurer. Je ne vous verrai pas, je ne saurai rien de vous. Ah ! qu’il était doux de vous aimer hier, et qu’il est cruel de vous aimer aujourd’hui, demain et toujours ! Mon ami, pardonnez-moi ma faiblesse ; voyez si ma superstition ne peut pas s’excuser : c’est le vendredi 7 août 1772 que M. de Mora est parti de Paris, c’est le vendredi 6 mai de cette année qu’il est parti de Madrid, et c’est le vendredi 27 mai que je l’ai perdu pour jamais. Voyez si cet horrible mot ne doit pas porter l’effroi dans mon âme quand il se joint à l’idée de ce que j’aime plus que la vie, plus que le bonheur, plus enfin que je n’ai de mots pour l’exprimer. Mon ami, si par quelque hasard, vous ne partiez que samedi, je veux vous voir demain. Quel horrible projet j’avais conçu, de ne pas vous voir ! cela serait impossible, vous le savez bien. Vous savez bien que, quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. Adieu, adieu, mon ami : jamais vous ne fûtes aimé, ni chéri avec autant de tendresse. Conservez-vous ; pensez que c’est me sauver la vie, que de ménager votre poitrine. Demain ! cette pensée m’est affreuse. Oui, je vous aime, mille fois plus que je ne sais le dire.


LETTRE XLVI

Jeudi soir, 25 août 1774.

Oui, mon ami, ce qui a le plus de force et de pouvoir dans la nature, c’est assurément la passion ; elle vient de m’imposer une privation, et elle me la fait supporter avec mille fois plus de courage que ne pouvaient jamais inspirer la raison et la vertu : mais cette passion est un tyran absolu, elle ne fait aussi que des esclaves qui, tour à tour, haïssent et chérissent leur chaîne, et qui n’ont jamais la force de la briser. Elle me commande aujourd’hui une conduite absolument contraire à celle que je me suis prescrite depuis quinze jours. Je reconnais mon inconséquence, j’en suis confuse, mais je cède au besoin de mon cœur. Je trouve de la douceur à être faible, et dussiez-vous en abuser, mon ami, je vous aimerai, et je vous le dirai quelquefois avec plaisir, plus souvent avec douleur, lorsque je croirai que vous ne me répondez pas. Écoutez tout ce que j’ai souffert depuis que vous m’avez quittée. Une heure après votre départ, j’appris que vous m’aviez caché que madame de… était partie la veille. Alors je crus que vous n’aviez retardé le vôtre que pour elle. Vous ne m’aviez pas vue la veille, et je crus que c’est parce que vous aviez été trop affligé de vos adieux, pour me voir le moment d’après ; enfin, que vous dirai-je ? Je vous jugeai avec une passion dont le vrai caractère est de ne jamais voir les objets tels qu’ils sont. Je vis donc, et je crus tout ce qui pouvait m’affliger davantage ; j’étais trompée, vous étiez coupable, vous veniez dans le moment même d’abuser de ma tendresse : cette pensée soulevait mon âme, irritait mon amour-propre ; je me sentais au comble du malheur, je ne pouvais plus vous aimer ; j’abhorrais les moments de consolation et de plaisir que je vous devais. Vous m’aviez enlevée à la mort, la seule ressource, le seul appui que je m’étais promis, lorsque j’avais tremblé pour les jours de M. de Mora. Vous m’aviez fait survivre à un malheur affreux, vous remplissiez mon âme de remords, vous me faisiez éprouver un plus grand mal encore, celui de vous haïr ; oui, mon ami, vous haïr. J’ai été plus de huit jours animée par cet horrible sentiment ; cependant je reçus votre lettre de Chartres. Le besoin de savoir comment vous vous portiez me fit manquer à la résolution que j’avais prise de ne plus ouvrir vos lettres. Vous me disiez que vous vous portiez bien ; vous m’appreniez que vous aviez, malgré ma volonté, quelques-unes de mes lettres, et vous citez un vers de Zaïre, qui semblait braver mon malheur ; et puis, ce qu’il y avait de sensible, les regrets exprimés dans cette lettre me parurent vagues, et plus faits pour épancher votre âme que pour toucher la mienne ; en un mot, je fis du poison de tout ce que vous me disiez, et je formai plus que jamais le projet de ne vous pas aimer, et de ne plus ouvrir vos lettres. Je l’ai tenue cette résolution qui a déchiré mon cœur, qui m’a rendue malade. Depuis votre départ, je suis changée et abattue comme si j’avais eu une grande maladie. Eh ! en effet, cette fièvre de l’âme qui va jusqu’au délire, est une cruelle maladie : il n’y a point de corps assez robuste pour résister à une telle souffrance. Mon ami, plaignez-moi, vous m’avez fait mal. Je ne reçus votre lettre de Rochambeau que samedi ; je ne l’ouvris pas et en la mettant dans mon portefeuille j’eus un violent battement de cœur, mais je me commandai d’être forte, et je le fus. Ah ! combien il m’en a coûté pour garder cette lettre ! combien de fois j’ai lu l’adresse ! combien de temps je l’ai eue dans mes mains ! la nuit même j’avais besoin de la toucher : dans l’excès de ma faiblesse, je me disais que j’étais forte, et je résistais au plus grand bien, au plus grand plaisir, et voyez quel genre de folie ! Je vous aimais avec plus de force que jamais ; rien, pendant six jours, n’a pu me distraire de cette lettre cachetée : si je l’avais ouverte au moment où je l’avais reçue, l’impression n’aurait été ni si vive, ni si profonde. Enfin, enfin hier, abîmée de tristesse, ne voyant point arriver de lettres de Chanteloup, d’où vous m’aviez promis de m’écrire, je fus frappée de l’idée que vous étiez peut-être malade à Rochambeau ; et sans savoir ce que je faisais, ni à quoi je cédais, votre lettre était lue, relue, mouillée de mes larmes, avant que j’eusse pensé que je ne devais pas la lire. Ah ! mon ami, combien j’aurais perdu ! j’adore votre sensibilité. Ce que vous dites de Bordeaux fait saigner une plaie qui n’était pas fermée, qui ne le sera jamais. Non, ma vie ne sera pas assez longue pour regretter et pour chérir l’homme le plus sensible et le plus vertueux qui exista jamais. Quelle affreuse pensée ! J’ai troublé ses derniers jours ; en craignant d’avoir à se plaindre de moi, il exposait sa vie pour moi, et son dernier mouvement a été une action de tendresse et de passion. Je ne sais si je retrouverai jamais la force de relire ses derniers mots ; si je ne vous avais aimé, mon ami, ils auraient suffi pour me tuer. J’en frémis encore ; je les vois, et c’est vous qui m’avez rendue coupable : c’est vous qui faites que je vis ; c’est vous qui portez le trouble dans mon âme, c’est vous enfin que j’aime, que je hais, et qui déchirez et charmez tour à tour un cœur qui est tout à vous. Mon Dieu ! ne craignez pas d’être triste avec moi : c’est mon ton, c’est mon existence que la tristesse ; vous seul, oui vous seul avez le pouvoir de changer ma disposition ; votre présence ne me laisse ni souvenir, ni douleur ; j’ai éprouvé que vous faisiez diversion aux maux physiques. Je vous aime, et toutes mes facultés sont employées et charmées, lorsque je vous vois.


Vendredi matin, 26 août 1774.

Mon ami, je fus interrompue hier. Il y a tant de nouvelles, tant de mouvements, tant de joie, qu’on ne sait lequel entendre ; je voudrais être bien aise, et cela m’est impossible. Il y a quelques mois que j’aurais été transportée et du bien qu’il y a à espérer, et du mal dont on est délivré : actuellement je ne suis, que par la pensée et par réflexion, au ton de tout ce que je vois et de tout ce que j’entends. Vous savez que M. Turgot est contrôleur général, il est entré dans le conseil ; M. Dangevillers a les bâtiments ; M. de Miromesnil est garde des sceaux ; M. le chancelier est exilé en Normandie ; M. de Sartine a la marine, et l’on dit que ce n’est qu’en attendant le département de M. de la Vrillière ; M. Lenoir est lieutenant de police ; M. de Fitzjames ne va pas en Bretagne : c’est M. le duc de Penthièvre qui va tenir les États avec M. de Fourqueux. Mais en vérité, me voilà aussi piquante que M. Marin, à qui l’on ôte la gazette pour la donner à un abbé Aubert, qui a fait de mauvaises fables. Pour n’y plus revenir, il faut ajouter que le baron de Breteuil va à Vienne, et M. de la Vauguyon à Naples. — À présent passons aux nouvelles de société. M. d’Alembert a eu hier le plus grand succès à l’Académie. Je n’en ai pas été témoin, j’étais trop souffrante ; je n’ai tout juste de force que ce qu’il en faut pour être sur mon fauteuil. Il a lu l’Éloge de Despréaux, et des anecdotes sur Fénelon, qu’on dit ravissantes. Je n’ai pas voulu les entendre ces jours passés ; je n’avais dans la tête que la lettre que je ne lisais pas ; il faut du calme pour écouter, aussi j’écoute bien peu. Mon ami, on imprime une vie de Catinat, l’auteur est un M. Turpin, qui a fait la vie du grand Condé. M. d’Alembert a lu cette vie, et selon ce qu’il dit, cela n’ôtera, ni le piquant, ni le mérite de votre éloge ; cependant, dès qu’elle paraîtra, je vous l’enverrai. J’ai vu, j’ai beaucoup vu Mme de Boufflers depuis votre départ, et je vais bien humilier ou bien exalter votre vanité, en vous disant qu’elle ne vous a pas nommé. Si cela est naturel, cela est bien froid ; s’il y a du projet, cela est bien vif. Nous avons passé une soirée avec elle ; nous avons été à la foire ensemble, elle est venue chez moi ; nous devons aller au catafalque. Mais ce qui n’est que pour moi, ce sont des ananas excellents, et une lettre de quatre pages sur les affaires présentes, sur la gloire dont s’est couvert M. le prince de Conti, sur sa belle-fille ; et puis, des louanges très flatteuses pour moi. Enfin, je vous ferai mourir de jalousie quelque jour, en vous lisant tout cela ; mais jusqu’alors, vous allez tant faire de coquetteries, tant plaire, tant séduire, que tous mes succès ne seront plus rien, et qu’il faudra redevenir gros Jean comme devant. Mais, mon ami, pourquoi ne m’avez-vous pas écrit de Chanteloup ? est-ce que déjà vous n’aviez plus rien à me dire ? La poste part tous les jours, et puis qu’importe ? la lettre reste à la poste, et l’on n’est pas un siècle privé du plaisir de parler à ce qui nous aime ; car remarquez que je n’ose pas dire à ce qu’on aime. Si vous êtes arrivé mardi après le courrier de Bordeaux, il faudra attendre jusqu’à mercredi ; et c’est me mettre dans les limbes, après m’avoir mise quinze jours en enfer.

Si vous recevez cette lettre à Bordeaux, comme je n’en doute pas, je me rétracte, et je vous demande d’aller voir ce consul ; je saurai peut-être de nouveaux détails. Il vous parlera de la plus aimable, de la plus intéressante créature, que j’aurais dû aimer uniquement, et que je n’aurais jamais offensée, si, par une fatalité que je déteste, je pouvais échapper à quelque genre de malheur ; il n’y en a point que je n’aie éprouvé. Quelque jour, mon ami, je vous conterai des choses qu’on ne trouve point dans les romans de Prévost, ni ceux de Richardson. Mon histoire est un composé de circonstances si funestes, que cela m’a prouvé que le vrai n’est souvent pas vraisemblable. Les héroïnes de roman ont peu de chose à dire de leur éducation, la mienne mériterait d’être écrite par sa singularité. Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d’entendre un écrit qui vous intéresserait, si vous le trouviez dans un livre ; mais qui vous fera concevoir une grande horreur pour l’espèce humaine. Ah ! combien les hommes sont cruels ! les tigres sont encore bons auprès d’eux. Je devais naturellement me dévouer à haïr, j’ai mal rempli ma destinée : j’ai beaucoup aimé et bien peu haï. Mon Dieu ! mon ami, j’ai cent ans ; cette vie qui paraît si uniforme, si monotone, a été en proie à tous les malheurs et en butte à toutes les vilaines passions qui animent les malhonnêtes gens. Mais où vais-je m’égarer ?… tout entière à vous que j’aime, qui soutenez, qui défendez ma vie, pourquoi vais-je jeter les yeux sur tous les objets qui me l’ont fait détester ? — Je ne fermerai ma lettre qu’après l’arrivée du facteur : que je serai comblée de plaisir s’il m’apporte une lettre de vous ! Mais vous serez arrivé trop tard, vous ne faites rien à temps ; ce que vous ne voyez pas, existe à peine pour vous. Enfin, vous êtes justement comme il faut être pour faire le tourment d’une âme sensible ; et moi, je suis justement tout ce qu’il faut pour prouver que la folie n’exclut pas l’imbécillité. Figurez-vous que je vous parle comme si j’étais à samedi. J’attends le facteur qui n’arrivera que demain, et ce n’est pas votre faute, mon ami, ce n’est pas la mienne non plus, si ma tête est troublée, si le besoin que j’ai d’être consolée, me fait perdre l’ordre et la mesure du temps. Hélas ! je ne sais s’il n’aurait pas mieux valu ne pas nous connaître, ne pas vous aimer ; il y a trois mois que je serais comme j’étais il y a cent ans ; je ne souffrais point, je n’avais besoin ni de vous, ni de vos lettres ; mais n’êtes-vous pas assommé par la longueur de celle-ci ? Mon ami, accoutumez-vous à cette importunité.



LETTRE XLVII

Samedi au soir, 27 août 1774.

Mon ami, je n’ai point eu de vos nouvelles. Je m’étais dit cent fois : il sera arrivé trop tard ; il n’aura pas songé au prix d’une heure pour moi. Cela fait la différence de quatre jours ; me voilà donc renvoyée à mercredi. Eh bien ! le soin que j’ai eu de ne pas appuyer mon âme sur cette espérance, ne m’a servi à rien : le courrier est arrivé ; j’ai eu trois lettres, que je ne pouvais pas lire, parce que la vôtre me manquait. Mon Dieu ! vous n’êtes ni assez heureux, ni assez malheureux pour éprouver un pareil sentiment. Mon ami, si je n’ai pas de vos nouvelles mercredi, je ne vous écris plus. Vous avez déjà un tort, vous en aurez mille ; mais je vous déclare que je ne vous en pardonnerai point, et que je ne vous en aimerai pas moins. Vous voyez bien que je vous dis là l’impossible : la logique du cœur est absurde. Au nom de Dieu ! faites que je ne raisonne jamais plus juste. Que vous manquez bien dans ce moment-ci ! l’ivresse est générale, mon ami. Il y a cette différence entre ma disposition et celle de tout ce que je vois, qu’ils espèrent, et que moi je ne fais que respirer du malheur dont nous sommes délivrés. Mon Dieu ! mon âme n’atteint pas à la joie : elle est remplie par des regrets et par des souvenirs déchirants ; elle est animée par un sentiment qui la trouble, qui lui donne souvent des mouvements violents, et qui ne lui promet que bien rarement du plaisir. Dans cet état, la joie publique ne se fait sentir que par la pensée et la réflexion, et les plaisirs raisonnables sont si modérés ! mes amis sont mécontents de ce qu’ils ne peuvent pas m’entraîner. J’en suis bien fâchée, leur dis-je ; mais je n’ai plus la force d’être bien aise. Cependant je suis bien contente de ce que M. Turgot a déjà renvoyé un fripon, l’homme de l’affaire des blés. Mon ami, je veux vous dire le compliment des poissardes au roi, le jour de la Saint-Louis. « Sire, je venons faire compliment à Votre Majesté de la chasse qu’elle a faite hier ; jamais votre grand-père n’en a fait une si bonne ». — Le comte de C… qui est à Montigny, m’a écrit trois pages remplies d’enthousiasme et de transport, c’est beaucoup. Qu’ils sont heureux ! l’espérance les conserve jeunes. Hélas ! qu’on est vieux quand on l’a perdue, ou qu’il n’en reste tout juste que pour échapper au désespoir ! — Dites-moi donc si vous avez fait bien des vers ; si vous vous accoutumez à vous hâter lentement, si vous vous résoudrez à faire comme Racine, qui faisait difficilement des vers. Mon ami, je vous impose le plaisir de lire, de relire tous les matins une scène de cette musique divine, et puis vous vous promènerez, vous ferez des vers ; et avec le talent que la nature vous a donné, de penser et de sentir fortement, je vous réponds que vous en ferez de très beaux. Mais de quoi m’avisé-je ? de conseiller, qui ? Un homme qui a un grand mépris pour mon goût, qui me croit assez bête, qui ne m’a jamais vue en mesure sur rien, et qui, en me jugeant ainsi, pourrait bien n’être qu’en mesure, et marquer autant de justesse que de justice. Adieu, mon ami. Si vous m’aimiez, je ne serais pas si modeste ; je croirais n’avoir rien à envier dans la nature.

Je vous ai écrit hier un volume à Bordeaux. Ce mot m’est effroyable ; il touche la corde sensible et douloureuse de mon âme. Adieu, adieu.


LETTRE XLVIII

Ce lundi, 29 août 1774.

Vous savez que M. Turgot est contrôleur général ; mais ce que vous ne savez pas, c’est la conversation qu’il a eue à ce sujet avec le roi. Il avait eu quelque peine à accepter le contrôle, quand M. de Maurepas le lui proposa de la part du roi. Lorsqu’il alla remercier le roi, le roi lui dit :

— Vous ne vouliez donc pas être contrôleur général ?

— Sire, lui dit M. Turgot, j’avoue à Votre Majesté que j’aurais préféré le ministère de la marine, parce que c’est une place plus sûre, et où j’étais plus certain de faire le bien ; mais dans ce moment-ci, ce n’est pas au roi que je me donne, c’est à l’honnête homme.

Le roi lui prit les deux mains, et lui dit :

— Vous ne serez point trompé.

M. Turgot ajouta :

— Sire, je dois représenter à Votre Majesté la nécessité de l’économie dont elle doit la première donner l’exemple ; M. l’abbé Terrai l’a sans doute déjà dit à Votre Majesté.

— Oui, répondit le roi, il me l’a dit ; mais il ne l’a pas dit comme vous.

Tout cela est comme si vous l’aviez entendu, parce que M. Turgot n’ajoute pas un mot à la vérité. Ce mouvement de l’âme de la part du roi fait toute l’espérance de M. Turgot ; et je crois que vous en prendriez comme lui. M. de Vaines est nommé à la place de M. Leclerc ; mais il n’en aura pas le faste : point de jeu, point de valet-de-chambre, point d’audience, en un mot, la plus grande simplicité, c’est-à-dire au ton de M. Turgot. Oui, je vous le répète, vous manquez bien ici ; vous auriez partagé les transports de la joie universelle. On commence à avoir besoin de se taire pour se recueillir, et pour penser à tout le bien qu’on attend. Reste actuellement l’intérêt personnel, qu’il faut bien compter pour quelque chose. — Le chevalier d’Aguesseau vient de contenter le mien, et de le choquer tout à la fois : il sait que vous avez été vingt-quatre heures à Chanteloup, que vous vous portiez bien, et que vous êtes arrivé à Bordeaux le 22. D’après cela, il est tout simple que vos amis aient eu de vos nouvelles le 27. Je ne me plains point de la préférence que vous leur avez donnée ; mais, mon ami, il me serait doux d’avoir à me louer de vous, et d’avoir à vous remercier d’un soin que j’aurais si bien senti, et dont mon âme avait besoin ! Adieu. Voilà trois lettres en bien peu de temps. Si je n’en ai pas de vous mercredi, je crois que je pourrai me taire. Tous mes amis m’ont demandé de vos nouvelles avec intérêt, M. d’Alembert surtout.

Je ne crois pas vous avoir dit le succès que le chevalier de Chatelux a eu dans un voyage de quatre jours qu’il vient de faire à Villers-Cotterets : il y a fait six lectures ; il n’avait que quatre pièces, mais il a répété la lecture de deux. Il croit que les Prétentions n’ont pas été senties, j’en ai grondé l’archevêque de Toulouse, qui était un de ses auditeurs. Si vous saviez comme il s’est justifié ! c’est à faire mourir de rire. Le chevalier m’a raconté avec naïveté ses succès. J’en ai joui ; mais je suis fâchée du mauvais visage qu’il a ; je crois sa santé bien menacée. — M. Wattelet est assez malade de la poitrine ; il est au lait d’ânesse. Je suis fort souffrante ces jours-ci ; mais c’est presque mon état habituel : la durée des maux ôte jusqu’à la consolation de s’en plaindre. Adieu, encore une fois. Est-ce que je ne vous aurais pas dit que j’ai entendu chanter Milico ? c’est un Italien. Jamais, non jamais, on n’a réuni la perfection du chant avec tant de sensibilité et d’expression. Quelles larmes il fait verser ! quel trouble il porte dans l’âme ! j’étais bouleversée : jamais rien ne m’a laissé une impression plus profonde, plus sensible, plus déchirante même : mais j’aurais voulu l’entendre jusqu’à en mourir. Oh ! que cette mort eût été préférable à la vie !



LETTRE XLIX

Jeudi, 15 septembre 1774.

Peut-être ne lirez-vous jamais ce que je vais écrire ; peut-être aussi le recevrez-vous incessamment : c’est, je crois, la réponse que j’attends samedi, qui me déterminera, soit à brûler, soit à vous envoyer cette lettre. Écoutez-moi : il me semble que toutes les passions de mon âme se sont calmées : la voilà revenue, la voilà rendue à son premier et son unique objet. Oui, mon ami, je ne m’abuse point : mes souvenirs, mes regrets même me sont plus chers, plus intimes et plus sacrés que le sentiment violent que j’ai eu pour vous, et que le désir que j’avais de vous le voir partager. Je me suis recueillie ; je suis rentrée dans moi-même ; je me suis jugée, et vous aussi : mais je n’ai prononcé que contre moi ; j’ai vu que je prétendais à l’impossible, à être aimée de vous. Par un bonheur inouï, et qui ne devait jamais arriver, la créature la plus tendre, la plus parfaite et la plus charmante qui ait existé, m’avait donné, abandonné son âme, sa pensée et toute son existence. Quelque indigne que je fusse du choix et du don qu’il m’avait fait, j’en jouissais avec étonnement et transport. Quand je lui parlais de la distance immense que la nature avait mise entre nous, j’affligeais son cœur ; et bientôt il me persuadait que tout était égal entre nous, puisque je l’aimais. Non, jamais, la beauté, l’agrément, la jeunesse, la vertu, le mérite n’ont pu être flattés et exaltés au degré où M. de Mora aurait pu faire jouir mon amour-propre ; mais il voyait mon âme : la passion qui la remplissait, rejetait bien loin les jouissances de l’amour-propre. Je vous dis tout cela, mon ami, non par une faiblesse qui serait trop bête et trop indigne des regrets qui déchirent mon cœur, mais c’est pour me justifier auprès de vous, oui, me justifier. Je vous ai aimé avec transport ; mais cela n’a pas dû excuser auprès de vous le souhait que j’ai osé former de vous voir partager mon sentiment : cette prétention a dû vous paraître folle. Moi fixer un homme de votre âge, qui joint à toutes les qualités aimables, les talents et l’esprit qui doivent le rendre l’objet des préférences de toutes les femmes qui ont le plus de droit à plaire, à séduire et à attacher ! Mon ami, je suis remplie de confusion, en pensant jusqu’à quel point vous avez dû croire mon amour-propre aveuglé et ma raison égarée. Oui, je m’en accuse avec douleur : le goût que vous m’inspiriez, le remords qui me tourmentait, la passion qui animait M. de Mora, tout cela ensemble m’a conduite dans une erreur que j’abhorre : car, il faut vous l’avouer, j’ai pensé plus que cela encore ; j’ai été persuadée que vous pouviez m’aimer ; et cette persuasion si folle, si vaine, m’a entraînée dans l’abîme. Sans doute il est bien tard, trop tard de m’aviser de mon égarement. Je le déteste, et en me méprisant, je voudrais vous haïr ; en effet, vous aviez excité en moi cet horrible mouvement : je vous ai même écrit dans cette disposition ; c’était le dernier effet et le dernier effort de la passion qui m’agitait. Je suis loin de me faire un mérite du calme où je suis revenue : c’est encore un bienfait de l’homme que j’adorais. Je ne vous expliquerai point tout ce qui s’est passé en moi depuis quinze jours, mais il suffit de vous dire que je ne me reconnais plus : ce n’est plus votre pensée qui m’occupe : et si le remords n’était pas à côté de ma douleur, je crois que vous seriez bien loin de moi : non que je cesse jamais d’avoir de l’amitié pour vous, et de l’intérêt pour votre bonheur : mais ce sera en moi un sentiment modéré qui pourra, si vous y répondez, me faire goûter quelques moments de douceur, sans jamais troubler ni tourmenter mon âme. Oh ! de quelles horreurs elle a été remplie ! il me paraît miraculeux de n’avoir pas succombé au désespoir où j’ai été réduite ; mais cette secousse, en affaissant ma machine, a remonté mon âme : elle est restée sensible ; mais elle est sans passion. Je ne connais plus ni la haine, ni la vengeance, ni… Ah, mon Dieu ! quel mot j’allais prononcer ! il n’est plus lié dans ma pensée qu’au souvenir de M. de Mora. Hélas ! je lui devrai encore ce que mon cœur sentira de plus consolant et de plus doux, des regrets et des pleurs. Tous les détails que vous m’avez mandés ont été inondés de larmes, je vous en remercie : je vous devais une sensation que je préfère au plaisir qui ne viendrait pas de la pensée de M. de Mora. — J’ai lu, j’ai relu vos lettres, celle de Bordeaux et celle du 8, de Montauban. Je vous plains sincèrement d’être agité et tourmenté sans en avoir une raison absolue ; mais en même temps, les douleurs vagues ne sont que passagères ; du moins je l’espère : car je désire de toute mon âme votre repos et votre bonheur. Je ne pouvais troubler ni l’un, ni l’autre ; mais votre délicatesse vous faisait peut-être souffrir du mal que vous m’aviez fait. Je vous le pardonne du fond de mon cœur : perdez-en le souvenir ; ne m’en parlez jamais, et laissez-moi croire que vous m’avez trouvée encore plus malheureuse que coupable. Ah ! vous n’êtes pas obligé de me croire, et j’ai perdu le droit de vous persuader, mais j’oserais presque dire comme Jean-Jacques : mon âme ne fut jamais faite pour l’avilissement. La passion la plus forte, la plus pure, l’a animée trop longtemps ; celui qui en était l’objet était trop vertueux : il avait l’âme trop grande, trop élevée pour qu’il eût voulu régner sur la mienne, si elle avait été abjecte et méprisable. Sa prévention, sa passion pour moi m’élevait jusqu’à lui. Mon Dieu ! combien je suis déchue ! mais il l’a ignoré. Mon malheur est affreux ; il l’aurait partagé. Il est mort pour moi. Je l’aurais fait vivre de douleur… « Ô mon ami ! si dans le séjour des morts vous pouvez m’entendre, soyez sensible à ma douleur, à mon repentir. J’ai été coupable, je vous ai offensé ; mais mon désespoir n’a-t-il pas expié mon crime ? Je vous ai perdu ; je vis, oui, je vis ; n’est-ce donc pas être assez punie ? » Pardonnez-moi le mouvement qui m’a entraînée vers l’objet que je voudrais suivre. Adieu. Si je reçois de vos nouvelles samedi, j’ajouterai un mot ; mais je vous pardonne d’avance tout ce que vous pouvez m’avoir dit d’offensant ; et je rétracte avec tout ce qui me reste de force et de raison, tout ce que je vous ai écrit dans les convulsions du désespoir. C’est aujourd’hui que je dépose dans vos mains ma profession de foi : je vous promets, je m’engage à ne plus rien exiger ni prétendre. de vous. Si vous me conservez de l’amitié, j’en jouirai avec paix et reconnaissance ; et si vous veniez à ne m’en pas trouver digne, je m’en affligerais sans vous trouver injuste. Adieu, mon ami : c’est l’amitié qui prononce ce nom ; il n’en est que plus cher à mon cœur, depuis qu’il ne peut plus le troubler.


Samedi, 11 heures du soir.

Voilà votre réponse : elle est telle que j’aurais pu la souhaiter, froide et modérée. Mon ami, nous allons nous entendre : mon âme est au ton de la vôtre ; cette lettre ne vous a point offensé ; vous en avez sûrement jugé à merveille ; vous avez eu sur moi l’avantage d’un homme raisonnable sur une créature passionnée ; vous étiez de sang-froid, et j’avais le délire : mais c’était la dernière crise d’une maladie effroyable, dont il vaudrait mieux mourir que guérir, parce que la violence des accès de cette fièvre flétrit et abat les forces du malheureux malade, au point de ne pouvoir plus se promettre du plaisir de l’état de convalescence ; mais en voilà assez, trop sans doute, sur ce que vous appelez mes injustices, et votre délicatesse. Mon ami, savez-vous ce qui est délicat ? c’est de n’avoir pas supprimé les six ou sept pages que vous m’aviez écrites avant que de recevoir ma lettre. Quelle supériorité la raison a sur la passion ! comme elle règle la conduite ! elle porte et répand la paix sur tout ; en un mot, elle a tellement de la mesure, que je dois vous rendre grâce aujourd’hui et de ce que vous me dites, et de ce que vous ne me dites point. Mon ami, votre lettre du vendredi est aimable : elle est douce, obligeante, raisonnable ; elle a le ton et le charme de la confiance ; mais elle est triste, et je suis fâchée que ce soit la disposition de votre âme. Je n’ai pas en moi de quoi vous distraire ; je n’ai pas même la force de vous parler ce soir : je suis trop souffrante ; si je puis, je reprendrai votre lettre pour le courrier de mardi. Adieu. Vous n’attendez plus de mes nouvelles ?



LETTRE L

Lundi au soir, 19 septembre 1774.

Je veux vous écrire. Je voudrais vous répondre ; si je manque le courrier de demain, il faudra attendre à samedi, et cependant mon âme est morte. Je viens de relire votre lettre ; j’ai cru qu’elle me ranimerait, et point du tout : je me sens d’une stérilité effroyable, et si je me laissais aller, voici ce que je vous répondrais : toutes les réflexions que vous faites sur votre situation présente sont fort raisonnables ; mais si vous vous occupez de l’avenir, vous êtes encore plus fondé à trouver des sujets d’espérance, que des motifs de crainte. Il me semble que jamais les hommes de mérite n’ont eu si beau jeu ; et avec de la vertu, des lumières et du talent, ils doivent prétendre à tout. Ce n’est donc pas le moment de se décourager, mais bien plutôt de venir avec confiance, non pas demander des grâces, mais se faire connaître et se faire rendre justice. À l’égard de ce bouleversement dans les domaines, j’ai bien de la peine à croire que M. Turgot puisse, en rien, suivre ou exécuter les projets de M. l’abbé Terrai. Si cependant, par impossible, il venait à vouloir agir d’après ce plan, M. de Vaines serait à portée de vous rendre service. Il ferait l’impossible pour vous obliger : il a un attrait particulier pour vous ; il ne me voit jamais sans me demander de vos nouvelles ; le jour de votre départ, j’en reçus un billet, où étaient ces mots : « Je vous supplie de me faire dire de vos nouvelles et de celles de M. de G…, qui intéresse beaucoup ceux qui aiment une âme ardente, et qui, de tous côtés, s’élance vers la gloire ». Je voulais vous envoyer ces mots, et puis j’en fus détournée par un intérêt qui ne permet pas de causer. Vous devriez écrire à M. de Vaines, non pas sur sa fortune : car c’est justement le contraire ; il a sacrifié son intérêt à son amitié pour M. Turgot, et à son amour pour le bien public : en un mot, il a été entraîné par le désir de concourir au bien ; il a eu l’activité de la vertu : mais un peu plus calme, il a vu qu’il s’était chargé d’une triste besogne. — Je ne combats point vos projets pour l’avenir : il n’existe pas pour moi ; d’après cela, vous croyez bien que je ne peux guère m’échafauder pour prévoir ou craindre pour les autres. En général, je crois que vous ferez bien de ne pas vous marier en province. Cependant, ce serait une manière de fixer toutes vos incertitudes ; mais aussi ce serait un malheur qui vous priverait du plus grand bien, qui est l’espérance. Mon ami, je ne conçois pas comment vous n’avez pas assez de force pour supporter la mauvaise fortune. Paris est le lieu du monde où l’on peut être pauvre avec le moins de privations : il n’y a que les ennuyeux et les sots qui ont besoin d’être riches. — Vous voyez bien que c’est de la folie que de croire qu’il faut que vous fassiez le tour du monde pour faire un bon ouvrage. Commencez-le toujours, et avant qu’il soit fini vous serez peut-être assez riche pour voyager. Enfin, je voudrais que vous ne regardassiez le défaut de fortune que comme une contradiction, et non comme un malheur. Mon ami, si je voyais de la lune, je préférerais votre talent aux richesses de M. Beaujon : j’aimerais mieux le goût de l’étude que la charge de grand écuyer de France. En un mot, étant condamnée à vivre, et n’ayant pu choisir le sort d’un bon fermier de Normandie, je demanderais d’avoir l’esprit et le talent de M. de G… ; mais à la vérité, je voudrais qu’on me permît d’en faire plus d’usage. — Ce que vous dites des enfants de madame votre sœur est plein d’intérêt et de délicatesse ; mais, mon ami, vous voilà encore à vous tourmenter de l’avenir. Ils sont bien à présent, ces enfants, vous voyez ce qu’ils ont perdu, et cela vous tourmente. Le sort du petit garçon est moins embarrassant : vous savez mieux que moi que l’éducation d’un collège de province est tout aussi bonne, ou tout aussi mauvaise que celle d’un collège de Paris ; et puis, mon ami, pour entrer à seize ans dans un régiment, en vérité, il est tout à fait égal d’avoir été élevé à Bordeaux ou à Paris. Que nos idées sont fausses sur le premier intérêt de la vie, sur le bonheur ! Oh, bon Dieu ! est-ce en aiguisant l’esprit, est-ce en étendant les lumières, qu’on fait le bonheur d’un individu ? car je crois bien que cela peut être utile en général ; mais pourquoi faut-il que votre neveu soit heureux à votre manière ? Je sens que je réponds bien sèchement, bien bêtement à tous les détails où votre amitié et votre confiance vous ont fait entrer ; mais que voulez-vous faire ? Il ne me vient rien : mon âme est un désert, ma tête est vide comme une lanterne. Tout ce que je dis, tout ce que j’entends, m’est plus qu’indifférent ; et je dirai aujourd’hui comme cet homme à qui on reprochait de ne pas se tuer, puisqu’il était si détaché de la vie : je ne me tue pas, parce qu’il m’est égal de vivre ou de mourir. Cela n’est pourtant pas tout à fait vrai : car je souffre, et la mort serait un soulagement ; mais je n’ai point d’activité.



LETTRE LI

Mardi, 20 septembre 1774, six heures du matin.

Pour réparer la platitude et la sécheresse de ma lettre d’hier au soir, j’imagine de vous envoyer deux petites feuilles de Voltaire, et l’éloge de La Fontaine, que j’ai lu avec autant de plaisir que j’en avais eu à l’entendre. Remarquez bien que je n’exagère pas les louanges ; ainsi vous serez libre encore d’être de votre avis et de trouver détestable ce que j’ai cru bon. — Il paraîtra, d’ici à peu de jours, un édit sur le commerce intérieur des grains ; il sera motivé : cette forme est nouvelle, et il me semble qu’elle doit convenir à la multitude ; car les fripons et les gens de parti trouveront bien encore à critiquer. — On disait hier qu’on donnait l’archevêché de Cambrai à M. le cardinal de Bernis, et que M. le duc de La Rochefoucault irait à Rome. Peut-être M. l’abbé de Veri y serait nommé avant, mais seulement pour être cardinal, et préparer la besogne à M. le duc de La Rochefoucault : voilà la conversation d’hier au soir au coin de mon feu ; et si je vous nommais les personnes qui y étaient, vous trouveriez que, si cette nouvelle ne devient pas vraie, du moins elle n’est pas absurde. — Le chevalier de Châtelux, que je vois souvent, mais toujours en courant, n’a pas eu le temps de me demander de vos nouvelles ; il est plus dissipé, plus affairé et plus à la suite de tous les princes que jamais. Il est aujourd’hui à la campagne, c’est là où il saura de vos nouvelles : avec du tact et de l’usage du monde, on est au ton et à la pensée de ceux avec qui l’on est. — M. d’Alembert et tous vos amis me parlent souvent de vous ; ils s’adressaient à moi pour savoir de vos nouvelles, et ce sera moi qui aurai recours à eux à l’avenir : car vous ne m’écrivez plus, n’est-ce pas ? Mais, mon Dieu ! que les passions sont folles ! qu’elles sont bêtes ! Depuis quinze jours, je me sens pour elles une grande horreur ; mais aussi il faut être juste et convenir qu’en adorant le calme et la raison, j’existe à peine, je n’ai la force tout juste que de sentir mon anéantissement : ma machine, mon âme, ma tête, tout moi est dans l’épuisement ; et cet état ne m’est pas trop pénible, quoiqu’il me soit nouveau. Bonsoir, mon ami, car quoiqu’il soit bon matin, je n’ai pas encore dormi. Jamais personne ne s’est avisé d’écrire sur le sommeil, et de traiter de son influence sur l’esprit et sur les passions. Ceux qui ont étudié la nature ne doivent pas négliger cette partie intéressante de la vie des malheureux. Hélas ! si l’on savait ce que la privation du sommeil peut ajouter aux maux ! en abordant quelqu’un de souffrant et de malheureux, la première question serait toujours celle-ci : dormez-vous ? la seconde : quel âge avez-vous ?



LETTRE LII

Commencée jeudi, 22 septembre 1774.

« Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures ;
« Je crains votre silence, et non pas vos injures. »

Mon ami, si j’avais de la passion, votre silence me ferait mourir ; et si je n’avais que de l’amour-propre, il me blesserait, et je vous en haïrais de toutes mes forces : eh bien ! je vis, et je ne vous hais plus. Mais je ne vous cacherai pas que j’ai vu avec chagrin, quoique sans étonnement, que c’était uniquement mon mouvement qui vous entraînait : vous aviez à me répondre. Vous ne savez plus me parler, et lorsque vous croyez que mon sentiment a cessé, vous ne sentez aucun regret, et vous ne trouvez rien en vous qui vous donne le droit de réclamer ce que vous avez perdu. Eh bien ! mon ami, je suis assez calme pour être juste : j’approuve votre conduite, quoiqu’elle m’afflige ; je vous estime de ne rien mettre à la place de la vérité. Et en effet, de quoi vous plaindriez-vous ? je vous ai soulagé ; il est affreux d’être l’objet d’un sentiment qu’on ne peut pas partager, l’on souffre et l’on rend malheureux : aimer et être aimé c’est le bonheur du ciel ; quand on l’a connu et qu’on l’a perdu, il ne reste qu’à mourir.

Il y a deux choses dans la nature qui ne souffrent pas la médiocrité, les vers et… Mais je ne m’abuse point, le sentiment que j’avais pour vous n’était point parfait. D’abord j’avais à me le reprocher, il me coûtait des remords ; et puis, je ne sais si c’était le trouble de ma conscience qui renversait mon âme, et qui avait absolument changé ma manière d’être et d’aimer ; mais j’étais sans cesse agitée de sentiments que je condamnais ; je connaissais la jalousie, l’inquiétude, la défiance ; je vous accusais sans cesse, je m’imposais la loi de ne pas me plaindre : mais cette contrainte m’était affreuse ; enfin, cette manière d’aimer était si étrange à mon âme, qu’elle en faisait le tourment. Mon ami, je vous aimais trop et pas assez, ainsi nous avons gagné tous les deux au changement qui est arrivé en moi : et ce n’est ni votre ouvrage ni le mien. J’ai vu clair un moment, et dans moins d’une demi-heure, j’ai senti le dernier terme de la douleur, je me suis éteinte, et j’ai ressuscité ; et ce qui est incontestable, c’est qu’en revenant à moi je n’ai plus retrouvé que M. de Mora, l’affaissement qui était arrivé à mon cerveau en avait effacé toute autre trace. Vous, mon ami, qui, un quart d’heure avant, remplissiez toute ma pensée, j’ai passé plus de vingt-quatre heures sans que vous vous y soyez présenté une seule fois ; et puis j’ai vu que mon sentiment n’était plus qu’un souvenir. J’ai resté plusieurs jours sans retrouver la force de souffrir, ni d’aimer ; et puis j’ai enfin repris ce degré de raison qui fait apprécier tout à peu près à sa juste valeur, et qui me fait sentir que, si je n’ai plus de plaisir à espérer, il me reste bien peu de malheur à craindre. J’ai retrouvé le calme, mais je ne m’y trompe point, c’est le calme de la mort ; et dans quelque temps, si je vis, je pourrai dire comme cet homme qui vivait seul depuis trente ans, et qui n’avait lu que Plutarque, on lui demandait comment il se trouvait : mais presque aussi heureux que si j’étais mort. Mon ami, voilà ma disposition : rien de ce que je vois, de ce que j’entends, ni de ce que je fais, ni de ce que j’ai à faire ne peut animer mon âme d’un mouvement d’intérêt ; cette manière d’exister m’était tout à fait inconnue, il n’y a qu’une chose dans le monde qui me fasse du bien, c’est la musique, mais c’est un bien qu’on appellerait douleur. Je voudrais entendre dix fois par jour cet air qui me déchire, et qui me fait jouir de tout ce que je regrette : J’ai perdu mon Eurydice, etc. Je vais sans cesse à Orphée, et j’y suis seule. Mardi encore, j’ai dit à mes amis que j’allais faire des visites, et j’ai été m’enfermer dans une loge. En rentrant chez moi le soir, j’ai trouvé un billet du comte de C…, qui me disait qu’il avait eu une lettre de vous la veille. Je l’attendis le lendemain, et je le trouvai heureusement chez madame Geoffrin. Il me lut votre lettre, vous y parlez de moi et vous y revenez trois fois, cela est bien honnête, mais beaucoup plus froid que si vous ne m’aviez pas nommée. Cependant, mon ami, je suis contente, c’est justement comme je vous veux. Mon Dieu ! comment serais-je difficile, moi qui ne sais plus, qui ne peux plus aimer qu’avec une raison et une modération que je n’avais jamais connues ? — J’ai vu M. Turgot, je lui ai parlé de ce que vous craignez sur les domaines. Il m’a dit qu’il n’y avait point encore de parti pris sur cet article, que M. de Beaumont, intendant des finances, s’en occupait, et qu’en attendant, les compagnies que M. l’abbé Terrai avait créées pour cette besogne avaient défense d’agir. M. Turgot m’a ajouté que, dès qu’il serait instruit par M. de Beaumont, il me dirait s’il y avait quelque chose de projeté ou d’arrêté sur les domaines, mais qu’en général il aurait un grand respect pour les propriétés. Je ne m’en tins pas là, je dis votre affaire à M. de Vaines, et il me répondit nettement : « Qu’il soit bien tranquille, le projet de l’abbé Terrai ne sera jamais exécuté par M. Turgot, j’en réponds ». Voilà, mon ami, la réponse de deux hommes qui doivent vous rassurer ; et quoiqu’elles ne soient pas conformes, cependant cela veut dire, ce me semble, la même chose. Je vous envoie l’arrêt dont je vous ai déjà parlé ; je crains que votre intendant ne soit pas fort pressé de le répandre, et je joins à cet arrêt une lettre de M. de Condorcet, que je trouve si bien que je l’ai fait copier. Mon ami, ne me remerciez point du soin que j’ai de vous envoyer ce qui me fait plaisir ; ce n’est pas pour vous, c’est pour vous en entendre parler, car il me reste beaucoup de goût pour votre esprit : il est excellent et bien naturel. Adieu.



LETTRE LIII

Vendredi, 23 septembre 1774.

Mon ami, je vous fais victime : je vous écris jusqu’à vous accabler. C’est la seule occupation qui me fasse croire que je suis encore en vie ; et quoique je pense que d’être tout à fait morte soit le meilleur état, cependant, en souffrant, je trouve de la douceur à me tourner encore vers vous. Si vous ne m’entendez pas, vous m’écouterez du moins, vous me répondrez : car il est bien triste de n’avoir point de lettre de vous. Voilà deux courriers de perdus, lundi et mercredi, et c’est moi qui me suis fait ce mal-là : car, sans m’aimer, vous auriez continué à m’écrire exactement. Eh ! bon Dieu ! à quel excès j’ai été portée ! Je vous ai aimé et haï avec fureur : c’était sans doute le dernier élan d’une âme qui allait s’évanouir pour jamais ; car, en honneur, je n’en ai plus entendu parler, je ne sais ce qu’elle est devenue depuis. — Je croyais que vous auriez écrit mercredi à M. d’Alembert : en rentrant, mon premier mot fut de lui demander s’il n’avait point eu de lettre, et s’il n’en savait rien ; car il a pour bonne habitude de n’ouvrir ses lettres que le lendemain matin. Je sus bientôt qu’il n’en avait pas reçu de vous, et mon état de souffrance s’en augmenta d’une manière si sensible, que je fus obligée de prendre un calmant ; et puis, à force de raison et de raisonnements, j’en vins non pas à ne point m’en soucier, mais à ne pas m’en faire un tourment. Pourquoi donc dites-vous que vous ne recevez qu’une fois la semaine des lettres, tandis qu’elles arrivent trois fois la semaine à Paris ? Mais à quoi cela m’est-il bon, si vous ne m’écrivez point, si samedi je suis encore comme mercredi et lundi ? Mais il n’y a que l’indifférence qui soit muette ; si vous étiez mécontent, si même vous me haïssiez, vous devriez avoir du plaisir à me le dire. Enfin, mon ami, il faut que vous m’ayez condamnée, si vous n’avez pas besoin de me confondre.

Vous savez que M. de Muy se marie ces jours-ci avec madame de Saint-Blancard, une chanoinesse d’Allemagne que vous avez peut-être connue pendant la guerre dernière. On dit qu’elle est aimable, qu’elle a été jolie et qu’elle aime M. de Muy. Ce mariage me donne bien bonne opinion de l’honnêteté de M. de Muy : voilà un excellent emploi de sa fortune. — M. le comte de Broglie est à Ruffec, est-ce bien loin de Montauban ? Je serais fâchée que vous y allassiez ; il agiterait votre tête, et ne vous donnerait aucun moyen de mener à bien les projets de fortune qu’il vous ferait concevoir. Mon ami, il faut arrêter votre pensée, il faut voir beaucoup M. de Muy. Il faut qu’il vous connaisse, et s’il a de l’esprit, il voudra s’aider de vos lumières et de vos talents. Surtout ramenez M. votre père, sa présence vous sera utile ; et d’ailleurs, si sa fortune est susceptible d’amélioration, il faut bien qu’il se montre : on ne va point chercher le mérite qui se cache. J’applaudis fort à l’horreur que vous avez pour le séjour de la province : mais la campagne n’est pas la province : j’aimerais mieux le séjour d’un village, la compagnie des paysans, que la ville de Montauban et la bonne compagnie qui la compose. Mais, mon Dieu ! au milieu de Paris, il y a tant de villes de province ; il y a tant de sots, tant de faux importants ; en tout, partout, le bon est si rare, que je ne sais si ce n’est point un grand malheur que de l’avoir connu, et d’en avoir fait son pain quotidien. On pourrait dire de l’habitude de vivre avec des gens d’esprit et de mérite, ce que M. de La Rochefoucauld disait de la cour : ils ne rendent point heureux, et ils empêchent de se trouver bien ailleurs ; voilà précisément ce que j’éprouve toutes les fois que je me trouve dans une autre société. — Mon ami, devinez si vous pouvez, mais il faut que je vous dise que ce n’est point un bonheur, que ce n’est point un plaisir, que ce n’est pas même une consolation que d’être aimé, mais fort aimé, par quelqu’un qui a peu, mais très peu d’esprit. Ah ! que je me hais de ne pouvoir aimer que ce qui est excellent ! que je suis difficile ! Mais voyez si c’est ma faute ; voyez quelle éducation j’ai reçue. Madame Du Deffand (car pour l’esprit elle doit être citée), le président Hénault, l’abbé Bon, l’archevêque de Toulouse, l’archevêque d’Aix, M. Turgot, M. d’Alembert, l’abbé de Boismont, M. de Mora, voilà les hommes qui m’ont appris à parler, à penser, et qui ont daigné me compter pour quelque chose ; le moyen après cela que la tête tourne d’être aimé par… ! Mais, mon ami, croyez-vous qu’on puisse aimer, quand on n’a point, ou qu’on n’a que peu d’esprit ? Je vois bien que vous me croyez folle ou imbécile, mais il n’importe. J’avais sur le cœur tout ce que je viens de vous dire. Bonsoir : je garde une petite place pour vous dire demain que je n’ai point eu de vos nouvelles. Mon ami, pardonnez-le-moi, cela me paraît impossible.


Samedi, après la poste.

Vous êtes malade, vous avez la fièvre. Ah ! mon ami, ce n’est pas mon intérêt que cela réveille : c’est de l’effroi que cela me cause : je crois que je porte malheur à ce que j’aime. Oh ! mon Dieu ! s’il me fallait craindre, s’il me fallait sentir encore les alarmes et le désespoir qui ont consumé deux ans de ma vie, pourquoi m’avez-vous empêchée de mourir ! vous ne m’aimez pas et vous m’avez enchaînée ! Si lundi je n’avais pas de vos nouvelles !…


LETTRE LIV

Lundi, 26 septembre 1774.

Mon ami, j’ai désiré hier toute la journée de vous écrire : mais la force m’a manqué. J’ai été dans un état de souffrance qui m’a ôté le pouvoir de parler et d’agir. Je ne puis plus manger : les mots de nourriture et de douleur sont devenus synonymes pour moi. Mais c’est de vous que je veux parler, c’est de vous que je suis occupée, que je suis inquiète. Hélas ! je l’avais voulu croire ! — c’est encore une méprise, quoique je ne sois plus susceptible de plaisir et de bonheur, mon âme semble toute neuve pour la elle s’accroît de ce que vous souffrez. Je vous vois malade : j’ai à me reprocher de vous avoir causé quelques moments de tristesse ; sans me flatter que vous attachiez un grand intérêt ni à mon sentiment, ni à moi, cependant j’ai pu troubler votre repos, et j’en suis désolée. Mon ami, c’est vous qui m’avez appris à affliger, à tourmenter ce que j’aimais. Ah ! que j’en ai été cruellement punie ! si le ciel me réservait !… Mais mon sang se glace, je mourrai avant. Cette pensée est mille fois plus affreuse que ne pourra jamais être la mort la plus violente. Vous voudriez ne pas vous réveiller, et c’est vous, et c’est à moi que vous confiez ce dégoût de la vie. Que les mots qu’on m’écrivait en mourant sont différents ! « J’allais vous revoir, il faut mourir, quelle affreuse destinée ! mais vous m’avez aimé, et vous me faites encore éprouver un sentiment doux. Je meurs pour vous, etc., etc. » Mon ami, je ne saurais tracer ces mots sans fondre en larmes : le sentiment qui les a dictés était le plus tendre et le plus passionné qui fût jamais ; le malheur, l’absence, la maladie, rien n’avait pu ébranler ni refroidir cette âme de feu. Ah ! j’ai pensé mourir hier, en lisant une lettre de M. de Fuentes. Il me mande que sa douleur ne lui a pas encore permis de rien voir de ce qui fut cher à son fils, qu’il conservera pour moi la plus tendre, la plus vive reconnaissance des preuves d’amitié que j’ai données dans tous les temps à M. de Mora ; que je le soutenais dans son malheur, et que tout ce que son fils me devait, il voudrait l’acquitter au prix de sa vie. Il ose, en son nom, au nom de ce fils qu’il pleure, me demander une grâce : c’est d’engager M. d’Alembert, qui fut son ami, à lui écrire une espèce d’éloge funèbre qui honorera la mémoire de son fils, qui fera sa consolation le peu de jours qui lui reste à vivre, qu’il lira à sa famille comme un monument honorable pour elle, et qui servira d’encouragement à la vertu pour ses autres enfants. Et cette prière si touchante finit par des larmes. Oh ! combien elle m’en a fait répandre ! et je ne crains point de vous ennuyer en vous faisant un récit qui ne serait pas froid dans un roman. Mon Dieu ! j’adore M. de Fuentes : il était digne d’avoir un tel fils. Quelle perte, en effet, et pour lui et pour tout ce qui l’a aimé ! et cependant nous vivons tous ! Son père, sa sœur et moi nous aurions été trop fortunés de mourir au même instant qu’il nous a été enlevé. Ah ! mon ami, plaignez-moi ! ayez pitié de moi ! vous seul dans la nature pouvez faire pénétrer quelques moments de douceur et de consolation dans mon âme mortellement blessée. Je le sens, votre présence aurait soulagé le poids dont je suis accablée : depuis que je ne vous vois plus, je suis égarée ; mon âme ne connaît plus que les excès, et vous en avez jugé par la violence que j’ai mise dans ma conduite avec vous. Mon ami, remettez-moi dans la bonne route. Soyez mon guide, si vous voulez que je vive. Ne m’abandonnez pas. Je n’ose plus dire : je vous aime ; je n’en sais plus rien. Jugez-moi dans le trouble où je vis. Vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Je ne sais si c’est vous ou la mort que j’implore : j’ai besoin d’être secourue, d’être délivrée du malheur qui me tue. — Mon ami, si je n’ai pas de vos nouvelles aujourd’hui, si je n’en sais pas, au moins, je ne vois pas comment je pourrai attendre à mercredi ! Quelle affreuse conformité les mercredis et les samedis ! Je ne vivais que pour arriver à ces deux jours-là. Me voilà encore agitée et dans la même attente. Mon Dieu ! concevez-vous, pouvez-vous atteindre à tout ce que je sens, à tout ce que je souffre ? Croirait-on jamais que j’aie pu connaître le calme ! Eh bien ! mon ami, il est vrai que j’ai vécu vingt-quatre heures séparée de votre pensée ; et puis j’ai été bien des jours dans une apathie totale ; je vivais, mais il me semblait que j’étais à côté de moi. Je me souvenais d’avoir eu une âme qui vous aimait : je la voyais de loin, mais elle ne m’aimait plus. Hélas ! si vous êtes malade, ou si vous êtes comme ce malheureux qui n’aime rien, vous ne m’entendrez pas ; si ce langage ne va pas à l’âme, il est mortellement froid : ce sera à moi de vous plaindre de la fatigue et de l’ennui que je vous aurai causés. Bonjour. Je ne fermerai ma lettre qu’après l’arrivée du facteur. Au nom de Dieu ! faites que je n’aie pas besoin d’avoir recours à mon ami de la poste pour avoir mes lettres de meilleure heure. — Mon ami, ne prenez pas trop du quinquina : il fait mal à la poitrine, et quand il guérit trop vite la fièvre, on a presque toujours des obstructions ; enfin, songez qu’il ne vous est pas libre de négliger votre santé : mon repos, ma vie en dépendent. Mon ami, dites-moi si je vous aime, vous devez vous y connaître ; moi, je ne me connais plus à rien : par exemple, dans ce moment-ci, je sens que je désire avec passion de vos nouvelles ; et je sens aussi, mais d’une manière active, que j’ai besoin de mourir. Je souffre de la tête aux pieds. Mon âme est exaltée et mon corps affaissé. De ce manque d’accord résultent le malheur et presque la folie. Mais il faut m’arrêter. Adieu. Je voudrais bien aller au-devant du facteur.


Lundi, quatre heures.

Le facteur est arrivé. M. d’Alembert n’a point de lettres, et cependant le courrier de Montauban arrive lundi, mercredi et samedi. Mon ami, je suis bien malheureuse : ou vous êtes bien malade, ou vous êtes bien cruel de me laisser dans cette inquiétude. Vous savez si ma santé, si mon état peuvent supporter une augmentation de trouble et de douleur. Ah ! mon Dieu ! que faire, que devenir d’ici à mercredi ! Je vais envoyer chez le chevalier d’Aguesseau.


LETTRE LV

Vendredi au soir, 30 septembre 1774.

Mon ami, vous m’avez empêchée de mourir, et vous me tuez, en me laissant dans une inquiétude qui bouleverse mon âme. Je n’ai point eu de vos nouvelles mercredi, le chevalier d’Aguesseau non plus ; et il a été chez toutes les personnes qui auraient pu en avoir. Ah ! mon Dieu ! que je me connaissais peu ! que je vous disais mal, lorsque je vous assurais que mon âme était fermée au bonheur, au plaisir ; qu’elle ne connaîtrait plus de grand malheur, et que je n’avais plus rien à craindre ! Hélas ! je ne respire pas depuis mercredi. Je vous vois malade ; j’ai une secrète terreur qui m’effraie. Quelle affreuse disposition vous me faites retrouver ! ce mercredi, ce samedi, ces horribles jours qui ont fait l’espoir et le désespoir de ma vie deux ans de suite ! Mais seriez-vous assez mal pour oublier que vous êtes aimé avec passion ? et si vous vous en êtes souvenu, comment avez-vous manqué de me faire donner de vos nouvelles ? ne saviez-vous pas que c’était livrer mon âme à une douleur mortelle, que de me faire craindre pour vous ? Mon ami, si vous avez pu m’éviter ce que je souffre, vous êtes bien coupable ; et il me semble qu’un pareil tort devrait bien me guérir ; mais, mon Dieu ! est-on libre ? Puis-je me calmer, me refroidir, selon ma volonté et même d’après la vôtre ? Ah ! je ne puis que vous aimer et souffrir : voilà le mouvement, le sentiment de mon cœur ; je ne puis l’arrêter ni l’exciter, mais je voudrais mourir. J’ai des pensées qui sont un poison actif ; mais il n’est pas encore assez prompt. Si j’apprends demain que vous êtes bien malade, et si je n’apprenais rien, j’aurais trop vécu. Non, cela est impossible, vous aurez pensé à moi, j’attends donc, mais c’est en tremblant ; c’est avec une impatience qui n’a jamais été sentie que par une âme aussi passionnée que malheureuse. Oh ! Diderot a raison : il n’y a que les malheureux qui sachent aimer. Mais, mon ami, cela ne vous soulage pas si vous souffrez ; et lorsque vous êtes calme, vous n’y attachez pas grand prix. Eh bien ! je vous aime, et je n’ai pas besoin de votre sentiment, pour que mon cœur se donne, s’abandonne à vous.

Tout ce que l’abbé Terrai avait fait, ou projeté de faire sur les domaines, est comme non avenu : tout a été détruit, cassé, annulé ; en un mot, vous devez être aussi tranquille sur la propriété de M. votre père, que vous l’étiez il y a dix ans. C’est M. Turgot qui me l’a assuré hier, qui m’a demandé de vos nouvelles, et qui s’est reproché de n’avoir pas encore eu une minute pour répondre aux personnes à qui il ne pouvait se résoudre d’écrire des lettres de bureau. M. de Vaines m’a chargée de le rappeler à votre souvenir ; il est vraiment écrasé par son travail : ils ont tant à réparer, tant à prévoir, qu’ils n’ont pas le moment de respirer. L’abbé Terrai a eu ordre de reporter au Trésor royal les cent mille écus qu’il avait pris par anticipation sur le bail des fermes ; et M. Turgot a déclaré qu’il ne voulait point des cinquante mille francs qui lui revenaient de droit chaque année sur cette partie : il se réduit sur tout ; cela donne, après cela, le courage de faire des réformes sur les places qui dépendent de lui. C’est un homme excellent ; et s’il peut rester en place, il deviendra l’idole de la nation : il est fanatique du bien public, et s’y emploie de toute sa force.


Samedi, après le facteur.

Je fus interrompue. Je reçois votre lettre, mon ami ; vous vous portez bien : en voilà assez pour vivre. Au moins j’espère que vous ne serez pas sérieusement malade, et je respire. Hélas ! je ne sais plus vous répondre, les secousses que vous donnez à mon âme sont trop violentes pour trouver des mots. Mon ami, tout ce que je puis vous dire, c’est que votre lettre est charmante par le ton de douceur et de confiance qui y règne : elle est honnête et vraie comme votre âme ; et si elle ne répondait pas à la mienne sur tous les points, ce ne serait pas votre faute, et je n’ai pas à me plaindre. Hélas non ! je suis contente de vous ; mais je dirai comme Phèdre : « J’ai pris la vie en haine et l’amour en horreur ». Oh ! si vous saviez combien je me déteste, combien j’en ai sujet ! La vérité est dans mon cœur, et il arrive que j’ai encore à me reprocher d’usurper l’estime et les sentiments qu’on m’accorde. Tous ces temps-ci, je suis tombée dans un état qui a alarmé mes amis ; ils en font honneur au sentiment de la perte que j’ai faite, tandis que c’est l’alarme que vous m’avez causée qui a fait diversion aux regrets qui me déchirent. Quoi ! en mourant de douleur, je suis indigne des sentiments que j’inspire ! concevez-vous toute l’horreur de ma situation ? Croyez-vous qu’il soit dans la nature de la supporter longtemps ? où trouver du courage contre une pareille douleur ; à qui la faire partager ? Qui est-ce qui pourrait compatir à tant d’horreur ? Eh bien ! je me dis, je le sens, et je ne me trompe point : si M. de Mora pouvait revivre, il m’entendrait, il m’aimerait, et je n’aurais plus ni remords, ni malheur. Ah ! ce sentiment doit vous faire voir tout ce que j’ai perdu. Mon ami, pourquoi ne m’avez-vous pas écrit les deux derniers courriers ? Pourquoi ne me dites-vous pas : Je réponds à votre lettre de telle date ? Il faut s’entendre, et une tête troublée a besoin qu’on la ménage. Mon ami, regardez-moi comme atteinte d’une maladie mortelle ; et ayez pour moi les soins, la faiblesse qu’on a pour les mourants : cela ne tirera pas à conséquence pour votre bonheur. Je m’engage par ce qu’il y a de plus sacré pour moi, par la mémoire de M. de Mora, de ne jamais vous troubler, de ne jamais rien exiger ; et, d’après votre lettre, qui est telle que mon cœur vous en remercie, vous ne pouvez plus me tromper ; je ne peux jamais me plaindre, et si je m’affligeais, vous seriez assez sensible pour m’entendre sans importunité. Adieu. Je ne vous réponds pas : dans la confusion de mes pensées, dans le trouble où je suis, je ne sens qu’une chose : je vis et j’ai perdu ce qui m’aimait ! Mon ami, si cela ne vous contraint pas, écrivez-moi tous les courriers : j’en ai besoin. Adieu.


LETTRE LVI

Lundi, 3 octobre 1774.

Ah ! mon ami, que j’ai mal à l’âme ! je n’ai plus de mots, je n’ai que des cris. J’ai lu, j’ai relu, je lirai cent fois votre lettre. Ah ! mon ami, que de biens et de maux réunis ! quel plaisir mêlé à la plus cruelle amertume ! Cette lecture a augmenté et redoublé toutes les agitations de mon cœur : je ne puis plus me calmer. Vous avez ravi et déchiré mon âme tour à tour ; jamais je ne vous ai trouvé plus aimable, plus digne d’être aimé ; et jamais je n’ai été pénétrée d’une douleur plus profonde, plus aiguë, plus amère, par le souvenir de M. de Mora. Oui, j’en mourrais : mon cœur était opprimé, j’étais dans l’égarement de la nuit dernière ; un état aussi violent doit m’anéantir, ou me rendre folle. Hélas ! je ne crains ni l’un ni l’autre : si je vous aimais moins, si mes regrets m’étaient moins chers, avec quel délire, avec quel transport je me délivrerais de la vie qui m’accable ! Ah ! jamais, jamais aucune créature n’a vécu dans cette torture et ce désespoir. Mon ami, nous faisons du poison du seul bien qui soit dans la nature, du seul bien que les hommes n’ont pu gâter ni corrompre. Tout le monde est apprécié et payé par l’argent ; la considération, le bonheur, l’amitié, la vertu même, tout cela est acheté, payé, jugé au poids de l’or : il n’y a qu’une seule chose qui soit au-dessus de l’opinion, qui soit restée sans tache comme le soleil, et qui en ait la chaleur, qui vivifie l’âme, qui l’éclaire, qui la soutient, qui la rend plus forte, plus grande. Ah ! mon ami, ai-je besoin de nommer ce présent de la nature ? mais quand il ne fait pas le bonheur de l’âme qu’il remplit, il faut mourir. Oh ! oui, il fallait mourir, j’en avais besoin, j’y cédais : que vous avez été cruel ! Eh ! que vouliez-vous faire des jours que vous sauviez ? les remplir de trouble et de larmes ! ajouter au malheur le plus affreux tourment du remords ! me faire détester tous les instants de ma vie ! et cependant m’y lier par un intérêt qui dévore mon cœur, qui, vingt fois par jour, se présente à ma pensée comme un crime ! Ah ! mon Dieu ! je suis coupable, et le Ciel m’est témoin que rien ne fut plus cher à mon cœur que la vertu ; et ce n’est pas vous qui m’avez égarée ! Quoi ! vous croyez que c’est moi seule qui me suis précipitée dans l’abîme ? je ne puis donc vous imputer ni mes fautes, ni mon malheur. Ah ! j’ai voulu les expier, j’ai vu le terme de mes maux ; en vous haïssant j’étais plus forte que la mort. Par quelle fatalité, pourquoi vous ai-je retrouvé ! pourquoi la crainte que j’ai eue que vous ne fussiez malade a-t-elle amolli mon âme ? Enfin, pourquoi me déchirez-vous, et me consolez-vous tout à la fois ? pourquoi ce mélange funeste de plaisir et de douleur, de baume et de poison ? Tout cela agit avec trop de violence sur une âme que la passion et le malheur ont exaltée ; tout cela achève de détruire une machine épuisée par la maladie et le manque de sommeil. Hélas ! je vous le disais, dans l’excès de mes maux : je ne sais si c’est vous, ou la mort que j’implore ; c’est par vous ou par elle que je dois être soulagée ou guérie pour jamais : toute la nature ne peut plus rien pour moi. Hélas ! me reste-t-il un vœu, un désir, un regret, une pensée dont vous et M. de Mora ne soyez l’objet ? Mon ami, j’ai cru mon âme éteinte ; je vous le disais, et je trouvais de la douceur dans le repos. Mais, mon Dieu ! que cette disposition était fugitive ! elle ne tenait qu’à l’effet de l’opium prolongé. Eh bien, je retrouverai la raison, ou je la perdrai tout à fait : mais dites-moi, comment est-il possible que je ne vous aie pas dit que je crains le retour de la fièvre ; que j’espère avoir de vos nouvelles aujourd’hui, puisque la poste arrive ? Si je n’en ai pas, je ne vous accuserai point, mais je souffrirai jusqu’à mercredi. Adieu, mon ami. Votre bonté, votre douceur, votre vérité, ont pénétré mon cœur de tendresse et de sensibilité.


Lundi au soir.

J’ai eu un mot de vous ; rien qu’un mot ; mais il me dit que vous êtes sans fièvre, et cela me tranquillise. Mais vous êtes inquiet de mademoiselle votre sœur ; je le suis aussi : je suis si près de tout ce qui vous touche ! Et moi aussi, j’ai la fièvre ; l’accès de douleur de cette nuit a altéré mon sang et mon pouls : mais ne soyez point inquiet, la mort n’arriva jamais si à propos ; les malheureux ne meurent point, et ils sont trop faibles, trop lâches quand ils aiment, pour achever de se tuer. Je vivrai, je souffrirai, j’attendrai, non pas le bonheur, non pas le plaisir, quoi donc ? Mon ami, c’est à vous que je parle : répondez-moi. — Voyez si vous n’êtes pas d’une étourderie qui peut être dangereuse : vous m’écrivez, et vous ne cachetez pas votre lettre ; et pour que vous n’en doutiez pas, je vous envoie votre enveloppe. — Le pape est mort, et d’une maladie qui donne d’affreux soupçons. Bonsoir, mon ami. J’ai la tête pesante, je souffre plus que de coutume ; mais j’ai de vos nouvelles, voilà l’important. Je suis dans une disposition bien bizarre : depuis douze heures, mes yeux me représentent toujours le même objet, soit que je les aie ouverts ou fermés : cet objet que je chéris, que j’ai adoré me pénètre d’effroi. Dans ce moment même, il est là ; ce que je touche, ce que j’écris, ne m’est pas plus sensible, plus présent ; mais pourquoi ai-je peur ? pourquoi ce trouble ? Ah ! si c’était !…



LETTRE LVII

Mercredi, 5 octobre 1774.

Mon ami, je n’ai point de vos nouvelles ; j’en attendais. Hélas ! j’éprouve que l’âme qui espère le moins, est encore trompée, et que la tête la moins susceptible d’illusion, s’en forme encore beaucoup trop. Pardon, mon ami ; le besoin que j’ai de vous, fait que j’y compte trop : il faudrait aussi me corriger de cette erreur. Je suis malade, et dans un état de souffrance inexprimable ; toute espèce de nourriture me fait un mal égal. Mon médecin en conclut qu’il se forme un embarras au pylore ; je ne connaissais pas cet étrange mot : mais on est à la torture quand cette porte veut se fermer. Je prends de la ciguë : si elle pouvait être préparée comme celle de Socrate, que je la prendrais avec plaisir ! Elle me guérirait de cette maladie si lente et si cruelle, qu’on nomme la vie. Vous me faites mal, mon ami, vous me rendez la mort nécessaire, et vous me retenez à la vie. Que de faiblesse ! que d’inconséquence ! Oui, je me juge bien ; mais je languis, je retarde ; et je le sens, il arrivera un jour, un moment où j’aurai un repentir amer d’avoir tant différé. En effet, si je jette les yeux sur le passé, je vois que j’aurais été trop heureuse que le terme de ma vie fût venu le mercredi 1er juin. Mon Dieu ! que de douleur, que de maux j’aurais évités ! Oui, je frémis, en pensant que je ne puis m’en prendre à vous de tout ce que j’ai souffert depuis ce jour funeste. Que vous fûtes mal inspiré ! ma mort n’eût pas été un malheur pour vous ; dans le moment où je vous parle, vous n’en conserveriez aucun souvenir et au lieu de cet oubli qui vous laisserait jouir du repos et du plaisir, je vous accable de mes maux : je fais peser le poids de ma vie sur votre âme. Ah ! je la connais bien cette âme sensible, forte et vertueuse : elle serait capable de faire un grand sacrifice pour soulager le malheur ; mais il est hors de votre caractère de le soigner, de l’adoucir, de le calmer. Tout ce qui est de suite, vous est impossible ; votre cœur est passionné, mais il ne connaît pas la tendresse. La passion ne va que par soubresauts : elle a des actes, des mouvements ; la tendresse a des soins, elle aide, elle console ; elle aurait écrit tous les courriers, parce qu’elle se serait occupée des besoins d’une âme souffrante. Non, je ne vous fais point de reproches, ils sont inutiles ou affligeants. Eh ! combien je serais désolée de vous donner un moment de peine ! Mon ami, j’avais besoin de savoir si votre fièvre n’était point revenue ; et si celle de mademoiselle votre sœur s’était calmée. En vous écrivant la dernière fois, j’avais le délire, je crois ; j’eus une fièvre ardente toute la nuit, elle m’a quittée, et en me quittant elle a effacé l’image qui me dérobait tout autre objet, mais je ne conçois pas pourquoi elle portait l’effroi dans mon âme. Ah ! si je pouvais cependant racheter sa vie pour une heure seulement ! il n’y a point de supplice que je n’eusse la force de braver ; et je dirais : La mort et les enfers paraissent devant moi : Ramire, avec transport j’y descendrais pour toi. Mais, mon ami, ce n’est point tout cela que je voulais vous dire : je suis troublée, je ne puis continuer. Adieu.


Samedi, à minuit.

Avant tout, je veux vous dire que votre encre est blanche comme le papier, et aujourd’hui cela m’a vraiment impatientée. Je m’étais fait apporter votre lettre chez M. Turgot, où je dînais avec vingt personnes ; on me l’a remise à table, j’avais à côté de moi l’archevêque d’Aix, et de l’autre côté, le curieux abbé M… J’ai ouvert ma lettre sous la table, et à peine pouvais-je voir qu’il y avait du noir sur du blanc, et l’abbé faisait la même remarque. Madame de Boufflers, qui était auprès de l’archevêque d’Aix, demandait ce qui m’occupait. « Souvenez-vous du lieu où nous sommes, et vous serez au fait de ce que je lis. — Un mémoire sans doute pour M. Turgot ? Eh oui, justement, madame, et je veux le lire avant que de le lui donner. » Et en effet, avant que de rentrer dans le cabinet, j’avais lu votre lettre, et j’y vais répondre : mais ce sera à la hâte, parce que je meurs de fatigue du tour de force que j’ai fait aujourd’hui. J’ai vu cent personnes : et comme votre lettre m’avait fait du bien à l’âme, j’ai parlé, j’ai oublié que j’étais morte, et je me suis vraiment éteinte. À la vérité, j’ai eu de grands succès, parce que j’ai bien fait valoir les agréments et l’esprit des personnes avec qui j’étais ; et c’est à vous mon ami, à qui ils ont dû ce passe-temps si doux pour leur amour-propre. Le mien ne s’enivre point de vos louanges : je vous répondrai comme Couci : Aimez-moi, prince, au lieu de me louer.

Mon ami, gardez-vous à jamais d’avoir la bonté de prendre le soin de faire valoir mon bien, de faire l’étalage de mes richesses : jamais je ne me suis trouvée si pauvre, si ruinée, si misérable ; en appréciant ce que j’ai, en me faisant voir mes ressources, vous me démontrez que tout est perdu. Il ne me reste plus qu’un moyen, et il y a longtemps que je le pressens, que je le crois même nécessaire : c’est de faire une banqueroute sèche ; mais je me conduis comme cela se pratique ; je diffère, je remets, je me berce d’espérances, de chimères ; je les juge telles, et cela cependant me soutient un peu : mais vous détruisez tout par l’horrible énumération que vous me faites. Ah ! quel déplorable inventaire ! si tout autre que vous s’était avisé de vouloir me consoler, et me rattacher à la vie par ces désespérantes consolations, j’aurais répondu comme Agnès : Horace avec un mot me fera plus que vous ; et c’est Horace qui me parle ! Oh ! mon ami, mon âme en reste abîmée. Que n’inventez-vous point pour me tourmenter ! Je serai, dites-vous, garantie, soutenue, défendue, etc., etc. Eh bien, je n’ai rien été de tout cela ; si vous mettiez votre estime à ce prix, je n’y prétends plus ; j’ai été inconséquente, faible, malheureuse, bien malheureuse. J’ai craint pour vous, et j’ai été égarée ; j’ai eu tort sans doute, et c’est un mal de plus que de le reconnaître. Je n’ai pas un mouvement, je ne vous dis pas un mot qui ne me causent un regret ou un repentir. Mon ami, je devrais vous haïr. Hélas ! qu’il y a longtemps que je ne sais plus ce que je dois, ce que je veux ! je me hais, je me condamne, et je vous aime.



LETTRE LVIII

Ce dimanche au soir, 9 octobre 1774.

Mon ami, j’ai relu votre lettre deux fois ; et l’impression totale que j’en reçois, c’est que vous êtes bien aimable, et qu’il est bien plus aisé de ne point vous aimer du tout que de vous aimer modérément. Faites le commentaire de cela, non pas avec votre esprit ; ce n’est pas à lui que je parle. — Mon ami, si je voulais, je m’arrêterais à quelques mots de votre lettre, ils m’ont fait mal. Ah ! tout agite une âme aux maux accoutumée. Du moins, si je pouvais dire comme Bayard : Si mon ami m’afflige, il essuiera mes larmes ! Vous me parlez de mon courage, de mes ressources, de l’emploi de mon temps, de celui de mon âme, de manière à me faire mourir de honte et de regret de vous avoir laissé voir toute ma faiblesse : eh bien ! elle était dans mon âme, et aucun de ses mouvements ne peut plus vous être caché. Quand elle a été animée par la haine, je vous l’ai bien fait voir ; est-ce donc que je ne pouvais me permettre que de haïr ? Mon ami, en relisant la récapitulation que vous me faites de tout ce qu’il y a au monde qui puisse m’empêcher de me perdre, j’ai fini par en rire, parce que cela m’a rappelé un mot du président Hénaut, qui est joli. Dans une certaine époque de sa vie, il crut que, pour ajouter à sa considération, il fallait qu’il devînt dévot : il fit une confession générale, et il manda après à M. d’Argenson, son ami : Jamais on ne se trouve si riche que lorsqu’on déménage. Mon ami, vous m’avez fait éprouver le sentiment contraire, mon cœur en a tressailli, et j’aurais pu dire : Ciel ! je reste seule en l’univers entier. Mon ami, je vous cite à vous-même : vous m’êtes plus présent que Racine, et il me semble que mon sentiment prend de la force en employant vos expressions ; mais j’ai mille riens à vous dire : il faut détourner ma pensée d’un intérêt aussi triste que profond. — Je dînerai demain chez la duchesse d’Anville. Mon ami, j’aime cette maison : c’en est une de plus où je pourrai vous voir : vous vivrez pour ce que vous aimez et pour le monde tous les soirs ; mais ne dînerez-vous pas souvent avec moi ? Cela vous fera vivre dans la société des gens qui sont le plus à votre ton. Les bêtes et les sots ne se mettent guère en mouvement que sur les cinq ou six heures ; c’est alors que je reviens au coin de mon feu : j’y trouve presque toujours, sinon ce que j’aurais choisi, du moins ce que je n’éviterais pas. — Comment ne vous ai-je pas encore dit que je suis pressée, sollicitée d’aller rétablir ma santé chez milord Shelburne ? C’est un homme d’esprit ; c’est le chef du parti de l’opposition ; c’était l’ami de Sterne : il adore ses ouvrages. Voyez s’il ne doit pas avoir le plus grand attrait pour moi, et si je ne dois pas être fort ébranlée par sa prière obligeante. Convenez que, si vous aviez eu cette bonne fortune, vous ne l’auriez pas omise dans mon pompeux inventaire. — Oui, M. de Condorcet est chez madame sa mère : il travaille dix heures par jour. Il a vingt correspondances, dix amis intimes ; et chacun d’eux, sans fatuité, pourrait se croire son premier objet ; jamais, jamais on n’a eu tant d’existence, tant de moyens et tant de félicité. — Mais voilà que je me rappelle que vous ne m’avez pas dit un mot de M. le duc de Choiseul ; est-ce que votre séjour à Chanteloup n’a pas même fait trace sur la route ! Hé bien ! voilà où il en est à Paris : le public lui échappe absolument ; et il me semble que ce qui peut lui arriver de mieux à présent, c’est de rester dans cet oubli : car il ne gagnerait rien aux comparaisons, aux rapprochements. Nous aurions pu lui devoir, il y a dix ans, M. Turgot, et il avait choisi les Laverdy, les Maupeou, les Terrai, etc. — Votre lettre à M. d’Alembert est excellente ; et comme nous sommes très communicatifs, nous l’avons donnée ce soir même à M. de Vaines, qui en était charmé, et qui a voulu la faire voir à celui qui pouvait en jouir sans que cela pût alarmer sa modestie. — Ah, mon Dieu ! vouloir vous faire une malhonnêteté à vous, à qui il n’a pas répondu, parce qu’il voulait avoir le plaisir de vous répondre de sa main ! Mon ami, les gens vertueux ne peuvent pas être insolents, et ils chérissent le mérite et les talents. Vous ne devineriez jamais ce qui m’occupe ; ce que je désire, c’est de marier un de mes amis. Je voudrais qu’une idée qui m’est venue pût réussir : l’archevêque de Toulouse pourrait servir beaucoup au succès de cette affaire. C’est une jeune personne de seize ans, qui n’a qu’une mère et point de père ; on lui donnera, en la mariant, 13,000 livres de rente ; sa mère la logera, la gardera bien longtemps, parce que son fils est un enfant. Cette fille ne peut pas avoir moins de 600,000 francs, et elle pourrait être beaucoup plus riche : cela vous conviendrait-il, mon ami ? Dites, et nous agirons, et nous n’aurions point de dégoûts, parce que l’archevêque de Toulouse a autant d’adresse que d’honnêteté. Nous causerons de tout cela ; et si cela ne réussit pas, je connais un homme qui serait bien heureux de vous avoir pour gendre : mais sa fille n’a que onze ans, elle est unique, et elle sera bien riche. Mon ami, je voudrais par-dessus tout votre bonheur : et le moyen de vous le procurer deviendrait le premier intérêt de ma vie. Il fut un temps où mon âme n’aurait pas été si généreuse ; mais elle répondait à quelqu’un qui aurait rejeté avec horreur l’empire du monde. Quel souvenir, mon Dieu ! qu’il est doux et cruel ! Bonsoir, mon ami. Si j’ai comme je l’espère, de vos nouvelles demain, j’ajouterai encore à ce volume. Depuis deux jours, j’ai moins souffert. Je suis à deux ailes de poulet par jour ; et si ce régime ne me réussit pas plus que le reste, je me mettrai au lait pour toute nourriture.


Toujours dimanche, 6 octobre 1774.

Cet adieu était bien prompt, bien brusque : et vous comprenez bien qu’il me reste mille choses à vous dire : car si je ne me trompe, c’est la dernière fois que je vous écris. Je saurai à quoi m’en tenir demain : j’aurai de vos nouvelles, mon ami : ce n’est pas à mon désir que je me fie, mais c’est à votre bonté. Vous me dites bien que vous allez à votre légion ; vous m’avez écrit deux fois le nom du lieu où elle est : mais grâce à la beauté de l’écriture, je n’en sais rien, je lis Livourne, et à coup sûr ce n’est pas là où vous allez. Mon ami, écrivez-moi de partout : vous avez à me dédommager de la privation où je serai de vous écrire. Je ne me tiens pas pour assurée que vous soyez parti aujourd’hui. Comment pourriez-vous refuser madame votre mère, surtout si elle n’est pas en convalescence ? et on est encore bien malade lorsqu’on a la fièvre. Enfin, j’espère que vous n’avez point de tort, et que je vous verrai dans quinze jours. Quinze jours ! c’est un terme bien long, j’en ai vu un plus près. Ah ! je frémis ! quel souvenir affreux ! il empoisonne jusqu’à l’espérance. Ah ! mon Dieu ! et c’est vous qui aviez troublé, renversé le bonheur de cette âme si tendre et si passionnée ! c’est vous qui nous aviez condamnés à un malheur affreux, et c’est vous que j’aime ! Oui, on hait le mal qu’on fait, et on est entraîné. Je serais morte de douleur, et je suis destinée à en vivre, à languir, à gémir, à vous craindre, à vous aimer, à maudire sans cesse la vie, et à en chérir quelques instants. — On m’a interrompue, on est venu me proposer d’aller chez Duplessis. C’est un peintre de portrait, qui sera à côté de Van Dick ; je ne sais si vous avez vu l’abbé Arnaud peint par lui. Mais, mon ami, ce qu’il faudra voir, c’est Gluck ; c’est à un degré de vérité et de perfection qui est mieux et plus que la nature. Il y avait là dix têtes toutes de caractères différents ; je n’ai jamais rien vu de beau et de vrai à ce point-là. M. d’Argental y est venu : il nous a fait voir une lettre qu’il venait de recevoir de M. de Voltaire ; je l’ai trouvée si bonne, le ton en est si doux, si naturel, on est si près de lui en le lisant, que, sans songer si cela était indiscret ou non, j’ai demandé cette lettre. J’ai demandé d’en prendre une copie, dans ce moment on la fait, et mon ami la lira ; et cette pensée est au bout de ce que je sens. Mon ami, je me répéterais et je dirais comme Sterne à Lisette : Votre plaisir est le premier besoin de mon cœur. — Mon Dieu ! oui il est difficile de commencer une lettre, quand c’est avec de l’esprit qu’on fait du sentiment. Mais cependant il faut écrire à madame de Boufflers. Elle ne m’a pas seulement dit votre nom ; je n’en suis pas fâchée : mais comment ne saisit-on pas toutes les occasions de parler de ce qui plaît ? Il y a un certain degré d’affection qui gêne : c’est celui-là qui m’a empêchée de lui parler de vous ; mais elle n’a jamais senti cet embarras, j’en suis bien sûre : elle n’a que faire d’aimer, elle est si aimable ! — Mon ami, je me connais si bien, que je serais tentée de croire que vous vous moquez de moi, lorsque vous me parlez de mes succès dans le monde. Oh, mon Dieu ! il y a huit ans que j’en suis retirée du monde ; du moment que j’ai aimé, j’aurais eu du dégoût pour les succès. A-t-on besoin de plaire, quand on est aimée ? Reste-t-il un mouvement, un désir qui n’aient pour objet la personne qu’on aime, et pour qui on voudrait vivre exclusivement ? Mon ami, vous n’en voulez pas tant, n’est-ce pas ?



LETTRE LIX

Lundi, après l’arrivée du facteur, 1774.

Point de lettre ! en vérité, si j’avais plus de confiance en votre amitié, je me vengerais en ne vous écrivant pas non plus. Mon Dieu ! comment peut-on avoir cette négligence, cet oubli pour ce qui nous aime ? Comment est-on assez occupé, ou dissipé pour ne pas mettre en première ligne le plaisir de soulager ce qui souffre ? Enfin, comment répare-t-on un mal sensible, profond, et dont rien ne peut distraire ? Je serai jusqu’à samedi avec cette pensée ; cette douleur pèsera sur mon âme, elle me donnera alternativement des regrets et des remords. Mais que vous importe tout cela ? ce ne sont pas mes lettres que vous attendez ; ce n’est pas mon repos qui vous occupe. Eh bien ! que ce soit ce qu’il vous plaira : ce n’est pas de vous que je suis mécontente ; c’est de moi, ce n’est que de moi. Oui, mon ami, je vous pardonne, je vous aime ; vous m’avez fait mal, mais vous me guérirez.



LETTRE LX

Vendredi au soir, 14 octobre 1774.

Mon ami, je sors d’Orphée : il a amolli, il a calmé mon âme. J’ai répandu des larmes, mais elles étaient sans amertume : ma douleur était douce, mes regrets étaient mêlés de votre souvenir ; ma pensée s’y arrêtait sans remords. Je pleurais ce que j’ai perdu et je vous aimais ; mon cœur suffisait à tout. Oh ! quel art charmant ! quel art divin ! La musique a été inventée par un homme sensible, qui avait à consoler des malheureux : quel baume satisfaisant que ces sons enchanteurs ! Mon ami, dans les maux incurables, il ne faut chercher que des calmants ; et il n’y en a que de trois espèces pour mon cœur, dans la nature entière : vous, d’abord, mon ami, vous le plus efficace de tous, vous qui m’enlevez à ma douleur, qui faites pénétrer dans mon âme une sorte d’ivresse qui m’ôte la faculté de me souvenir et de prévoir. Après ce premier de tous les biens ce que je chéris comme le soutien et la ressource du désespoir, c’est l’opium : il ne m’est pas cher d’une manière sensible, mais il m’est nécessaire. Enfin ce qui m’est agréable, ce qui charme mes maux, c’est la musique : elle répand dans mon sang, dans tout ce qui m’anime une douceur et une sensibilité si délicieuses, que je dirais presque qu’elle me fait jouir de mes regrets et de mon malheur ; et cela est si vrai, que, dans les temps les plus heureux de ma vie, la musique n’avait pas pour moi un tel prix. Mon ami, avant votre départ, je n’avais point été à Orphée ; je n’en avais pas eu besoin : je vous voyais, je vous avais vu, je vous attendais, cela remplissait tout ; mais dans le vide où je suis tombée, dans les différents accès de désespoir qui ont agité et bouleversé mon âme, je me suis aidée de toutes mes ressources. Qu’elles sont faibles ! qu’elles sont impuissantes contre le poison qui consume ma vie ! Mais il faut vous détourner de moi et vous parler de vous, je n’aurai pas changé d’objet. — M. Turgot vous a écrit : il a réparé : car il vous a prié de le servir, et je suis bien sûre que c’est ainsi que vous l’aurez senti. M. de Vaines me disait hier : « Faites donc revenir M. de G… ; il nous éclairera ; il nous sera utile sur des choses que nous ignorons, et dont nous avons besoin ». Hélas ! jugez-moi, jugez de ma disposition : il est question du premier, du seul intérêt de ma vie ; je n’ose avoir un sentiment arrêté, et mes plus doux souhaits sont pleins de repentir. Oui, la vertu dirait : Venez, arrivez et je meurs. Mais, mon ami, une voix plus forte, plus profonde, plus intime me crie : En le voyant, la vie sera un bien ; le malheur deviendra supportable ; et si cette pensée était encore une erreur, si je me faisais illusion, ce serait du moins la dernière. — Je vous écrivis un billet à la hâte, au moment où je venais d’apprendre que je n’avais pas de lettre de vous ; j’en étais aussi irritée qu’affligée, et je ne sais si je vous l’ai exprimé : car j’étais si pressée que je ne pouvais former mes lettres. Le duc de La Rochefoucauld m’attendait pour aller dîner chez lui ; j’y trouvai le comte de ***, et, son premier mot fut : Vous avez fait ma commission, je viens de recevoir une lettre de M. de G…, en réponse à la vôtre. Je fus charmée, c’était savoir de vos nouvelles, mais ma lettre était à la poste : ainsi vous avez vu tout mon ressentiment. Le comte de *** était ce soir à l’Opéra ; il vint me voir dans ma loge, il me parla beaucoup de ses affaires. Une grande fortune est une grande charge : il a des procès ; le voilà occupé sans relâche d’une foule d’objets dont il résulte pour lui plus de profit que de gloire. Eh ! non, le bonheur n’est point dans les grandes richesses ! où donc est-il ? chez quelques érudits bien lourds et bien solitaires ; chez de bons artisans, bien occupés d’un travail lucratif et peu pénible ; chez de bons fermiers qui ont de nombreuses familles bien agissantes, et qui vivent dans une aisance honnête. Tout le reste de la terre fourmille de sots, de stupides ou de fous ; dans cette dernière classe sont tous les malheureux, et je n’y comprends point ceux de Charenton : car le genre de folie qui fait qu’on se croit le Père Éternel, vaut peut-être mieux que la sagesse et le bonheur.

Je vous envoie l’extrait d’une lettre écrite à l’ambassadeur de Suède : vous verrez avec quelle élégance les étrangers parlent français : croyez qu’il n’y a pas une virgule de changée. — Je lis un mauvais livre sur le théâtre, où il y a une quantité de bonnes choses ; je vous le garde. — Tout le monde est à Fontainebleau, et j’en suis bien aise : j’écrivais souvent sur ma porte, comme ce savant : Ceux qui viennent me voir me font honneur ; ceux qui n’y viennent pas me font plaisir.M. Marmontel me proposa mercredi de me lire un nouvel opéra-comique ; il vint, il y avait douze personnes. Les voilà en cercle, et moi dans le dessein d’écouter le Vieux Garçon ; c’est le titre de l’ouvrage. Le commencement de la première scène me parut embrouillé, embarrassé. Savez-vous ce que je fis, sans que ma volonté y eût la moindre part ! c’est que je n’en entendis pas un mot : mais cela est si exact, que j’aurais été pendue, plutôt que de dire le nom d’un personnage, ni le sujet de la pièce, et je m’en tirai en disant la vérité : c’est que le temps m’avait paru bien court. Et en effet, je fus réellement étonnée quand j’entendis parler tout le monde. Eh bien ! depuis qu’il m’est impossible d’accorder de l’attention à rien, j’aime les lectures à la folie, cela me laisse libre ; au lieu que dans la conversation, malgré qu’on en ait, on est trop souvent rappelé par les autres. Ah ! ce sont surtout les gens qui donnent des préférences qui sont assommants. Il y a deux hommes qui ont la bonté de faire assez de cas de moi, pour me dire à l’oreille ce qui serait indifférent tout haut : il me faut vraiment de la vertu pour écouter et répondre. Mon ami, vous avez beau dire, je n’aime la conversation que lorsque c’est vous ou le Chevalier de Chatelux qui la faites. — À propos, il est bien content de moi : j’ai échauffé ses amis, et les choses sont si bien arrangées, qu’il ne nous faut que la mort d’un des quarante pour qu’il soit reçu à l’Académie. Cela est juste sans doute, mais cela n’était pas sans difficulté : l’intérêt, le plaisir, le désir qu’il mettait à ce triomphe, m’ont animée. Mon Dieu ! Fontenelle a raison : il y a des hochets pour tout âge ; il n’y a que le malheur qui soit vieux, et il n’y a que la passion qui soit raisonnable. Mon ami, ce ne sont point là des paradoxes ; pensez-y bien et vous verrez que cela peut se soutenir. Bonsoir, il est temps de vous laisser respirer : je vous ai écrit sans m’arrêter. Les jours d’Opéra sont mes jours de retraite : j’y suis seule, je rentre chez moi, et ma porte est fermée. — M. d’Alembert a été voir Arlequin : il aime mieux cela qu’Orphée, tout le monde a raison ; et je suis loin de critiquer les divers goûts, tout est bon. Mais, adieu donc ; à demain.



LETTRE LXI

Samedi, trois heures, après le facteur.

J’ai diné chez moi pour avoir de vos nouvelles, une heure plus tôt ; cela répond à votre dernière question, si vous n’avez rien perdu. Mais, mon ami, vous m’affligez vraiment en ne me disant seulement pas un mot sur ce que vous ne m’avez pas écrit le dernier courrier : vous aviez pourtant à me répondre. Mais comme vous sentez bien que vous avez eu tort, vous voulez m’en détourner, en me promettant de mieux faire à l’avenir : vous serez bien aimable, mon ami, je vous en remercie d’avance. Je n’ose pas désirer votre retour ; mais je compte les jours de votre absence. Mon Dieu ! qu’ils sont lents ! qu’ils sont longs ! qu’ils pèsent sur mon âme ! qu’il est difficile, qu’il est même impossible de se distraire un moment du besoin de l’âme ! Les livres, la société, l’amitié, et enfin toutes les ressources imaginables ne servent qu’à faire mieux sentir le prix et le pouvoir de ce qui vous manque. Je ne réponds pas, mais je suis pénétrée jusqu’au fond du cœur de ce que vous me dites sur M. de Mora. M. d’Alembert a écrit à M. de Fuentes ; il a écrit de son seul mouvement, et en me lisant cette lettre il pleurait et me faisait fondre en larmes. Mon Dieu ! cette pensée me déchire ! — Mon ami, je veux m’occuper de vous, et vous justifier le mouvement qui m’a fait brûler vos lettres : je comptais ne pas survivre vingt-quatre heures à ce sacrifice ; et dans ce moment, mon sang, mon cœur étaient glacés par le désespoir : je n’ai senti la perte que j’avais faite que plus de six jours après. Ah ! vingt fois, cent fois j’ai regretté d’avoir brûlé ce que vous aviez écrit : rien ne peut réparer cette perte, et j’en suis désolée. — Oui, M. Turgot travaille aux corvées. Bonjour, mon ami ; n’êtes-vous pas las de lire ce griffonnage ?



LETTRE LXII

Dimanche soir, 16 octobre 1774.

Mon ami, je n’ai point répondu hier à votre charmante lettre, et je ne répondrai jamais à mon gré à ce que vous me dites sur M. de Fuentes. Eh ! mon Dieu ! où trouver des expressions qui rendent un sentiment tout nouveau pour mon âme ? Ah ! vous m’avez pénétrée de la plus tendre, de la plus vive reconnaissance ; oui, il me semble que jamais je n’en ai dû autant à personne : en effet, votre mouvement, votre sentiment sont nobles et élevés comme la vertu ; pourquoi donc ne mettrais-je pas mon bonheur à les adorer ? Je ne sais de quelle nature est mon sentiment : mais c’est vous qui en êtes l’objet ; et il y a des instants où je suis toute prête à m’écrier : Énée est dans mon cœur, les remords n’y sont plus. Hélas ! je n’ose prononcer ces mots : je le sens, on ne saurait tromper sa conscience ; quel trouble s’élève en moi ! que je suis malheureuse ! Mon ami, croyez-vous qu’il soit possible que la paix puisse rentrer dans mon âme en vous aimant ; ou bien, croyez-vous possible que je puisse vivre sans vous aimer ? C’est à vous que je demande compte de moi : je ne me connais plus ; avec un mot, vous changez la disposition de mon âme. Je ne sais si cela vient de ce que je suis affaiblie par la douleur, ou bien si c’est que mon sentiment s’est fortifié par le soin que j’ai mis à le combattre et à le détruire. Si cela est, convenez que je dois avoir une grande opinion de moi. Ah ! mon Dieu ! que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère ! Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon ; mais comment pourrais-je vous cacher mes plus secrètes pensées ? elles sont remplies de vous ; et comment pourrais-je vivre si j’avais à me reprocher d’usurper votre estime ou votre opinion ? Non, mon ami ; voyez-moi telle que je suis, et accordez-moi, non pas ce que je mérite, mais ce qu’il faut pour m’empêcher de mourir de douleur, ou pour m’en donner le courage : car je ne sais encore ce que je préférerais de vous devoir, la mort ou la vie. L’une et l’autre tient à vous ; et de quelque manière que vous en décidiez, je vous rendrai grâce. — Mon ami, avez-vous bien senti la force de ces mots : Et mon plus grand malheur serait de vous refroidir. Vous vouliez diminuer mon tourment, etc. Ah ! ciel ! quel moyen vous employez ! Mais je ne reviens point sur le passé : j’espère que vous ne me tromperez plus ; si je ne suis pas ce que vous aimez le mieux, je verrai du moins dans votre âme la place que vous m’y laissez, et je m’engage à ne jamais prétendre qu’à celle que vous me donnerez. — J’ai encore été ce soir à Orphée ; mais j’y étais avec madame la duchesse de Chatillon : il est vrai que j’aurais bien mauvaise opinion de moi, si je ne l’aimais pas : elle exige si peu, et elle donne tant !


Lundi matin.

Comment mettez-vous en question si vous auriez dû me laisser ignorer que vous aviez la fièvre ? Oh, mon ami ! ce n’est pas moi qu’il faut ménager : je vous aime trop pour ne pas préférer à tout de souffrir avec vous et par vous. Toutes ces gens qui se ménagent ne s’aiment guère ; il y a bien loin entre les sentiments qu’on se commande et ceux qui nous commandent : les premiers sont parfaits et je les abhorre. Si un jour vous deveniez parfait comme madame de B…, comme le froid Grandisson, mon ami, je vous admirerais ; mais je serais radicalement guérie. — Je suis interrompue par madame de Ch.... — Elle me demande d’écrire à la suite de ceci ; je lui offre du papier et de l’encre. Mais ma lettre… — Cela n’est pas possible ! Pardonnez-le moi, mon ami.


Lundi, après le facteur.

Vous avez été alarmé, vous êtes encore triste. Mon Dieu ! que je souffre de tout ce qui vous a fait souffrir, et que je suis désolée d’avoir ajouté de l’inquiétude à votre disposition ! Oui, je suis coupable, je suis faible, je me condamne, je me hais ; mais ce n’est pas réparer le mal que je vous ai fait. Vous avez vu, le courrier d’après, que cette fièvre n’était que la suite de l’état violent où était mon âme : ma machine n’est plus assez forte pour en supporter les secousses. Mon ami, ne me plaignez jamais ; dites-vous : elle est folle, et cette pensée vous calmera, et si vous ne souffrez pas, je serai heureuse. Mais j’espère que vous me direz avec soin et avec détail des nouvelles de vos malades. Il est affreux de connaître la crainte pour ce qu’on aime ; cette espèce de tourment est au-dessus de ma raison et de mes forces. Mon Dieu ! oui, il faut rester avec vos parents : votre départ sera un grand mal pour eux, et il faut leur épargner tout le temps qu’ils auront à s’occuper de leur santé. Dans cet état, tout ce qui excite la sensibilité, devient douleur. Mais je n’ai rien à vous dire, vous voyez mieux que moi, et vous sentez mieux que moi, et vous sentez avec plus de délicatesse. Mon ami, je suis presque mécontente de ce que vous ne trouvez pas de la douceur à me faire partager votre disposition, surtout lorsqu’elle vous est pénible ; c’est que je voudrais que vous dissiez, dans un sens contraire, ce que disait Montaigne : Il me semble que je lui dérobe sa part. Oui, mon ami, il ne devrait plus vous être libre de souffrir seul. Hélas ! je suis si fort au ton de tout ce qui souffre, c’est si fort me parler ma langue, qu’il me semble qu’il n’est pas même nécessaire de compter sur mon affection pour trouver de la douceur à se plaindre à moi. Adieu, mon ami. Je comptais vous dire mille riens, mais votre tristesse m’en ôte la force ; j’ai beau me dire : sa disposition ne sera plus la même ; mais celle où il était m’a gagnée, elle ne changera que lorsqu’il voudra. Ah ! quel ascendant ! quelle force ! quelle puissance ! cela agirait à mille lieues. Je vous le disais, ce sentiment que je n’ose nommer, est la seule chose que les hommes n’ont pu gâter. Mon ami, s’il était perdu sur la terre, dites-vous bien tant que je vivrai, que vous savez où il vit, où il règne avec plus d’énergie qu’il n’appartient à une Française d’en avoir.



LETTRE LXIII

Vendredi au soir, 21 octobre 1774.

Mon ami, que le temps s’écoule lentement ! depuis lundi j’en suis assommée ; et il n’y a rien que je n’aie tenté pour tromper mon impatience. J’ai toujours été en mouvement : j’ai été partout, j’ai tout vu, et je n’ai eu qu’une pensée ; pour une âme malade la nature n’a qu’une couleur : tous les objets sont couverts de crêpe. Dites-moi : comment fait-on pour se distraire, comment fait-on pour se consoler ? Ah ! c’est de vous seul que je puis apprendre à supporter la vie. Vous seul pouvez y répandre encore ce charme mêlé de douleur qui fait chérir et détester tour à tour l’existence. — Mon ami, j’aurai une lettre de vous demain ; il n’y a que cet espoir qui me donne la force de vous écrire ce soir. Vous me direz si vous êtes rassuré sur la santé de ce qui vous est cher ; vous me parlerez peut-être de votre retour : en un mot, vous me parlerez ; et si vous saviez combien je me sens dénuée, abandonnée, lorsque je ne sais rien de vous ! Ah ! que cette petite lettre était courte, qu’elle était triste, qu’elle était froide ! Il me semble qu’en me disant que vous aviez été inquiet et même alarmé, vous ne me disiez pas tout ! Qu’aviez-vous donc ? me cacheriez-vous votre cœur ? voudriez-vous encore déchirer le mien ? Ne m’avez-vous pas dit que vous me diriez tout : que vous auriez une confiance sans réserve, que j’étais votre amie ; que votre âme s’épancherait dans la mienne ; que vous me feriez vivre de tous vos mouvements ; que ce qui pourrait blesser mon cœur ne me serait pas inconnu ? Ah ! mon ami, connaissez-moi bien : voyez ce que je suis pour vous ; et d’après cette connaissance, je vous réponds qu’il vous sera impossible de concevoir le projet de me tromper, ni même de me cacher rien.


Samedi matin.

Je vous quittai hier par ménagement pour vous : j’étais si triste ! je venais d’Orphée. Cette musique me rend folle : elle m’entraîne ; je ne puis plus manquer un jour : mon âme est avide de cette espèce de douleur. Ah ! mon Dieu ! que je suis peu au ton de tout ce qui m’entoure ! et cependant jamais on n’a dû chérir autant l’amitié : mes amis sont d’excellentes gens ; leurs soins, leur intérêt ne se lassent point, et je suis à comprendre ce qu’ils peuvent trouver en moi qui les attache. C’est mon malheur, c’est mon trouble, c’est ce que je dis, c’est ce que je ne dis point qui les anime, et les échauffe. Oui, je le vois : les âmes honnêtes et sensibles aiment les malheureux ; ils ont une sorte d’attrait qui occupe et exerce l’âme : on aime à se trouver sensible ; et les maux des autres ont cette juste mesure qui fait compatir sans souffrir. Eh bien ! je leur promets cette jouissance tout le temps qui me reste à vivre. — Mon ami, je voulais vous dire la dernière fois que vous devriez loger dans le même hôtel garni que le chevalier d’Aguesseau : cela vous épargnerait la peine de vous aller chercher réciproquement : cela vous serait commode, et je serais assurée que vous ne quitteriez pas mon quartier. Oui, c’est toujours l’intérêt personnel qui couvre tout, qui anime tout ; et les sots ou les esprits faux qui ont attaqué Helvétius n’avaient sans doute jamais aimé, ni réfléchi. Ah ! bon Dieu ! que de gens qui vivent et meurent sans avoir senti l’un, ni connu l’autre ! C’est tant mieux pour eux, et tant pis pour nous ; oui, tant pis : car je ne puis pas vous exprimer le dégoût, le redoublement de dégoût que je me sens, je ne dis pas seulement pour les sots, mais pour ces gens qui sont si bien à ma mesure, que je prévois tout ce qu’ils vont dire lorsqu’ils ouvrent la bouche ! Ah, je suis bien malade ! je ne puis plus souffrir les gens qui me ressemblent : tout ce qui n’est qu’à côté de moi, me paraît trop petit ; il faut me faire lever les yeux pour regarder, sans quoi je me fatigue et m’ennuie. Mon ami, la société ne me présente plus que deux intérêts : il faut que j’aime, ou qu’on m’éclaire. De l’esprit n’est point assez ; il faut beaucoup d’esprit : c’est vous dire que je n’écoute plus que cinq ou six personnes, et que je ne lis plus que six ou sept livres. Cependant il y a plus de gens que cela qui ont des droits sur moi : mais c’est par le sentiment et la confiance ; et cela ne change rien à la disposition où je suis pour le général. Voici le résultat : ce qui est moins que moi m’éteint et m’assomme ; ce qui est à côté de moi m’ennuie et me fatigue. Il n’y a que ce qui est au-dessus de moi, qui me soutienne et m’arrache à moi-même, et je dirai toujours comme cet ancien : Mes amis, sauvez-moi de moi-même. Tout cela prouve que la vanité est bien éteinte en moi, mais qu’elle est remplacée par un dégoût universel et mortel. La comtesse de Boufflers n’en est pas là ; aussi est-elle bien aimable. Je l’ai vue beaucoup cette semaine, elle vint dîner chez madame Geoffrin mercredi ; elle fut charmante ; elle ne dit pas un mot qui ne fût un paradoxe. Elle fut attaquée, et elle se défendit avec tant d’esprit, que ses erreurs valaient presque autant que la vérité. Par exemple, elle trouve que c’est un grand malheur que d’être ambassadeur, il n’importe de quel pays, ni chez quelle nation ; cela ne lui paraît qu’un exil affreux, etc., etc. Et puis elle nous dit que dans le temps où elle aimait le mieux l’Angleterre, elle n’aurait consenti à s’y fixer, qu’à la condition qu’elle y aurait amené avec elle vingt-quatre ou vingt-cinq de ses amis intimes, et soixante à quatre-vingts autres personnes qui lui étaient absolument nécessaires ; et c’était avec beaucoup de sérieux, et surtout beaucoup de sensibilité qu’elle nous apprenait le besoin de son âme. Ce que j’aurais voulu que vous vissiez, c’est l’étonnement qu’elle causait à milord Shelburne. Il est simple, naturel ; il a de l’âme, de la force : il n’a de goût et d’attrait que pour ce qui lui ressemble, au moins par le naturel. — Il a été voir M. de Malesherbes ; il est revenu enchanté. Il me disait : « J’ai vu pour la première fois de ma vie ce que je ne croyais pas qui pût exister. C’est un homme dont l’âme est absolument exempte de crainte et d’espérance, et qui cependant est pleine de vie et de chaleur. Rien dans la nature ne peut troubler sa paix ; rien ne lui est nécessaire, et il s’intéresse vivement à tout ce qui est bon » ; en un mot, a-t-il ajouté : « J’ai beaucoup voyagé, et je n’ai jamais rapporté un sentiment aussi profond. Si je fais quelque chose de bien dans tout le temps qui me reste à vivre, je suis sûr que le souvenir de M. de Malesherbes animera mon âme ». Mon ami, voilà un bel éloge ; et celui qui le fait est à coup sûr un homme intéressant. Je le trouve bien heureux d’être né anglais ; je l’ai beaucoup vu, je l’ai écouté celui-là : il a de l’esprit, de la chaleur, de l’élévation. Il me rappelait un peu les deux hommes du monde que j’ai aimés, et pour qui je voudrais vivre ou mourir. Il s’en va dans huit jours, et j’en suis bien aise : il est cause que par des arrangements de société, j’ai dîné tous les jours avec quinze personnes, et cela me fatigue encore plus qu’il ne m’intéresse. Il me faut du repos ; ma machine est détruite. Bonjour, mon ami. J’attends la poste ; voilà ce qui m’est nécessaire.



LETTRE LXIV

Samedi, après le facteur, 22 octobre 1774.

Mon Dieu ! que je suis troublée et affligée de ce que vous m’apprenez ! je crois tout ce que je crains ; jugez si je partage ce que vous souffrez. Ah ! c’est à présent que l’éloignement m’est absolument insupportable. Mon ami, vos maux sont les miens ; et il m’est affreux de ne pouvoir pas vous soulager. Si j’étais avec vous, il me semble que je m’emparerais si bien de toutes vos craintes, de tout ce qui vous fait trembler, qu’il ne vous resterait que ce qu’il me serait impossible de ne pas vous ôter. Ah ! partager ne serait pas assez. Je souffrirais par vous, pour vous ; et avec cette tendresse et cette passion, il n’y a point de douleur qui ne soit adoucie, et point d’alarme qui ne soit calmée. Mon Dieu, que je suis malheureuse ! le seul moment de ma vie où mon affection eût pu vous faire du bien, je suis condamnée à vous être inutile. Tout ce qui vous aime, vous dira, comme moi, mieux que moi sans doute ; je suis trop près de vous pour exprimer ce que je sens. Y a-t-il donc des mots pour rendre tous les mouvements d’une âme souffrante, d’une âme frappée de terreur, à qui le malheur a interdit toute espérance ? Mon ami, dans cet état qui est le mien, on ne peut s’expliquer et s’exprimer que par ces mots : Je vous aime. Ah ! s’ils pouvaient passer dans votre âme comme je les sens ! Oui, quel que soit votre malheur, vous éprouveriez le sentiment le plus doux. C’est à présent que j’ai un regret mortel à ce qui vous manque d’affection pour moi : mon ami, nous en ferions de la consolation ; le remède serait à côté du mal. Ah ! quand on est malheureux, c’est alors qu’il est affreux de n’aimer que faiblement ; car c’est en nous que nous trouvons la véritable force, et rien n’en donne autant que la passion : les sentiments d’un autre nous plaisent, nous touchent ; il n’y a que le nôtre qui nous soutienne. Mais cette ressource manque presque à tout le monde : presque tout ce qui existe, n’aime que parce qu’il est aimé. Ah ! mon Dieu ! la pauvre manière ! qu’elle laisse petit et faible ! mais cela ne tient ni à la volonté, ni à la pensée : ainsi il serait aussi insensé de chercher à exciter, que de travailler à éteindre. Restons donc ce que nous sommes, jusqu’à ce que la nature, ou je ne sais pas quoi, en ordonne autrement. — Mais vous êtes trop bon, mille fois trop bon de vous occuper de mes maux : souffrir est devenu mon existence ; cependant je suis mieux depuis que je suis au poulet pour unique nourriture : je souffre moins. Adieu, mon ami ; je vous parle de moi, et je ne songe qu’à vous. D’ici à lundi, je serai dans un état violent. Vous m’écrirez, je le crois.



LETTRE LXV

Dimanche au soir, 23 octobre 1774.

Mon ami, pour me calmer, pour me délivrer d’une pensée qui me fait mal, il faut que je vous parle : j’attends l’heure de la poste de demain avec une impatience que vous seul peut-être pouvez concevoir. Oui, vous m’entendez, si vous ne pouvez me répondre, et c’est quelque chose : il serait sans doute plus doux, plus consolant, d’être en dialogue ; mais le monologue est supportable, lorsqu’on peut se dire : je parle seule, et cependant je suis entendue. — Mon ami, je suis dans une disposition physique détestable ; je l’attribue à cette ciguë : elle a conservé, je crois, quelque propriété du poison ; je me sens dans une défaillance, dans une angoisse qui m’a fait croire aujourd’hui vingt fois que j’allais perdre connaissance, et dans ce moment même, je suis dans un malaise inexprimable : je sens ce que disait Fontenelle peu de temps avant sa mort, une grande difficulté d’être. Mais ce qui anime mon âme, me donne la force de vous parler : car, en vérité, je n’ai pas eu un mouvement ni une parole de la journée. — Je ne sais si je vous ai dit que j’avais vu la femme du comte de ..... : sa figure est commune ; mais elle a le ton obligeant, et elle a grande envie de plaire, cependant telle qu’elle est, je ne la trouverais pas assez bien pour être la femme de l’homme que j’aime le plus. Mon ami, j’en suis plus sûre que jamais, tout homme qui a du talent, du génie, et qui est appelé à la gloire, ne doit pas se marier. Le mariage est un véritable éteignoir de tout ce qui est grand et qui peut avoir de l’éclat. Si on est assez honnête et assez sensible pour être un bon mari, on n’est plus que cela, et sans doute ce serait bien assez si le bonheur est là. Mais il y a tel homme que la nature a destiné à être grand, et non à être heureux. Diderot a dit que la nature, en formant un homme de génie, lui secoue le flambeau sur la tête, en lui disant : sois grand homme, et sois malheureux : voilà, je crois, ce qu’elle a prononcé le jour que vous êtes né. Bonsoir. Je n’en puis plus ; à demain.


Lundi, après le facteur.

Point de lettre ! cela me ferait trembler avec un autre que vous ; mais je me rassure un peu, en me disant qu’il n’est pas en vous d’avoir de la suite et de l’exactitude. J’espère donc que vous n’êtes pas plus malheureux ; je sais seulement que vous n’avez pas eu besoin de me rassurer. Cela est bien naturel ; mais cela est affligeant. Mon ami, je ne vous fait point de reproche : je vous plains seulement, quelle que soit votre situation, que le retour de votre âme ne soit pas pour moi. Adieu. Je suis abattue, et dans un état de faiblesse qui est extraordinaire : il me faut un effort pour tenir ma plume. Je n’attendrai plus de vos nouvelles ; mais j’en désirerai tant que je respirerai.



LETTRE LXVI

Mardi au soir, 25 octobre 1774.

Ah ! j’ai été injuste ; ce serait un tort avec tout le monde ; mais je me le reproche comme un crime avec vous. Pardonnez-moi, mon ami : je devais vous rendre grâce, et je vous ai accusé. Cette pensée me fait mal, comme si j’étais coupable ; cependant c’est la poste qui l’a été, et je le soupçonnais si peu, que, lorsqu’on m’a donné mes lettres aujourd’hui, je ne regardais seulement pas le dessus, tant il m’était égal par où je commencerais ou par où je finirais. Mon ami, à la seconde lettre que j’ai ouverte, j’ai fait un cri : c’était votre écriture ; j’en ai eu un battement de cœur. Si c’est un mal bien douloureux que d’attendre sans voir venir, c’est un plaisir bien vif et bien sensible que d’être ainsi surprise. Mon ami, je vous aime à la folie ; tout me l’apprend, tout me le prouve, et souvent bien plus que je ne voudrais. Je vous donne plus que vous ne voulez : vous n’avez pas besoin d’être autant aimé, et moi j’avais besoin de me reposer, c’est-à-dire de mourir. Mais je suis trop personnelle : je vous occupe de moi, tandis que je ne devrais vous parler que du plaisir que j’ai senti en lisant ces mots : Cela va mieux, cela va bien, je suis tranquille. Ah ! mon ami, j’ai respiré : il semble que cela m’ait redonné de la vie et de la force ; j’étais anéantie depuis trois jours : on dit que cela tenait aux nerfs, et moi qui en sais un peu plus que mon médecin, je crois que cela tenait à vous. Je suis comme Lucas, j’explique tout par mon métier de jardinier. Ah ! mon Dieu ! comment puis-je suffire à ce que je sens, à ce que je souffre ? et cependant mon âme n’a que deux sentiments : l’un me consume de douleur, et quand je me livre à celui qui devrait me calmer, je suis poursuivie par le remords, et par un regret plus déchirant encore que les tortures du remords. Encore moi ! que je m’en veux d’y revenir sans cesse ! mais m’en éloignerai-je, en vous disant que j’adore votre sensibilité et votre vérité ? Ah ! ne me cachez jamais rien : vous gagnez trop à me faire voir tous les mouvements qui vous animent. Mon ami, dans une situation toute pareille à celle où vous venez d’être, mais qui eut des suites plus funestes, M. de Mora me mandait, et presque dans les mêmes expressions, ce que l’agonie de sa mère lui faisait éprouver. La douleur qui le déchirait le plus avait son père pour objet ; et cela était si vrai, qu’il m’attendrissait beaucoup plus sur l’état de M. de Fuentes, que sur la mort de sa femme, qui fut lente et douloureuse. Mon Dieu ! je vous l’ai déjà dit : n’ayez jamais la pensée de me ménager, de m’épargner ; croyez que mon sentiment me mène plus loin que vous ne pourrez jamais me faire aller. Mon ami, c’est bien fait de voir la convalescence de madame votre mère si prochaine ; mais, quoi que vous en disiez, vous resterez plus longtemps que vous ne pensez. — Vous ferez sûrement une étourderie ; ce sera d’oublier de me dire de ne plus vous écrire, ou de vous écrire sur votre route. Et puis, quand les lettres n’arriveront pas, vous m’accuserez, ou peut-être aurez-vous assez de bonté pour être inquiet ; et cependant un peu de prévoyance aurait évité tout cela.

Le chevalier de Chatelux est actuellement à Chanteloup. Il suffit à tout, et il attache une grande opinion à cette manière de se multiplier à l’infini. Il est si riche et si généreux, qu’il dédaigne de recueillir : il lui suffit de semer ; il ne reçoit rien, il va donnant partout et à tout le monde. Il me disait encore l’autre jour que son plaisir était de faire effet. M. de Chamfort est arrivé ; je l’ai vu, et nous lirons ces jours-ci son éloge de La Fontaine. Il revient des eaux en bonne santé, beaucoup plus riche de gloire et de richesse, et en fonds de quatre amies qui l’aiment, chacune d’elles, comme quatre : ce sont mesdames de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, et la comtesse de Choiseul. Cet assortiment est presque aussi bigarré que l’habit d’Arlequin ; mais cela n’en est que plus piquant, plus agréable et plus charmant. Aussi je vous réponds que M. de Chamfort est un jeune homme bien content, et il fait bien de son mieux pour être modeste. — M. Grimm est de retour ; je l’ai accablé de questions. Il peint la czarine, non pas comme une souveraine, mais comme une femme aimable, pleine d’esprit, de saillies, et de tout ce qui peut séduire et charmer. Dans tout ce qu’il me disait je reconnaissais plutôt cet art charmant d’une courtisane grecque, que la dignité et l’éclat de l’impératrice d’un grand empire. Mais il nous revient une autre manière d’un plus grand peintre : c’est Diderot ; il m’a fait dire que je le verrais demain : j’en serai bien aise. Mais dans la disposition où je suis, c’est l’homme du monde que je voudrais le moins voir habituellement : il force l’attention, et c’est assurément ce que je ne puis, ni ne veux accorder de suite à personne au monde. Quand je dis personne, vous entendez bien que cela veut dire que je ne veux pas être distraite de celle qui remplit toute ma pensée. Ah ! que cette explication est lourde ! Mais c’est que vous êtes bête : il faut vous annoncer ce qu’on veut vous faire entendre. Mon ami, courage : car je crois, que pour cette fois-ci, vous aurez la rame de papier sans en rabattre une page. Vous remettrez cette lecture au temps où vous serez en voiture ; j’aurai rempli votre chemin, et vous m’y trouverez au bout. — Quoi ? vous croyez réellement que vous serez bien aise de me voir ? Que ce que vous me dites est aimable ! qu’il serait doux, en effet, d’être aimée de vous ! mais mon âme ne pourrait plus atteindre à ce degré de bonheur ; ce serait trop. Quelques instants, quelques éclairs de plaisir, c’est assez pour les malheureux : ils respirent et reprennent courage pour souffrir.



LETTRE LXVII

Mercredi, octobre 1774.

Je viens de relire votre lettre : il y a un mot qui me ravit, il m’avait échappé : c’est lorsque vous dites : Je reviens à nos peines. Mon ami, si je me suis méprise, ne me redressez pas ; mais je crains à présent pour vous tant de trouble, si peu de sommeil : ne serez-vous point malade ? j’en meurs de crainte. Ah ! dites-moi donc sur quelle pensée je pourrais m’arrêter pour respirer en repos : sur le moment de votre arrivée ? Non, non, mon ami, il me fait tressaillir, et je n’ose pas même le désirer ; et s’il se retardait, je crois que j’en mourrais. Concevez-vous l’excès de cette inconséquence ? Cet excès ne tient pas à un faux raisonnement ; mais il vient d’une âme bouleversée par les mouvements les plus contraires, que vous entendrez peut-être, mais que vous ne pouvez pas partager. — Je suis interrompue, et toujours par madame de Ch… Je commence à croire que la première de toutes les qualités pour se faire aimer, c’est d’être aimant. Non, vous n’imaginez pas tout ce qu’elle invente pour aller jusqu’à mon cœur. Mon ami, si vous m’aimiez comme elle ! non, je ne le voudrais pas : me préserve le ciel de connaître deux fois un pareil bonheur !


Vendredi, 28 octobre 1774.

Que dites-vous de cette invocation ? ne vous paraît-elle pas d’une tête perdue ? Mon ami, elle tient à un sentiment honnête. J’ai offensé M. de Mora ; et cependant je trouve une sorte de douceur à penser que lui seul m’aura fait connaître le bonheur ; que ce n’est qu’à lui que je devrai d’avoir senti quelques moments tout le prix que peut avoir la vie. Enfin, quelquefois, je me crois moins coupable, parce que je me sens punie ; et vous voyez bien que si j’étais aimée, tout cela serait effacé, renversé. Il faut du moins tenir à la vertu par le remords, et à ce qui m’a aimée, par le regret de l’avoir perdu. Ce regret est bien vif et bien déchirant : il y a peu de jours qu’il m’a causé les convulsions du désespoir. — On m’a forcée d’aller voir Lekain dans Tancrède ; je ne l’avais pas vu depuis sa perfection, et je ne m’en souciais point. Enfin j’y fus : les deux premiers actes m’ennuyèrent complètement ; le troisième a beaucoup d’intérêt, et il va toujours en croissant jusqu’à la fin : cinquième acte il y eut des moments, il y eut des mots qui me firent transporter la scène à Bordeaux, et ce n’est pas une manière de parler. Je pensai mourir ! j’en perdis connaissance, et toute la nuit on fut obligé de me garder, parce que j’avais des défaillances continuelles. Je ne pus pas vous en parler les derniers jours : j’étais trop près de l’impression que j’avais reçue ; je me suis bien promis de ne plus aller chercher ces affreuses secousses. Il n’y a qu’Orphée que je puisse soutenir, et je vois à regret que vous ne le verrez plus. — Il y aura un opéra nouveau le 8 novembre : la musique est de Floquet. Le public l’aimera peut-être : après ce qui est bon, il applaudit ce qui est médiocre, et même ce qui est détestable. — Enfin, M. Dorat a des succès ; c’est pourtant le public qui fait les réputations : mais c’est le public à la longue, car celui du moment n’a jamais le goût ni les lumières qui mettent le sceau à ce qui doit passer à la postérité. — Mon ami, je vais envoyer contresigner cette lettre ; et pour que le paquet ait plus d’importance, j’y joins les feuilles du moment : ce n’est pas parce qu’elles sont bonnes, c’est parce qu’elles sont nouvelles, et que d’ailleurs vous lisez tout. Rapportez-moi la feuille de Linguet. — Tout le monde est à Fontainebleau : mais il nous reste le baron de Coke et celui de Gluchen ; et je trouve qu’ils me restent trop tard le soir. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que la solitude me serait bonne ; la société ne m’intéresse presque jamais, et elle me pèse presque toujours. Oh ! que je suis un mauvais malade ! j’ai beau me retourner, je me trouve toujours mal. Adieu, mon ami.

Je viens de voir le comte de C… Je lui ai dit qu’il venait respirer un mauvais air, et que, dans l’ivresse de félicité où il vivait, il me semblait que c’était pour exercer les œuvres de miséricorde qu’il venait me voir ; que je serais pour lui à peu près comme ces monuments que quelques philosophes conservaient pour les faire souvenir d’être bons et justes. Vous viendrez me voir, lui disais-je, et en me quittant, vous vous direz : Le malheur est donc sur la terre. Votre cœur sera touché, et le mien aura joui de votre bonheur. — Les lettres de M. de Condorcet sont vraiment charmantes. Si je suivais mon premier mouvement, je vous enverrais tout ce que j’ai senti, et puis je m’arrête, en me disant : Il reviendra, je le lui ferai lire ; il se moquera de moi, il me trouvera exaltée. Eh bien ! oui, j’aurai tort, mais il sera là. Ah ! mon ami, à cette condition, je consentirais à ne pas avoir le sens commun tout le reste de ma vie ; mais je gage que vous seriez bien plus difficile que moi : vous m’abandonneriez ; alors je me retrouverais dans la foule, et la bêtise console de tout. — Je crois que, pendant tous ces temps-ci, les Gracques ont bien été oubliés : vous y reviendrez avec plus de chaleur et d’intérêt. — Mon ami, admirez ma transition ; la bêtise me mène au génie, et cette marche est assez naturelle : c’est M. Turgot après l’abbé Terrai. Il y a des cas où les gradations et les intermédiaires doivent disparaître. — Je ne sais que faire du temps d’ici à samedi : je veux le faire peser un peu sur vous, en vous forçant à m’écouter. — J’espère, je me promets une longue lettre samedi : si j’étais trompée ! si seulement elle n’était que de quatre pages ! en vérité, je me plaindrais. Mon ami, vous voyez, la bonne fortune me tourne la tête : je deviens presque impertinente parce que j’ai eu de vos nouvelles aujourd’hui. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, si quelqu’un pouvait être de mon secret, on connaîtrait à ma santé, à toute ma manière d’être, si j’ai reçu une lettre de vous. Oui, la circulation de mon sang en est sensiblement altérée, et alors il m’est impossible de prendre part à rien. Ce à quoi je ne m’accoutume point, c’est au redoublement d’intérêt que cela inspire à mes amis. Mon Dieu ! me plaindraient-ils, s’ils voyaient le fond de mon âme ? Cette usurpation n’est-elle pas bien criminelle ? Mon ami, ne me faites pas une fausse conscience : dites-moi que je suis coupable ; plaignez-moi, consolez-moi : vous ne m’avez que trop égarée. — J’ai envie de vous envoyer une lettre que j’ai lue aujourd’hui avant la vôtre : si j’avais pu pressentir, cela n’aurait pas été l’ordre que j’aurais mis dans ma lecture ; vous verrez dans cette lettre si j’ai souffert de votre absence. Oui, j’en ai inquiété M. d’Alembert. L’homme qui m’écrit n’a jamais su un mot de ce qui m’occupait : il me croit victime de la vertu et du préjugé ; mais, depuis trois ans il me voit si malheureuse, qu’il est souvent tenté de me croire folle. Et en effet, il passe sa vie à faire des épigrammes contre moi ; mais, à la vérité, le trait est toujours un mot de sentiment ou de ressentiment : lisez, reconnaissez ; à coup sûr, c’est un homme d’esprit.


LETTRE LXVIII

Ce dimanche, 30 octobre 1774.

J’ai été avertie trop tard : il y a un paquet encore par le courrier d’aujourd’hui. Quand je reçus votre lettre, j’avais déjà envoyé chez M. Turgot pour faire contre-signer. Je comptais vous écrire un mot après l’arrivée du facteur, par la voie ordinaire ; mais il n’importe : j’espère que mon volume ne sera pas perdu ; il vous sera envoyé, et avec d’autant plus de soin, qu’on verra le nom de M. Turgot. — Vraiment, je le crois, il est aisé de vous critiquer sans vous blesser, mais il n’est pas si aisé de vous louer comme je le sens, et comme vous mériteriez de l’être, sans courir le risque d’être trouvée bien exagérée, bien fade et bien monotone. Eh bien ! je m’y abandonne, et je vous dirai tout grossièrement que votre lettre à M. Turgot est excellente, parfaite : c’est le ton, c’est la mesure ; enfin c’est vous, et je ne sais rien de mieux, ni de plus dans la nature. Je vous disais, mon ami, que désormais je ne pourrais plus regarder que ce qui me faisait élever les yeux. Pour vous, vous êtes si haut que je ne pourrais y atteindre à la longue que par un trop grand effort. Mais, mon ami, que faites-vous donc, à quoi vous laissez-vous aller ? Savez-vous bien que vous me louez comme si vous aviez à me plaire ? Ô bon Dieu ! oubliez-vous qu’en ce genre votre fortune est faite ? et elle est de celles dont on ne connaît plus les bornes : ce sont les Beaujon, les Clives, etc. Ah ! que je voudrais que vous eussiez, en effet, une fortune, non pas comme celle des malheureux que je viens de nommer ! ils meurent d’ennui sur leurs richesses ; mais je vous voudrais de l’aisance : je voudrais que vous ne fussiez pas forcé de casser bras et jambes à vos talents, de tordre le col à votre génie ; enfin je voudrais que vous ne fussiez pas condamné à vous remettre dans la foule. Oui, en honneur, ce n’est que pour vous, ce n’est que pour l’intérêt de votre gloire que le mariage me fait peur, et à cet égard, je puis vous dire avec vérité : Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. Tout cela dit, mon ami, que, s’il y avait un excellent parti, si vous aviez quelque vue, si moi, si mes amis, nous pouvions vous servir ; oh ! comptez sur le zèle, sur l’activité et sur la passion que nous mettrions pour réussir : oui, je connaîtrais encore une fois le bonheur et le plaisir, si je pouvais vous voir heureux.

Les jolis vers que ceux que j’ai lus dans votre lettre ! Ce besoin de vivre fort est, je crois, le besoin des damnés. Cela me rappelle un mot de passion qui me fit bien plaisir : Si jamais, me disait-on, je pouvais redevenir calme, c’est alors que je me croirais sur la roue. Cette langue n’est à l’usage que des gens qui sont doués de ce sixième sens, l’âme. Oui, mon ami, je suis assez fortunée ou assez malheureuse pour avoir le même dictionnaire que vous. J’entends, ou plutôt je sens vos distinctions, vos définitions, tandis que les trois quarts du temps je ne comprends pas le chevalier. Il est si content de ce qu’il a fait, il sait si bien tout ce qu’il fera, il aime tant la raison ; en un mot, il est si bien arrangé sur tout, qu’une fois j’ai pensé me méprendre en lui parlant et en lui écrivant, et j’allais prononcer ou écrire le chevalier Grandisson : mais c’était sans envier le sort de Clémentine, ni de miss G… — Vous savez que le comte de Broglie commande à Metz, à la place de M. de Conflans. Mon ami, un homme d’esprit le voilà, mais je voudrais bien qu’il vous fût utile, à vous qui n’avez pas son esprit. — À propos d’esprit, je veux vous dire un mot de la czarine à Diderot. Ils disputaient souvent ; un jour que la dispute s’anima plus fort, la czarine s’arrêta en disant : « Nous voilà trop échauffés pour avoir raison ; vous avez la tête vide, moi je l’ai chaude, nous ne saurions plus ce que nous dirions. — Avec cette différence, dit Diderot, que vous pourriez dire tout ce qu’il vous plairait, sans inconvénient, et que moi je pourrais manquer. — Eh, fi donc ! reprit la czarine, est-ce qu’il y a quelque différence entre les hommes ? » Mon ami, voyez, lisez bien, et ne soyez pas aussi bête que M. d’Alembert, qui n’a vu à cela que la différence de sexe, tandis que cela n’est charmant qu’autant que c’est une souveraine qui parle à un philosophe. — Une autre fois elle lui disait : « Je vous vois quelquefois âgé de cent ans, et souvent aussi je vous vois un enfant de douze ». Mon ami, cela est doux, cela est joli, et cela peint Diderot. Si vous aimiez un peu plus les enfants, je vous dirais que je crois avoir observé que ce qui plaît à un certain point, a toujours quelque analogie avec eux : ils ont tant de grâces, tant de moelleux, tant de naturel ! Enfin, Arlequin est un composé du chat et de l’enfant, et jamais y eut-il plus de grâce ? — Savez-vous ce qui me fâche de ce paquet qui courut après vous ? c’est que vous recevrez trop tard le pardon que je vous demandais pour vous avoir accusé injustement ; c’était la poste qui était coupable, et malgré moi j’ai été complice. Mais est-ce vous ou la poste qui avez tort cette fois-ci ? Vous me dites : Je réponds à vos lettres du 9 et du 14. Pourquoi sautez-vous à pieds joints sur le 11, qui était un mardi ? J’ai écrit tous les courriers depuis cette époque où j’étais folle, et de la folie la plus funeste. — Mon ami, vous manquez un grand jour, celui de la rentrée du parlement. Oh ! les curieux se promettent de grands plaisirs ; les gens sages comme moi ne s’occupent pas de ce premier moment : ce sont les suites, ce sont les conséquences de cet événement qui sont d’un grand intérêt. Il s’agit de savoir si ce sont des juges ou des tyrans qu’on va remettre sur les fleurs de lis ! — Ah ! pourquoi ne parlé-je pas d’Orphée au chevalier ? Mon ami, par la raison qu’il serait barbare de parler de couleurs aux quinze-vingts. Adieu.



LETTRE LXIX

Lundi, onze heures du soir, 7 novembre 1774.

Mon ami, il me semble que vous avez des droits sur tous les mouvements et sur tous les sentiments de mon âme. Je vous dois compte de toutes mes pensées ; je ne crois m’en assurer la propriété qu’en vous les communiquant : écoutez-moi donc, et jugez mon jugement, ou plutôt mon instinct ; car je n’ai que cela pour les choses d’esprit, de goût et d’art. Oui, mon ami, l’Académie de Marseille n’a fait que justice en couronnant M. de Chamfort. Ah ! mon Dieu ! à quelle distance me paraît l’éloge qui m’avait fait beaucoup de plaisir, et qui m’en fera encore ! Que celui-ci est riche, qu’il est plein d’esprit, et de tous les genres d’esprit ! de la finesse, de la force, de l’élévation, de la philosophie ! que le style en est vif, animé et rapide ! qu’il est rempli d’expressions heureuses ! que le ton, que le tour en est original ! En un mot, j’en suis vraiment charmée, et je le suis au point que, si je ne craignais de gâter votre plaisir, je vous en citerais dix traits plus piquants les uns que les autres. Mon ami, je vous recommande la page 44. Dites-moi, me trompé-je ? n’est-elle pas remplie de la sensibilité la plus exquise ? n’a-t-il pas ennobli les bienfaits et la reconnaissance ? N’exprime-t-il pas tous les sentiments qu’une âme sensible, élevée et passionnée aimerait à éprouver et à inspirer ? Enfin, mon ami, j’en suis si contente, que je voudrais que vous l’eussiez fait, et cependant je suis certaine que vous feriez mieux encore : vous iriez plus haut et vous n’auriez pas ses défauts. Mais prononcez vite : ai-je trop d’enthousiasme ? du moins il ne m’a pas été communiqué : je n’ai vu ni entendu personne. J’ai reçu cet éloge à neuf heures ; je mourais d’impatience d’être seule : je l’ai lu, et je vous rends ma première impression, au risque que vous ne me trouviez pas le sens commun. — Mais, mon ami, que rien ne vous dégoûte de me lire ce que vous faites : que je sois la servante de Molière, je ne discuterai rien ; mais je sentirai tout. — Oh ! qu’il y a de goût et d’esprit à avoir resserré votre sujet ! Dans la plus excellente tragédie, il y a des longueurs et de la langueur. Vous aurez évité ces deux défauts ; tout sera plein de chaleur et d’intérêt : on sera toujours soutenu par le sujet et l’action de la pièce. L’esprit de l’auteur ne paraîtra jamais, et l’âme et le génie de M. de G… rempliront et animeront tout. — Mon ami, pourquoi ce serment de ne pas me lire tout de suite et sur-le-champ ce que je voudrais déjà sentir et connaître ? Est-ce que les Gracques ne sont pas de vous ? est-ce que ce qui vous anime, n’est pas ce que je voudrais entendre et penser toute ma vie ? — Mon Dieu que vous m’aviez mal entendue tout d’abord, et que vous me répondez bien ensuite sur milord Shelburne ! Oui, c’est justement cela qui fait que je l’estime et que je l’aime, d’être chef du parti de l’opposition. Comment n’être pas désolé d’être né dans un gouvernement comme celui-ci ? Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des Communes que d’être même le roi de Prusse : il n’y a que la gloire de Voltaire qui pourrait me consoler de ne pas être né anglais. Encore un mot de milord Shelburne, et je ne vous en parlerai jamais : car le secret d’ennuyer est celui de tout dire. Savez-vous comment il repose sa tête et son âme, de l’agitation du gouvernement ? C’est en faisant des actes de bienfaisance dignes d’un souverain ; c’est en créant des établissements publics pour l’éducation de tous les habitants de ses terres ; c’est en entrant dans tous les détails de leur instruction et de leur bien-être. Voilà, mon ami, le repos d’un homme qui n’a que trente-quatre ans, et dont l’âme est aussi sensible qu’elle est grande et forte. Voilà l’Anglais qui aurait été digne d’être l’ami du prodige et du miracle de la nation espagnole[5]. Voilà l’homme que je voudrais que vous eussiez vu, mais vous l’auriez regretté, car, assurément, il n’est pas fait pour vivre dans ce pays-ci. Il partira le 13 : il a voulu voir la rentrée du Parlement ; en attendant, il se livre à la dissipation de Paris. De sa vie il n’avait connu cette espèce de délassement ; il y trouve de l’agrément et de la douceur : « C’est du plaisir, me disait-il, parce que cela ne durera guère ; car toujours cette vie-là deviendrait l’ennui le plus accablant ». Qu’il y a loin de là à un Français, à un homme aimable de la cour ! Ah ! le président de Montesquieu a raison : le gouvernement fait les hommes. Un homme doué d’énergie, d’élévation et de génie, est, dans ce pays-ci, comme un lion enchaîné dans une ménagerie ; et le sentiment qu’il a de sa force, le met à la torture : c’est un Patagon condamné à marcher sur ses genoux. Mon ami, il n’y a qu’une carrière ouverte pour la gloire, mais elle est belle ; c’est celle des Molière, des Racine, des Voltaire, des d’Alembert, etc., etc., etc. — Oui, mon ami, il faut vous borner à cela, parce que la nature l’a voulu ainsi. Bonsoir ; je ne sais pas si cette lettre partira : mais j’ai causé avec vous, et je me suis satisfaite.


Mardi matin.

Je vois que la poste pour Bordeaux part ce matin ; ainsi j’envoie ma lettre : si vous deviez, comme vous l’avez dit d’abord, arriver le 13, cela serait inutile. Dites-moi, de quelque part que vous m’écriviez, si vous avez été du 21 octobre au 1er novembre sans m’écrire. J’ai passé le courrier de lundi et de samedi de la semaine dernière, sans avoir de vos nouvelles : je ne puis exprimer dans quel abattement cela me jette : mon âme est morte, et mon corps est dans un état de souffrance qui vous ferait pitié. Ah ! mon ami, si vous en croyez M. Turgot, vous serez ici le 15.


LETTRE LXX

Dimanche, dix heures du soir, 13 novembre 1774.

Ah ! mon ami, vous me faites mal, et c’est une grande malédiction pour vous et pour moi, que le sentiment qui m’anime. Vous aviez raison de me dire que vous n’aviez pas besoin d’être aimé comme je sais aimer : non, ce n’est pas là votre mesure ; vous êtes si parfaitement aimable, que vous devez être ou devenir le premier objet de toutes ces charmantes dames qui se mettent sur la tête tout ce qu’elles avaient dedans, et qui sont si aimables, qu’elles s’aiment de préférence à tout. Vous ferez le plaisir, vous comblerez la vanité de presque toutes les femmes ; par quelle fatalité m’avez-vous retenue à la vie, et me faites-vous mourir d’inquiétude et de douleur ? Mon ami, je ne me plains point : mais je m’afflige de ce que vous ne mettez aucun prix à mon repos ; cette pensée glace et déchire tour à tour mon cœur. Comment avoir un instant de tranquillité avec un homme dont la tête est aussi mauvaise que sa voiture ; qui compte pour rien les dangers ; qui ne prévoit jamais rien ; qui est incapable de soins, d’exactitude ; à qui il n’arrive jamais de faire ce qu’il a projeté ; en un mot, un homme qui vit au hasard, que tout entraîne, et que rien ne peut arrêter ni fixer ! Ô mon Dieu ! c’est dans votre colère, c’est dans l’excès de votre vengeance que vous m’avez condamnée à aimer, à adorer ce qui devait faire le tourment et le désespoir de mon âme. Oui, mon ami, ce que vous appelez vos défauts pourra peut-être me faire mourir, et je le souhaite ; mais rien ne me refroidira. Si ma volonté, si la raison, si la réflexion avaient pu quelque chose, vous aurais-je aimé ? Hélas ! dans quel temps ai-je été poussée, précipitée dans cet abîme de malheur ! j’en frémis encore ! le moyen de rappeler un sentiment doux dans mon âme, ce serait de penser que je vous verrai demain ; mais le moyen aussi de compter sur ce bonheur ! peut-être votre voiture est-elle brisée ; peut-être vous est-il arrivé quelque accident ; peut être êtes-vous encore à Chanteloup ; enfin, je crains tout, et rien ne me console. Mon ami, il ne vous suffit pas de m’inquiéter : vous m’accusez encore. Je devais vous écrire à Chanteloup ; et dans votre dernière lettre de Bordeaux, vous me disiez que vous n’iriez peut-être pas à Chanteloup. Eh ! bon Dieu ! à quoi sert de vous confondre ? vous corrigerez-vous, et vous en aimerai-je moins ? Bonsoir. On n’a pas ouvert une fois ma porte aujourd’hui, que je n’aie eu un battement de cœur : il y a eu des instants où j’ai craint d’entendre votre nom, et puis j’ai été désolée de ne l’avoir pas entendu. Tant de contradictions, tant de mouvements contraires sont vrais, et s’expliquent par ces trois mots : je vous aime.



LETTRE LXXI

1774.

Votre lettre de jeudi matin était dure et injuste ; celle d’une heure avant était accablante par l’excès de vérité et d’abandon avec lesquels vous me disiez que vous ne m’aviez jamais aimée, et que désormais vous ne pouviez plus vivre pour personne, etc. etc. Mais savez-vous bien que cet aveu a fait de mes remords de la bonté ? Je n’ai plus osé penser à moi sans horreur, et j’ai détourné ma pensée de vous : je ne voulais ni vous juger, ni vous haïr. Hier, vous êtes venu si tard, vous étiez si pressé de vous en aller, qu’en effet vous m’avez prouvé que vous n’aviez fait que céder à mon billet, et cela me paraît tout simple. Je ne vous en parle que pour vous dire que je sais bien que vous ne serez pas contrarié de ne pas me voir ce matin. —

J’attends M. l’archevêque d’Aix : il a à me parler. Ma porte sera fermée. Je vais cet après-dîner faire des visites et je ne rentrerai qu’à huit heures. Demain je dîne chez M. le comte de C......... et je ferai des visites jusqu’à huit heures. Je vous dis mes arrangements, non pas que je croie qu’ils doivent influer sur les vôtres, mais seulement pour vous épargner la peine de songer à me voir ou à m’éviter. La personne qui dispose de vous et de votre temps, ne vous laissera pas vous livrer au dégoût que vous avez du monde et de la société. Vous trouverez la dissipation, la paix, le plaisir, le bonheur avec elle et chez elle ; et vous n’éprouverez plus le dégoût mortel qui doit être attaché au malheur de tromper ce qu’on aime le plus. Ah ! ce n’était pas la peine ! Vous devez vous trouver bien coupable envers elle ; du moins abandonnez-vous cette fois-ci sans retour au penchant invincible qui vous entraîne, et ne l’offensez plus, en mettant quelque parité entre le sentiment que vous lui devez et celui que d’autres peuvent vous inspirer. Mais, mon Dieu ! je ne sais pourquoi je vous parle de ce qui vous occupe, c’est sans doute par l’habitude où je suis d’aimer à vous plaire.

Nous avons lu hier au soir un Éloge de la Raison qu’on a trouvé excellent ; j’aurais voulu que vous l’eussiez entendu. La lecture n’a fini qu’à près de dix heures.



LETTRE LXXII

Onze heures du soir, 1774.

Ah ! mon Dieu ! que vous avez bien fait de ne pas venir au spectacle ! je n’ai point d’expressions pour rendre l’ennui que j’y ai éprouvé ; j’en avais un malaise physique, qui était presque de la douleur ; enfin il a été au-dessus de mes forces de passer la soirée avec madame de Chatillon, à qui je l’avais cependant promis.

Je sens qu’il y a un degré de malheur qui ôte la force de supporter l’ennui : il m’est affreux de me rendre passive pour entendre des trivialités, souvent révoltantes, et presque toujours aussi bêtes que basses. Oh, la détestable pièce ! que l’auteur est bourgeois, et qu’il a un esprit commun, et borné ! que le public est bête ! que la bonne compagnie est de mauvais goût ! que je plains les malheureux auteurs qui auraient le projet d’acquérir de la réputation par le théâtre ! Si vous saviez comment ce public a applaudi ! Molière ne pourrait pas prétendre à un plus grand succès. Il n’y a de noble que les noms et les habits : l’auteur fait parler les gens de la cour et Henri IV, du ton des bourgeois de la rue Saint-Denis. Il est vrai qu’il donne le même ton aux paysans. En un mot, cet ouvrage est pour moi le chef-d’œuvre du mauvais goût et de la platitude ; et les gens du monde qui en parlent avec éloge, me semblent des valets qui disent du bien de leurs maîtres. Mon ami, si vous êtes encore contre moi dans le jugement que vous porterez de cette comédie, j’en serai bien fâchée : mais je n’en rabattrai pas un mot, parce qu’il ne s’agit pas de savoir jusqu’à quel degré cela est bon ou mauvais ; cela m’est mortel à moi, et nous étions quatre dans la loge accablés du même ennui. En voilà bien assez, et vous trouverez que j’ai conservé l’ennuyeux de l’ennui : peut-être aussi n’aurai-je pas la cruauté de vous envoyer ma lettre ; mais, en vous rendant compte de ma journée, je m’en console. — Avez-vous eu des nouvelles de madame votre mère ? est-elle mieux ? et le retour de M. votre père est-il certain ? Il n’y a que cela qui puisse me consoler de ce que vous avez quitté le faubourg. Et vous mon ami, qu’avez-vous fait de votre journée ? Pas un mot de ce que vous aviez dit, n’est-ce pas ? et demain vous ne travaillerez point : et ainsi toujours une activité qui fait cent projets, et une facilité qui fait céder au premier prétexte : des regrets, des désirs, de l’agitation et jamais du repos. Oh, mon ami ! il faut vous aimer avant que de vous connaître, comme j’ai fait : car, en vous jugeant, ce serait se dévouer à l’enfer que de lier son bonheur à vous. — Je vais vous dire toute ma journée de demain dimanche, pour que vous puissiez me donner les moments qui vous seront les moins incommodes. D’abord la messe, et puis une visite chez une malade jusqu’au dîner. Je dîne chez madame de Chatillon ; à cinq heures j’irai à l’hôtel de La Rochefoucauld, et je ne rentrerai qu’à six heures et demie pour ne plus sortir. Adieu, mon ami. Je vous aime ; mais je me sens trop triste et trop bête pour savoir vous le dire.

Mon ami, puis-je, sans vous offenser, vous prier de m’apporter un jour la lettre de l’abbé de B*** ? car je n’ai garde d’oser réclamer des pages arrachées de mes lettres. J’ai tort de m’en être aperçue ; et en vous en parlant, je vous cause de l’indignation. Ce mouvement est bien juste : aussi je n’ose m’en plaindre. Ah ! je suis trop difficile, trop exigeante, trop acariâtre. J’ai tous les défauts d’une malheureuse créature qui aime avec abandon, et qui n’a plus qu’un mouvement et une pensée. Adieu donc.



LETTRE LXXIII

Onze heures du soir, 1774.

J’ai lu votre billet. Il est bien doux, il est bien honnête ; votre conversation avait été bien dure, bien cruelle même : j’en suis restée abîmée. Jamais, non jamais mon âme n’a été si abattue, et mon corps plus souffrant. Vous aviez formé le projet de ne me voir jamais. Eh bien ! pourquoi changer ? Vous me donniez la force d’accomplir le mien, de satisfaire au besoin le plus actif de mon âme ; et tous deux nous aurions été soulagés et délivrés ; moi, d’un fardeau qui m’accable ; vous, du spectacle de la douleur qui vous gêne souvent et qui vous pèse toujours. Non, je ne vous rendrai point grâce : je préférerais votre premier mouvement à votre réflexion. En me faisant mal, vous me donniez de la force ; et en me consolant, en venant à mon secours, je vous l’ai dit mille fois, vous me retenez, mais vous ne m’attachez pas. Oh ! c’est peut-être vous qui me faites sentir, d’une manière plus profonde et plus déchirante, la grandeur de la perte que j’ai faite. Rien ne m’aurait amenée à comparer, à rapprocher ; ce mouvement involontaire me jette souvent dans le désespoir : et dans cette disposition, je ne sais lequel m’est le plus affreux, de mes regrets ou de mes remords. Mais que vous importe tout cela ? L’Opéra, la dissipation, le tourbillon de la société vous entraînent, et cela est trop juste ; je ne me plains pas : je m’afflige. Je voudrais pourtant que vous vinssiez demain avant d’aller souper : vous pourriez parler à M. d’Alembert, et peut-être à M. de Vaines. Vous avez vu qu’il m’a mandé qu’il viendrait probablement. — J’ai vu ce soir M. Turgot, il y avait plus de six mois que je n’avais été tête à tête avec lui. J’étais morte ; ainsi je crois qu’il aura regret au temps qu’il m’a sacrifié. Bonsoir. J’ai une chaleur ardente : la fièvre me consume. Ah ! c’est mourir trop lentement. Vous me hâtiez ce matin, pourquoi me retenez-vous ce soir ?



LETTRE LXXIV

À midi, 1774.

Vous ne me l’aviez pas dit, vous ne me l’aviez pas écrit, et je vous le prouverai. L’espérance de vous voir suffit pour arrêter et changer tous mes arrangements ; jugez donc si, avec l’assurance de vous voir, j’irai m’engager : mais comme vous dépendez des arrangements de madame de ***, vous ne pouvez jamais prévoir, ni dire avec certitude ce que vous ferez. Mon ami, il n’y a pas grand mal à tout cela : il en résulte quelque malentendu, mais vous resterez libre, et voilà l’important. — Je suis fâchée que vous ne vous soyez pas fait mener où vous saviez que madame de *** soupait ; M. de Saint-Lambert allait à la place Vendôme. Mais vous ne savez jamais ce que vous voulez, ni où vous allez. Enfin il n’importe : si vous vous êtes amusé, si vous êtes content et heureux au bout de la journée, vous avez bien fait, vous avez raison, et votre manière d’être est à coup sûr la bonne. N’y changez donc rien ; pour moi, je suis triste, abattue. Je voudrais, non pas changer de manière de sentir, mais je voudrais être anéantie, je voudrais l’avoir été le même jour et au même instant où j’ai cessé d’être aimée. Ah ! mon Dieu ! quelle perte ! mon âme ne peut pas s’accoutumer à cet affreux mot de jamais : il me donne encore des convulsions. Hier, pendant la lecture, j’ai craint d’être obligée de m’en aller. Je me suis souvenue que la dernière fois qu’on avait fait cette lecture, il en était l’objet : mon cœur était brisé, je n’ai plus entendu un mot, et je n’ai existé depuis cet instant que par ces cruels et doux souvenirs. Mon ami, pourquoi m’avez-vous arrachée à la mort ? C’est la seule pensée qui calme mon âme, et c’est son besoin et son désir le plus permanent. Bonjour. Je ne sais pas comment je ferai ; mais, à mon grand regret, je serai forcée de me contraindre. Le temps de ma vie où je suis le mieux, c’est la nuit : je suis tout entière à mes affections. Vous me direz, si vous le savez, ce que vous comptez faire ces jours ci ; mais en grâce, ne me faites point de sacrifice, je n’en suis pas digne, et puis je reste si malheureuse !


LETTRE LXXV

1774.

Mon ami, vous ne savez jamais ce que vous voulez. faire ! je vais donc vous l’apprendre : vous sortirez avant onze heures, vous ferez des visites dans le faubourg Saint-Honoré, et puis vous irez dîner chez madame de Boufflers. En revenant du Marais, vous vous ferez écrire chez madame de V… ; et puis, à sept heures, vous viendrez à la Comédie-Française voir Henri IV, qui n’est que la seconde pièce ; vous demanderez la loge de M. le duc d’Aumont, sur l’orchestre du côté de la reine ; vous direz à votre laquais d’être à huit heures et un quart à la grande porte de la cour des Princes, et nous sortirons tous par là, sans attendre une minute ; après cela, vous irez souper avec madame de ***. Voilà toute votre journée arrangée à merveille, n’y changez rien. Et puis demain dimanche, vous travaillerez toute la matinée sans sortir ; vous irez dîner chez madame de *** ; vous rentrerez à cinq heures pour travailler encore, et à huit heures vous viendrez chez moi. Appliquez-vous, et écoutez-moi. Lundi, dîner chez madame de V…, et souper chez madame de ***. Mercredi, dîner chez madame Geoffrin, et souper chez madame de ***. Jeudi, dîner chez le comte de C…, et souper avec madame de ***. Vendredi, dîner chez madame de Chatillon, et souper chez madame de ***. Samedi, dîner chez madame de ***, aller à Versailles après dîner, et revenir dimanche au soir passer la soirée avec moi. Mon ami, vous serez le plus aimable du monde, si vous faites tout ce qui vous est prescrit. Je vous défie de vous faire une meilleure part pour votre plaisir ; je l’ai mis, comme de raison, en première ligne. Mon ami, vous m’avez dit que vous aviez voulu me faire souffrir ; cela est impossible : vous êtes bon, vous êtes sensible, et vous savez… quoi ? que je donnerais ma vie, que je ferais bien plus, que je me dévouerais à la douleur, pour vous délivrer d’une peine d’un quart d’heure ? Et vous avez voulu me faire souffrir ! Oh ! cela n’est pas vrai.

Je vous ai induit en erreur ; M. et madame de la Borde sont à Paris ; vous irez ce matin, n’est-ce pas ?



LETTRE LXXVI

Cinq heures, 1774.

Mon ami, vous étiez fou ce matin ; mais votre folie est bien aimable, puisqu’elle était selon mon cœur. Je ne sais comment j’ai pu oublier de vous dire la raison absolue qui me retenait chez moi. Ce qui m’étonne autant, c’est que je ne m’en suis souvenue que lorsque j’ai vu entrer dans ma chambre, à trois heures et demie, M. de Vaines. Il me l’avait dit hier au soir, il me l’avait mandé, et je n’ai pas su vous le dire. Mon ami, je vous ai contrarié une fois, et vous m’affligez cent fois. Par exemple, si je ne vous vois pas ce soir, vous serez cruel et injuste, et cependant je ne me plaindrai pas. — M. Turgot est un peu mieux ; j’ai eu trois fois de ses nouvelles depuis que je ne vous ai vu, et j’en aurai autant avant minuit : cela me satisfait sans me tranquilliser… Mon Dieu ! haïssez-moi, je vous aime, et je me sens triste jusqu’à la mort. Non, ne me voyez pas ; allez à la Comédie, allez souper, allez au bal : tout est plein d’agrément et d’intérêt, et moi je vous ennuie ou vous attriste. Je vous mets trop près de vous-même ; je m’en occupe avec le trouble de la passion, et elle est si monotone, elle est si bête pour un homme du monde entraîné par les agréments d’une femme aimable qui ne lui offre que des plaisirs et de la dissipation ! Enfin, mon ami, tout cela prouve que vous avez autant de justesse que de justice, en ne m’aimant que faiblement ; je ne vaux que cela.

J’ai vu ce Loison, peintre. Il est beau lui-même à peindre ; il a quelque chose de sot, de niais et de fat, qui m’a tout à fait refroidie pour son talent. Cet homme-là ne sentirait jamais votre âme ; il peindrait vos traits, et il trouverait le secret de rendre votre figure sans intérêt pour moi. Cependant, comment cela se pourrait-il ? N’ai-je pas dans mon cœur de quoi animer la pierre et faire vivre la toile ? Mon ami, je ne veux rien y perdre : vous m’avez promis votre portrait ; je l’aurai donc, il me le faut. — Je ne suis point sortie ; je ne verrai personne qui me parle du bal : j’entendrai parler de M. Turgot, non pas avec l’intérêt qui m’anime, mais avec l’intérêt qu’on a pour la vertu, et par la crainte de son successeur. Pour moi, depuis deux jours, il n’est plus contrôleur général : il est M. Turgot, avec qui je suis liée depuis dix-sept ans, et, sous ce rapport, il agite et trouble mon âme.

Mon ami, si vous aviez été au Temple, si vous étiez débarrassé de vos visites au Marais, si vous aviez pensé à faire aujourd’hui tout ce qu’il fallait pour être libre dimanche prochain, que vous seriez aimable, que vous seriez raisonnable ! mais non, vous mettez de la fantaisie dans toutes vos actions : ce n’est ni la raison, ni le sentiment qui en décident ; aussi, toute votre conduite n’a pas le sens commun : mais tel que vous êtes, je vous aime à la folie, et vous ne le savez que trop bien. Voilà la troisième fois que je vous écris.



LETTRE LXXVII

Dix heures, 1774.

Mon ami, êtes-vous où je suis ? dans le bain ? avez-vous souffert ? Je ne sais si c’est à vous ou au meilleur état de M. Turgot, que je dois d’avoir dormi quatre heures de suite. Cela ne m’arrive presque jamais ; mais j’étouffe encore. — Voilà une lettre du comte de Schomberg, et un billet de madame d’Enville ; vous en aurez reçu un. Je compte sortir à une heure, et je rentrerai à quatre, ou plutôt j’irai me promener aux Invalides ; ou bien, ce que je préfère à tout, je vous attendrai chez moi. Vous y viendrez de bonne heure, mon ami ? je vous en prie. Venez causer avant dîner avec le comte de Broglie ; vous pourrez le quitter à quatre heures. Je ne vous vois point, je ne vous parle point ; ce n’est pas une manière de parler, mais j’ai oublié dix choses que j’avais à vous dire.

Mandez-moi positivement : Je serai chez vous à telle heure ; cela me décidera sur l’endroit où j’irai dîner ; je peux quitter madame de Saint-Chamans avant quatre heures, je la préférerai. Bonjour.



LETTRE LXXVIII

Dix heures et demie, 1774.

J’étais avec trois femmes, je toussais à mourir ; je n’ai pas pu vous remercier de m’avoir donné de vos nouvelles. Vous avez bien fait, mon ami, de rester au coin de votre feu : votre santé, votre bien-être me sont encore plus chers que mon plaisir. Je suis sûre que vous m’aurez accusée d’humeur et d’injustice, et c’est vous qui aurez été injuste ; mais je vous le pardonne : j’ai pour vous un sentiment qui est le principe, et qui a les effets de toutes les vertus, indulgence, bonté, générosité, confiance, abandon, abnégation de tout intérêt personnel. Oui, mon ami, je suis tout cela, quand je crois que vous m’aimez : mais un doute renverse mon âme, et me rend folle ; et ce qu’il y a de cruel, c’est que c’est presque ma disposition habituelle.

Mon ami, la première règle pour écrire en points, c’est de former ses lettres et surtout d’être exact : donc vous ne pouvez pas écrire en points : mais je vous répondrai pourtant que je ferais bon marché de l’avenir ; je ne sens le besoin d’être aimée qu’aujourd’hui ; rayons de notre dictionnaire les mots jamais, toujours. Mon âme n’atteint plus là : j’ai cent ans, et j’ai sous ma clé le remède de l’avenir. Vous voyez que j’ai lu vos points. Mais vous, lisez ces deux passages de Sénèque : ils m’ont ravie ; j’ai voulu que vous les vissiez, je les ai fait écrire. M. de Mora avait le même sentiment. Cela l’avait soutenu trois ans contre l’agonie ; mais la mort est encore plus forte que l’amour. Bonsoir. Je me sens triste ; la vie me fait mal, et cependant je vous aime avec tendresse et passion.

Je vous donnais à deviner ce matin de quoi j’avais peur : c’était de ne vous pas voir. Ah ! je passe ma vie à voir mes craintes et mes pressentiments se justifier. Au moins vous verrai-je demain au soir ?



LETTRE LXXIX

Onze heures, 1774.

Je ne suis seule que dans ce moment, et il y a deux heures que j’aurais voulu m’occuper de finir cette critique du vicomte de La***, et puis je suis enlevée depuis douze jours à ce qui m’a le plus intéressée dans ma vie. Eh ! mon ami, que la dissipation est bête, que la société est dénuée d’intérêt pour une âme occupée, qu’il y a peu de conversations qui vaillent la peine de sortir de chez soi ! j’en suis presque au dégoût de l’esprit, et comme vous disiez, ce qui ne fait que m’éclairer, m’ennuie. Ah ! je suis bien malheureuse ; ce que j’aime, ce qui me console, met mon âme à la torture par le trouble et les remords. J’ai donc besoin de souffrir, car je me surprends sans cesse à désirer ce qui me fait mal ; mais, mon ami, ce n’est que par la pensée que vous entendez tout cela ; ce n’est donc rien de tout cela que je devrais vous dire ; aussi ne contais-je vous écrire que pour vous dire de me renvoyer ou de me rapporter ce volume de Montaigne, que vous avez mis dans votre poche, il y a quelques jours. J’irai vous prendre avant deux heures ; n’ayez point de carrosse. Mon ami, il n’y a de noble, de juste et d’honnête, que de se soumettre à sa mauvaise fortune. Je connais tant de gens riches qui vont à pied pour leur plaisir, et tant de gens vieux et infirmes qui ne vont qu’en fiacre ! Je suis bien rabâcheuse, mon ami, c’est la preuve la plus tendre de mon intérêt ; car si vous saviez ce que sont pour moi les détails, ce qu’est pour moi le bonheur qu’on obtient à prix d’argent ! Mon Dieu ! ma situation actuelle prouve du reste que j’ai dédaigné la fortune ; elle a sans doute ses avantages, mais que de choses sont préférables ! Bonsoir, mon ami. Que faites-vous dans ce moment ? je vous défie d’être mieux que moi ; je suis occupée de ce que j’aime.

Soyez donc prêt avant deux heures.



LETTRE LXXX

1775.

Ce n’est pas que je vous croie curieux ; mais il faut pourtant que je vous dise que je sors à une heure, que je dine chez M. Turgot, que je vais à Orphée ; après l’Opéra, je vais chez madame Geoffrin jusqu’à minuit, et puis finir ma soirée rue des Capucines. À présent, voulez-vous que j’aille vous prendre pour venir dîner chez M. Turgot ? voulez-vous que je vous mène à l’Opéra, ou voulez-vous vous y rendre dans la loge de M. Dangevillers, aux premières sur l’amphithéâtre ? Si vous voulez, après Orphée, faire une visite à madame Geoffrin, nous vous y mènerons ; si vous y voulez passer la soirée, vous la charmerez ; voyez ce que vous voulez prendre ou laisser de tout cela. Je suis toujours à désirer de vous voir, je suis toujours bien aise de vous voir ; et par une inconséquence qui ne s’explique que par ma folie, je suis toujours fâchée de vous avoir vu. Avez-vous été à temps, hier, pour donner la main à madame de *** ? si elle avait pu voir votre impatience, elle aurait été bien contente ; oh ! c’est votre talent que de contenter ce que vous aimez, et surtout ce qui vous aime. Bonsoir.

Je saurai du moins si vous êtes allé à Versailles.

Je veux ravoir mon Connétable.



LETTRE LXXXI

À midi, 1775.

J’étais si éteinte, si refroidie hier soir de ce que vous étiez arrivé si tard, de ce que je vous avais si peu vu les jours d’avant, que j’ai oublié de vous donner une copie de cette lettre de madame Geoffrin que vous désiriez. Je ne vous ai pas dit non plus que vous auriez un billet pour cet ami que vous ne voulez pas me nommer. Si vous étiez aimable, et surtout raisonnable, voici comment vous arrangeriez votre journée de demain : vous dîneriez au Temple, vous verriez là madame de Boufflers ; et puis, à six heures, vous viendriez ou à l’Opéra, ou ici : je vous le ferai dire. Je suis bien tentée de ne pas aller dîner chez le comte de C… ; il doit avoir, du moins il s’en flatte, M. Roucher. J’admire de toute mon âme son talent ; mais, l’emploi qu’il en a fait m’ennuie ; les diamants, l’or, l’arc-en-ciel, tout cela ne touche pas l’endroit sensible de mon âme ; un mot de ce que j’aime, son sommeil même, anime plus en moi tout ce qui sent et qui pense que toutes ces richesses factices. Mon ami, je veux vous voir aujourd’hui : venez avant souper. Demain je vous ferai dire si c’est à l’Opéra ou chez moi que je vous attendrai.

Allons, voilà qui est fait : je ne vous prêterai plus de manuscrits, puisque vous les faites promener ; il n’y a donc nulle sûreté avec vous. Enfin, malgré tous vos défauts, il vous reste la confiance, comme vous me le disiez hier, d’être encore bien recherché, bien aimé, et plus mille fois que vous ne pouvez, ni ne voulez y répondre. Bonjour, j’ai tort de vous écrire ; cela me répond presque que je ne vous verrai point. Il n’importe qui est-ce qui fournit au trésor royal ? il suffit qu’il ne soit pas vide. Mon Dieu ! qu’il est dommage qu’étant aussi aimable, vous méritiez aussi peu d’être aimé ! Bonjour encore, mon ami ; je ne suis pas fade, mais je suis peut-être trop vraie. Je ne sors aujourd’hui qu’à neuf heures du soir. Je parie que vous courez déjà. Il n’y a que trois choses dont vous ne connaissiez pas le prix, et que vous jetez par la fenêtre, votre temps, votre talent et votre argent, et de tout le reste vous en êtes avare.


LETTRE LXXXII

Quatre heures, 1775.

Mon ami, voulez-vous que je vous dise de mes nouvelles ? Je souffre, je ne peux pas dormir et j’ai la fièvre. Je suis dans le feu, et l’activité de mon âme est dans ma tête : dans cette disposition que la vie m’est pénible ! qu’elle m’est douloureuse ! Mon ami, je ne sais par quelle fatalité je suis ramenée sans cesse au désespoir d’avoir perdu M. de Mora, je voudrais m’occuper de vous, et je suis entraînée par le désir, par le besoin de le suivre, ou plutôt par celui de me délivrer d’un regret qui me déchire. Mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous commandé de vivre ? pourquoi me faites-vous trouver encore quelques moments de douceur à vous aimer ? pourquoi me soutenez-vous ? pourquoi me retenez-vous entre la vie et la mort ? Ah ! laissez-moi achever de mourir, ou faites que mon âme soit assez remplie de vous pour ne plus sentir le vide affreux qu’y a laissé M. de Mora, mais, mon ami, je me reproche de vous laisser voir tout ce que je souffre ; pouvez-vous me plaindre ? oui, vous me plaindrez, parce que vous savez bien que je vous aime, et que je ne suis retenue à la vie que par ce sentiment.

Mon ami, si je ne vous vois pas aujourd’hui, je serai bien malheureuse. Les souffrances physiques ne me sont à charge que parce qu’elles affaiblissent mon âme : elles augmentent le besoin de voir ce que j’aime, et cependant je serais désolée de vous contraindre une minute, et de vous priver de la seule espérance du plaisir ; ne faites donc point d’effort, mon ami, encore moins de sacrifice : je vous verrai quand vous pourrez, et je vous désirerai toujours.

Pardonnez-moi de vous dire que je tremble que cette lettre ne se trouve dans les mains de la première personne qui voudra l’ôter des vôtres. Ce billet d’hier matin ! mon ami, plaignez-moi d’avoir à me défier de ce que j’aime à la folie, et du seul homme à qui je m’abandonne sans cesse. Adieu.



LETTRE LXXXIII

À midi, 1775.

Une conduite indigne et commune serait de vous laisser à votre colère, et à l’opinion que j’ai pu vouloir vous offenser. Mon ami, connaissez-moi mieux, et croyez que je ne saurais craindre, comme vous le dites, d’être compromise, ni même d’être trahie : songez donc que pour quelqu’un qui ne craint pas la mort, et qui loin de la craindre, n’a pas passé vingt-quatre heures, depuis six mois, sans trouver en soi le désir et la force de la prévenir : songez, mon ami, que dans cette disposition, mon âme ne peut connaître qu’une espèce de crainte, et elle tient à ma tendresse pour vous : je crains de vous déplaire ; je crains de vous affliger : mais, en honneur, je ne crains rien pour moi : car il y a des moments où je voudrais, au contraire, que vous me réduisiez au désespoir. Voyez si, après cela, je puis avoir ces petites craintes qui ne sont excitées que par une plate vanité qui fait désirer l’estime qu’on ne mérite pas. Non, mon ami, je vous le répète, je ne crains rien dans la nature que ma conscience ; comme je ne puis la calmer, ni étouffer mes remords, je voudrais mourir ; et mon seul regret, en mourant, serait de vous avoir offensé. Jugez-moi d’après cet aveu sincère du sentiment qui m’anime : et voyez si votre âme doit rester ulcérée d’un mouvement condamnable, sans doute, s’il n’était pas un effet des deux maladies qui consument ma vie, et qui déchirent mon cœur. Mon ami, je vous l’ai répété souvent, il faut absolument que vous ayez beaucoup, mais beaucoup d’indulgence pour moi ; pardonnez-moi donc, non pas mon intention, non pas mon sentiment (car assurément ils ne peuvent avoir besoin de pardon, à moins que ce ne soit pas l’excès de passion qui les anime) ; mais pardonnez-moi un accès de folie que je n’ai pu retenir. Votre lettre est injuste : mais elle ne m’a pas ôté l’espérance d’aller encore jusqu’à votre cœur. Dites-moi qu’il m’est fermé à jamais, et je vous rendrai grâce : car avec ces mots, vous briserez le seul lien qui me retienne à une vie remplie de regrets, de remords, et où je ne me promets plus d’autre intérêt, ni d’autre plaisir, que celui de vous aimer, sans espérer que vous puissiez partager mon sentiment. Mais du moins soyez sûr que je ne troublerai point votre bonheur, ni votre dissipation. Je ne vous demanderai jamais des moments que vous croirez mieux employer ; et vous serez libre de ne me voir que rarement, sans craindre l’importunité de mes reproches. Mon ami, répétez-moi que vous ne me verrez jamais : c’est, je crois, le mot que mon âme est le plus avide d’entendre. Ah ! non, je ne crains que de vivre je mets au pis toute la nature ; je me sens si forte, et en même temps si faible, que je vous demande du fond de mon âme ou d’achever de m’accabler, ou de venir à mon secours. Adieu, mon ami.

Je ne vous dis pas : venez me voir, mais je vous avertis seulement que je ne ferai rien de ce que j’avais projeté : je rentrerai à cinq heures, et si je savais où vous dînerez, j’irais vous prendre. J’envoie chez vous, mais vous n’y serez pas ; si vous daignez me répondre, je donne ordre qu’on m’apporte votre lettre chez madame de Meulan, où je dîne.



LETTRE LXXXIV

Onze heures, 1775.

Depuis deux heures, j’attends ; enfin la voilà cette brochure. Souvenez-vous donc que l’Éloge de la raison vous a fait plaisir ; ne revenez pas sur cet avis. Mon ami, en prêchant la modération, votre zèle vous emporte, et il n’y a guère de conversation où vous n’ayez à vous reprocher de vous être compromis sans avoir fait aucune conversion ; mais, comme je ne serais pas plus heureuse que vous, je finirai là mon sermon, et je vous dirai que je serai ravie de vous voir. Venez de bonne heure. Songez qu’il y a huit jours que je ne vous ai vu. Devinez si je suis bien charmée de votre billet. Mon Dieu ! pourquoi mettez-vous tant d’intérêt et de chaleur à m’accabler, à me faire trouver inconséquente et absurde ; et puis, pourquoi êtes-vous de glace pour aller à mon âme ? Ah ! pourquoi ? c’est que vous êtes vrai : c’est que, si vous ne m’aviez pas aimée, vous m’auriez haïe ; c’est que le seul malheur est de nous être rencontrés : mais puisqu’il est impossible de revenir sur le passé, je vous demande de m’en consoler en venant de bonne heure. Bonjour ; je vous écris en causant avec M. d’Anlezy ; cela n’est pas commode.



LETTRE LXXXV

À midi, 1775.

Mais vraiment, je le crois bien, que vous ne prendrez ni les manières, ni le ton de personne : tout ce qui a une véritable grandeur, n’aurait qu’à perdre à changer ; Alexandre n’aurait peut-être point voulu n’avoir pas le torticolis ; gardez donc tout, mon ami, votre goût, votre légèreté, vos manières, et surtout votre oubli de tout ce qui touche et intéresse ce que vous dites aimer. Par exemple, vous avez un raffinement de délicatesse que je n’ai trouvé qu’en vous : vous ne me verrez pas, parce que cela vous contraint de ne pas me voir seule ! En vérité, cela est d’une tendresse touchante, surtout lorsqu’il vous serait libre de venir chez moi le matin et à quatre heures : c’est le temps où l’on est presque sûr de me trouver seule. Mais, mon ami, il est bien plus délicat de n’y pas venir, et j’y donne mon consentement : car je ne désire pas plus que vous me fassiez des sacrifices, que vous n’avez envie de m’en faire. L’excès de votre intérêt se contentera de ces deux mots, j’ai souffert. Bonjour, non, ne croyez point que le quartier y fasse rien, c’est le cœur qui fait tout, a dit La Fontaine. Adieu donc, à jeudi. Je vis avec mes autres amis ; pour vous, je ne fais que vous voir ; cela est dans l’ordre.



LETTRE LXXXVI

À midi et demi, 1775.

On va venir me chercher : je ne vous verrai pas ; je ne saurai pas si vous voulez que j’aille vous prendre. Savez-vous qu’on donne Tom Jones avec la Fausse Magie ? cela vous ferait plaisir, et votre plaisir ferait le mien. Ainsi, donnez votre soirée à madame de *** et la comédie à moi ; mais surtout décidez-vous : car votre place a bien des concurrents. Vous avez eu la bonté de me priver la semaine dernière de deux soirées, sur lesquelles j’avais compté ; cela a monté mon âme à la générosité, et c’est sans rancune que je vous rends votre liberté ce soir. Je me ressens encore de la crise de ma journée et de ma journée d’hier ; j’ai besoin de solitude, de recueillement, et avec vous je ne trouverais que du trouble. Allez donc passer votre soirée avec ce que vous aimez, avec ce qui vous plaît, avec ce qui vous aime ; et laissez-moi m’abîmer, m’enivrer d’une douleur qui vaut mieux que tous les plaisirs des gens avec qui vous soupiez hier. Oui, le vice est moins dangereux que ces âmes de papier mâché et ces têtes vides. Le vice indigne, révolte, au lieu que ces gens-là vous séduisent par leurs manières et leur ton, et ils éteignent pour jamais l’esprit, l’âme et le talent. Ah ! mon Dieu ! ne donnez pas le dégoût à M. Roucher d’être jugé par ces mort-nés, ou ces vivants morts. Ils ne l’entendront pas, et ils blesseront son âme par l’insolence avec laquelle ils lui parleront de sa pauvreté. Ah ! vous aviez bien raison de leur dire qu’avec ce talent on est plus riche, plus grand et plus heureux que tout ce qui était là. Je vous conterai une générosité de M. de B.... qui vous donnera la mesure de son âme, ou de ce qui la représente. M. Turgot entendra M. Roucher, il le sentira : il est vertueux, et il n’y aura rien à lui dire pour l’obliger. — M. de Vaines m’avait aussi répondu, et moi je vous réponds de lui : vos petits-neveux seront servis, cela est sûr. — Donnez une de ces trois cartes ; j’ordonne qu’on me l’apporte à S. Joseph où je dîne, et puis dites que je ne suis pas ingénieuse ! J’ai fait votre thème en trois façons ; mais au moins ne m’en rendez qu’une.



LETTRE LXXXVII

Dix heures du matin, 1775.

Oui, je vous ai impatiemment attendu toute la journée : c’était le désir et l’espoir de mon âme : mais un sentiment plus profond me disait que je ne vous verrais pas. Si j’écoutais toujours celui-là, mon âme s’éteindrait, ou ma vie finirait bientôt. Je vous connais si bien, je me sens si coupable, que jamais vous n’entendrez ni plainte, ni reproche. — Je crois que vous faites bien d’aller à Versailles : il faut parler une fois de cette affaire, pour n’en plus parler ensuite. — Madame Geoffrin m’a apporté une estampe pour vous : je vous l’envoie, pour que vous en jouissiez plus tôt. Cette femme est belle, mais, en effet, elle est froide comme une muse. Envoyez donc votre copie à madame Geoffrin : elle est pressée. Quand on est bien jeune et bien vieux, on veut jouir vite. J’ai été fort souffrante aujourd’hui : c’est l’habitude de ma vie ; on ne doit pas plaindre les maux qui durent toujours ; c’est bien assez d’être supportée. Bonsoir. À votre retour, il faudrait peut-être aller ou envoyer chez M. Turgot.



LETTRE LXXXVIII

Sept heures, 1775.

Hier à cette heure-ci, mon ami, je vous attendais et je souffrais ; aujourd’hui mon âme est abattue et triste, parce qu’elle n’est pas soutenue par l’espérance de vous voir. Ce que je ressens me rappelle ces vers de M. de La Harpe :

Ah ! que ne puis-je encor l’attendre,
Dût-il encor ne pas venir !

Mon ami, que je vous plains de ne pas pouvoir partager le sentiment qui m’anime ! vous connaîtriez encore une fois le bonheur, mais ce bonheur qui donne l’idée du ciel, et qui donnerait la force de l’acheter par les tourments de l’enfer. Oui, je le sens, mon âme n’est faite que pour les excès ; aimer faiblement m’est impossible : mais aussi, si vous ne me répondez pas, si mon âme ne peut entraîner la vôtre, si vous voulez vivre partagé, s’il vous suffit d’être agité et jamais heureux, je me sens encore assez de ressort pour renoncer tout à fait à vous. Mon ami, vous le savez : toutes les fois qu’on se sent la force et même le désir de mourir, on peut tout prétendre, tout exiger ; on ne se donne pas le temps de mériter, d’acquérir par le temps et par des moyens lents, ce qu’on a besoin d’obtenir sur-le-champ. Ce n’est pas le prix de mon bonheur que je mets à être aimée de vous : c’est celui de ma vie ; à cette condition, il serait honteux de me tromper, et il y aura de la générosité à ne me point laisser d’espérance. Mais ce n’est pas un mot de tout cela que je voulais vous dire lorsque j’ai pris la plume : voyez comme on est libre lorsqu’on a l’âme agitée. Je voulais que vous fussiez averti de ne pas venir demain avant midi, parce que je me suis souvenue que j’ai un coiffeur, et qu’il m’est odieux de vous voir avec cette importunité ; je serai quitte à midi et demi au plus tard. Fâchez-vous-en, si vous voulez ; mais je ne saurais vous exprimer combien je me suis trouvée heureuse que vous vous soyez en allé ce matin : dix minutes plus tard, je ne sais ce que je serais devenue. M. de Magallon est arrivé ; et peu de temps après son départ, je me suis trouvée tout à fait mal : j’ai eu une violente attaque de convulsion ; ma machine ne peut plus soutenir les mouvements de mon âme. Je n’en suis ni effrayée, ni inquiète : je ne crains ni la douleur, ni le terme de la douleur ; mais, mon ami, expliquez-moi ce qui donne cette force au comble du malheur. Est-ce que les situations désespérées fortifieraient et élèveraient l’âme ? en ce cas, il faudrait subir son sort et ne pas se plaindre. — J’ai dans ma chambre une conversation où je ne suis pas tentée de prendre part, mais elle m’importune. Adieu, mon ami. Vous n’aviez pas besoin de me retrouver ce soir, et moi je n’ai pas pu vous quitter de la journée. Quelque dissipé que vous ayez été, quelque plaisir que vous ayez eu, je ne vous envie rien : j’ai été en meilleure compagnie. J’ai été occupée de Catinat : j’en ai relu une partie, et j’en suis plus charmée, plus contente que je ne peux l’exprimer. À coup sûr l’auteur ira loin. Ce n’est pas assez dire qu’il a du talent, de l’âme, de l’esprit, du génie : il a ce qui manque presque à tout ce qui est bon, cette éloquence et cette chaleur qui fait qu’on le sent avant de le juger. C’est ce qui fait que, sans présomption, je puis louer, approuver avec autant de vérité que si j’avais de l’esprit et du goût. Je ne sais ni disserter, ni mesurer rien : mais ce qui est beau, enlève mon âme, et alors j’ai raison, quoique vous en puissiez dire. Adieu, adieu donc.



LETTRE LXXXIX

1775.

Mon ami, êtes-vous en retraite ? M’y mettrez-vous demain ? Que je sache du moins à quoi j’emploierai ma pensée et mon sentiment : sera-ce en regrets ou en attente ? Quoi qu’il en soit, l’un et l’autre seront remplis de vous ; et soit que vous me priviez, ou que vous me fassiez jouir, je vous aimerai tendrement.

Vous ne m’avez pas dit si vous aviez été à Gustave. Autant qu’il m’en souvient, cela est bien mauvais, et écrit d’une manière barbare. Bonsoir. Devinez pour qui je vous quitte. Ah ! je quitterais le présent, l’avenir, le monde entier pour vous : il n’y a que mes souvenirs auxquels je tienne plus qu’à la vie, plus qu’à la mort aussi ; car ils m’aident à l’attendre.

Cherchez deux de mes lettres que vous avez eu le soin de serrer sur votre table.



LETTRE XC

Dix heures du soir, 1775.

Mon ami, que vous êtes bon, que vous êtes aimable d’avoir bien voulu me dédommager de ce que j’avais perdu ce matin ! Si vous saviez aussi comme je vous avais attendu, comme j’avais éloigné, renvoyé tout ce qui pouvait troubler mon plaisir ! comme chaque carrosse qui passait me donnait de l’espérance, et puis comme il faisait mal à mon âme ! Mon Dieu ! combien je vous aime ! que je me sens coupable d’avoir pu vous blesser ! Non, mon ami, ne me pardonnez pas : punissez-moi ; ajoutez, s’il est possible, à ma douleur, à mon regret ; il faut que l’extrême malheur mette hors de mesure. Oui, il rend folle, il égare, il rend malade : il a fallu tout cela pour que j’aie pu vous offenser. Depuis trois jours je ne sentais plus que ce malheur, et j’en serais morte, si vous n’étiez venu à mon secours. Ah ! mon ami, vous avez prononcé des mots qui me font encore frissonner, qui navrent mon cœur : je vous ai glacé, il fallait vous combattre pour me voir. Ô ciel ! pourquoi n’étais-je pas été anéantie avant que d’entendre des mots qui me donneraient le courage d’aller au-devant de la mort ? Ne me dites plus que je suis condamnée à vous haïr un jour ; mon ami, j’appelle de cet arrêt, et je fais serment par vous que j’aime, par tout ce qui m’est sacré, de ne pas survivre une heure à cet horrible mouvement. Moi, vous haïr ! voyez donc quelle passion, quelle tendresse animent mon âme ! Ah ! si un jour il fallait ne plus vous aimer, mon Dieu ! qu’il serait doux de mourir ! Le ciel m’est témoin que je ne tiens qu’à vous, et que tout ce qu’on me prodigue de soins, de bontés, d’amitié et d’intérêt, n’aurait pas la force de me retenir jusqu’à demain. Mon ami, M. de Mora est toujours à côté de moi, et je vous vois toujours. Si mon âme perdait de vue cet appui, ce secours, je n’existerais pas une heure. Ah ! lisez donc dans le fond de mon âme : voyez-y plus encore et mieux que je ne vous dis. Peut-on jamais exprimer ce qu’on sent, ce qui anime, ce qui fait qu’on respire, qui est plus nécessaire, oui, plus nécessaire que l’air ? car je n’ai pas besoin de vivre, et j’ai besoin de vous aimer. Mon Dieu ! mon ami, à quelle distance êtes-vous ? Vous me disiez hier : Vous avez commencé par me blesser, et vous avez fini par me glacer. Et moi je vous réponds : Vous m’avez blessée, et j’ajoute : Vous me mépriseriez, vous me haïriez, que je trouverais encore en moi de quoi vous aimer avec passion. Oui, mon ami, je vous le répète : la mort vient à ma pensée vingt fois par jour, et mon âme n’ose concevoir l’idée de vous aimer moins. Oh ! connaissez-moi tout entière ; voyez dans mon âme un poison qui me consume, et que je n’ose pas vous faire voir. Ce ne sont pas mes remords, je vous en parle quelquefois ; ce n’est pas ma douleur, je m’en suis plainte souvent à vous : mon ami, c’est un mal qui altère ma raison et ma santé ; c’est un mal qui rend injuste, qui me rend défiante, qui m’a fait prononcer des choses dont j’ai horreur. Comment ai-je été assez hors de moi pour pouvoir vous dire que j’avais mauvaise opinion de vous ? Cela est-il dans la nature ? cela peut-il être dans mon cœur ? Adore-t-on, rend-on un culte à ce qui ne nous paraît pas un Dieu ? Mon ami, il a fallu que ma tête et mon âme fussent exaltées à un degré bien rare, bien haut, pour être aussi coupable que je l’ai été. Mon Dieu ! j’étais aimée comme je vous aime, et par la créature la plus parfaite ; et puis, aurez-vous la force de me dire que je ne vous ai pas aimé, que mon sentiment était de la haine ? Oui, en effet, j’avais de la haine, mais c’était pour moi, c’était pour le mouvement irrésistible qui m’entraînait. Mon ami, regardez-y bien, et vous verrez que, quoique vous ayez été beaucoup aimé sans doute, jamais personne ne vous a aimé avec plus de force, de tendresse et de passion.



LETTRE XCI

À minuit, 1775.

Eh bien ! ne vous l’avais-je pas dit, mon ami ? je ne vous verrai pas et je ne vous ai pas vu. Mon Dieu ! qu’il est triste de prévoir si juste, et qu’il est douloureux de montrer des regrets à qui ne les partage pas ! Je ne sais comment j’ai pu sentir aussi vivement que vous me manquiez : il n’y a qu’à Iphigénie où il y ait plus de monde qu’il y en a eu cet après-dîner dans ma chambre ; j’en suis écrasée de fatigue. J’avais d’abord commencé par aller passer une heure avec M. Turgot, et puis encore une heure chez madame de Châtillon ; cela fait bien des marches à monter, et j’étais morte en rentrant. J’avais promis d’aller passer la soirée à S. Joseph, je n’en ai pas eu la force. J’irai demain, si la course du Marais m’en laisse le courage. — Avant dîner je vais voir rue de Cléry des automates, qui sont prodigieux, à ce qu’on dit. Quand j’allais dans le monde, je n’aurais pas eu cette curiosité : deux ou trois soupers en donnent satiété ; mais ceux de la rue de Cléry valent mieux : ils agissent et ne parlent point. Venez-y, en allant au Marais, et je vous dirai là si j’ai la loge de M. le duc d’Aumont. Je dois l’avoir demain ou mardi : j’aimerais mieux demain, parce que nous aurons M. Roucher mardi. Enfin, mon ami, de manière quelconque, il faut que je vous voie demain, et beaucoup. Madame de Ch… ne vous croit pas coupable de négligence : elle m’a demandé aujourd’hui si votre retraite durait encore. Vous croyez bien que je n’ai pas manqué de dire qu’elle avait été absolue, et de là plus de tort : car ce que les femmes veulent seulement, c’est d’être préférées. Presque personne n’a besoin d’être aimé et cela est bien heureux : car c’est ce qui se fait le plus mal à Paris. Ils osent dire qu’ils aiment, et ils sont calmes et dissipés ! c’est assurément bien connaître le sentiment de la passion. Pauvres gens ! il faut les louer comme les Lilliputiens : ils sont bien jolis, bien gentils, bien aimables. Adieu, mon ami. La confiance que vous m’avez marquée hier au soir à l’occasion de la lettre de madame votre mère est tout à fait aimable.


LETTRE XCII

À minuit, 1775.

Minuit sonne ; mon ami, je viens d’être frappée d’un souvenir qui glace mon sang. C’est le 10 février de l’année dernière que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure encore. Dans cet instant même il altère la circulation de mon sang : il le porte à mon cœur avec plus de violence ; il y ramène des regrets déchirants. Hélas ! par quelle fatalité faut-il que le sentiment du plaisir le plus vif et le plus doux soit lié au malheur le plus accablant ! quel affreux mélange ! Ne pourrais-je pas dire, en rappelant ce moment d’horreur et de plaisir : Je vis venir à moi un jeune homme dont les yeux étaient remplis d’intérêt et de sensibilité : son visage exprimait la douceur et la tendresse ; son âme semblait agitée par la passion. À cette vue je me sentis pénétrée d’une sorte d’effroi, mêlé de plaisir ; j’osai lever les yeux, les arrêter sur lui ; j’approchai : mes sens et mon âme furent glacés ; je le vis devancé, et, pour ainsi dire, environné par la douleur en habit de deuil, elle tendait les bras ; elle me voulait repousser, arrêter, et je me sentais entraîner par un attrait funeste. Dans le trouble où j’étais : Qui es-tu, lui dis-je, ô toi qui fais pénétrer dans mon âme tant de charme et d’effroi, tant de douceur et tant d’alarmes ! quelles nouvelles m’apportes-tu ? — Infortunée, me dit-elle avec l’air sombre et un accent douloureux, je serai, je ferai ton sort ; celui qui animait ta vie vient d’être frappé par la mort… Oui, mon ami, j’entendis ces funestes mots : ils se sont gravés dans mon cœur ; il en frémit encore, et il vous aime !… En grâce, que je vous voie demain ; je me sens pénétrée de tristesse et de trouble. Ah ! mon Dieu ! il y a un an qu’à pareille heure, M. de Mora fut frappé du coup mortel ; et moi, dans le même instant, à deux cents lieues de lui, j’étais plus cruelle et plus coupable que les ignorants barbares qui l’ont tué. Je meurs de regrets ; mes yeux et mon cœur sont pleins de larmes. Adieu, mon ami. Je n’aurais pas dû vous aimer.



LETTRE XCIII

Six heures du matin, 1775.

Vous souvenez-vous de vos derniers mots ? vous souvenez-vous où vous m’aviez mise, et où vous croyez m’avoir laissée ? Eh bien ! je dois vous dire que, revenue bientôt à moi-même, je me suis relevée, et que je ne me suis pas vue une ligne plus bas qu’une heure avant, où j’étais debout et de toute ma hauteur. Et, ce qui vous étonnera peut-être, c’est que de tous les mouvements qui m’ont entraînée vers vous, le dernier est le seul dont je n’ai point de remords. Et savez-vous pourquoi ? c’est qu’il y a un excès de passion qui justifie une âme qui a également horreur de ce qui est vil et malhonnête. Dans cet abandon, dans ce dernier degré d’abnégation de moi et de tout intérêt personnel, je vous ai prouvé qu’il n’y avait qu’un malheur dans la nature qui ne me parût pas supportable, vous offenser et vous perdre ; cette crainte m’aurait fait donner ma vie. Et comment regretterais-je d’avoir prouvé et prononcé avec force un sentiment qui me fait vivre et mourir depuis un an ? Non, mon ami : malgré vos expressions, je ne me sens point humiliée ; et c’est parce que je vous crois honnête, que je ne me crois pas coupable. Ne croyez point que je me fasse une fausse conscience, que je cherche à me justifier ; non, mon ami, le sentiment qui m’anime dédaigne l’orgueil et la mauvaise foi, et si vous m’accusez, je me tiens condamnée pour jamais : votre estime m’est plus chère que la mienne.

Je suis si sûre de votre honnêteté, je connais tellement votre bonté, que je suis certaine qu’avant de vous endormir, vous vous êtes promis de me voir aujourd’hui. Je vous remercie de ce mouvement ; mais je vous demande de ne me pas voir : mettez-y de la délicatesse et de la pitié. J’ai besoin de laisser reposer mon âme : vous lui faites éprouver des excès qu’elle n’avait jamais connus, et où ma seule pensée n’aurait pas pu atteindre. Ah ! mon Dieu ! que le grand malheur est redoutable ! il n’y a plus ni borne, ni mesure. Ah ! j’ai besoin de repos, laissez-moi me calmer : je vais prendre deux grains d’opium ; en engourdissant mon sang, mes idées se troubleront, mon âme s’affaissera, et peut-être que j’oublierai que vous n’avez point répondu à mon cœur, que vous ne m’avez pas dit un mot qui pût me consoler et me rassurer dans toute cette soirée d’hier ! Adieu, mon ami ; ne venez pas, et, d’après ma prière, ne trouvez point mauvais que ma porte soit fermée, elle le sera pour tout le monde. Je suis si faible, que l’effet de l’opium absorbe toutes mes facultés, mais il suspend mes maux ; il m’ôte la partie de mon existence qui me fait sentir et souffrir. Adieu. Je me sépare de vous pour vingt-quatre heures. Si, par un malheur que je ne veux pas prévoir, la soirée d’hier avait… non, je n’ose achever. Mon ami, j’entrevois un moyen de réparer : je me punirais, je sais souffrir, et je me condamnerais à ne vous dire jamais ce que je prononce dans ce moment avec tendresse et passion : je vous aime.



LETTRE XCIV

Onze heures, 1775.

Jugez de mon malheur : je me sentais une répugnance mortelle à ouvrir votre lettre ; si je n’avais craint de vous offenser, j’allais vous la renvoyer. Quelque chose me disait qu’elle irriterait mes maux, et je voulais me ménager. La souffrance continuelle de mon corps affaisse mon âme ; j’ai encore eu la fièvre, je n’ai pas fermé l’œil, je n’en puis plus. De grâce, par pitié, ne tourmentez plus une vie qui s’éteint, et dont tous les instants sont dévoués à la douleur et aux regrets. Je ne vous accuse point, je n’exige rien, vous ne me devez rien : car, en effet, je n’ai point eu un mouvement, pas un sentiment auquel j’aie consenti ; et quand j’ai eu le malheur d’y céder, j’ai toujours détesté la force ou la faiblesse qui m’entraînait. Vous voyez que vous ne me devez aucune reconnaissance, et que je n’ai le droit de vous faire aucun reproche. Soyez donc libre, retournez à ce que vous aimez, et à ce qui vous convient plus que vous ne croyez peut-être. Laissez-moi à ma douleur, laissez-moi m’occuper sans distraction du seul objet que j’ai adoré, et dont le souvenir m’est plus cher que tout ce qui reste dans la nature. Mon Dieu ! je ne devrais pas le pleurer, j’aurais dû le suivre : c’est vous qui me faites vivre, qui faites le tourment d’une créature que la douleur consume, et qui emploie ce qui lui reste de forces à invoquer la mort. Ah ! vous en faites trop et pas assez pour moi. Je vous le disais bien il y a huit jours, vous me rendez difficile, exigeante : en donnant tout, on veut obtenir quelque chose. Mais, encore une fois, je vous pardonne, et je ne vous hais point : ce n’est pas par générosité que je vous pardonne, ce n’est pas par bonté que je ne vous hais pas ; c’est que mon âme est lasse, qu’elle meurt de fatigue. Ah ! mon ami, laissez-moi, ne me dites plus que vous m’aimez : ce baume devient du poison, vous calmez et déchirez ma plaie tour à tour. Oh ! que vous me faites mal ! que la vie me pèse, que je vous aime pourtant, et que je serais désolée de mettre de la tristesse dans votre âme ! Mon ami, elle est trop partagée, trop dissipée, pour que le vrai plaisir y puisse pénétrer. Vous voulez que je vous voie ce soir : eh bien ! venez donc… Le bon Condorcet est resté avec moi ; j’étais morte.

J’ai retenu votre commissionnaire, parce que Tenon m’a interrompue ; il m’a trouvé encore de la fièvre. Bonjour. Il est midi, et vous serez sorti ; et puis, vous me gronderez, si je crains les effets de votre négligence, et de pis que cela encore !


LETTRE XCV

Onze heures, 1775.

Quand on chérit la bonté, et surtout quand on aime, il ne faut être ni difficile, ni injuste. Ainsi, mon ami, je ne vous accuserai point, je ne me plaindrai pas. Ah ! non, vous n’avez pas tort, et l’abandon où vous m’avez laissée aujourd’hui a été involontaire ; vous vous le serez reproché ; peut-être aurez-vous eu assez de bonté pour dire : Elle souffre, et c’est moi qui suis la cause de son mal. Mon ami, si votre cœur a senti ces mots, vous êtes trop puni, et je serai trop vengée ; mais ne serai-je pas plus heureuse demain ? ne dînerai-je pas avec vous ? ne vous verrai-je point ? Je compte aller voir M. Turgot jeudi ; je propose à M. de Vaines de me mener à Versailles, et vous aussi, si cela vous convient. Si cet arrangement n’a pas lieu, l’envoyé palatin m’a offert de me mener, et si vous pouvez, si vous voulez, je dirai comme dans Démocrite : Nous allons à la cour, on t’a mis du voyage. M. de Condorcet et M. d’Alembert y vont demain ; ce dernier lui lira des éloges. M. Roucher lui a dit aujourd’hui son poème ; voilà deux bonnes journées : il aura peu parlé, et il aura eu du plaisir. — Mon ami, si vous ne me voyiez pas aussi enflée d’orgueil que la grenouille, je vous dirais que M. Turgot m’a fait prier de lui porter mes précieuses rapsodies, et je lui fais dire demain que cette bonne fortune ne saurait lui manquer. — Mon Dieu ! si je vous avais vu, j’aurais passé une journée bien douce, oui, paisible comme Gessner. J’ai eu des nouvelles de M. Turgot toutes les heures ; le comte de Schomberg, à lui seul, m’a écrit trois fois, et toujours pour me rassurer, en me disant vrai, pourtant. J’ai dîné tête à tête avec une personne qui est malheureuse : par conséquent, voilà de l’intérêt ; et puis, à trois heures, j’ai été faire le tour des Tuileries. Oh ! qu’elles étaient belles ! le divin temps qu’il faisait ! l’air que je respirais me servait de calmant ; j’aimais, je regrettais, je désirais : mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh ! mon ami, cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion ; oui, je crois que je m’en dégoûte : je ne veux plus aimer fort ; j’aimerai doucement, mais jamais faiblement ; et vous le croyez bien, puisque c’est vous que j’aime. — Je suis rentrée à quatre heures et demie, j’ai été seule jusqu’à six ; et savez-vous comment j’ai trompé l’attente où j’étais ? c’est en relisant vos lettres depuis le 1er janvier, je les ai mises en ordre : enfin, en ne vous voyant pas, j’ai été vivement, tendrement occupée de vous ; et puis sont arrivées six ou sept personnes, qui m’avaient consacré leur mardi-gras. Elles étaient lasses de se divertir, elles voulaient avoir le plaisir de la conversation, de la liberté, du repos, et nous jouissions de tout cela, car j’étais encore soutenue par l’espoir de vous voir, j’espérais. Ah ! quand j’ai entendu sonner neuf heures, j’ai tourné à la mort, et mon silence a averti tout le monde de me quitter à neuf heures et demie. Mais je suis folle, ou plutôt imbécile de vous fatiguer d’une journée où vous n’avez pas voulu prendre part un seul instant. Adieu, mon ami ; faites-moi savoir ce que vous voulez, ce que vous pouvez pour jeudi. Je vous crois trop homme du monde pour manquer le bal de cette nuit ; pour moi, j’aime mieux respirer l’air doux et pur des Tuileries, à l’heure où l’on y est presque seul. Ah ! c’est que mon âme me fournit encore plus que ne peuvent vous fournir tout votre esprit et tout votre talent. Mais adieu.



LETTRE XCVI

Onze heures du soir, 1775.

Mon ami, le mal vient de plus loin : vous souvenez-vous de ces mots : Oh ! ce n’est pas madame de *** que vous avez à craindre, mais… et le ton avec lequel ils furent prononcés, et le silence qui suivit, et la réticence, et la résistance ? Mon Dieu ! en faut-il tant pour porter le trouble et la douleur dans une âme agitée ? Joignez à cela le désir que vous aviez de me quitter ; et pour qui étiez-vous si pressé ? Pouvais-je me calmer ? je vous aimais, je souffrais, et je m’accusais. J’ai été à votre porte ce matin, la tristesse était dans mon âme ; je vous ai vu, et le plaisir s’est mêlé à la disposition de la mélancolie qui me pénétrait. Et puis j’ai vu que vous mettiez de l’acharnement à me confondre ; et puis j’ai cru tout ce que vous avez supposé. Je vous avais entendu nommer… Alors ce que vous lisiez m’a paru odieux, et c’était vous qui me le faisiez trouver tel. Je croyais vous gêner, vous retenir, vous contraindre, et mon âme en était à la torture. Eh bien ! mon ami, je vous demande pardon de vous avoir soupçonné une fois injustement ; c’est la défiance attachée au malheur. Combien de fois vous ai-je caché mes larmes ! Ah ! je le vois trop bien : on ne saurait ni retenir, ni ramener un cœur qui est entraîné par un autre penchant ; je me le dis sans cesse, quelquefois je me crois guérie ; vous paraissez, et tout est détruit. La réflexion, mes résolutions, le malheur, tout perd sa force au premier mot que vous prononcez. Je ne vois plus d’asile que la mort, et jamais aucun malheureux ne l’a invoquée avec plus d’ardeur. Mon Dieu ! vous me feriez chérir M. Marmontel, non parce qu’il m’a louée, mais parce qu’il vous a dit que je vous aime. Ah ! mon ami, mon malheur, c’est que vous n’avez pas besoin d’être aimé comme je sais aimer. Je retiens la moitié de mon âme : sa chaleur, son mouvement vous importunerait, et vous éteindrait tout à fait ; le feu qui n’échauffe pas, incommode. Ah ! si vous saviez, si vous lisiez comme j’ai fait jouir une âme forte et passionnée, du plaisir d’être aimée ! Il comparait ce qui l’avait aimé, ce qui l’aimait encore, et il me disait sans cesse : « Oh ! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières ; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie ». Et c’était de Madrid qu’il me mandait cela. Mon ami, il ne me louait pas, il jouissait ; et je ne crois point me louer, quand je vous dis qu’en vous aimant à la folie, je ne vous donne que ce que je ne puis pas garder ou retenir.

Je viens d’être interrompue par une lettre de M. de Vaines. Il m’inquiète, il me mande qu’il faut que M. d’Alembert soit chez lui avant huit heures, et qu’il lui porte son éloge de l’abbé de Saint-Pierre ; il ajoute, cela est important. Je meurs de peur qu’on ne trouble le repos de mon ami. Ah ! j’en serais désolée ; je voudrais ajouter à mes maux tout ce qu’il doit souffrir. La haine et les dévots veillent toujours. J’ai une impatience extrême d’être à demain, et je sens que je ne fermerai pas l’œil : plus j’abandonne mon propre bonheur, et plus celui de mes amis m’est cher. Je ne puis exprimer mon affection pour M. de Condorcet et M. d’Alembert, qu’en disant qu’ils sont identifiés avec moi : ils me sont nécessaires comme l’air pour respirer ; ils ne troublent pas mon âme : mais ils la remplissent. Enfin, je voudrais être à demain matin. Mais, mon Dieu ! si ce désir, si ce besoin avait un autre principe, si ce n’était pas l’amitié, qui… Ah ! je serais une indigne créature, et je haïrais le sentiment de la passion. Non, non, je ne puis pas le haïr : il m’a encore enlevée ce soir à ce que je souffrais ; j’ai encore entendu le mois de Septembre. Oh ! que cela est beau ! que cela est grand ! que cela est sublime ! Mais, mon ami, vous manquiez à mon plaisir, votre présence le rend plus vif, plus fort, plus profond. Ah ! dans tous les temps, dans toutes les dispositions, mon âme a besoin de vous. Je ne suis rentrée qu’à sept heures et demie ; j’ai trouvé mes amis qui m’attendaient ; M. Roucher y était, il n’est point allé à Versailles. Je voudrais être à demain matin ; mais c’est pour vous voir en courant. Cependant je serai seule demain, car madame de Ch… garde sa chambre ; elle voulait que j’allasse passer la soirée avec elle. Eh ! bon Dieu ! mes soirées sont à M. de Mora ou à vous : c’est le temps de la journée qui m’est le plus cher. Si je n’avais craint une méprise, j’aurais donné cette lettre au laquais de M. de Vaines. Bonsoir.


LETTRE XCVII

Onze heures du soir, 1775.

Mon ami, vous ne sentez pas le besoin de me voir ; peut-être même ai-je été importune à votre pensée. Vous avez repoussé un souvenir qui venait troubler votre plaisir. Ah ! que je vous plains de n’être pas tout entier, ou à ce qui vous plaît, ou à ce qui vous aime ! ce partage ôte le charme et le plaisir qui tiennent au sentiment, et il doit isoler une âme honnête. Je ne vous accuse point, je ne me plains pas ; mais je m’afflige de ma faiblesse. Non, mon amour-propre ne peut point me donner de force contre vous ; je vous aime : tout intérêt personnel se tait à ces mots. Mais c’est vous, c’est votre bonheur qui m’inspire du courage et de la générosité. Oui, mon ami, je peux vous céder à ce que vous aimez ; mais par ce sacrifice, je dois obtenir de vous de ne plus chercher à nourrir dans mon âme un sentiment qui en ferait le désespoir. Mon ami, je le sais, il ne vous est plus libre de m’aimer. Rendez du repos à votre âme ; ne passez pas votre vie à vous reprocher ce que vous faites : cessez d’inquiéter ce que vous aimez, et n’offensez plus ce qui vous aime, et qui prévient votre goût, vos désirs, votre volonté, en un mot, qui vous fait le sacrifice de vous à vous-même. Mon Dieu ! comment pourrais-je croire qu’il ne vous en coûterait pas beaucoup pour me tromper ? Ah ! si vous n’avez pas assez de force pour faire mon bonheur, du moins il est certain que vous êtes assez honnête pour être affligé de faire mon malheur. Mon ami, croyez-en un cœur qui est tout à vous, et qui ne respire que pour vous. Ne combattez plus, abandonnez-vous à votre penchant : du moins il me restera la pensée consolante que j’ai fait quelque chose pour votre bonheur ; et dans la situation forcée où vous me mettez, j’ai à me reprocher de le troubler. Ah ! délivrez-moi et du mal que je vous fais, et de celui que vous me faites. Mon ami, soyez de bonne foi, je vous en conjure ; que faut-il faire pour mériter d’entendre la vérité ? Dites, rien ne me sera impossible, écoutez le cri de votre âme, et vous cesserez de déchirer la mienne. Oui, je peux me passer d’être aimée, et il m’est affreux de douter de vous, de vous soupçonner : estimez-moi assez pour ne me pas tromper ; je fais serment, par ce qui m’est le plus cher, par vous, de ne jamais vous faire repentir de m’avoir dit vrai. Je vous aimerai pour le trouble et la peine que vous m’aurez épargnés ; jamais vous n’entendrez un reproche. En vous perdant, je ne veux pas conserver le droit de me plaindre, ni même celui de vous intéresser.

Mon ami, je sais que vous avez été charmé de l’Opéra : madame d’Héricourt et le comte de Creutz sont venus m’en dire des nouvelles ; je ne les ai pas écoutés, parce que c’était vous que j’aurais voulu entendre. D’ailleurs l’abbé de B… venait de me troubler en me parlant de vous ; il prétend qu’on lui dit que j’étais folle de vous ; ce sont ses expressions, et il a ajouté : non, je ne suis pas méchant, ce n’est ni un piège, ni une vengeance. Je suis restée confondue, et heureusement on a annoncé dans le même instant l’archevêque de Toulouse. Que pensez-vous de cela ? je ne sais si je cherche à me rassurer, mais je crois que c’est un artifice de l’abbé de B…, auquel j’ai donné lieu : je vous dirai comment. J’ai vu M. Turgot qui m’a dit qu’il se reprochait de ne vous avoir pas répondu : il a été très flatté de votre lettre. Il en a reçu une charmante de Voltaire, qui lui dit, vous serez accablé de compliments vrais, etc. — J’ai fait demander à madame de Luxembourg quel jour revenait madame de Boufflers ; c’est lundi. Je n’ose pas me flatter de dîner demain avec vous : mais je ne puis m’empêcher de le désirer, quoique ce soit peut-être un vœu contre votre plaisir. Si vous avez été chez le comte de Broglie, mon ami, il est bien mal de ne pas m’avoir donné un moment ; vous êtes cause que je n’ai écouté l’archevêque d’Aix qu’avec distraction : je vous attendais, comment pouvais-je être à lui ? Bonsoir. Je sens que l’abbé de B… a raison, mais il a tort de me le dire. J’ai vu vingt personnes aujourd’hui, et elles n’ont pu me distraire du besoin que j’avais de vous voir. Qu’avez-vous fait ? où avez-vous soupé ? vous êtes-vous souvenu que je vous aimais ? pouvais-je dire au moins comme dans Oreste, le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste. Mais adieu. Je ne veux que la vérité : songez encore une fois que vous me la devez sans détour, sans modification, telle enfin qu’elle est dans votre âme.



LETTRE XCVIII

Samedi, onze heures, 1775.

Je ne m’y attendais pas : j’avais au fond de l’âme l’impression douloureuse de ces cruels mots : nous ne pouvons pas nous aimer, et j’y répondais avec toute la force de mon âme : je ne peux pas vivre. Mon ami, tout ce que je souffre, tout ce que je sens est inexprimable : il me paraît impossible de n’y pas succomber ; je sens l’épuisement de ma machine, et il me semble que je n’ai qu’à me laisser aller pour mourir. Cependant je suis mieux ce soir : j’ai été trois heures dans le bain ; j’en suis sortie presque éteinte, mais avec une douleur fixe dans la poitrine qui ne m’a pas quittée. J’étais avec M. d’Andezy et le baron de K… ; ils se sont en allés pour me laisser répondre, et ils ne savent pas à qui. Bonsoir. Vos soins, votre inquiétude me persuadent que, quoique vous en disiez, nous pouvons nous aimer. À demain ; je vous attends déjà.



LETTRE XCIX

Mardi, onze heures du soir, 1775.

J’ai refusé d’aller passer la soirée avec deux personnes qui s’aiment, pour parler à ce que j’aime, pour m’en occuper avec plus de repos et de plaisir que j’en aurais eu avec du monde. On n’aurait pas eu le pouvoir de me distraire tout à fait ; mais c’est un mal que d’être détourné de ce qui plaît et intéresse. Mon ami, la solitude a un grand charme pour une âme occupée. Oh ! mon Dieu ! que l’on vit fort lorsqu’on est mort à tout, excepté à un objet qui est l’univers pour nous, et qui s’empare tellement de toutes nos facultés, qu’il n’est plus possible de vivre dans d’autres temps que dans le moment où l’on est. Eh ! comment voulez-vous que je vous dise si je vous aimerai dans trois mois ? Comment pourrais-je, avec ma pensée, me distraire de mon sentiment ? Vous voudriez que, lorsque je vous vois, lorsque votre présence charme mes sens et mon âme, je pusse vous rendre compte de l’effet que je recevrai de votre mariage ; mon ami, je n’en sais rien, mais rien du tout. S’il me guérissait, je vous le dirais, et vous êtes assez juste pour ne m’en pas blâmer. Si, au contraire, il portait le désespoir dans mon âme, je ne me plaindrais pas, et je souffrirais bien peu de temps. Alors vous seriez assez sensible et assez délicat pour approuver un parti qui ne vous coûterait que des regrets passagers, et dont votre nouvelle situation vous distrairait bien vite ; et je vous assure que cette pensée est consolante pour moi : je m’en sens plus libre. Ne me demandez donc plus ce que je ferai lorsque vous aurez engagé votre vie à une autre. Si je n’avais que de la vanité et de l’amour-propre, je serais bien plus éclairée sur ce que j’éprouverai alors. Il n’y a guère de méprise aux calculs de l’amour-propre, il prévoit assez juste : la passion n’a point d’avenir ; ainsi en vous disant : je vous aime, je dis tout ce que je sais et tout ce que je sens. Je n’attache aucun prix à cette constance que commandent la raison et plus souvent encore de petits intérêts de société et de vanité que je méprise de toute mon âme. Je n’estime guère davantage ce plat courage qui fait souffrir lorsqu’on peut l’empêcher, et qui fait employer sa raison et sa force pour convertir un sentiment vif en une habitude froide. Tout ce manège avec soi-même, toute cette conduite avec celle que l’on aime me paraît l’exercice de la fausseté et de la dissimulation, les ressources de la vanité et les besoins de la faiblesse. Mon ami, vous ne trouverez rien de tout cela en moi ; et ce n’est pas la suite de la réflexion, c’est l’habitude de ma vie, de mon caractère, de ma manière d’être et de sentir ; en un mot, c’est toute mon existence, qui me rend la société et la contrainte impossibles. Je sens bien que si vous aviez à créer en moi une disposition, ce ne serait pas le résultat de tout ceci qui la composerait : vous me formeriez un caractère plus analogue au parti que vous allez prendre ; ce n’est pas de la raideur et de la force qu’on veut trouver dans les victimes, c’est de la faiblesse et de la soumission. Oh ! mon ami, je me sens capable de tout, excepté de plier ; j’aurais la force d’un martyr, pour satisfaire ma passion ou celle de la personne qui m’aimerait : mais je ne trouve rien en moi qui me réponde de pouvoir jamais faire le sacrifice de mon sentiment. La vie n’est rien en comparaison, et vous verrez si ce ne sont là que les discours d’une tête exaltée. Oui, peut-être ce sont là les pensées d’une âme exaltée, mais à laquelle appartiennent les actions fortes. Serait-ce à la raison qui est si prévoyante, si faible dans ses vues, et même si impuissante dans ses moyens, que ces pensées pourraient appartenir. Mon ami, je ne suis point raisonnable, et c’est peut-être à force d’être passionnée que j’ai mis toute ma vie tant de raison à tout ce qui est soumis au jugement et à l’opinion des indifférents. Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse d’âme, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à une mémoire respectable et chère et à la maison d’Alb… ! Voilà comme le monde juge, comme il voit. Eh ! bon Dieu ! sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges : mon âme n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent ; tout entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force, ni honnêteté pour supporter la pauvreté, et pour dédaigner les avantages de la vanité. J’ai tant joui, j’ai si bien senti le prix de la vie, que, s’il fallait recommencer, je voudrais que ce fût aux mêmes conditions. Aimer et souffrir, le ciel, l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir, voilà le climat que je voudrais habiter, et non cet état tempéré dans lequel vivent tous les sots et tous les automates dont nous sommes environnés. — Mon ami, quand j’ai pris la plume, c’était dans l’intention de continuer de vous peindre, et voilà que, par une personnalité détestable, j’ai changé d’objet, et que je me suis peinte moi-même, en me laissant aller, comme une insensée, à tout ce qui m’anime : mais c’est par vous que je le suis, c’est par le sentiment le plus vif et le plus tendre ; j’ai donc bien fait de m’y livrer. Je ne sais pas si je vous enverrai, ou si je vous remettrai ce long bavardage ; oui, je vous le remettrai. Si j’envoyais, je craindrais que vous ne m’apprissiez que vous dînez chez M. de Beauvau ; que cela serait mal !



LETTRE C

À minuit, 1775.

Oh ! que de douceurs et de plaisirs peut encore éprouver une âme enivrée de passion ! Mon ami, je le sens, ma vie tient à ma folie : si je devenais calme, si j’étais rendue à la raison, je ne pourrais pas vivre vingt-quatre heures. Savez-vous le premier besoin de mon âme lorsqu’elle a été violemment agitée par le plaisir ou la douleur ? C’est d’écrire à M. de Mora ; je le ranime, je le rappelle à la vie, mon cœur se repose sur le sien, mon âme se verse dans la sienne ; la chaleur, la rapidité de mon sang brave la mort : car, je le vois, il vit, il respire pour moi, il m’entend, ma tête s’exalte et s’égare au point de n’avoir plus besoin d’illusion, c’est la vérité même : oui, vous ne m’êtes pas plus sensible, pas plus présent que vient de me l’être, pendant une heure, M. de Mora. Ô divine créature ! il m’a pardonné, il m’aimait. Mon ami, ce que je viens d’éprouver est encore une suite de la secousse que mon âme a reçue cet après-dîner. Mon Dieu ! il faut chérir, adorer le talent qui semble vous donner une nouvelle existence. Oh ! non ; je ne suis point assez grande, assez forte pour louer ce don du ciel ; mais il me reste assez de sensibilité et de passion pour en jouir avec transport, et pour en rapporter le mouvement et le sentiment à l’objet qui a animé ma vie et qui la soutient encore. Ah ! quel bonheur que d’aimer ! c’est le seul principe de tout ce qui est beau, de tout ce qui est bon et grand dans la nature. Mon ami, M. Roucher a aimé, c’est la passion qui l’a rendu sublime. Mais mon cœur fond de tristesse, lorsque je viens à penser que cet homme rare, ce prodige de la nature, connaît la misère, qu’il en souffre pour lui et dans ce qu’il aime. Ah ! cet excès de pauvreté éteint l’amour, et il faut un miracle pour conserver l’énergie et le ressort qu’il y a dans ses vers ; son âme est de feu, et nulle part on ne sent qu’il soit abattu par le malheur. Je ne sais si c’est faiblesse, mais je viens de fondre en larmes en sentant l’impuissance où je suis de venir au secours de cet homme. Ah ! si mon sang pouvait se changer en or ! sa femme et lui auraient le bonheur ce soir. Que ne puis-je animer l’âme du comte de C…, quel emploi il ferait de sa richesse ! Ah ! si M. de Mora vivait, avec quel plaisir, avec quel transport il aurait satisfait mon cœur ! Oui, c’est avec des larmes de sang qu’il faut pleurer un tel ami ; en l’adorant, c’était rendre hommage à la vertu. Mais, adieu, mon ami. Vous ne pouvez pas être au ton de mon âme : vous me jugez et je sens. Vous venez d’être distrait et engourdi par la dissipation, et moi je viens d’être enivrée par la passion : mes forces en sont épuisées, et je ne sais où j’ai trouvé celle de griffonner aussi longuement. Adieu.

Si vous n’avez pas changé d’avis, j’irai vous prendre demain, à cinq heures, chez M. d’Argental ; mais surtout, mon ami, point de complaisance, point de sacrifice : je ne le mérite pas, et vous le savez bien.



LETTRE CI

Dix heures, 1775.

Je disais comme Mahomet : L’… seul me console, il est ma récompense ; et pour vous citer à vous-même, je vous dirai, si mon ami m’afflige, il essuiera mes larmes.

Vous voilà donc avec la fièvre ! cela m’afflige. — On vient de me dire qu’on vous a vu chez un peintre en émail, et que vous étiez frappant de ressemblance. Cette jeune personne mérite bien le sacrifice que vous lui avez fait du temps qu’il a fallu pour vous peindre en émail ; mais votre vie sera à elle, il est généreux d’en avancer le moment.

Je l’ai trouvée charmante et bien digne de l’intérêt qu’elle vous inspire ; la manière, la figure et le ton de sa mère sont également aimables et intéressants. Oui, vous serez heureux ; je vous sais gré du hasard qui me les a fait rencontrer. Bonsoir.



LETTRE CII

Onze heures, 1775.

Mon ami, que m’avez-vous fait ? je me sens si profondément triste, si malheureuse, tellement accablée du poids de la vie, qu’il faut que ce redoublement de malaise et de douleur me vienne de vous. La crainte que vous me causez, la défiance que vous m’inspirez sont deux supplices qui mettent sans cesse mon âme à la torture, et ce genre de tourment suffirait pour me faire renoncer à votre affection, ou du moins à ce qui y ressemble. Je ne sais quel affreux plaisir vous trouvez à porter le trouble dans mon âme : jamais vous ne cherchez à me rassurer, et même en me disant vrai, vous y mettez l’accent de quelqu’un qui trompe. Eh ! mon Dieu ! que j’ai mal à l’âme, que je souhaite passionnément d’être délivrée, il n’importe par quel moyen, de la disposition où je suis ! j’attends, je désire votre mariage ; je suis comme les malades condamnés à une opération : ils voient leur guérison, et ils oublient le moyen violent qui doit la leur procurer. Mon ami, délivrez-moi du malheur de vous aimer. Il me semble si souvent qu’il n’y a presque rien à faire pour cela, que je me sens une sorte de honte d’y avoir pu mettre l’intérêt de ma vie ; mais plus souvent encore je me sens tellement enchaînée, garrottée de toutes parts, que je n’ai plus un mouvement de libre ; c’est alors que la mort me paraît la seule ressource et le seul secours que j’aie contre vous. — Je ne voulais pas vous dire de ne pas venir chez moi aujourd’hui, et je crois que c’était bien votre intention. Je passe la soirée chez madame de B…, je vais à Orphée, et dans l’intervalle du souper à l’Opéra, je vais chez madame de Châtillon qui est toujours malade. Vous n’avez pas voulu dîner demain avec moi ; vous trouvez que c’est trop de deux dîners dans une semaine ; mercredi, vous me direz de même : eh bien ! faites donc tout ce qu’il vous plaira, je ferai de mon mieux pour que cela me plaise aussi. Adieu.


Après avoir reçu votre lettre.

Par quel genre de poison vous ranimez ma vie ! est-ce donc un bien de sentir un instant de plaisir et de bonheur, lorsqu’il ne reste plus le temps d’en jouir ? Ah ! que vous avez été cruel ! vous m’avez retenue à la vie, et vous saviez que bientôt après je ne devais plus vivre pour vous ! Mais, mon ami, je ne devrais pas vous faire des reproches : vous me comblez de louanges, et je n’en mérite aucune ; non, il ne faut pas me louer, il faut me plaindre d’être animée d’un sentiment qui donnerait de l’expression aux pierres. Comment parler froidement de ce qu’on aime ? comment ne pas désirer son bonheur et sa gloire, de préférence à tout ce qui n’est que soi ? Mon ami, vous me faites mal en me louant ; est-ce que vous croiriez consoler mon âme en flattant ma vanité ? Mon Dieu ! si vous saviez qu’il n’y a ni dédommagement ni compensation dans l’univers entier à ce que je désire, et à ce que je crains ! Oh ! oui, vous le savez : car vous voyez au fond de mon âme, et vous voyez ce qui la remplit, ce qui l’anime, et ce qui la désespère. Bonjour, mon ami. Votre lettre est bien aimable ; elle m’aidera à passer cette longue journée.



LETTRE CIII

Jeudi, 1775.

Ah ! mon Dieu ! que votre billet venait de haut ! est-ce là le ton que vous ferait prendre votre bonheur ? en ce cas, je n’oserais pas m’en plaindre ; mais je veux seulement que vous sachiez qu’il n’est pas en mon pouvoir de souffrir la protection et la compassion : mon âme n’a pas été façonnée à tant de bassesse ; votre pitié mettrait le comble à mon malheur, épargnez-m’en l’expression. Persuadez-vous que vous ne me devez rien et que je n’existe plus pour vous. Ce n’est pas un effort que je vous demande, comme vous voyez : c’est seulement de conserver avec moi l’habitude que vous en avez ; n’ayez point de ces retours de commisération qui flétrissent et abattent jusqu’à la mort ceux qui en sont l’objet. Comment vous portez-vous ? Allez-vous à Versailles ? Votre Éloge est entre les mains d’un docteur.


LETTRE CIV

Onze heures du soir, 1775.

Eh bien ! mon ami, je vous ai pardonné : mais, comme ce n’est pas par générosité, je suis punie ; mais par vous, cela est-il juste ? — Dites-moi de vos nouvelles : avez-vous pris du petit lait ? vous êtes-vous baigné ? enfin une fois ferez-vous ce que vous avez dit que vous feriez ? Savez-vous bien que vous avez en vous de quoi guérir de vous-même, et d’une manière infaillible ; cette vérité commence à m’être démontrée d’une manière qui m’effraie quelquefois. Oui, la mort n’était rien ; vous me l’avez rendue épouvantable. Mais je détourne ma pensée d’un souvenir qui glace mon sang et qui me détache de vous. — Mon Dieu ! je ne vous ai pas vu ! je vous attendais ; c’était un sentiment doux, lorsque M. le prince de Pignatelli[6] est arrivé. Sa présence me tue, le son de sa voix me fait frissonner de la tête aux pieds : je suis alternativement pénétrée de sensibilité et d’effroi ; enfin il agite mon âme au point de me faire oublier que j’aurais pu vous voir. Il ne m’a quittée qu’à dix heures, et j’ai été depuis dans un abattement dont vous seul pouvez me tirer.

Mon ami, avez-vous reçu la réponse à cette lettre charmante que vous aviez écrite hier matin ? Quoi que vous en disiez, vous aimez plus à plaire qu’à être aimé : je l’ai éprouvé ; vous étiez si aimable alors ! il me semblait qu’il serait si doux d’être aimée. Ah ! que d’erreurs ! et les regrets qui les suivront animeront le dernier souffle de ma vie. — J’ai reçu aujourd’hui un présent ravissant, et la manière dont on me l’a fait est si piquante et si originale que je veux vous la dire : « Je vous envoie ces C… de R… qui vous plaisent tant et que, par conséquent, vous garderez jusqu’à ce qu’ils ne vous plaisent plus du tout : j’apprendrai par là combien de temps il vous faut pour que ce qui vous a plus vous déplaise ».

Si ce tour-là vous paraît commun, je ne me connais ni en esprit ni en originalité : mais moi je me sens bien bête pour répondre à cela ; cependant il faut au moins remercier. Répondez pour moi : ce mot que vous me ferez dire m’acquerra à jamais le pas sur madame de Sévigné ; c’est la première fois que j’aurais senti du plaisir à usurper l’opinion, et à me parer des plumes du paon. Mon ami, plaisanterie à part, ayez de l’esprit pour moi. Vous comprenez que c’est un homme qui m’a fait ce présent ; je ne lui ai jamais écrit, ainsi il ne comparera pas.

Bonsoir. Vous dinez demain avec des gens que vous connaissez peu ; vous serez bien aimable, devinez pourquoi. Pour moi, je dîne chez madame la duchesse de Châtillon ; je serai bien morte, et c’est ma faute : car on me disait aujourd’hui : Je vais souper avec elle ; je n’en ai jamais tant de désir que lorsque j’ai diné avec elle ; cela veut dire qu’assez n’est point assez. Vous n’êtes pas assez heureux, vous, pour avoir ce mouvement : vous ressemblez bien plutôt à ce malheureux qui n’aime rien. — Mon ami, je veux mon Dictionnaire et la lettre de madame d’Anville, et celle de madame de Boufflers, et les miennes ; et puis, je veux vous voir. Si vous voulez éviter cette pernicieuse société, venez à une heure ou à cinq. J’ai vu cette après-dîner vingt personnes. En vérité, je crois qu’en les jugeant sévèrement, elles valent presque autant que celles qui ont rempli votre journée. Mon ami, excepté dans un seul point, soyons toujours raisonnables et modérés, si cela est possible.



LETTRE CV

Sept heures, 1775.

Je vous remercie de m’avoir donné de vos nouvelles ; j’en avais besoin. J’avais tenté trois moyens d’en avoir, et je n’avais pas réussi. J’avais compté vous aller voir, mais j’ai attendu de savoir votre volonté, et vous ne me l’avez pas fait dire. Si vous aviez voulu me voir ce soir ! mais je suis comme l’homme de l’Évangile, j’attends, il faut me dire de venir, et je viens. En conséquence, dites-moi si vous voulez que j’aille chez vous demain à une ou à cinq heures ; ce sera en allant ou en revenant de chez M. de Vaines. Je crains que le mot que vous m’avez écrit ne vous ait fatigué.

Bonsoir, si vous restez chez vous ce soir, comme je l’espère, vous auriez bien dû me le dire : mais apparemment vous n’aviez pas besoin que j’en fusse instruite ; ainsi tout est bien.

M. d’Alembert vient d’avoir le plus grand succès à l’Académie. Il a lu l’éloge de Bossuet. M. de Duras a fait un discours qui est fort applaudi, exact, noble, simple et délicat. J’ai là un détachement de l’Académie. J’enverrai chez vous à huit heures, et M. d’Alembert ira à dix ou onze : pour moi je n’irai pas si vous ne me dites point d’y venir. Adieu. Dormez cette nuit, reposez-vous, calmez-vous et oubliez, s’il le faut, tout ce qui souffre.



LETTRE CVI

Minuit, 1775.

Faites-moi dire, ou si vous en avez la force, dites-moi comment vous avez passé la nuit, j’espère que ce sera sans fièvre. Je viens de voir, dans mes livres, que la Camomille romaine ne vous empoisonnera pas : elle est adoucissante, et on en fait usage dans les coliques ; dites-moi donc à présent si elle vous a soulagé. — Le mariage vous fera des merveilles : l’intérêt de votre femme, celui de tout ce qui vous entourera vous forcera à mieux soigner votre santé. Vous jouissiez déjà aujourd’hui de la douceur du ménage : vous avez bien fait de ne le pas quitter pour l’Opéra ; c’était les limbes. Cette musique a les pâles couleurs : il faut que mon ami Grétry s’en tienne au genre doux, agréable, sensible, spirituel, c’est bien assez ; et quand on est bien fait dans sa petite taille, il est dangereux et sûrement ridicule de monter sur des échasses. On tombe sur le nez et les passants rient. Vous remarquerez que ce n’est point en contradiction, mais bien en confirmation de mon engoûment pour Zémire et Azor, pour l’Ami de la Maison, pour la Fausse Magie, etc., etc., que je vous parle ainsi.

Je ne sais si vous avez eu de ces instructions ; elles ne se vendent pas, ainsi je vous en envoie. J’ai reçu aujourd’hui deux lettres qui m’ont bouleversée, mais qui ont rempli mon âme. Figurez-vous quelles dates : Madrid, 3 mai 1774. En montant en voiture pour vous voir ; et l’autre de Bordeaux, 23 mai 1774. En arrivant, et presque mort. Et je les reçois un an après leur date ! cela me paraît tenir du prodige. Il semble que ce soit un nouvel avertissement. Cela me trouble, cela m’occupe. Je réponds oui, et cependant je remercie le ciel qui m’a laissée vivre pour recueillir encore ce qu’il y avait de plus cher et de plus sacré pour moi dans l’univers.

Vous gardez votre chambre : ainsi il vous sera moins importun de chercher et de rassembler mes lettres. En grâce, ne me refusez pas ce moment de soin ; soyez assuré que je n’abuserai pas de votre bonté.

Je compte sortir demain à midi, et rentrer à quatre heures pour ne plus sortir. Je ne me permets pas de désirer de vous voir. Ce que je veux de préférence à mon plaisir, c’est votre bien-être, votre bonheur, votre volonté, et même votre fantaisie, tant je me rends facile !



LETTRE CVII

1775.

Vous me faites mal, vous m’affligez, vous me tourmentez, et puis vous dites que je ne suis pas accoutumée à trop de sévérité avec vous. Ah ! mon Dieu ! je ne vous passe rien ? Mon ami, comment osez-vous prononcer ces mots ? mais je vous pardonne ; et quoique vous ne soyez pas trop bien avec moi, il s’en faut bien que vous y soyez aussi mal que j’y suis moi-même. Je suis troublée, agitée, et d’une inconséquence qui va jusqu’à l’égarement. Je ne sais ce qui résistera le plus longtemps, de ma tête ou de ma vie ; mais il est impossible de supporter un état aussi violent. Si je vous disais tout, je vous ferais peur, vous me haïriez. Ah ! que je suis souffrante, que je suis malheureuse ! que je regrette ! que je crains l’avenir ! mais il ne tient qu’à moi. Adieu, mon ami, ma tête, mon âme se sont renversées ; je ne puis plus me calmer ; et, dans le trouble où je suis, je ne sais si je vous aime. — Voilà ce billet de l’Académie. Vous devriez aller dîner chez madame la duchesse d’Anville, on se met à table à une heure, et tout le monde va à l’Académie. M. de Condorcet y sera ; il a passé la soirée avec moi hier, ce sera de même aujourd’hui : mais demain j’espère qu’il n’aura pas tant de bonté ; et vous en aurez, vous, assez pour venir le matin me dire si je puis compter sur vous le soir.



LETTRE CVIII

Onze heures du soir, 1775.

Eh ! mon Dieu ! non je n’ai pas été à l’Académie : je voulais vous voir pendant la séance, et vous ne l’avez pas voulu. J’ai vu des gens enivrés de plaisir, et j’étais pénétrée de tristesse, j’étais inquiète. Vous souffriez, et vous n’aviez pas besoin de me voir : voilà ce que je sentais, et j’entendais mal tout ce qui se disait autour de moi. M. d’Alembert vous contera son succès, il vous dira le vif plaisir qu’il a eu de faire applaudir l’archevêque de Toulouse jusqu’au transport ; l’archevêque en a pleuré de joie et de reconnaissance. J’aime ce mouvement ; c’est à coup sûr un des moments les plus heureux de sa vie. J’en suis bien aise, mais c’est de la pensée seulement ; car mon âme souffre, et le plaisir n’y peut plus pénétrer. Mon ami, vous y avez mis le dernier sceau de la douleur, mais ce n’est pas de moi que je veux vous parler. Dites-moi des nouvelles de votre nuit : je voudrais bien qu’elle eût été bonne. Au moins êtes-vous sans fièvre ? et voudrez-vous que je vous voie à une heure ou à cinq ? dites, mais ne vous contraignez pas surtout.



LETTRE CIX

Une heure après minuit, 1775.

Non, mon ami, je ne me coucherai point sans vous faire partager l’estime, le respect et l’enthousiasme dont je suis pénétrée et exaltée. Ah ! que cela est beau, que cela est vertueux, que cela est noble ! que je me sens d’admiration pour Marc-Aurèle, et d’estime pour son vertueux panégyriste ! Il faut absolument que le roi le lise : j’ai déjà agi pour cela ; j’espère que mon vœu sera rempli, et en vérité, ce n’est pas pour M. Thomas que je le souhaite. L’excellent homme n’a besoin que des jouissances que lui donne sa vertu. Vous croyez bien que je viens de lui dire deux mots sur cet éloge. Mon ami, ma mort serait arrêtée pour demain, que je sentirais encore le besoin d’honorer, de chérir les talents et la vertu. Croyez-moi folle si vous voulez ; c’est du moins le genre de folie dont était animé ce que j’ai adoré pendant huit ans. Ah ! je sens avec déchirement ce que dit Montaigne : il me semble quand je sens, quand je jouis seule, que je lui dérobe sa part.

Bonsoir. À demain, vers une heure et demie, au plus tard, vous me rendrez cet éloge ; je ne veux pas m’en séparer. Mon Dieu ! j’ai été de même aujourd’hui de votre pensée, rien ne pouvait m’en détourner. Oh ! que je serais malheureuse, si mon âme se tournait tout entière de ce côté-là : il me faudrait du courage pour m’arracher à ce que je vais perdre pour jamais. Adieu, puissent ces affreuses pensées ne pénétrer jamais jusqu’à votre âme.



LETTRE CX

Minuit, 1775.

Le voilà donc signé cet arrêt ! Dieu veuille qu’il ait prononcé aussi sûrement sur votre bonheur, qu’il a prononcé sur mon sort ! Mon ami, je ne puis plus soutenir ma pensée. Vous m’accablez, il faut vous fuir pour retrouver la force que vous m’avez ôtée. Adieu ! puissiez-vous être toujours assez occupé et assez heureux pour perdre jusqu’au souvenir de mon malheur et de ma tendresse ! Ah ! ne faites plus rien pour moi ; votre honnêteté, vos bons procédés ne font qu’irriter ma douleur : laissez-moi vous aimer et mourir.


LETTRE CXI

Mardi, 21 mai, onze heures du soir, 1775.

Eh ! mon Dieu ! suivez votre dépit, partez : j’ai besoin de repos, vous me troublez ; je suis mécontente de vous. Je me hais, j’ai des remords. Ah ! pourquoi vous ai-je connu ? Je n’aurais qu’un malheur, ou plutôt je n’en aurais plus. Je serais délivrée d’une vie que je déteste, et à laquelle je ne suis plus retenue que par un sentiment qui met mon âme à la torture. Ce que j’ai fait aujourd’hui ? ce que j’ai pensé ? ce que j’ai senti ? hélas ! je ne vous ai pas vu, je n’ai donc connu que le regret, la douleur, et le désespoir de vous craindre et de vous désirer. Adieu. Ne me voyez point ; j’ai l’âme bouleversée, et vous ne me calmez jamais. Vous ne connaissez ni le tendre intérêt qui console et qui soutient, ni cette bonté et cette vérité qui inspirent de la confiance, et qui rendent au repos une âme blessée et affligée profondément. Ah ! que vous me faites mal, que j’ai besoin de ne plus vous voir ! Si vous faites bien, partez demain après dîner. Je vous verrai le matin, c’est bien assez.



LETTRE CXII

Samedi, 1er juillet 1775, avant la poste.

Le trouble et l’agitation de mes idées et de mon âme m’ont privée longtemps de l’usage de mes facultés. J’éprouvais ce que dit Rousseau, qu’il y a des situations qui n’ont ni mots ni larmes. J’ai passé huit jours dans les convulsions du désespoir : j’ai cru mourir, je voulais mourir, et cela me paraissait plus aisé que de renoncer à vous aimer. Je me suis interdit les plaintes et les reproches ; il me semblait qu’il y aurait eu de la bassesse à parler de mon malheur à celui qui le faisait volontairement. Votre pitié m’aurait humiliée, et votre insensibilité aurait révolté mon âme ; en un mot, je sentais que, pour conserver quelque mesure, il fallait garder le silence et vous attendre. Peut-être me trompais-je : mais je croyais que, dans cette circonstance, vous me deviez quelques soins ; et sans vous supposer ni beaucoup de tendresse, ni beaucoup d’intérêt pour moi, je croyais devoir compter sur ce que l’honnêteté et mon malheur vous prescrivaient. J’attendais donc ; et au bout de plus de dix jours d’absence, je reçus du château de C… un billet qui est un chef-d’œuvre de froideur et de dureté. J’en fus indignée, j’en conçus de l’horreur pour vous, j’en eus bientôt pour moi, lorsque je vins à considérer que c’était pour vous (pardonnez-le-moi), oui, que c’était pour vous, que je voyais si cruel, que j’avais pu me rendre si coupable envers ce qu’il y a jamais eu de plus digne d’être aimé. Je m’abhorrais, la vie ne me paraissait plus supportable, j’étais déchirée par la haine et par les remords, et, dans mon désespoir, j’arrêtai avec moi-même le jour, le moment où je me délivrerais du poids qui m’accablait. Je fixai la mort, elle était le terme de tous mes maux. Il faut que ce moment terrible fasse taire toutes les passions ; car, dès ce moment-là, je me sentis froide et calme. Je me promis de ne plus ouvrir vos lettres ; je voulais ne plus m’occuper que de ce que j’avais aimé ; mes derniers jours devaient être employés à adorer ce que j’ai perdu : et en effet je ne fus plus poursuivie par votre pensée. Cependant, s’il m’arrivait d’avoir quelques instants de sommeil, je me réveillais avec effroi par le son de ces terribles mots : vivez, vivez ; je ne suis pas digne du mal que je vous fais. Non, non, m’écriai-je, vous n’étiez pas digne d’être aimé ; mais, moi, il fallait que j’aimasse éperdument pour devenir aussi coupable. Vous avez eu la cruauté de me retenir à la vie, et de m’attacher à vous. Sans doute que c’était pour me rendre la mort plus nécessaire. Ah ! que vous me paraissiez cruel, qu’il m’en coûtait peu pour m’éloigner de vous et pour renoncer à la vie ! Mais pourquoi mourir, me disais-je quelquefois, en retournant sur moi, et en me sentant aimée et entourée de gens qui voudraient faire ma consolation et mon bonheur ? Pourquoi faire croire à l’homme que je hais, que je n’ai pu vivre sans l’aimer ? En mourant, ce ne serait pas même m’en venger. Je sentais mon âme se fortifier en m’éloignant de vous. J’étais dans cette disposition à l’arrivée du paquet adressé à M. de Vaines. Il me ramena à un mouvement plus doux, il fallut bien l’ouvrir, puisqu’il contenait l’éloge de Catinat. Je ne sais si c’est faiblesse, ou délicatesse, mais je me persuadai que, quoique je ne vous dusse plus rien, je ne pouvais pas vous refuser des soins pour une affaire de laquelle vous vous en étiez rapporté à moi. Je pensai que mon ressentiment ne devait pas me permettre de manquer à un procédé qui m’était imposé par la confiance que vous m’aviez marquée. Ce fut donc par morale que j’ouvris ce paquet. J’y vis votre lettre ouverte, je la lus ; elle était honnête, mais froide ; elle aurait pu être sensible, et alors j’aurais peut-être eu à combattre ma résolution : elle fit mieux, elle m’y confirma. Je continuai mes soins pour votre Éloge, et je jouissais avec une sorte de plaisir du genre d’intérêt qui m’animait. Ce n’était pas vous, ce n’était pas mon sentiment que je satisfaisais, c’était mon orgueil que je contentais. J’ai donc assez de force, me disais-je, pour obliger, pour servir ce que je hais et ce qui m’a fait mal ; et par la manière que j’y mettrai, je suis sûre qu’il ne me sera pas obligé. Cette pensée soutenait mon courage : je me sentais tant de force contre vous, que je relisais votre lettre ; et loin que mon âme s’en amollît, elle devenait plus forte, en voyant le peu d’intérêt et de regret que vous me montriez. Je la jugeai sans passion : car elle ne m’irritait point ; elle me prouvait seulement que j’avais pris le seul parti raisonnable. Je continuai donc à agir pour le succès de votre affaire, et j’y mis tant d’activité, que l’on pouvait me croire animée du plus vif intérêt. Je reçus votre billet de Bordeaux ; je pensai que je ne devais pas en craindre l’effet, et qu’au contraire, vous me donneriez de nouveaux motifs de m’éloigner de vous. Je l’ouvris donc avec empressement : il était court, et quoique dénué de sentiment, il me montrait un regret qui tenait à l’honnêteté ; je n’en fus pas touchée, mais j’en fus plus calme. Tant mieux, s’il est honnête, me disais-je ; s’il peut me paraître moins coupable, j’en serai moins humiliée. Mon âme n’a pas besoin de le haïr, c’était un tourment pour elle. L’indifférence me rendra au repos, et cette disposition me remettra peut-être en état de jouir des consolations qui me sont offertes. Il faut m’abandonner aux soins de l’amitié, il faut répondre à des gens que j’aurais dû rebuter ; il faut leur plaire, et cette occupation me détournera des pensées qui flétrissent et abattent mon âme depuis si longtemps. D’après ces réflexions, je me prescrivis une conduite à laquelle j’ai été jusqu’ici assez fidèle, et qui me réussit bien. Je mène une vie plus dissipée : je me livre à tout ce qui se présente ; je suis toujours environnée de gens qui m’aiment, qui tiennent à moi, non parce que je suis aimable, mais parce que je suis malheureuse. Ils me font l’honneur de croire que je suis restée abîmée par la perte que j’ai faite ; ils semblent jouir de l’effort que je me fais pour guérir : ils me savent gré de mon courage, ils me louent, ils se plaisent avec moi : ils m’enlèvent pour ainsi dire à ma douleur, en ne me laissant pas un instant à moi-même. Oui, je le vois, le plus grand bien, le seul bien est d’être aimé, c’est le seul baume d’un cœur déchiré. Mais rien, je le sens, rien dans la nature n’éteindra le sentiment qui a fait toute mon existence pendant tant d’années. Le besoin de me délivrer du tourment que vous me causez, me fera rechercher des ressources que j’avais rejetées. Enfin, je l’espère, je le sens, une volonté bien éclairée, bien absolue a plus de pouvoir que je ne l’avais cru. Vingt fois j’avais eu le mouvement de me séparer de vous ; mais je n’avais jamais été de bonne foi avec moi-même : je voulais bien ne plus souffrir ; mais je n’avais jamais pris le moyen de guérir ; vous m’en avez fourni un bien puissant, à la vérité. Votre mariage, en me faisant connaître votre âme, a repoussé et fermé la mienne à jamais. Oh ! non, ne croyez point que je suive vos conseils, et que je prenne mes modèles dans les romans de madame Riccoboni : les femmes que la légèreté égarent, peuvent en effet se conduire d’après ces maximes et des principes de roman. Elles se font illusion ; elles croient être douces et généreuses, lorsqu’elles ne sont que froides, basses et méprisables : elles n’ont point aimé, elles ne sauraient haïr ; en un mot, elles ne connaissent que la galanterie, leur âme n’a pu atteindre à la hauteur de l’amour et de la passion ; et madame Riccoboni elle-même n’a pu s’y élever, même par l’imagination. Mon Dieu ! que je fus blessée de ce rapprochement que vous faisiez de mon malheur à cette situation de roman ! que vous me parûtes froid et peu délicat ! que je me trouvai supérieure à vous, en me sentant capable d’une passion que vous ne pouviez pas même juger ! Mais il faut terminer cette longue lettre qui vous mettra en état de mieux apprécier ma position actuelle. Je vous ai rendu compte de tout ce que j’ai éprouvé : j’y ai mis la même vérité que j’ai toujours eue avec vous ; et par suite de cette vérité qui m’est sacrée, je ne vous dirai point que je désire votre amitié, ni que j’en ai pour vous : ce sentiment ne peut avoir de douceur et de charme, que lorsqu’il est fondé sur la confiance, et vous savez si vos procédés et votre conduite ont dù m’en inspirer. Adieu. Souffrez-moi le mouvement d’orgueil et de vengeance qui me fait trouver du plaisir à prononcer que je vous pardonne, et qu’il n’est plus en votre pouvoir de me faire connaître la crainte, sous quelque rapport que ce puisse être.

Je joins ici trois lettres que je vous prie de relire : ce n’est pas que je prétende, ni que je veuille vous inspirer ni regret, ni intérêt ; mais je veux que vous frémissiez une fois de tous les maux que vous m’avez causés. Puisse ce souvenir vous rendre meilleur. J’exige (et votre conscience vous dira que j’en ai le droit), que vous me renvoyiez ces lettres sous l’enveloppe de M. de Vaines, et avec une double adresse, par le courrier qui suivra celui où vous les aurez reçues.


LETTRE CXIII

Lundi au soir, 3 juillet 1775.

À l’arrivée du courrier de samedi, je venais de vous écrire un volume, et je ne vous en ferai pas grâce, quoique votre lettre m’ait fait changer, non pas de façon de penser, mais de manière de sentir. Cependant je restai confondue en lisant que vous n’aviez que l’apparence d’être coupable envers moi, et que mon malheur fondait votre indulgence ; et c’est vous qui prononcez ces mots, et c’est moi que votre injustice fait mourir de douleur ! Ah ! mon Dieu ! où trouver la force dont j’aurais besoin ? Mon âme ne peut plus s’arrêter, se fixer à rien. Je ne vous hais pas, je passe ma vie à vous condamner, à souffrir, à maudire la vie à laquelle vous m’avez garrottée. Ah ! pourquoi vous ai-je connu ? pourquoi m’avez-vous rendue si coupable ? Et vous prononcez froidement que je suis malheureuse ! Rien ne vous avertit donc pas que c’est vous qui m’avez rendu mon malheur irrévocable, et vous osez nommer le silence du désespoir, un détestable caprice ! Hélas ! je vous ai aimé avec tant d’abandon, mon âme a été tellement enlevée à tout autre intérêt que celui de ma passion, qu’il est inouï que vous appeliez caprice le mouvement qui m’éloigne de vous. Quoi ! vous n’avez pas même la langue du sentiment qui m’anime. Au moment même où vous paraissez vouloir me ramener, vous blessez mon cœur, vous meurtrissez mon âme par vos expressions. Prenez garde que ce ne soit manquer de délicatesse que de vous plaindre de moi, lorsque je suis accablée par vous. Ce n’est, dites-vous, ni le dépit ni la reconnaissance qui vous inspire, c’est le sentiment le plus tendre. Ah ! s’il était vrai, serais-je au comble du malheur ? Non, vous vous méprenez, je le crois : car sans partager mon sentiment, sans avoir même besoin d’être aimé autant que j’aime, il vous en coûte un peu pour renoncer à être le premier, l’unique objet d’une âme active et passionnée, qui met, sinon de l’intérêt, du moins du mouvement dans votre vie. Oui, l’homme le plus dissipé et le plus agité sent encore du vide lorsqu’il cesse d’être aimé par une âme assez forte pour souffrir, et assez sensible pour tout pardonner. Je n’étais pas assez généreuse ou assez froide pour vous pardonner le mal qui me déchire ; mais j’avais eu assez de raison pour chercher le calme dans le silence. Mon âme était si malade, que j’espérais que le besoin de repos me ramènerait doucement à l’indifférence. Je ne croyais pas impossible qu’en cessant de vous voir et de vous parler, vous perdissiez enfin le pouvoir que vous avez d’égarer ma raison et de bouleverser mon âme. Eh ! bon Dieu ! que voulez-vous faire de cet ascendant ? sans doute le malheur de ma vie et le trouble de la vôtre : il faut un excès d’amour-propre que je ne saurais exciter, pour vouloir entretenir un sentiment qu’on ne peut pas partager. Vous savez bien que mon âme ne connaît pas la modération : ainsi c’est me condamner aux tourments des damnés, que de vouloir m’occuper de vous. Vous voudriez l’impossible, que je vous aimasse, et que ma raison réglât tous mes mouvements ; cela est-il dans la nature ? Il n’y a que les sentiments qu’on fait avec sa tête qui puissent être parfaits, et vous savez si je sais rien feindre, si je peux rien usurper, si je voudrais devoir le bonheur de toute ma vie à une conduite qui ne me serait pas dictée par la tendresse de mes sentiments, ou par la violence de ma passion. Vous le savez, vous le voyez, je n’ai pas même l’usage de mon esprit avec ce que j’aime. Mais c’est trop vous parler de moi. C’est de vous que je veux savoir tout ce que j’ignore depuis si longtemps : vous me devez compte de vos pensées, de vos sentiments ; oui, j’ai droit à tout cela. Comment pouviez-vous vous arrêter, lorsque vous m’écriviez ? Et vous dites que votre cœur et votre esprit étaient pleins ! Avec qui vous livrerez-vous ? Y a-t-il quelqu’un dans le monde qui puisse vous entendre mieux que moi ? — Sur ce que vous m’avez dit du Connétable, j’ai envoyé chez M. le maréchal Daras, qui a répété que le Connétable serait joué, que vous auriez un congé pour la fin du mois, que vous iriez, au mois de septembre, à Metz, finir le temps de votre service. Il vous a écrit tout cela le dernier courrier, et je vous le répète pour ma propre satisfaction. Vous avez donc trop présumé de mon zèle, et de je ne sais plus quoi ! Que vous êtes ingrat ! s’il eût dépendu de mon honneur et de ma vie, je n’y aurais pas mis autant d’activité. Il y a au concours quinze éloges de Catinat ; mais il n’y en a qu’un qui m’inquiète. Je dois le lire demain, et je vous promets de vous envoyer mon jugement cacheté : nous verrons si je me rencontrerai avec l’Académie. Pour juger sainement, je ferai abstraction de haine et d’amour, et puis vous verrez si j’aurai de l’esprit. — N’avez-vous pas repris les Gracques ? et quoique toute ambition soit éteinte en vous, n’espérez-vous pas que cet ouvrage ajoutera beaucoup à votre réputation ? — M. de Vaines doit vous envoyer tous les originaux du travail que vous avez fait pour M. Turgot. N’allez pas croire que j’ai oublié le mémoire de M. Du…, je l’ai envoyé sur-le-champ ; j’ai écrit avec plus d’intérêt que je n’en mettrai jamais à moi et à ma fortune. J’ai prié qu’on ne me répondît pas sur-le-champ, parce qu’il n’y a que les refus qui soient si prompts. Enfin, Monsieur, j’ai pensé que je serais un de vos amis, et cette pensée ne m’a pas permis de rien omettre pour réussir. Que vous seriez ridicule, si vous n’étiez le plus aimable du monde ! Votre lettre est un mélange de confiance dans mon sentiment, et de défiance d’avoir jamais pu être aimé, qui est trop plaisant ; c’est un ton si poli, et puis c’est un ton si confiant ! Cela me rappelle : Philis, qu’est devenu ce temps, etc. Je ne sais pas si vous m’aimez, mais vous êtes presque aussi inconséquent que moi : est-ce que je vous entraînerais ? si vous saviez tout ce que mon silence vous a fait perdre ! et je n’entends pas par là les preuves de ma tendresse ; mais votre curiosité aurait été si amusée, si intéressée ! J’ai tant vu, tant entendu de choses depuis votre départ ! Je me disais : Tout cela serait plein de vie et d’intérêt pour moi, si je pouvais le lui communiquer ; mais dès que je ne dois pas lui parler, ce n’est pas la peine d’écouter : et en effet, je me retirai dans mon âme, où je trouvais bien mauvaise compagnie, des remords, des regrets, de la haine, de l’orgueil, et tout ce qui peut faire prendre en horreur la vie. — Je veux que vous me disiez par quelle lettre vous avez commencé ; je serais au désespoir, si c’était par celle-ci ; vous ne liriez le reste que comme les gazettes de l’année dernière, et je vous aurai offensé, j’espère ; je vous aurai révolté, vous m’aurez haïe, c’est quelque chose : mais la sottise, la faiblesse, c’est d’avaler sur-le-champ ce que je vous ai pourtant dit avec toute la vérité de mon âme. Oh ! il m’était échappé un mot, en vous mandant que vous étiez du concours, mot que je me suis bien reproché. En effet, comment appeler mon ami ce qu’on hait le plus dans la nature ? quelle réminiscence peut amener là ? Cela n’est pas concevable. Est-ce donc que cette haine serait le premier anneau de la chaîne qui ne laisse pas un mouvement de liberté aux malheureux qui ont été subjugués malgré eux ? Ah ! vous n’avez point assez d’esprit pour concevoir tout ce qu’on souffre en aimant sérieusement un homme qui ne mériterait d’être aimé que par les femmes dont il flatterait la vanité, sans occuper jamais l’âme. Voilà comme on aime, voilà ce qu’on dit qui est aimable ; et je ne sais comment, avec tant d’agrément de part et d’autre, il arrive cependant de s’ennuyer à mourir au milieu de tous ces gens-là. Mon ami, oui, mon ami le plus cher à mon cœur, ne soyons plus mal ensemble : pardonnons-nous, nous avons encore de quoi être indulgents ; mais souvenez-vous que je suis bien malade et bien malheureuse ; si vous voulez que je vive, aidez-moi, soutenez-moi ; faites-moi oublier tout le mal que vous m’avez fait. Répondez-moi, il me revient un volume. Adieu, adieu. N’êtes-vous pas las ?



LETTRE CXIV

Mardi, 4 juillet 1775.

J’en suis bien fâchée ; mais, mon ami, pourquoi me demandez-vous l’impossible ? donnez-moi l’occasion de vous être utile dans ce que vous croirez juste, je vous réponds que cela se fera, et sans que je m’en mêle : vous n’aurez qu’à parler. Si vous saviez ce qu’il m’en coûte pour vous taire quelque chose qui me comblerait de joie, si mon âme en était encore susceptible ! mais c’est un bien, c’est un plaisir qui contente ma réflexion, et qui fait jouir tout ce qu’il y a d’honnête et de sensible en moi. Oh ! mon ami, si vous étiez là, je ne serais pas discrète ; car je vous confierais un secret que je dois garder. Il faut qu’on se doute de mon attrait pour vous, puisqu’en me disant l’importance du secret, on a ajouté : Mais pour tout le monde, pour Monsieur de G… J’ai ri de cette condition, et j’ai dit : Il n’est donc pas compris dans tout le monde ? Non, non, il ne l’est pas pour vous ; et vous voyez qu’on avait bien raison : car il n’y a que vous dans le monde, à qui je puisse dire que je meurs de regret de ne pouvoir parler.

J’ai eu cet éloge de Catinat, je vais le lire. Mon Dieu ! que les passions ont une morale relâchée ! Me voilà en reconnaissance de la marque de confiance que me donne l’auteur, me voilà à désirer que son ouvrage soit bon, mais à ce degré qui ne permette pas le doute entre vous et lui. Mon ami, je vous dirai vrai, mais je ne vous réponds pas que ce soit la vérité : vous savez bien que je n’ai point de goût et bien peu de sens commun, ainsi vous jugerez mon jugement comme il le méritera. — Que dites-vous de ce torrent d’écriture ? Ne seriez-vous pas mieux fondé à vous plaindre de l’excès que de la disette ? Bonjour. Si je n’ai pas une lettre demain, il n’y a point de justice à attendre de vous.


LETTRE CXV

Jeudi, 6 juillet 1775.

Je n’ai point eu de vos nouvelles hier, mon ami. Vous vous êtes lassé de me parler, et moi je me suis trop tôt lassée de me taire ; avec un peu de courage, tant de douleurs, tant d’efforts n’auraient peut-être pas été perdus. Mon Dieu ! dites-moi, si vous le savez, comment cette torture finira ? sera-ce la haine, l’indifférence, ou la mort qui m’en délivrera ? Mon ami, je ne veux pas être généreuse à demi, je crois que je vous ai pardonné ; ainsi je vais causer avec vous, comme si j’étais contente de vous. — Je vais vous dire que d’ici à peu de jours voici ce qui sera public : c’est que M. de Malesherbes a toutes les places de M. le duc de la Vrillière : celui-ci donnera sa démission dans quelques jours, il a encore à faire une visite à l’assemblée du clergé qui doit lui valoir vingt mille francs. M. de Malesherbes donnera la démission de sa charge à la Cour des aides, et M. de Barentin le remplacera. Si vous saviez tout ce que M. de Malesherbes a mis d’honnêteté et de simplicité en acceptant cette place ! vous redoubleriez d’estime, de goût et de vénération pour cet excellent homme. Oh ! pour le coup soyez assuré que le bien se fera, et qu’il se fera bien, parce que ce sont les lumières qui dirigeront la vertu et l’amour du bien public. Jamais, non jamais deux hommes plus vertueux, plus désintéressés, plus actifs n’ont été réunis et animés plus fortement d’un intérêt plus grand et plus élevé. Vous le verrez : leur ministère laissera une profonde trace dans l’esprit des hommes. Tout ce que je vous dis là est encore un secret. Ce choix-là sera reçu avec transport du public ; il y a quelques gens qui en enrageront, mais ils se tairont. Les intrigants auront bien peu de moyens, cela est bien touchant. Oh ! le mauvais temps pour les fripons et pour les courtisans ! n’y a-t-il pas bien de la délicatesse à faire cette distinction ! cela s’appelle partager un cheveu en quatre.

À présent écoutez-moi, tremblez : car je vais juger deux éloges de Catinat, qui seront, à ce que j’imagine, les deux seuls qui occuperont l’Académie. Les auteurs de ces deux éloges sont M. de G… et M. de la Harpe. M. de G… est auteur d’un excellent ouvrage de tactique et d’une tragédie : ces deux ouvrages l’ont fait connaître comme un homme plein de talent et d’esprit, et ils annoncent partout une âme élevée et pleine d’énergie. C’est d’après cette connaissance et la prévention qu’elle doit inspirer pour M. de G…, que j’ai lu et jugé son éloge de Catinat. Vous connaissez M. de la Harpe mieux que moi, vous savez que c’est un excellent littérateur qui a beaucoup d’esprit, et surtout le goût le plus éclairé et le plus pur : voilà la justice que je lui rendais avant que de lire son éloge de Catinat. À présent, écoutez ce que la présomption aveugle, sotte et bête, a osé prononcer, et voyez si vous en serez irrité, ou si vous prendrez le parti de dédaigner cet arrêt. L’éloge de M. de La Harpe est écrit avec sa facilité ordinaire, mais avec une correction dont il s’est dispensé tant qu’il n’a pas eu M. de G… pour rival. Son style est à la fois facile et élevé : il est si rare de réunir ces deux mérites, du moins à ce point, qu’il me semble qu’on pourrait dire qu’il écrit en prose comme Racine écrit en vers. Cet ouvrage est d’un homme de lettres qui a un esprit juste et sage, une âme douce, honnête et élevée. Il y a une foule d’expressions heureuses, de choses touchantes, d’idées fines exprimées avec clarté et avec noblesse ; mais ce n’est que l’ouvrage d’un excellent écrivain, d’un homme de beaucoup d’esprit. — Celui de M. de G… me paraît l’ouvrage d’un homme supérieur, qui a plus que de l’esprit, c’est du génie. Aucun des deux n’est philosophe : l’un, parce qu’il ne pense pas assez froidement ; l’autre, parce qu’il ne pense pas assez profondément : mais l’âme de M. de G… juge les hommes et les événements avec tant de hauteur et d’énergie, qu’on aime mieux être entraîné par elle qu’éclairé par un philosophe. La partie militaire est si bien traitée dans M. de G…, que les plus ignorants se croient, en le lisant, en état d’apprécier le mérite de Catinat. Cette partie dans M. de La Harpe est obscure, fatigante et fort ennuyeuse. En lisant M. de La Harpe, on est agréablement occupé, et quelquefois touché ; on estime le talent de l’auteur. En lisant M. de G…, je sens mon âme s’agrandir, se fortifier, prendre une activité, une énergie nouvelle : mais quelquefois il passe la mesure ; son style n’est pas toujours assez clair et assez concis ; il manque quelquefois d’harmonie, on y trouve des expressions trop hasardées. Si on accordait le prix à l’art d’écrire, à l’éloquence de style, à l’ouvrage le mieux fait, il faudrait, je crois, couronner M. de La Harpe : mais si on le donnait à l’éloquence de l’âme, à la force et à l’élévation du génie, à l’ouvrage qui produira le plus grand effet, il faudrait couronner M. de G… Si je ne connaissais pas les auteurs, je passerais ma vie à désirer ou à regretter de n’être pas l’amie de M. de G…, et je ne m’informerais seulement pas si M. de La Harpe vit à Paris. Mon ami, je meurs d’impatience que vous soyez à portée de juger mon jugement ; mais je vous demande votre parole d’honneur que vous n’en ferez part à personne, pas même à ce qui vous est le plus cher : je ne veux pas avoir le dégoût ou la gloire que m’a causée le jugement des deux éloges de La Fontaine. Mon ami, je n’ai ni amour-propre ni prétention avec vous. Il m’est commode d’être bête, et je me laisse aller : mais avec les autres, je ne me gêne pas, car je n’en ai plus la force. Je ne leur parle point, je me contente de dire : Cela est bon, cela est médiocre ou mauvais, et je me garde bien de me fonder en raison ; à coup sûr, cela m’ennuierait autant que je les ennuierais. Et qu’importe d’avoir de l’esprit avec ceux qui ne vont pas à mon âme, c’est bien moi qui suis éteinte. Mon âme est encore animée par le malheur, mais elle est restée sans chaleur : j’ai perdu ce qui m’échauffait, ce qui m’éclairait, ce qui m’exaltait ; il ne me reste que des souvenirs qui couvrent de crêpe tous les objets. Ô mon ami, M. de Mora n’est plus, et vous m’avez empêchée de le suivre ! par quelle fatalité vous ai-je inspiré un intérêt qui m’est devenu si funeste ?


Vendredi 7 juillet.

J’oublie de vous dire que M. de Sartine doit entrer au conseil : c’est pour le consoler. Je vous disais, il y a quelques jours, que j’étais environnée de mes amis ; mais, depuis deux jours, c’est une désertion entière : les inspections, les régiments, les terres, les eaux m’ont tout enlevé. Cependant l’ambassadeur de Naples me reste, et je le vois tous les jours, mais il est trop gai pour moi, il contrarie ma disposition. M. de Condorcet est de retour. Après de longs entretiens avec son cher oncle, il a été convenu que M. de Condorcet se marierait quand il en aurait envie : cette tyrannie est tolérable. Il a accordé qu’il serait présenté au roi, qu’il ferait prendre le deuil à son laquais, parce que c’est l’aîné de la maison qui est mort ; et après ces conditions et ces promesses, il a pris congé de son oncle, qui se console d’avoir un neveu de l’Académie, parce qu’il a appris qu’il était l’ami intime d’un ministre. Mon Dieu ! que de sottises ! cela fait gémir, quand cela ne fait pas rire. — Mon ami, je vous conterai quelque jour une colère où je me suis laissée aller : j’ai dit des duretés, des injures, je me suis fait des ennemis ; mais il ne m’importe, je me suis satisfaite. Il me paraissait que c’était le comble de l’injustice et de l’insolence que d’oser vous juger. Je voudrais avoir le droit exclusif de penser mal de vous ; je voudrais que les autres vous jugeassent comme je vous sens, noble, grand, élevé, et qu’on ne dît jamais de vous, il est aimable. Ah ! la sotte louange ! elle est destructive de tout vrai mérite. Il est aimable, cela veut dire, quand cela est traduit et que ce sont les gens du monde qui parlent : il est frivole, léger et sans caractère. Voilà les gens aimables de ce pays-ci, mais nous deviendrons meilleurs, j’en suis intimement persuadée. Adieu, mon ami. Vous vous moquerez de moi de vous avoir gardé un secret que tout le monde vous mandera ; mais si vous n’êtes pas devenu trop provincial, vous saurez que trois jours peuvent être d’une grande importance dans un secret de cette nature. D’ailleurs, je l’avais promis, et la morale ne doit pas être raisonneuse. — J’ai une grande curiosité, ce serait de voir une lettre de… Mais de nouveaux devoirs imposent sans doute de manquer de confiance : eh bien ! soit. J’espère que j’aurai demain de vos nouvelles. Ce sera un mot bien sec, bien froid : cela me déplaira, et peut-être tant et tant, que je me reprocherai amèrement mon retour vers vous. J’aurais dû vous écrire : Vous n’étiez pas digne du mal que vous me faites ; ces mots découvrent jusqu’au fond de l’âme, et jetteraient de la lumière sur dix ans de liaison : c’était ce que disait Clarisse en mourant à Belfort, ami de Lovelace, et cette pensée lui faisait trouver la mort consolante et nécessaire. Mais adieu. Richardson a connu les hommes, l’amour et les passions : madame Riccoboni ne connaît que l’amour-propre, la fierté, et quelquefois la sensibilité ; et voilà tout.



LETTRE CXVI

Lundi, 10 juillet 1775.

Eh bien ! achève donc de déchirer mon cœur. En effet, que je suis malheureuse, que je suis hors de propos, hors de mesure ! dans quelle méprise, bon Dieu ! je suis tombée ! Il vous suffisait, dites-vous avec plus de délicatesse que de sensibilité, de recevoir une feuille de papier blanc ; et mon malheur a voulu que lorsque vous me prononciez votre volonté, j’étais entraînée à vous dire tout ce que je pensais, tout ce que je sentais. Je souffrais, mon âme s’est lassée, elle s’est tournée vers celui qui la blessait. Oh ! mon ami, vous ne m’entendrez pas, vous me répondrez mal, je vous haïrai avec d’autant plus de force que je vous ai montré plus de faiblesse. Cessez donc de me tourmenter : vous faites trop et trop peu ; laissez éteindre un sentiment que vous ne voulez pas, que vous ne pouvez pas partager. Mon Dieu ! j’étais guérie sans ce maudit éloge de Catinat ; j’en serais restée à cet infâme billet du château de C…, dont le souvenir me fait encore frémir de colère. Je n’aurais plus rien lu de vous, et du moins, dans ce silence profond, j’aurais eu la force de guérir ou de mourir. Mon ami, vous êtes bien coupable : car vous faites bien froidement le désespoir de ma vie. Après m’avoir dit que vous savez que je souffre, vous ajoutez que vous auriez besoin de vivre à la campagne, et que la disposition dans laquelle vous êtes durera longtemps. Quoi ! vous savez que vous me désolez, et vous pensez à vous ? Vous auriez envie d’aller à la campagne, et non pas de me voir, cela est-il vrai ? et si cela est vrai, pourquoi me le dites-vous ? Vous devez me taire ce qui est fait pour révolter mon âme, oui, vous le devez : car n’allez pas croire qu’il n’y ait qu’une sorte de devoir, et qu’ils soient tous remplis lorsqu’on a satisfait à ceux qui ont pour objet l’intérêt personnel, et ceux qui sont soumis au jugement du monde. Sans doute, c’en est assez pour ces âmes grossières et vaines qui n’attachent d’idée de bonheur qu’à l’argent, et de considération qu’à l’approbation des sots qui les environnent. C’est à votre conscience, moi, que j’en appellerai toujours, et c’est la mienne qui vous jugera, lorsque ma passion se taira. Mon ami, vous me faites mal ; vos lettres sont froides, tristes et indifférentes ; vous ne m’avez pas dit un mot qui vînt du cœur. Pourquoi donc le mien s’est-il abandonné à vous ? Enfin dites-moi pourquoi je vous aime, lorsque j’aurais de si fortes raisons de ne vous aimer pas ; et ce n’est pourtant point comme la plupart des femmes, par sotte et plate vanité ou par désœuvrement. À l’égard du vide et du désœuvrement, je ne le connais pas : mon âme serait occupée cent ans de ce que j’ai aimé et de ce que j’ai perdu ; et ma vie serait pleine de mille intérêts, si je le voulais. Je repousse, j’écarte sans cesse ce qui voudrait pénétrer jusqu’à mon âme. Ainsi vous voyez donc que c’est par une fatalité toute particulière que je suis condamnée au supplice qui me tue ; et vous, vous vous en faites spectateur froid ! vous étiez tant accoutumé à ne plus avoir signe de vie de moi, une feuille de papier blanc répondait à tout ce que vous pensiez et sentiez pour moi, mon ami ! et je vous ai écrit des volumes : songez-vous ce que c’est que la gaucherie et la sottise de ma conduite ? J’en suis confuse, mais je veux un peu m’en venger en vous disant que, dans cette lettre à laquelle je réponds, celle du 1er juillet, il y a quelque chose de bien mauvais goût, mais bien mauvais. Oh ! je vous le garde, et si lorsque je vous confondrai, vous ne me haïssez pas, il faut que vous soyez bien bon. Mais, oui, vous êtes doux, vous êtes bon. Ah ! vous êtes aussi bien méchant, bien dur, bien inconséquent ; mais ce que vous êtes plus que tout cela et qui couvre tout, c’est que vous êtes b… a… ! Je n’ose pas écrire ces mots en toutes lettres : il me semble que c’est comme si je disais : je suis folle ; vous seriez capable de le croire, et l’on se met trop à l’aise avec les fous. Je veux vous gêner, je veux vous tyranniser, je veux vous faire souffrir pendant une heure ce que vous me faites souffrir toute ma vie. — Mais à propos, je ne vous ai pas encore parlé de cette bague que vous m’avez donnée en partant : elle était le symbole, l’emblème de tout ce qui est arrivé. Je la mis à mon doigt, et deux heures après elle était brisée. Ce n’est point une plaisanterie, cela me fut du plus triste augure. Venez mon ami, donnez-moi une bague forte et durable comme mon sentiment ; celle que vous m’avez donnée ressemblait trop au vôtre, elle ne tenait qu’à un cheveu. — Vous n’aimez donc plus que la lecture ? Et cependant vous dédaignez la gloire. En vérité, vous êtes un grand philosophe lorsque vous êtes triste ; mais cet hiver, vous serez si heureux, si riche, si dissipé, alors il ne sera plus question de cette profonde philosophie. Ah ! non, votre vie n’est pas si avancée, votre tête est encore bien jeune ; elle a encore besoin d’être purgée de bien des choses qui souvent égarent votre âme. Mon ami, je suis bien impertinente n’est-ce pas ? Je vous critique sans cesse, mais je vous aime mieux que ceux qui vous louent toujours. M. d’Alembert vous aime comme si j’y consentais. Adieu. Écrivez-moi donc et beaucoup.


LETTRE CXVII

Mardi, 11 juillet 1775.

J’ai fait mon thème en deux façons ; et comme ce qui en est le sujet et l’objet à la fois ne vous est pas absolument indifférent, je vous envoie ce brouillon. Je ne crois pas qu’il diffère de beaucoup de mon premier jugement ; mais cependant il doit y avoir de la différence : c’est que la dernière fois, j’écrivais en venant de lire M. de la Harpe, et cette fois-ci, c’est en venant de vous lire. Jugez si j’ai mieux senti, si j’ai été plus ou moins bête. Enfin, mon ami, condamnez-moi ; mais ne me dites pas que je ne suis pas occupée de vous jusqu’à vous en fatiguer. — M. de Malesherbes ne sera en possession que samedi, ou dimanche. Il a été dire adieu à sa solitude de Malesherbes, et je crois que ce ne sera pas sans en avoir le cœur serré. Un ambitieux aura peine à croire qu’on fasse des sacrifices en devenant ministre ; mais si vous connaissez M. de Malesherbes, vous verrez que je dis vrai. Bonjour, mon ami. Je vais envoyer à la grande poste. Je vous ai écrit hier un volume. C’est demain que j’aurai de vous quatre lignes, bien sèches, et peut-être bien dures. Eh bien ! quelles qu’elles soient, je les attends avec plus d’impatience que vous n’attendez un plaisir. Je donne ordre qu’on m’apporte mes lettres chez madame Geoffrin. Au moment où elles arrivent, et jusques-là, j’ai bien peu l’esprit à la conversation. Mes yeux et mon âme sont attachés sur la porte et sur les mains de tout ce qui entre dans la chambre. Mon ami, il n’y a donc de manière d’exister fortement qu’en souffrant ? Mon Dieu ! j’en ai connu une autre ; que ce souvenir est mêlé de douleur et de regret !



LETTRE CXVIII

Mercredi au soir, 12 juillet 1775.

Dites-moi : peut-il y avoir une bonne raison pour ne m’avoir pas écrit ce courrier-ci ? Vous deviez répondre à ce que je vous mandais, que votre éloge était au concours ; et puis vous deviez… Eh non, vous ne deviez rien, puisque le cri de la douleur n’a pas touché votre âme. Vous avez bien fait de ne pas me répondre, vous m’auriez blessée, et je ne suis qu’affligée. Je me rappelle que je vous disais alors que, fussiez-vous le plus dur et le plus injuste des hommes, je ne me reprocherais jamais le mouvement que le désespoir m’arrachait ; et vous vous taisez : c’est en gardant le silence que vous comptez soulager une âme accablée et déchirée tout ensemble. Mais si vous étiez coupable, vous ne seriez pas digne du regret que je vous marque ; et si vous ne l’êtes pas, mon ami, je vous demande pardon : car j’afflige votre cœur en le supposant insensible à ce que je souffre. Il faut attendre à samedi. Je ne sais si je dois le désirer, c’est peut-être le jour le plus important de ma vie : s’il ne me restait qu’une ressource ! Eh bien ! vous avez mis le complément à une destinée exécrable, et il me semble que je vous en bénirais. Oui, je vous en chérirais : car je ne puis plus, je ne veux plus vous haïr ; cet horrible sentiment est trop étranger et trop violent pour mon âme. J’ai pensé en mourir, tant cela avait mis mes nerfs en contraction et en convulsion. Je n’obtiens après cela du calme qu’avec une dose d’opium, qui me jette dans un état d’affaissement qui ressemble à l’imbécillité. Mon ami, bientôt je n’aurai plus physiquement la force de vous aimer. La suite des violentes secousses de mon âme est toujours d’affaiblir et de détruire ma machine. Encore si les souffrances rendaient le chemin plus court ! mais l’on va si lentement lorsqu’on est heurté à chaque instant ! Ah ! mon Dieu ! combien d’heures à passer d’ici à samedi ! Je m’en vais mettre tout ce que j’ai de force à en tromper la longueur. Je me suis déjà engagée cet après-dîner pour cinq ou six choses dont il n’y en a pas une qui ne soit pour moi par delà l’indifférence ; mais je serai toujours avec des gens qui m’aiment un peu ; cela soutiendra mon courage. Je vais demain à Auteuil, vendredi à Passy entendre cette célèbre chanteuse qui passa l’année dernière ici et qui a, à ce qu’on dit, une si étonnante voix et une si grande bêtise. Dans une disposition de calme j’aurais pu jouir de ce plaisir, mais pour une âme qui souffre et qui aime, reste-t-il quelque intérêt dans la vie ?

Mon ami, je vous écris de chez le comte de C…, où je suis établie depuis deux jours. J’y suis seule ; madame de C… est à la campagne, et son mari à Metz pour faire un mois du service le plus cruel, puisqu’il le sépare de sa femme. J’ai beau chercher dans cet appartement, en parcourir toutes les places ; ils ont tout emporté, il n’y reste pas vestige de bonheur. J’ai passé la nuit dans un lit bien dur, je n’avais pas encore fermé l’œil à huit heures du matin ; je me sentais bien abattue, bien triste, et je me disais : que dans les mêmes lieux les cœurs sont différents ! Mais si le malheur avait plus d’influence que le plaisir et le bonheur, je les plaindrais de retrouver dans ce lit les pensées et le sentiment qui m’y ont occupée ! — Mon ami, vous avez dû recevoir tous les papiers que vous aviez confiés à M. Turgot, qui m’en a parlé avec beaucoup d’éloge et de reconnaissance pour vous. J’ai plus causé avec lui hier matin, que je n’avais fait depuis qu’il est contrôleur général. Je le vis entrer dans ma chambre à onze heures du matin, et nous fûmes seuls jusqu’à une heure. Je vous le répète, il n’y a point, mais point d’homme plus vertueux et plus passionné pour l’amour du bien. Je n’entrerai dans aucun détail ; je dirai seulement : c’est moi qui le dis, et c’est lui qui le prouvera. N’allez pas croire que j’aie passé ce temps à le louer ; non, en vérité, il vaut mieux que mes louanges. Je lui ai dit tout ce que je vous ai ouï dire qu’il faudrait qu’il sût ; je n’ai pas si bien dit que vous auriez dit ; mais je me sentais animée par votre esprit. N’importe, j’ai parlé avec cet abandon de confiance qui m’est si naturel avec les gens que j’estime et que j’aime ; en un mot, j’étais à mon aise comme avec vous. Et après avoir dit mille impertinences, j’ai remarqué qu’il n’y avait que la vertu et la simplicité qui pussent se passer d’habitude pour se trouver à son aise. Et en effet, il me semblait qu’il n’y avait point eu d’intervalle depuis le temps où il venait me dire ses vers métriques. Si je voulais, je vous dirais bien des choses aussi sur M. de Malesherbes ; mais cela serait de trop bon air, et il est difficile de crever de vanité, lorsqu’on meurt de tristesse. Adieu, mon ami, et il ne serait pas impossible que ce fût adieu pour jamais : Dieu seul et vous, le savez.



LETTRE CXIX

Samedi au soir, 15 juillet 1775.

Mon ami, je vis, je vivrai, je vous verrai encore ; et quelque sort qui puisse m’attendre, j’aurai encore un instant de plaisir avant que de mourir. Je ne me disais pas cela ce matin : mon âme était frappée de tristesse, j’attendais mon arrêt ; je le croyais funeste, et je voulais le subir : je ne voulais plus me plaindre, je ne pouvais plus souffrir, et j’avais déterminé qu’aujourd’hui serait le dernier jour de ma vie, si vous ne veniez pas à mon secours. Vous y êtes venu, mon ami, votre cœur m’a entendue ; il m’a répondu, et dès lors la vie m’est supportable. J’étais dans un accès de désespoir ce matin, M. d’Alembert en a été effrayé, et je n’avais plus assez de présence d’esprit pour le calmer. Son intérêt me déchirait, il a détendu mon âme, il m’a fait fondre en larmes ; je ne pouvais pas parler ; et dans mon égarement, il dit que j’ai répété deux fois : je mourrai, allez-vous-en ; et ces mots l’ont renversé : il a pleuré, et il voulait aller chercher mes amis, et il disait : Que je suis malheureux, que M. de G...... ne soit pas ici ! c’est le seul qui pouvait adoucir vos maux : depuis son départ vous êtes livrée à votre malheur. Oh ! mon ami, votre nom m’a ramenée à la raison, j’ai senti qu’il fallait me calmer pour rendre le repos et la vie à cet excellent homme. J’ai fait un effort, je lui ai dit qu’il s’était joint une attaque de nerfs à ma douleur habituelle. Et en effet, j’avais un bras et une main tordue et retirée ; j’ai pris un calmant. Il avait envoyé chercher un médecin ; pour me délivrer de tout cela, j’ai rassemblé tout ce qui me restait de force et de raison, et je me suis enfermée dans ma chambre en attendant le facteur. Il est arrivé, j’ai eu deux lettres de vous : mes mains tremblaient au point de ne pouvoir les saisir, ni les ouvrir. Ah ! pour mon bonheur, le premier mot que j’ai pu lire était : mon amie. Mon âme, mes lèvres, ma vie s’étaient attachées au papier ; je ne pouvais plus lire ; je ne distinguais rien que des mots détachés ; je lisais : vous me rendez la vie ; je respire. Oh ! mon ami, c’est vous qui me la donniez ; je mourrais, si vous ne m’aimiez plus. Jamais, non jamais, je n’avais éprouvé un sentiment aussi vrai. Enfin, j’ai lu, j’ai relu dix fois, vingt fois, des mots qui ont porté la consolation dans mon cœur. Mon ami, en vous approchant de moi, vous me rattachiez à la vie : oui, je le sens, je vous aime plus que le bonheur et le plaisir. Je vivrai privée de l’un et de l’autre ; je vous aimerai, et quand cela ne suffira plus, il sera temps de mourir. Oui, nous serons vertueux, je vous le jure, je vous en réponds ; votre bonheur, votre devoir me sont sacrés. Je me ferais horreur si je trouvais en moi un mouvement qui pût les troubler. Oh ! mon Dieu ! si j’avais pu conserver une seule pensée qui pût blesser la vertu, vous me feriez frémir. Non, mon ami, vous n’aurez rien à vous reprocher, moi seule j’aurai été coupable ; je serai dévorée de remords et de regrets : mais si vous êtes heureux, je tairai à jamais tout ce qui pourrait vous donner l’idée de mon malheur. Mon ami, vous connaissez la passion : vous savez la force qu’elle peut donner à une âme qu’elle possède ; eh bien ! je vous promets de joindre à cette force toute celle que peut donner l’amour de la vertu, et le mépris de la mort, pour ne jamais porter atteinte à votre repos et à vos devoirs. Je me suis bien consultée : si vous m’aimez, j’aurai la force d’un martyr ; mais si je viens à douter de vous, il ne me restera que celle qu’il faut pour se délivrer d’un poids insupportable ; et elle ne me manquera sûrement pas au besoin : je l’avais ce matin. Vous croyez donc qu’il n’y a pas un degré de passion par delà celle que je vous ai montrée ? Moi, je vous réponds que vous ne savez pas tout, que vous ne voyez pas tout, et qu’il n’y a point de mots qui puissent exprimer la force d’une passion qui se nourrit de larmes et de remords, et qui ne se propose que deux choses, aimer ou mourir. Il n’y a rien de cela dans les livres, mon ami ; et j’ai passé avec vous une certaine soirée, qui paraîtrait exagérée si on la lisait dans Prévost, l’homme du monde qui a le mieux connu tout ce que cette passion a de doux et de terrible. — Je n’ai point encore le paquet de mes lettres ; je ne serai tranquille que lorsque je le tiendrai : je ne saurais me défendre de la crainte que vous n’ayez fait quelque méprise ; vous étiez si pressé ; mais je crois que je ne vous ferais point de reproches : devinez si ce serait générosité. — Mon ami, il m’arrive une chose qui m’aurait renversée autrefois : madame Du Deffand me fait une noirceur affreuse : elle m’a mêlée dans toute cette tracasserie de madame Necker et de madame de Marchais ; elle m’a compromise vis-à-vis de madame d’Enville, et tout cela est encore plus absurde que méchant ; il faudra avoir des explications. M. d’Angevilers a aussi son rôle dans cette pièce infernale ; l’ambassadeur de Naples y met beaucoup d’intérêt, M. d’Alembert est furieux et moi, au milieu de tout cela, je suis calme comme l’innocence, et froide comme l’indifférence. Et hier qu’on voulait me monter la tête sur tout cela, je répondais toujours : tout ira bien ; et l’on admirait mon sang-froid au milieu de cet orage. Oh ! c’est que j’en avais un d’un autre genre et qui était près de fondre sur ma tête ; il n’y avait d’important pour moi dans la nature que l’arrivée du courrier de Bordeaux. Eh ! bon Dieu ! je défierais toutes les furies de l’enfer, lorsque je suis contente de vous. Voilà l’avantage, le cruel avantage du malheur : c’est qu’il tue tous les petits chagrins qui agitent la vie des gens du monde. Je sens que je me tirerai à merveille de cette tracasserie, parce que je n’y mets ni chaleur, ni intérêt ; je me reproche seulement de vous en parler si longtemps : mais si vous étiez ici, vous en sauriez bien davantage ; ce procès-là a pris la place de celui de M. de Guignes. — Le chevalier m’a rapporté de vos nouvelles. Vous me dites que vous gardez dans votre cœur les injures, les horreurs que je vous ai dites ; eh bien ! qu’en ferez-vous ? Vous savez que j’ai tout annulé ; je vis et je vous aime : voilà ce qui me reste de mon désespoir et de ma haine. Vous allez recueillir votre raison pour me répondre : vous n’en avez pas besoin ; et moi, je suis si raisonnable lorsque mes accès de folie sont calmés, qu’en vérité c’est de la prodigalité que de m’aider de votre raison et de vos raisonnements : cependant je les attends avec une vive impatience. Qu’il y a loin du samedi à mercredi ! que pour les malheureux l’heure lentement fuit ! Bonsoir, mon ami. J’acheverai ce volume ces jours-ci : car il ne partira que mardi. Je suis malade depuis trois jours ; j’étais sur la roue, vous m’avez guérie.



LETTRE CXX

Jeudi, 24 juillet 1775.

Mon ami, j’aimerais à vous chercher et à vous rencontrer partout, à vous parler sans cesse, à vous voir, et à vous entendre toujours. Je vous ai écrit à Bordeaux, à Montauban, et encore aujourd’hui à Bordeaux, et tout cela peut-être inutilement : car si vous devez être ici le premier, vous serez en route le 26 ou le 27. Tant mieux. Vous n’aurez pas mes lettres ; mais je vous verrai, et j’ai bien de la peine à croire que ce plaisir ne me fasse que du mal : vous êtes si doux, si sensible, si aimable, que peut-être je ne sentirai que cela. Mais pourquoi n’ai-je pas eu de vos nouvelles le dernier courrier ? est-ce que le temps doit jamais manquer pour venir au secours de ce qui souffre ? Oh ! oui, je souffre, et beaucoup : j’ai des entrailles qui font de leur mieux pour me distraire des maux de mon âme. J’ai eu hier des douleurs effroyables ; j’ai passé la matinée dans le bain ; j’en ai obtenu un peu de calme. Mon ami, arrivez ; mais cependant je ne vous verrai guère : une femme, une tragédie à faire jouer, des devoirs ; que pourra-t-il rester à une malheureuse créature qui n’existe que pour aimer et souffrir ? Oui, je le sens, je suis condamnée à vous aimer tant que je respirerai : quand mes forces sont épuisées par la douleur, je vous aime avec tendresse ; et quand je suis animée, que mon âme a du ressort, je vous aime avec passion. Mon ami, le dernier souffle de ma vie sera encore une expression de mon sentiment. Adieu. Si vous me lisez, répondez-moi, et ne croyez point arriver plus tôt que votre lettre. Mon ami, gardez-vous de venir chez moi dans un moment où je serais avec du monde. Je vous quitte, j’ai des douleurs affreuses. Adieu, adieu, je vous aime, et je crois que ce n’est pas parce que je vous ai aimé.



LETTRE CXXI

Ce mardi, 1er août 1775.

Mon ami, je viens de finir Catinat, je ne l’avais jamais si bien entendu, si bien senti ; je ne doute pas que l’Académie n’en sente le prix : ce qui concourra, pourra être bon, et rester à une grande distance. Vous me faites peur pour des gens que je connais ; cependant je ne veux pas les décourager. Eh bien ! mon ami, vous n’avez rien trouvé à répondre ? mais au moins rapportez-moi mes sottes écritures ; s’il est nécessaire, je vous ferai le commentaire ce soir d’après ce texte. Je vous verrai ce matin ; peut-être serez-vous assez aimable pour venir de bonne heure ce soir. Il faut en convenir, les morts n’ont point de telles journées ; mais aussi ils n’ont rien souffert hier, et ils ne se plaindront pas demain. Bonjour ; j’ai prononcé hier des mots qui arrêtent la circulation de mon sang. Mon ami, j’ai dit que je désirais votre départ ; c’est comme si je disais : je voudrais être morte, et cela est vrai souvent. Il était donc bien embarrassant de me répondre ? laissez-faire, je sais un secret pour vous tirer d’embarras, pour me faire aimer : oui, aimer, et avec énergie ; mais il ne faut en venir aux grands moyens que le plus tard qu’on peut. — Mon livre tout de suite.



LETTRE CXXII

1775.

Je suis tellement dans l’habitude de souffrir et de ne sentir que de la douleur, que je doute que j’eusse été bien sensible au plaisir de voir votre éloge couronné par l’Académie : cela ne m’aurait paru que juste, et je crois que j’aurais joui faiblement de ce que ce succès pouvait avoir de flatteur pour votre amour-propre. Mais j’avoue que je sens et que je ressens, trop vivement peut-être, le dégoût que vous avez d’être soumis à des formules inventées par des pédants, pour l’encouragement et la récompense des écoliers. Un accessit seul aurait été une platitude choquante ; mais deux accessits me paraissent une impertinence offensante, et il ne m’importe de savoir quelle modification ou quelle distinction on y mettra le jour de l’assemblée publique. Si Voltaire avait concouru, et qu’on vous eût donné l’accessit cela serait tout simple ; mais être à la suite de M. de la Harpe, et à côté d’un jeune homme de vingt ans ! cela me révolte à un degré que je ne puis exprimer, et que je n’ai pu contenir ; cela blesse mon orgueil, cela me rend injuste, car cela pousse mon âme jusqu’à la haine pour celui qui vous a été préféré. Soyez plus modéré, si vous pouvez, cela sera honnête, et généreux à vous ; et peut-être trouverez-vous, et dans vos talents et dans le sentiment de votre force, de quoi dédaigner l’accessit. Les Académies de tout l’Univers ne sauraient vous faire descendre de la place où la nature vous a élevé. Je sais tout cela, je me le dis ; mais je sens le dégoût, et j’en suis si près, que ce que je souffre l’emporte de beaucoup sur ce que je pense… — J’ai besoin de vous voir, et de raisonner avec vous sur le parti que vous prendrez pour l’impression ; mon avis serait qu’il fût répandu dans le public avant qu’il pût connaître celui de M. de la Harpe, qui ne sera lu que le 25, et imprimé que le 28 ou le 30. Cette opinion n’est pas dictée par la réflexion, mais voyez si elle contente la vôtre.

Je n’ai pas le droit d’être sévère : mais celui qui me restera toujours, c’est de sentir quand vous manquerez à l’amitié ; et vous l’avez blessée en ne cédant pas à la grâce que je vous avais demandée, et que je croyais pouvoir obtenir. Vous ne devriez plus avoir ni curiosité, ni intérêt sur l’expression de mon sentiment : il vous a été si bien connu, vous l’avez repoussé si cruellement dans le temps même que vous en exigiez le plus de preuves, qu’en vérité, je suis forcée de croire que le prix que vous paraissez y mettre dans ce moment, n’est plus qu’un effet de votre délicatesse, et peut-être aussi un moyen d’étourdir votre conscience qui vous dit plus haut que moi que vous avez abusé de mon malheur, en paraissant vouloir l’adoucir. Ayez assez de vertu pour me sauver le dernier degré d’humiliation, qui serait de devenir l’objet de votre pitié : car ce n’est plus que cela qui vous ramène à moi ; et, je vous avoue que, malgré l’attrait invincible qui m’a entraînée vers vous, cette pensée révolte toutes les facultés de mon âme. Quoi ? j’ai été aimée de M. de Mora. J’ai été l’objet de la passion de l’âme la plus grande, la plus forte et la plus vertueuse ; et vous voudriez m’humilier ? Ah ! laissez-moi à mes remords, ils m’anéantissent ! J’ai été coupable, je suis punie, M. de Mora est vengé. Que voulez-vous de plus ? m’accabler, m’abîmer sous le poids de votre pitié ? Je vous le déclare, je ne me sens pas faite pour cette abjection : vous hâteriez ma mort. Je ne démêle pas si c’est à mon sentiment que je tiens encore, ou bien si je suis arrêtée par l’horreur que je sens de faire le malheur de deux personnes qui donneraient leur vie pour moi : ma mort les accablera ; et je ne me flatte point, je voudrais au contraire pouvoir les détacher, les éloigner de moi ; j’en serais plus libre, je me délivrerais du tourment qui me tue, et je vous délivrerais de l’importunité de me voir ou de m’éviter.

Vous me dites que, peut-être, vous me verrez demain, en passant : oui, en effet, tout ce que vous feriez pour moi, tout ce que vous m’accorderiez serait en passant ; voilà comme est la vertu. Elle accorde en passant ; il n’y a que le sentiment qui arrête, et en vérité je n’y prétends plus ; et je vous cède à demeure à ce qui vous possède.

Je dois vous dire pour l’acquit de la vérité et de la justice, que MM. Suard, Arnaud et d’Alembert ont fait l’impossible pour vous épargner l’accessit : mais dix académiciens l’ont emporté sur eux, et ils avaient l’usage et les statuts de l’Académie pour appuyer leurs avis. Ils ont arrêté que le jour de l’assemblée publique, on parlerait avec la plus grande distinction de votre excellent ouvrage : il y a eu trois voix pour partager le prix. Voilà qui est fait, je n’en veux plus parler, qu’une fois à vous.



LETTRE CXXIII

Onze heures du soir, 1775.

L’esprit est toujours la dupe du cœur, comme cela est vrai, comme cela est juste, lorsqu’on traite avec l’homme le plus facile et le plus susceptible de toutes les impressions ! Voilà ce que me disait mon expérience, et mon cœur la démentait tout bas ; il disait : il reviendra ; et tout ce qui sent en moi répétait : je le verrai. Oh ! mon ami, vous ne méritez pas, en effet, ce que j’ai souffert ; vous ne méritez pas les combats que j’éprouve ; vous ne méritez pas le sacrifice que je vous ai fait, non seulement de ma vie, mais de ma mort ; vous ne méritez pas surtout le trouble, l’embarras, les obstacles que mon penchant pour vous met dans la situation la plus critique de ma vie. Oh ! ce penchant, cette fatalité prononceront encore ; et quelque parti que je prenne, il sera suivi de regret et de repentir. Oh ! mon Dieu ! ma vie me lasse, elle a été trop remplie : la nature m’avait isolée ; j’étais née pour l’obscurité et le repos, et j’ai été en proie à toutes les passions ! moi-même j’en ai connu tout le malheur. Ah ! si je n’avais pas aimé M. de Mora, que de mal j’aurais à dire de la vie ! mon ami, je ne voulais vous dire qu’un mot, et malgré moi, mon âme se verse et va chercher la vôtre : l’habitude d’être aimée m’égare encore, je me tourne vers vous, et ce n’est pas lui ! Eh ! non, ce n’est pas lui ! il ne m’attendait pas : à peine pouvais-je répondre. Mon Dieu, quels souvenirs ! ils m’éteignent et me désolent !

Voulez-vous vous rendre au salon des tableaux, demain mardi, à une heure et un quart ! Je ne vous piquerais pas d’honneur, en vous disant que vous seul vous ne serez pas exact au rendez-vous. Quelle folie. d’aller vous engager à dîner chez le comte de C…, mercredi, de préférence à madame Geoffrin ! — Mon ami, quoique vous dénigriez tout ce que j’éprouve, tout ce que j’aime, dites-moi si vous ne trouvez pas cette manière de dire bien aimable : quelqu’un, en me demandant des nouvelles de M. de Saint-Chamans, me disait : vous savez combien je l’aime avec votre cœur et avec le mien. Cela vaut mieux que la phrase de madame de Sévigné, sur la poitrine de sa fille. Il me revient six lettres en comptant celle-ci ; il m’en faut six, si vous voulez que je vous dise quatre mots demain. Je me presse de vous en répéter trois, que vous entendez trop souvent : J. V… A…, mais moins : oui, moins, j’en ai une preuve certaine.

Nous aimons toujours ceux qui nous admirent, etc. J’ai vraiment de l’esprit ce soir : car c’est celui de La Rochefoucauld. Bonsoir : je voudrais avoir le secret de votre amour-propre ; en revanche vous aurez celui de mon cœur. Eh ! ne le savez-vous pas ? qu’importe le reste ?



LETTRE CXXIV

1775.

Vous ne vous souciez donc pas qu’on vous écrive, puisque vous n’en indiquez aucun moyen ? mais comme je suis fort ingénieuse en un seul genre, à la vérité, je charge un valet de chambre de M. Turgot de vous chercher partout, et de vous trouver surtout. N’oubliez donc pas de me mander de combien de places est la loge que vous me destinez : vous joindrez aussi un mot d’instruction pour s’y rendre. Croyez-moi si vous voulez, dites-vous que le vrai n’est pas vraisemblable ; mais il est pourtant certain que j’ai beaucoup vu aujourd’hui madame votre femme : j’ai été au-devant d’elle, je lui ai parlé de sa santé, de ses talents, de tout ce qui était là sous nos yeux au salon ; enfin j’ose vous répondre que vous entendrez dire que je suis bien aimable, et vous n’en croirez rien. Mais savez-vous ce que je suis, et à quoi il faut que vous accoutumiez votre pensée ? Je suis vraiment la sœur ou la femme de Grandisson. Je deviens parfaite à me faire peur ; je crois que je suis comme le cygne : son chant de mort est le plus parfait. Enfin c’est quelque chose ; vous direz : elle est morte mal à propos, c’est bien dommage. Mon ami, j’ai un chagrin : j’ai un de mes amis bien souffrant, bien malheureux. J’ai passé deux heures avec lui hier au soir, je pleurais avec lui, et je sentais que je le calmais et le consolais un peu. Hélas ! il n’est que trop vrai, tout mortel est chargé de sa propre douleur.

Je vous verrai quand vous pourrez ; ce sera en passant, en courant, et je vous serai obligée de tout ce que vous ferez : je ne me plaindrai jamais. Je serai cette bonne brebis ; elle ne vous redemandera pas si vous avez reçu des lettres de Bordeaux, elle ne regrettera pas que vous ayez oublié cette lettre qui est restée avec celles que vous avez reçues dimanche de tout l’univers : enfin cette brebis sera un peu bête ; on la tondra jusqu’au vif, sans qu’il lui échappe un cri. Eh ! bientôt on oubliera qu’elle souffre et qu’elle est victime ! cela sera dans l’ordre. Bonjour, êtes-vous content ? Êtes-vous mort de fatigue ? Je me ravise : je vais envoyer ma lettre au chevalier qui la gardera peut-être dans sa poche. Il n’y a donc point encore d’éloge de Catinat ? J’ai fait le sacrifice du mien à la plus excellente des femmes.



LETTRE CXXV

1775.

Mon ami, c’est moi. J’ai besoin d’occuper votre pensée une minute, et vous ne me l’auriez pas donnée de votre mouvement. Que de billets, que de gens qui vous demandent, qui vous attendent ! Je veux percer la foule, et je n’y veux pas rester. M’y laisseriez-vous, mon ami ? Non, vous savez bien que je ne suis pas comme tout le monde. Je vous hais, je vous aime, je vous juge à ma manière ; vos succès, vos torts, vos défauts, tout cela n’est connu, n’est senti par personne comme par moi, et cependant je vous aime moins que je ne vous ai aimé : j’y ai regret quelquefois ; plus souvent, je m’afflige de vous aimer. Mon ami, je veux vous voir demain : c’est cela que je voulais vous dire, et aussi que nous avons des nouvelles de M. de Saint-Chamans qui ne sont pas bonnes ; mais cela est moins alarmant que d’ignorer son état.

Une loge pour M. de Savalette. Et l’éloge de Catinat ? Vous ne voulez donc pas que je voie le Connétable ? Mon Dieu, que de plaisirs vous avez tués ! Encore un peu de temps, et nous serons heureux comme les morts. Ainsi soit-il !



LETTRE CXXVI

Dix heures, 1775.

Ce n’est ni la fierté, ni l’orgueil qui repoussent votre pardon : c’est le sentiment le plus vrai et le plus tendre, qui m’assure que je n’ai pas pu vous offenser. Songez donc que si, par impossible, je venais à vous mésestimer, je serais forcée de me mépriser à jamais. Comptez donc, non pas sur vos vertus, non pas sur ma justice, mais sur tous les genres d’amour qui animent les hommes. Si je vous haïssais, je vous estimerais encore ; enfin tout vous défend de soupçonner jamais mon estime pour vous : c’est le plus fort de tous mes sentiments : c’est celui qui les fonde tous, et qui les excuserait, s’ils pouvaient l’être. Dans le moment où vous m’avez le plus blessée, où je renonçais à vous, je m’y abandonnais encore : car de toutes les lettres que je vous ai jamais écrites, il n’y en a point eu où mon malheur, mes torts, ma faiblesse fussent prononcés, avoués et accusés avec plus de simplicité et de vérité que dans cette lettre dont vous me parlez. Si ce n’est pas là ma profession de foi sur mon estime, sur ma confiance et mon abandon à votre probité, dictez-m’en une autre, et je la signerai de mon sang.

Vous ne m’avez pas vue, parce que la journée n’a que douze heures, et que vous aviez de quoi les remplir par des intérêts et des plaisirs qui vous sont, et qui doivent vous être plus chers que mon malheur. Je ne réclame rien, je n’exige rien, et je me dis sans cesse que la source de mon bonheur et de mon plaisir est perdue pour jamais.

Non, je n’irai point au Connétable : je ne sais plus juger ni jouir de pareils plaisirs. Je prendrai le plus vif intérêt à vos succès, et j’en serai comblée.



LETTRE CXXVII

Deux heures, 1775.

Mille grâces vous soient rendues, mon ami. Vous êtes bon d’avoir mis de la suite pour me faire avoir cette loge : je n’ai eu les billets qu’à neuf heures ce matin, et je crains que vous n’ayez été importuné par l’envoi d’un courrier, parce que ces dames étaient fort alarmées de n’avoir pas la loge hier à minuit. Mais, mon ami, vous n’êtes plus aussi bon, et vous êtes même injuste, lorsque vous dites que j’aime à vous faire de la peine. Eh ! bon Dieu ! quel étrange plaisir j’aurais là, si vous appelez aimer à vous faire de la peine, que de vous parler vrai ! alors il serait inutile d’aimer et d’être aimé ; il serait odieux d’être dans l’intimité, comme dans la société, toujours masqué. — Mon ami, à cinq heures, lorsque le Connétable commencera, je ferai comme je ne sais plus quel Prophète, qui élevait ses bras au ciel pendant que Josué combattait. Oh ! oui, ma pensée, mon âme seront bien avec vous : qu’importe après cela où soit ma personne ? Je serai couchée sur un canapé chez la marquise de Saint-Chamans, qui est toujours malade, et qui a envoyé tous ses enfants au Connétable. Mon ami, j’espère que vous reviendrez cette nuit de Versailles.

De trois dîners en ferez-vous un ? demain chez madame la duchesse d’Anville, lundi chez M. le comte de C......, mardi chez M. de Vaines. Voyez, mon ami, si vous aurez le courage de vous refuser toujours à mon plaisir. Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit, je souffre beaucoup des entrailles ; mais je suis moins malheureuse que ces deux jours passés. Mon Dieu ! que j’avais mal à l’âme ! j’ai eu un accès de désespoir qui a duré soixante heures : je n’ai vu personne pendant ce temps-là, pas même ce que j’étais bien sûre qui aurait eu du plaisir à me voir. Mon ami, je vous aime ; mais c’est avec tant de trouble et si peu de confiance, qu’en vérité ce sentiment est presque toujours un grand mal ; et autrefois je le sentais sans cesse comme un grand plaisir. Bonjour. Si vous êtes dans le comble de la gloire, dites-le-moi ; et si vous n’étiez pas content, c’est à moi qu’il faut le dire ; parce que ce qui est vous, est plus que moi-même. Adieu.


LETTRE CXXVIII

Onze heures et demie du soir, 1775.

Je dis comme dans la Barbe-Bleue : ma sœur Anne ne vois-tu rien venir ? et M. d’Alembert ne vient pas. Je ne veux point de détail ; mais avant de me coucher, je veux entendre ces mots : Il n’y eut jamais un plus grand succès. Quand j’aurai entendu ces douces paroles, je prononcerai bien avec délices celle de S. Siméon, après avoir vu son Sauveur. Oui, il me serait doux, plus doux que jamais, de m’endormir cette nuit du sommeil éternel !… Mon Dieu ! que je suis fâchée, on m’avait offert de m’envoyer un courrier ; et un autre courrier où l’on me dirait en duplicata : Grand succès ou médiocre succès. J’ai refusé ce soir cette marque de bonté ; je n’ai pas voulu être autant obligée. Enfin, j’ai été bête et je suis punie ; mais j’ai craint que cette recherche de soins ne fît croire un trop profond intérêt ; cependant je n’y ai pas été, et à coup sûr, il y aurait eu plus d’intérêt à s’y exposer, qu’à s’en priver : je me juge bien et je suis contente de moi à cet égard. Mon Dieu ! que de bonheur ! et, comme dit l’ambassadeur de Naples, que de plaisir à la maison ! Mon ami, vous n’en aurez jamais autant que je vous en désire ; vous ne le sentirez jamais avec autant de transport que je le souhaite. — Ah ! pour le coup, voilà M. d’Alembert. Le succès a fait violer toutes les règles : on a beaucoup applaudi cette scène du troisième acte, ce qu’il y a de plus beau au théâtre. Adieu, mon ami. Vous me croirez folle ; mais le premier vœu de mon cœur n’est pas de vous voir : il est que vous voyiez tout ce qui vous fera jouir de votre bonheur, et surtout les gens qui l’ont partagé. Ne me voyez pas ces jours-ci ; jouissez et n’allez pas jeter les yeux sur un objet que vous n’auriez jamais dû voir. Je ne vous demande qu’une heure avant votre départ, je suis du costume des adieux.



LETTRE CXXIX

Dimanche, 17 septembre 1775.

Eh ! non, je ne suis plus assez heureuse, ou assez malheureuse, pour faire du fiel et du poison de ce que vous dites : vous y avez mis bon ordre ; avec un mot vous avez glacé mon âme, et vous avez glacé en même temps tout ce que vous croyez l’expression d’un sentiment. Souvenez-vous du secret qui vous est échappé : il m’a donné la clé de mille choses qui m’avaient paru inexplicables ; il m’a fait rétracter un jugement faux que je n’avais porté que par ignorance. Je croyais lire la lettre d’une jeune personne de dix-sept ans, qui écrivait à un homme qui avait été son mari quatre jours ; et au lieu de cela, c’est une jeune personne qui écrit à un homme qui l’aime depuis un an. Dès lors, tout ce qu’elle lui dit n’est plus que l’expression naturelle d’un sentiment, avoué et partagé depuis longtemps. Ce secret échappé m’a aussi expliqué le billet que j’ai reçu du château de C.... ; mais, en me l’expliquant, il ne l’a pas justifié : car rien dans la nature ne peut justifier un tel outrage ; ce billet ne contenait pas un mot qui ne dût révolter et indigner mon âme. Mon Dieu ! et j’ai pu vous voir ? j’ai pu vous écouter, je vous parle encore ? Oh ! combien l’on déchoit, lorsqu’on a pu braver les premiers remords ! Oui, j’ai besoin de me le répéter, de me le dire sans cesse : j’ai été aimée de M. de Mora, c’est-à-dire de l’âme la plus élevée, la plus forte, de la créature la plus parfaite qui exista jamais. Cette pensée soutient mon âme, ranime mon cœur, et me rend assez d’orgueil pour ne pas me laisser anéantir.

Je n’ai pas répondu à votre billet, du moment de votre départ. Eh ! bon Dieu ! que pouvais-je répondre ? Quand je lis maintenant les expressions de votre sensibilité, voici ce que ma raison prononce : il en dit autant à une autre, et peut-être y met-il plus de force et plus de chaleur ; et il y a cette différence entre cette autre et moi, qu’avec elle, il dirige toutes les actions de sa vie pour lui prouver qu’il sent tout ce qu’il lui dit ; et avec moi, au contraire, il n’y a pas une de ses actions, pas un de ses mouvements, qui ne soient en contradiction et en opposition avec ses paroles. D’après cette observation si juste, si cruellement fondée, dites-moi, que faut-il vous répondre ? Ah ! j’en appelle à votre conscience : croyez-vous que j’y pusse pénétrer, et conserver pour vous le sentiment que vous me désirez ? Eh bien ! j’ose vous assurer que si vous pénétriez dans la mienne, vous n’y verriez que la faute que j’ai commise. Je n’ai pas eu une pensée, pas un mouvement qui ne dût me mériter votre estime, si on peut l’accorder à celle qui nous a sacrifié ce qui devait être plus cher que l’honneur. Mais, dites-moi, pourquoi me faites-vous l’objet de votre morale, et de l’exercice de votre vertu ? Vous vous en avisez bien tard ; et si vous vous imposez cette tâche en expiation du mal que vous avez fait, je vous avertis que vous vous égarez encore. Pour que vous eussiez le mérite de cette conduite, où vous mettez une patience, un courage, une bonté, une indulgence infatigables, il faudrait, dis-je, que tant de vertu eût un effet ; il faudrait soulager, consoler ; et, je vous l’ai répété cent fois, vous ne pouvez plus rien pour moi, que me faire souffrir. Perdez donc l’envie de vouloir me faire la victime de votre morale, après m’avoir fait celle de votre légèreté. Je vous assure que je ne prétends point vous faire des reproches : je vous pardonne de tout mon cœur et ce que je vous dis aujourd’hui, c’est pour répondre à votre lettre. Dans ce billet de samedi, vous me montriez la crainte que vous aviez, que l’influence du malheur que vous prétendez avoir, ne vînt à se répandre sur votre femme. Que fallait-il répondre à cela ? Que cette crainte seule suffirait pour l’en garantir ; que le sacrifice que vous lui avez fait de votre temps, de vos affections et de votre personne doit aussi l’en garantir. Qu’ajouter à cela ? Que je le souhaite : et voilà en vérité, tout ce que l’on peut pour quelqu’un avec qui on n’a aucun rapport. Des gens qui ne vous ont point vu avec madame votre femme, et qui ne savent point comme moi, le sentiment que vous aviez pour elle depuis un an, disent que vous avez converti les devoirs du mariage en servitude. Ils trouvent que ce coup de cloche d’onze heures est austère comme la règle des couvents : vous voyez bien qu’ils disent des sottises ; parce qu’ils ne sont pas encore dans votre secret. Pour moi qui y suis et qui dois vous dire le mien… ; mais, non, en voilà assez pour aujourd’hui. — Oh ! je suis bien inquiète ; le vicomte de Saint-Chamans va de plus mal en plus mal ; on ne connaît rien à son état ; pour moi, il m’effraie. Le comte de C..... versait des larmes hier : sa femme est accouchée heureusement ; mais son enfant se meurt. Ce n’est pas son enfant qu’il pleurait, mais le chagrin qu’en aura sa femme, et le tourment qu’il éprouve de la tromper sur l’état de cet enfant. Les gens heureux ont donc aussi leurs peines ! Oui, puisque vous dites que vous en avez beaucoup : mais vous avouez que l’exercice les soulagera, et je le crois comme vous le dites. — Ma santé est pire que jamais ; j’ai eu plusieurs accès de fièvre : mais j’ai fait serment de ne pas m’empoisonner de la façon des médecins. Adieu. Je ne réclame ni votre sentiment, ni votre morale, ni votre vertu. Voyez si je ne vous laisse pas libre.



LETTRE CXXX

Samedi à quatre heures du matin, 23 septembre 1775.

Hélas ! il est donc vrai, on survit à tout ! l’excès du malheur en devient donc le remède ! Ah ! mon Dieu ! le moment est arrivé où je puis vous dire, où je dois vous dire avec autant de vérité : je vivrai sans vous aimer, que je vous disais il y a trois mois : vous aimer ou cesser d’être. Ma passion a éprouvé toutes les secousses, tous les accès d’une grande maladie. J’ai d’abord eu la fièvre continue avec des redoublements et du délire ; et puis la fièvre a cessé d’être continue, elle s’est tournée en accès, mais si violents, si déréglés, que le mal n’en paraissait que plus aigu. Après s’être soutenue longtemps à ce degré de danger, elle a un peu diminué, les accès se sont éloignés, ils se sont affaiblis. Il y a eu dans les intervalles des moments de calme qui ressemblaient à la santé, ou qui du moins la faisaient espérer. Après un peu de temps la fièvre a tout à fait cessé : et enfin, depuis quelques jours il me semble qu’il ne me reste plus que l’ébranlement et la faiblesse qui suivent toujours les longues et grandes maladies. Je crois pressentir une convalescence prochaine ; non pas cette sorte de convalescence que M. de Saint-Lambert peint, en disant : Oh ! que l’âme jouit dans la convalescence ! Non, la mienne ne connaîtra plus cet état de jouissance ; mais elle sera soulagée, elle ne sera plus déchirée activement, et c’est bien assez ; car, quoique délivrée d’un mal bien cruel, il m’en restera encore un plus ancien, plus douloureux, plus profond, plus déchirant ; et cette plaie ne se fermera jamais, mais elle sera plus irritée et empoisonnée par le chagrin et le remords de tous les instants. Enfin, elle trouvera peut-être des calmants, et c’est le seul remède aux maux incurables. Voilà l’histoire et le récit le plus fidèle de l’état de mon âme : il n’y a pas un mot, pas une circonstance qui ne soient applicables à ma situation actuelle. Je vous ai aimé jusqu’à l’égarement ; j’ai éprouvé tous les degrés, toutes les nuances du malheur et de la passion ; j’ai voulu mourir. J’ai cru mourir, j’ai été retenue par le charme attachée à la passion, même à la passion malheureuse. Depuis j’ai réfléchi, j’ai flotté longtemps, j’ai souffert encore ; en un mot, je ne sais si c’est vous, si ce sont vos procédés, si c’est la nécessité ou peut-être l’excès de mon malheur : tout enfin m’a ramenée à une disposition moins funeste. J’ai regardé autour de moi ; j’y ai trouvé des amis que mon malheur et ma folie n’ont point encore rebutés : j’ai vu que j’étais environnée de soins, de bontés, de marques d’intérêt. Au milieu de tant de secours et de tant de ressources, j’ai trouvé un sentiment plus vif, plus animé : il est vrai, si tendre, si doux, qu’il faudra bien qu’à la fin il fasse pénétrer dans mon âme du calme et de la consolation. Et puis-je jamais prétendre à mieux et à plus que cela ? Et après l’affreuse tempête dont je suis battue depuis trois ans, n’est-ce pas là rentrer dans le port ? n’est-ce pas déjà voir le ciel ouvert ? Non, ne croyez point que je m’exagère les progrès de ma guérison ; je me vois telle que je suis, et si je me sens un peu plus calme, je me crois un peu plus susceptible de consolation. Sans doute il m’en aurait moins coûté pour mourir, que pour me séparer de vous. Une mort prompte eût satisfait mon caractère et ma passion ; mais la torture que vous avez donnée à mon âme en a épuisé la force : elle a perdu son énergie ; et puis je me suis vue aimée, cela amollit. Comment quitter la vie, lorsqu’on veut vous y retenir par le sentiment le plus tendre ? Ah ! il fallait mourir dans le moment où j’ai perdu ce qui m’aimait, et ce que j’ai plus aimé que tout le reste de la nature ! Voilà le seul reproche que je me permettrai de vous faire. Pourquoi me reteniez-vous ? était-ce donc pour me condamner à une mort lente et plus cruelle que celle où je courais ! Plût au ciel que je pusse effacer de mon souvenir, et anéantir de ma vie les dernières années qui viennent de s’écouler ! Celles qui les avaient précédées seront à jamais le charme et le tourment de mon cœur. Ah ! six ans du plaisir et du bonheur du ciel doivent faire trouver l’existence un assez grand bien pour en rendre encore grâce au ciel, même au comble du malheur ! Si je pouvais retrouver le repos ; si mon âme pouvait s’y fixer ; peut-être que le peu de jours qui me restent à vivre pourraient encore être tolérables ! Je vais tâcher de faire ma consolation de ce qui ferait le plaisir et le bonheur d’une autre. J’aimerai par reconnaissance ce qui devrait être mieux aimé, si je répondais à la chaleur et à la vivacité de l’amitié qu’on me témoigne. Depuis trois mois, j’ai à me reprocher de repousser avec froideur et avec dureté l’expression du plus vif intérêt, qui est la suite du sentiment le plus vrai, dont malgré moi j’ai reçu des preuves non équivoques ; et vous savez si je dois être difficile en preuves. Je vous étonne sans doute, vous croyez que je rêve ; je ne dis pas un mot qui ne vous paraisse blesser la vérité et la vraisemblance. Eh bien ! cela vous prouvera ce que vous avez déjà pu voir, mais peut-être jamais dans un cas aussi extraordinaire que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Hélas ! cela me paraît tout aussi surprenant qu’à vous : je reste confondue de ce qu’il y a encore quelqu’un sur la terre qui puisse mettre son plaisir, et espérer son bonheur de la créature du monde la plus triste et la plus faite pour repousser tout intérêt. L’excès du malheur a donc de l’attrait pour de certaines âmes ! Oui, je le vois, on a besoin de plaindre, de s’intéresser, de s’animer ; et en approchant de moi, on partage et on prend cette disposition sans que je le veuille. Depuis longtemps j’ai remarqué que cet homme ne me quittait jamais sans émotion ; et il m’est intimement prouvé que c’est le malheur, la maladie et la vieillesse qui me tiennent lieu auprès de lui de grâces, de jeunesse et d’agréments. Croyez-vous qu’il soit possible d’être vaine d’avoir un pareil attrait pour un homme honnête et sensible ? Eh ! non, je ne suis pas vaine : je suis trop malheureuse : trop profondément malheureuse, pour être accessible aux plaisirs et aux sottises de la vanité. Je ne vous avais point encore entretenu de tout ceci : je craignais qu’en le prononçant, cela n’y donnât trop de consistance ; je ne voulais pas même y arrêter ma pensée. Dans les premiers jours de mon désespoir, lorsque vous eûtes prononcé contre mon repos et ma vie, je rejetai avec horreur ce qui voulait me distraire de vous : j’aimais mieux mourir que m’en séparer. J’espérais me calmer sur l’arrêt que vous veniez de prononcer contre moi : je croyais que votre présence me ferait du bien ; que vous me diriez ce que j’avais besoin d’entendre ; que vous m’aideriez à supporter le coup dont vous veniez de me frapper. Je n’ai rien trouvé de tout cela, et sans prétendre former une plainte, ni vous faire un reproche, je me suis persuadée, mais d’une manière absolue, que votre mariage devait à jamais rompre toute liaison entre nous ; qu’elle ne me donnerait jamais que du tourment, que je vous deviendrais à charge, et peut-être odieuse. Dans le premier moment, je crus que je ne pouvais plus vivre sans vous haïr. Cet affreux mouvement ne pouvait pas durer dans une âme remplie de passion et de tendresse. J’ai depuis éprouvé toutes les angoisses, toutes les agitations de la douleur ; et me voilà enfin dans une disposition que je crois du calme, et qui n’est peut-être que de l’épuisement et de l’abattement : mais du moins je ne veux plus à l’avenir avoir à me reprocher ce que je souffrirai : c’est, je crois, un grand mal de moins. Jusqu’ici j’ai justifié ce qu’a dit La Rochefoucauld, que l’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. Oh ! que cela est vrai ! je meurs de confusion en me rappelant ce que j’avais osé prétendre. Oui, j’ai été assez exaltée, ou plutôt assez égarée pour ne pas croire impossible d’être aimée de vous par-dessus tout ; et ma folie m’en donnait des raisons qui étaient assez plausibles pour contenter mon sentiment. Voyez, je vous prie, à quel degré d’illusion j’ai été menée ! je vous jure pourtant que ce n’était point l’amour-propre qui m’égarait : c’est lui au contraire qui m’a aidée à revenir à la vérité et à la raison. C’est lui qui me juge aujourd’hui avec plus de sévérité que vous ne pouvez en avoir ; tout ce que vous me refusez, tout ce que vous n’avez pas été pour moi, ne me paraît plus qu’un résultat nécessaire de la justesse de votre goût et de votre justice. Oh ! ne croyez pas cependant que je trouve que vous ayez été équitable dans votre conduite avec moi : c’est ma raison et rien que ma raison qui prononce aujourd’hui ; et, en me voyant aussi faible, aussi coupable, aussi folle que je l’ai été, cela ne justifie point tout le mal que vous m’avez fait : mais que je vous pardonne de toute mon âme ! Peut-être ne se consolera-t-on jamais des grandes humiliations : mais je dois espérer que le temps en effacera l’impression. Je souhaite que votre mariage vous rende aussi heureux qu’il m’a rendue malheureuse : croyez que, lorsque le souhait est bien sincère, la générosité et la bonté ne peuvent pas être portées plus loin. — Je n’ai point reçu de réponse à une lettre que je vous ai écrite il y a huit jours. Je ne m’en plains pas ; je vous en avertis seulement, parce que je voudrais bien qu’elle ne fût pas perdue. — Avant que de partir pour la campagne, je vous prie de me renvoyer les trois lettres que je vous ai écrites à Metz. Si enfin vous aviez reçu celle de Bordeaux, vous voudriez bien l’y joindre. Je n’ai point reçu vos dragées ; voilà pourquoi je ne vous en ai point remercié. Il n’y a que la haine qui convertisse le miel en poison, et je n’ai point de haine. En vérité, l’on me rend folle : je ne sais plus lequel me désole davantage, ou du mal que vous me faites, ou du bien qu’on voudrait me faire ; j’en meurs. J’aurais besoin de fuir dans un désert pour me reposer. Que je vous plains de la longueur assommante de cette lettre ! mais je suis si malade, si abattue, que je n’ai pas eu la force d’y mettre de l’ordre, ni d’en écarter les inutilités. Je le sens, les longues douleurs fatiguent l’âme et usent la tête ; mais si je me suis permis de parler si longuement une fois, ce sera pour n’y revenir jamais : il y a des sujets sur lesquels on ne peut pas revenir. Si vous étiez à Paris, je me serais bien gardée de vous y adresser ce volume, vous ne l’auriez pas lu. Il m’a été prouvé que vous ne lisiez pas mes lettres, et cela était tout simple : elles vous étaient adressées dans un lieu où vous aviez à voir et à entendre ce qui était de tout autre intérêt pour vous que moi et mes lettres : aussi je m’engage à ne plus arriver aussi mal à propos. Adieu, mon ami, c’est pour la dernière fois que je me permettrai ce nom : oubliez que c’est mon cœur qui l’a prononcé. Ah ! oubliez-moi ! oubliez ce que j’ai souffert ! Laissez-moi croire que c’est un bonheur que d’être aimée ! laissez-moi croire que la reconnaissance suffira à mon âme ! Adieu, adieu.



LETTRE CXXXI

Dimanche au soir, 24 septembre 1775.

Je ne veux pas rendre votre calcul faux ; vous supposeriez peut-être que j’y mets de l’humeur, du projet, peut-être du caprice ; et rien ne pourrait plus l’excuser. La raison est égale et juste, et il est bien temps de m’y tenir. Non, s’il vous plaît vous ne me donnerez jamais d’explication sur des faits que Dieu même ne saurait changer. Il faut s’en tenir aux résultats. Vous êtes marié, vous avez aimé, vous aimez et vous aimerez un objet qui a déjà depuis longtemps de l’attrait pour vous, par la vivacité et la force de son sentiment ; cela est dans l’ordre, cela est dans la nature, cela est dans le devoir, et par conséquent il faudrait être bête ou folle pour entrer dans des raisonnements qui troubleraient votre bonheur, et qui continueraient mon supplice. Tout est dit à jamais, et croyez-moi, sauvons les détails : quand une fois le fil de la vérité a été rompu, il ne faut pas le rajouter ; cela va toujours mal. Dans tous les temps, dans toutes les circonstances, je vous ai dit vrai ; aussi il n’y aurait ni confusion, ni embarras pour moi. Depuis que je vis, je n’ai pas à me reprocher d’avoir trompé qui que ce soit dans la nature. J’ai été sans doute bien coupable ; mais je puis me dire que la vérité m’a toujours été sacrée. Les situations de roman, ou plutôt qui ne sont point dans les romans, ne sauront rien changer à celle du malheur et du désespoir où j’ai passé ma vie depuis quelques années. Sans doute que le roman que vous avez commencé sera plein de plaisir, de bonheur et de tout ce qui pourra faire votre félicité ; je le désire de tout mon cœur. Pour moi, je ne devais figurer que dans les romans de Prevost ; jugez si je dois être exclue de l’Astrée ! Adieu. Je vous ai écrit un volume, vous devez avoir besoin de vous reposer de moi.

M. de Saint-Chamans est beaucoup mieux depuis deux jours : il vous remercie mille fois. M. d’Alembert a été bien touché de votre souvenir. Le comte de C… est de retour au ciel : la mère et l’enfant se portent à merveille. Madame de Châtillon vient d’arriver ; elle sort de chez moi. J’espère que M. d’Andezi reviendra dans peu de jours. Je n’ai plus de fièvre.



LETTRE CXXXII

Minuit, 1775.

Cela ressemble à la folie, et cependant c’est de la raison, bien raisonnable même : car ceci est un soin pour mon plaisir. Je viens de me rappeler que je vous avais mandé de me répondre, et de me renvoyer mes lettres sous le couvert de M. de Vaines. Mon ami, ne faites que la moitié de cela : renvoyez-moi mes lettres sous son adresse, et, au nom de Dieu, n’oubliez pas double enveloppe ; mais adressez-moi directement votre réponse, et il faut qu’elle me réponde : aussi il la faut bien longue. Je ne la recevrai que samedi 15, et je me suis souvenue que M. de Vaines est à Versailles le samedi. Cela aurait retardé ce que j’attendrai avec une impatience qui me donne la fièvre. Mon ami, vous m’entendez bien, ne faites donc point d’étourderie : votre lettre à moi, et mes lettres et toutes mes lettres à M. de Vaines. J’ai peur que le courrier ne soit parti ; je vais adresser ma lettre à un ami que j’ai à la poste.


LETTRE CXXXIII
(adressée à la campagne)

Dimanche au soir, 15 octobre 1775.

Mon ami, il faut donc que nous soyons deux. Vous ne savez rien me dire, vous n’avez rien à me dire quand je me tais. Eh ! mon Dieu ! s’il n’y avait personne derrière vous, si on ne lisait pas par-dessus votre épaule, si les lettres n’étaient pas sous les pieds, sans que vous les y mettiez, je vous écrirais des volumes, je ne vous attendrais pas. Je verserais mon âme ; je passerais ma vie à me plaindre, à vous pardonner, et à vous aimer. Mais le moyen ? mais où reprendre la force que vous m’avez ôtée ? Le coup dont vous m’avez frappée a atteint mon âme, et mon corps y succombe. Je le sens, je ne veux ni vous effrayer, ni vous intéresser ; mais je sens que j’en meurs : il n’y a plus pour moi de ressource dans la nature ; car, en supposant l’impossible, que vous redevinssiez libre, et que vous fussiez pour moi ce que j’avais désiré, il serait trop tard : les principes de la vie sont attaqués, et je le vois sans regrets et sans effroi. Mon ami, vous m’avez empêchée de me tuer, et vous me faites mourir. Quelle inconséquence ! mais je vous le pardonne ; dans peu tout sera égal. Mon Dieu ! je ne veux point vous faire de reproche ; si vous voyez dans mon âme, ah ! elle est loin de vouloir vous offenser, ni de vouloir mettre un instant de chagrin dans votre vie. Non, au comble du malheur, un instant victime d’avoir aimé, me sentant aussi coupable que malheureuse, je ne trouve dans mon cœur que le désir le plus vif de votre bonheur ; mais il y a des liens, il y a des choses qui ne me laissent plus que de la douleur. Écrivez-moi : dites-moi ce que vous faites ; dites-moi si vous êtes content, si ce qui vous intéresse est terminé comme vous le désiriez ; enfin, mon ami, trouvez, s’il est possible, un peu de douceur à répandre quelques instants de plaisir dans un cœur profondément blessé, et qui cependant est encore tout à vous. Je vous écrirai tous les soirs, et en partant de Fontainebleau vous me renverrez toutes mes lettres. Oh ! n’appelez pas cela de la défiance ; c’est plutôt de la vertu, c’est soigner votre repos.



LETTRE CXXXIV

Ce lundi, 4 heures, 16 octobre 1775.

Mon ami, je vous écris ce matin, parce que je crains de ne le pas pouvoir ce soir. Hier j’avais la fièvre assez fort, et cette nuit, à deux heures, j’ai pensé mourir d’un accès de toux, suivi d’un étouffement qui réellement m’a mise aux prises avec la mort. L’effroi de ma femme de chambre me faisait penser qu’il faut en effet que la mort soit bien redoutable : son visage en était renversé ; et lorsque j’ai pu parler, je lui ai demandé la cause de son trouble ; elle ne m’a jamais dit autre chose, sinon : J’ai cru que vous alliez mourir ; car elle avait du courage de reste pour me voir souffrir. Je suis encore dans mon lit : il ne me reste qu’un peu d’oppression avec mes maux accoutumés. — N’êtes-vous pas, ou n’allez-vous pas à Montigny ? Madame de Boufflers ne vous y a-t-elle pas donné rendez-vous ? Elle est partie aujourd’hui avec l’abbé Morellet, et elle revient jeudi. L’archevêque de Toulouse y doit arriver ce soir. Quelqu’un qui connaît beaucoup madame de B…, me disait hier : elle se fait victime de la considération, et à force de courir après, elle en perd. Je parie, me disait cet homme, qu’elle fera l’impossible pour se trouver, non pas au dîner des rois, comme Candide à Venise, mais au dîner des ministres à Montigny. Il me disait cela comme une conjecture, et ce matin j’ai reçu de lui ces deux lignes : Me croirez-vous sur les gens que je connais ? vous vous moquiez de moi hier ; eh bien ! elle est partie ce matin, et elle va tomber au milieu de gens qui sont à peine ses connaissances. Vanité des vanités ! Mon ami, si c’est pour vous y aller trouver, elle a bien fait : elle doit chérir l’homme à qui elle a pu se résoudre à parler une fois avec vérité. Ce doit être pour elle un grand soulagement que de quitter le masque. Comment vit-on dans cette contrainte perpétuelle ? La vanité est donc ce qui a le plus de force dans la nature ! Mon ami, dites-moi donc qui vous croyez qui sera ministre de la guerre. Ce sera, à ce que l’on dit, le baron de Breteuil, qui a passé sa vie dans les affaires étrangères. C’est absolument comme dans l’Avare.

Aviez-vous déjà beaucoup lu pour commencer votre grand ouvrage ? Vous n’avez eu que huit jours ; mais vous faites tout si vite, que huit jours ont peut-être suffi pour faire ce qu’un autre ne ferait pas en huit mois. Avez-vous vu M. Turgot ? C’est dans ce moment-ci où le travail que vous avez fait pour lui peut lui être d’une grande utilité. Vous le verrez à Montigny ; je voudrais que vous causassiez avec lui, et vous verriez qu’il est bien supérieur aux gens qui le jugent avec prévention et avec passion. — Il y a quelques jours que vous me mandiez, sans doute pour me ravir jusqu’au ciel : c’est d’ici que je vous dis que je vous aime, d’ici où je suis aimé, où je suis occupé, tranquille, etc., etc. Eh, mon ami ! cela court les rues que d’être aimé lorsqu’on est jeune, lorsqu’on a une figure aimable, lorsqu’on a les soins et les manières d’un homme qui prêtent à plaire, et lorsque surtout toutes les actions de sa vie prononcent que l’on ne tient fortement à rien ; et, comment ne seriez-vous pas aimé ? les fats et les sots le sont bien ! M. de B… est adoré de sa femme qui est jeune, jolie et aimable ; et ce qui me confond, c’est qu’il n’a pas la tête tournée : il ne croit pas comme le comte de C…, qu’il aurait été choisi ; il se souvient que ce sont 25,000 liv. de rente qui ont fait son mariage. Mais savez-vous ce qui est piquant, ce qui est rare, ce qui est extraordinaire, ce qui tient du prodige, quoiqu’il y en ait quelques exemples, comme ceux de Diane de Poitiers, de madame de Maintenon, de mademoiselle Clairon ? c’est de pouvoir dire : je suis aimée, lorsqu’on est vieille, laide, triste, malade et abîmée dans le malheur, et surtout lorsqu’on peut se dire : je suis aimée d’un homme aimable et honnête, et qui est dans cette saison de la vie où l’on est plus délicat et plus difficile, et où l’on est cependant en droit de prétendre à tout et de mériter d’être préféré : voilà, mon ami, ce qui vaut la peine d’être dit, parce que cela est miraculeux. Mais tirer vanité d’être aimé de sa femme, lorsqu’on est charmant, et que, du matin jusqu’au soir, et du soir au matin, on veut lui persuader et lui prouver qu’on en est passionnément amoureux ! eh ! fi donc ; cela est si commun. Le comte de C… dit de même et jouit de même ; mais, à la vérité, je ne crois pas qu’il y ait aucune créature qui soit tentée de se mettre en tiers, et qui soit assez abandonnée pour réclamer le surplus de cette grande passion. Adieu, mon ami : je ne sais pourquoi j’ai été vous entretenir de tout cela. Si j’ai de la fièvre, je n’en ai pas assez pour que ce soit du délire ; mais j’ai du plaisir à causer avec vous, et je dis tout ce qui me vient. Écrivez-moi donc, j’ai besoin d’être consolée et soutenue ; mon âme et mon corps sont dans un déplorable état. Mon ami, vous êtes à quatorze lieues : c’est bien loin, et cela serait bien près, si… Mais adieu.



LETTRE CXXXV

Mardi, quatre heures, 17 octobre 1775.

J’attendais le facteur : je voulais une lettre de vous, mais vous ne l’avez pas voulu. J’ai vu le timbre de Fontainebleau sur une lettre, j’en ai respiré plus à mon aise, et puis j’ai vu ma méprise. Oh ! non, cette lettre n’était pas de vous. Mon Dieu ! que je suis folle et injuste, et surtout que je suis malheureuse ! Mon ami, si je pouvais ne pas vous aimer, si je pouvais aimer ce que je n’aime point, peut-être que ce qui me reste à vivre ne serait pas dévoué à un supplice qui met mon corps et mon âme à la torture. Cependant je suis moins souffrante aujourd’hui : j’ai pris de l’ipécacuanha en grande dose, qui m’a d’abord fatiguée à mourir ; mais il me semble qu’il a rendu de l’air à mes poumons : hier je ne respirais pas. Mon ami, je ne sais pourquoi je vous parle de ma santé ; quand je vous vois, je ne vous en parle jamais : mais c’est qu’alors je ne souffre plus. Comment n’aimerait-on pas un peu une créature à qui l’on fait tant de bien, et surtout à qui l’on fait tant de mal ? Ah ! pourquoi aime-t-on, ou pourquoi n’aime-t-on pas ? Qui sont les sots, ou les âmes de glace qui ont jamais su en rendre compte ? Le chevalier ne manquerait pas de nous l’apprendre, et il sera toujours bien plus content d’avoir fait un raisonnement que d’éprouver un sentiment. L’on m’a dit qu’il en avait eu un pénible, ces jours passés, à une représentation d’une pièce de M. de Savalette qui fut applaudie avec transport, et que mesdames de Grammont et de Beauveau ne pouvaient cesser de louer. Le chevalier en était dépité, et il ne put jamais cacher son mécontentement. Madame de Gléon fit de même, et tous deux jouèrent le plus détestable rôle dans leur société. Je vous dis là le secret de l’église, et non pas celui de la comédie. Pour remonter un peu leur amour-propre, il donne aujourd’hui Roméo et Juliette, suivie d’Agathe. Madame de Beauveau a retardé son départ pour assister au triomphe, et pour le faire ; mais je me meurs de crainte que Roméo ne tue le succès d’Agathe. Ce Roméo, nom ami, le connaissez-vous ? Cela n’est pas mauvais, cela n’est pas médiocre, cela n’est pas même ennuyeux ; mais cela est monstrueux, cela est à faire fuir. J’ai entendu dire à la comtesse de B.... que cela était beau comme Corneille, et meilleur que la pièce anglaise. J’étais avec elle à la première représentation ; et moi, j’étais animée si différemment, que je désirais de m’évanouir pour être emportée de cette salle. C’était moi sans doute qui avais tort ; mais il m’est impossible d’être à froid, et de me composer un avis contre mon sentiment.

J’envoie cette lettre à M. de Vaines ; je ne doute pas que vous ne soyez avec lui à Montigny. Mon ami, les lieux, les personnes, les choses, le charme de tout cela vous aura-t-il laissé la liberté de penser que vous pouviez m’écrire par Nangis ? Vous êtes arrivé dimanche à Fontainebleau ; si vous m’aviez écrit lundi matin, j’aurais eu de vos nouvelles aujourd’hui : mais vous avez voulu voir tout à la fois la Reine, M. de Duras, les ministres, vos amis, vos connaissances, ceux qui ne le sont pas ; enfin il faut bien tout voir, tout entendre, tout savoir. On a des affaires, on les fait mal, mais n’importe, on a beaucoup vu, beaucoup été, et au bout de la journée, l’on est Gros-Jean comme devant ; mais l’on a satisfait à cette charmante activité de l’écureuil, et l’on se dit que, dans dix ans, l’on aura une tête et des affaires mieux réglées, et l’on s’abuse, je vous assure. Mon Dieu ! qu’il était doux d’aimer et de vivre pour quelqu’un qui avait tout connu, tout jugé, tout apprécié, et qui avait fini, comme le sage, par trouver que tout n’est que vanité ! Aimer suffisait à son cœur et à son âme. Ah ! qu’elle était noble, qu’elle était grande, cette âme ! je n’ai jamais vu réunir tant de passion à tant de vertus. Mon ami, je donnerais ce qui me reste à vivre pour que vous l’eussiez connu… — Je veux encore augmenter votre mouvement : je vous prie de chercher chez les gens qui vendent des livres, un Dialogue entre un Évêque et un Curé, sur le mariage des Protestants. On dit que cela est excellent : lisez-le, et envoyez-le-moi par M. de Vaines ; on ne le trouve pas ici. En grâce, ne donnez point de lettre avec cette brochure, parce qu’elle ne serait pas cachetée. Savez-vous ce qu’il y a de pis en vous ? C’est l’indifférence dont vous êtes pour tous les inconvénients et même pour les malheurs attachés à votre manière d’être. Vous en direz tout ce qu’il vous plaira, cette incurie tient à une mauvaise tête. Adieu, mon ami, je vous aime ; mais je me sens bien bête, et il me semble que c’est un grand dégoût d’être aimé par une bête. Qu’en pensez-vous ? Je crois que si je lisais Clarisse ce soir, je n’y trouverais ni amour, ni passion. Mon Dieu ! peut-on tomber plus bas ? — Je n’aime point Fontainebleau, serait-ce parce que vous y êtes ? Mon ami, si vous aviez eu le choix, auriez-vous encore mieux aimé que ce fût moi qui se trouvât à Montigny, que madame la comtesse de B..... ? C’est un bonheur que je n’ai jamais éprouvé que d’être à la campagne avec ce que l’on aime le plus dans le monde.



LETTRE CXXXVI

Mercredi au soir, 18 octobre 1775.

Enfin, vous voilà à Fontainebleau. Je vous y attends depuis dimanche 13. Je vous y ai écrit tous les jours ; deux lettres chez M. d’Aguesseau, et une à M. de Vaines à Montigny, où je croyais que vous seriez. Mon ami, ne fût-ce que pour les jeter au feu réclamez ces trois lettres, je vous en prie. Mandez-moi, si vous le savez, le jour que vous comptez repartir, pour que je m’arrange de manière à ne pas être encore à Fontainebleau lorsque vous en serez parti. J’aime bien à vous suivre, mais non pas à rester derrière vous, parce que vous avez tant d’autres intérêts, que vous ne vous avisez guère de retourner la tête. — Vous m’écrivez une lettre courte, mon ami, mais vous êtes bien aimable : si vous ne pouvez pas m’ôter le sentiment de mon malheur, vous m’ôtez souvent la force de m’en plaindre. Mon Dieu ! qu’il m’aurait été doux de vous devoir la consolation de ma vie, et de ne plus connaître de plaisir que par vous ! mais vous avez tout détruit, jusqu’à l’espérance. Hélas ! je ne méritais pas d’être ménagée : j’étais déjà si malheureuse quand vous m’avez connue ! vous en avez trop fait, je ne méritais pas l’intérêt que vous m’avez marqué. Il m’a égarée, je me suis précipitée dans un abîme, vous m’y avez conduite, vous m’y avez poussée ; et il n’y a plus de moyen d’y apporter secours. Il faut subir mon horrible destinée, souffrir, vous aimer, et mourir bientôt. Ah ! non, mon ami, je ne veux plus peser sur votre âme, je ne veux plus la fatiguer : il y a de la lâcheté et de la cruauté à faire partager des maux qui n’ont plus de remède. La nécessité de souffrir me rendra généreuse. Mon ami, votre bonheur et votre repos seront, si je le puis, mon unique intérêt. Mais je n’ose répondre de moi : la durée de la douleur rend si faible ; et puis, quand on a absolument renoncé au bonheur pour soi, on juge souvent que la contrainte serait sottise ou folie. Enfin, je ferai comme je pourrai ; et vous, avec un peu de morale et beaucoup de bonté, vous subirez la peine attachée au mal que vous m’avez fait : vous penserez, pour soutenir votre patience et votre courage, que je m’en vais, et que vous, vous commencez une carrière qui vous promet du bonheur, et qui vous fait goûter le plaisir. Ah ! l’on est bien fort, quand on est parvenu à étouffer tant de regret, et qu’il ne reste plus qu’à plaindre une malheureuse créature qui ne se plaint plus, et qui est parvenue au point d’éteindre en elle jusqu’au désir et à l’espérance vague que conservent tous les malheureux. Oui, mon ami, cela est vrai : en me recherchant bien, en me regardant de bien près, en m’interrogeant sur ce que je veux, sur ce qui reste pour moi dans la nature, je ne trouve rien à me répondre, sinon ce que demanderait un voyageur bien las, un gîte, et je vois le mien à S. Sulpice. Mais mon talent est d’être toujours hors de propos. Voyez quel ton, quelles images à présenter à un homme qui quitte le plaisir, qui vient occuper de mille affaires, qui ne sait auquel entendre, à qui la reine, le roi ont parlé avec une bonté, avec une grâce infinies ! Mon ami, quand j’y pense bien, si vous me faisiez justice, vous auriez tout à la fois du mépris et de l’horreur pour moi. — Mais pour changer de ton, je veux vous dire que, dans une de mes longues insomnies, je suis venue à penser à la C… de B..... Je me demandais ce qui faisait qu’avec beaucoup d’esprit, de grâces et d’agréments, elle faisait, en général, aussi peu d’effet et surtout aussi peu d’impression ; je crois en avoir trouvé la raison. N’allez pas être bête, et me dire que je n’ai pas eu assez d’esprit pour expliquer ma pensée. Écoutez-moi : ne convenez-vous pas qu’il y a tout un vrai de convention ; il y a le vrai de la peinture, le vrai du spectacle, le vrai du sentiment, le vrai de la conversation, etc. Eh bien ! madame de B..... n’a le vrai de rien ; et cela explique comment elle a passé sa vie sans toucher, ni intéresser, même les gens à qui elle a eu le plus d’envie de plaire. Voulez-vous voir le revers de la médaille ? Vous connaissez une personne qui a été toute la vie dénuée des agréments de la figure, et des grâces qui peuvent plaire, intéresser et toucher, et cependant cette personne a eu plus de succès, et a été mille fois plus aimée qu’elle ne pouvait le prétendre. Savez-vous le mot de cela ? C’est qu’elle a toujours eu le vrai de tout, et qu’elle y a joint d’être vraie en tout. Despréaux a mis en résultat ce que je viens de délayer dans un tas de paroles :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Il doit régner partout, et même dans la fable.

Mon ami, si vous m’avez d’abord trouvée un peu bête, je me suis rendue ensuite assommante. Après vous avoir fait pleurer de tristesse, je vous ferai bâiller d’ennui. En vérité, je m’épuise tellement avec vous, que je n’écrirai à personne ce soir, quoique je doive des réponses à Fontainebleau à des gens que je ne fais pas bâiller. Mais c’est qu’ils ont un grand fonds d’indulgence : car il ne faut pas toujours être vaine, quoiqu’il y ait encore bien du vrai là-dedans. Oh, mon ami ! ce qui est de première vérité, c’est que je vous aime avec autant d’âme, que si vous aviez fait à mon repos et à mon plaisir le sacrifice de votre bonheur. Oui, mon malheur me paraît d’autant plus accablant, que c’est à vous que j’aurais voulu devoir d’être heureuse. Je ne vous écrirai plus que demain jeudi, parce que j’imagine que vous partirez samedi. La cour aurait-elle plus d’attrait que ?…



LETTRE CXXXVII

Ce jeudi au soir, 19 octobre 1775.

Mon ami, je serais accablée de vos reproches, si mes résolutions ne les avaient pas prévenus. Je m’accusais hier, et je vous disais qu’il y avait de la cruauté et de la lâcheté à risquer de vous faire souffrir d’un malheur sans ressource. Il faut en vivre ou en mourir : mais surtout il faut se taire. Vous avez l’âme assez animée, vous avez assez connu et senti le malheur et la passion, pour concevoir les excès où l’un et l’autre peuvent porter : je les déteste et les abjure tous ; je voudrais être morte avant que d’avoir pu vous offenser. Je pressentais peut-être ce nouveau malheur, lorsque je voulais quitter la vie et vous fuir. Je sentais qu’après la cruelle perte que je faisais, mon âme ne pourrait plus se remettre en mesure ; en effet, je ne devais plus aimer, je ne pouvais plus aimer. Le principe de ma vie, le Dieu qui me soutenait, qui m’animait, n’était plus, je restais seule dans la nature. Ah ! pourquoi vous y êtes-vous trouvé ? Pourquoi vous rapprocher de moi ? Dans ce moment je n’avais besoin ni de consolation, ni d’appui. Pourquoi me disiez-vous des mots que mon âme était accoutumée d’entendre avec sensibilité ou transport ? Pourquoi preniez-vous le langage de l’homme qui venait de mourir pour moi ? Enfin pourquoi égariez-vous la raison de quelqu’un que l’excès du malheur avait déjà troublé ? C’était à vous de juger, de prévoir ; je ne pouvais que gémir et mourir. Vous voyez l’horrible suite qu’a eue ce moment d’oubli de votre part. Sans doute, dans cet instant, vous ne pouviez pas prévoir de quel genre de poison vous abreuveriez mon âme, mais vous saviez que vous ne m’aimiez pas assez pour faire votre premier intérêt de la consolation et du repos de ma vie. Ah ! c’est là la source et la cause de tout ce que je souffre. En devenant coupable, mon âme a perdu son énergie. Je vous ai aimé, et dès lors je n’ai plus été capable de rien de noble et de fort. Je juge ma conduite, mon ami, et je la blâme plus que vous ; lorsque vous avez prononcé mon arrêt, il fallait le subir, il fallait m’arracher à vous, ou à la vie : il y a de la bassesse à vouloir être plainte et soulagée par celui qui vient de vous frapper ; et cela est si vrai, que j’éprouve sans cesse un combat affreux : mon âme se révolte contre votre action, et mon cœur est rempli de tendresse pour vous. Vous êtes assez aimable pour justifier mon penchant ; mais vous m’avez trop mortellement offensée pour que je ne m’en sente pas humiliée. Mon ami, je vous l’ai dit souvent : ma situation est impossible à supporter : il y faut une catastrophe ; je ne sais si c’est la nature ou la passion qui la produira. Attendons et surtout taisons-nous. Vous avez assez de bonté, assez de délicatesse pour épargner ma sensibilité ; et vous me croyez, moi, assez cruelle pour vouloir exercer et alarmer la vôtre ! Ah, mon ami ! si le malheur rend quelquefois personnel, il rend aussi bien délicat : les malheureux ont pour l’ordinaire la main bien légère ; ils craignent bien de blesser, ils sont sans cesse avertis par leur propre douleur. Et vous croyez que lorsqu’à peine il me reste la force de me plaindre, je chercherai, je choisirai les expressions qui pourront vous faire le plus de mal ? Vous ne me connaissez pas : car si je pouvais m’arrêter avec vous, si je n’étais pas toute de premier mouvement, sans doute je mettrais du soin à éviter de vous faire de la peine ; mais songez donc que je vous aime. Voilà mon crime envers vous. Ah, mon ami ! la main sur la conscience, et je suis bien sûre que, sans un grand effort de générosité, vous me pardonnerez ? Mais je le jure, je n’aurai plus besoin de votre vertu : je veux élever mon âme au point de n’avoir plus besoin que vous me fassiez grâce. Adieu.


LETTRE CXXXVIII

Vendredi, midi, 20 octobre 1775.

Je me presse comme si vous deviez m’entendre plus tôt. Mon ami ! vous êtes fou ! Vous allez dire du mal de M. Turgot à M. de Vaines ! et c’est pour moi, et c’est mon intérêt qui vous égare, et qui vous fait presque dire à M. de Vaines qu’il a tort ! Mon Dieu ! quelle mauvaise tête ! Mais que de bonté ! que vous êtes aimable ! Mais vous vous méprenez, si vous allez croire que c’est la pauvreté, ou le bien-être qui vient de la fortune, qui pouvait rien ni pour mon bonheur, ni pour augmenter mon malheur. Mon ami, ce n’est ni M. Turgot, ni M. de Vaines, ni le Roi, ni tout ce qu’il y a de puissant sur la terre, qui peuvent rien pour mon bonheur, pour calmer mon âme, pour en chasser un sentiment déchirant, pour remettre du baume dans mon sang. Hélas ! il faudrait que vous m’eussiez aimée ; mais il vous est plus facile de solliciter, de haïr un ministre, parce qu’il a l’honnêteté de ne pas songer à ma fortune. Mon ami, ni l’or, ni les grandeurs ne nous rendent heureux. Cela est plus vrai pour certaines âmes, que je ne puis l’exprimer. Je n’ai jamais connu d’équivalent, de dédommagement à rien de ce que j’ai désiré ; la passion est absolue. Les goûts se plient aux circonstances ; je n’ai jamais voulu, ni aimé qu’une chose, et en cela plus conséquente qu’il n’appartient à ma mauvaise tête, je ne me suis jamais repentie de ma manière de me conduire dans les différentes occasions que j’aurais eues de m’enrichir et d’augmenter, ou, pour parler plus juste, d’acquérir de la considération, de celle du moins que les sots distribuent et dont les têtes et les âmes vides font leur aliment. Bonjour, mon ami. J’entends le vicomte de S. Chamans. Je reprendrai après l’arrivée du facteur. J’espère, ou je crois que j’aurai une lettre de vous. Après avoir vu des indifférents tout le jour, vous serez rentré chez vous hier au soir, en disant : je vais faire quelque chose pour le plaisir de ce qui m’aime.


Vendredi, quatre heures, après l’arrivée de la poste.

Point de lettre de vous ! Savez-vous combien je suis juste ? Cela me fait haïr celles des autres. Qu’importe tout le reste, lorsque l’âme et la pensée sont fixées sur un seul point. Je conçois à merveille comment Newton a pensé trente ans de suite à la même chose, et le but qu’il se proposait ne vaut pas celui que je me promettais. Mon ami, aimer est le premier bien ; être aimée par ce qu’on aime, c’est être trop heureuse. Il y a eu des temps dans ma vie ! mais, mon Dieu ! que je suis tombée ! — Je n’ai point de lettre de vous ! C’est ma faute : M. de Vaines vous aura envoyé trop tard la lettre que je lui avais adressée. J’ai voulu vous suivre partout ; et vous ne vous êtes pas soucié de me prévenir. Pour se rencontrer sûrement, il ne faut pas s’attendre. — Mon ami, j’ai relu votre lettre d’hier trois fois tout de suite : ce que vous dites sur la différence de l’esprit et du génie est excellent, et de la plus grande éloquence ; la comparaison est de génie. Mais je ne pense pas comme vous, qu’il faille, pour gouverner, des gens pleins de passion. Il faut du caractère et point de passion ; l’esprit suffit, et il est peut-être préférable dans une monarchie, où il faut une marche uniforme, où le bonheur doit être préféré à la gloire ; et c’est parce que je crois que ce n’est ni la passion, ni le génie qu’il faut à un ministre français, que je pense qu’il n’y a point d’homme qui fût plus capable de nous bien gouverner que L. de T… Et je vous réponds qu’il n’y a point d’âme plus inaccessible aux passions. Ce n’est pas non plus pour l’énergie qu’il faut le louer : il a du caractère, beaucoup de lumières, une grande activité et une facilité et une amabilité qui aplanissent toutes les difficultés. Voilà ce que je réponds à tout ce que vous me disiez de M. T… ; il ressemble plus à Licurgue, et L. de T… au cardinal de Richelieu et à Colbert : car il n’aurait ni la force ni l’atrocité du cardinal. — Mon ami, vous recevrez cette lettre demain samedi, et sans doute ce sera la dernière, parce que je ne doute pas que vous ne partiez dimanche. Voici mes ordres : vous ferez un paquet de toutes mes lettres, vous y mettrez mon adresse, et ce seront vos mains qui le remettront dans celles de M. de Vaines, qui contresignera ce précieux dépôt. Vous partirez après, et vous ne m’écrirez point dans ce paquet, mais bien par la poste. Je veux savoir l’heure, le moment où vous quitterez Fontainebleau ; oui, j’ai un intérêt : où n’en met-on pas lorsqu’on aime ? Je vous ai bien dit que je ne me plaindrais plus, que je ne vous accablerais plus du poids de mes maux. Mais souvenez-vous bien que je ne me suis pas engagée à avoir une conduite parfaite, égale. Cela viendra peut-être : l’indifférence ne sera pas toujours impossible à mon cœur. Je dis donc que je ne vous ferai plus souffrir de mon malheur ; mais entendez bien que je ne serai ni assez courageuse, ni assez raisonnable pour faire semblant de ne pas souffrir lorsque je me sentirai déchirée. Adieu, mon ami. Il me semble que je me sépare de vous pour longtemps, et cette séparation me fait plus de mal que lorsque vous êtes là, et que vous me dites adieu : alors il n’y a que cet instant pour moi, je vis de toute ma force dans un point ; mais aujourd’hui il n’en est pas de même, je me sens triste, abattue, j’ai la privation de vous, de votre lettre, et je vois encore demain et après ! Ah ! cet avenir sera bien long ! Adieu, adieu.



LETTRE CXXXIX

Mardi au soir, 24 octobre 1775.

Les oracles avaient cessé, parce qu’ils craignaient de parler aux échos. Ma dernière lettre est de vendredi l’après-dîner : j’avais jugé que vous partiriez dimanche ou lundi ; aujourd’hui j’imagine que vous attendrez l’arrivée de M. de Saint-Germain qu’on attend mercredi ou jeudi. C’est un homme isolé : il est arrivé là sans intrigue ; on doit croire qu’il ne voudra que le bien, s’il fait des réformes et des changements. Il aura la confiance du militaire, parce qu’on sait qu’il est instruit, et qu’il a une grande expérience. Personne ne peut mieux que lui faire usage de vos talents, vous mettre en activité ; d’ailleurs il faut penser à vous. Ne m’avez-vous pas dit qu’il était prévenu pour vous d’un grand intérêt ? Il ne faut pas tourner le dos à la fortune.

J’ai reçu vos lettres de vendredi et de dimanche ; elles sont courtes, elles sont rares. Mais, mon ami, je ne me plains pas, vous avez tant d’intérêts divers ! cela vous donne tant de soins, que je ne conçois pas comment vous pouvez suffire ; tout le monde doit vous remercier et personne ne doit être heureux. Ne me répétez plus qu’il faut que je tâche de me faire à votre situation. Mon ami, ces mots il faut tâcher, quand il s’agit de sentiment ou de patience, sont autant de doutes et d’absurdités : c’est lorsqu’il s’agit de conduite, d’affaires, de choses d’intérêt qu’il faut en effet tâcher, qu’il faut se faire effort, parce que les actions, les démarches sont alors dirigées, ou doivent être dirigées par la réflexion ; et c’est de la sottise ou de la légèreté que de se mettre sans cesse en contradiction avec ses projets et ses intérêts. Mais moi, je tâcherai, je me ferai effort, et pourquoi ? Non, non, mon ami, j’ai manqué le but de ma vie, il n’y a plus d’intérêt pour moi. Je me tairai sans doute, mais ce ne sera pas en tâchant, ce sera après avoir tout apprécié, tout jugé, et surtout après avoir vu de bien près le terme ; c’est pour me calmer, s’il est possible, dans ces derniers temps de souffrance. L’on supporte tout à la fin d’un voyage, je ne veux pas vous coûter un regret. Je n’ai point besoin de larmes après ma mort. Je ne vous demande plus que de l’indulgence et la bonté qu’on accorde aux malades et aux malheureux. Adieu, mon ami. J’ai passé une cruelle journée, j’ai toussé à mourir. J’ai un peu de fièvre ce soir. Il faut cependant que j’écrive un mot à M. de Vaines. Je lui envoie cette lettre.


LETTRE CXL

Jeudi, six heures du soir, 26 octobre 1775.

Vous aurez un mot demain matin. Je reçois votre lettre : c’est la première que j’aie eue le lendemain de sa date, ordinairement c’est le troisième jour. Mais, comme vous dites, il faudra se plier à cette manière d’être ; car vous n’en changerez pas. Mais aussi vous ne devez pas trouver extraordinaire que, dans cette incertitude perpétuelle de ce que vous faites et du lieu où vous êtes, on ne soit pas toujours aussi exact. Je vous ai écrit hier, c’est-à-dire mardi au soir, et par le courrier de M. Turgot. Je priai M. de Vaines de vous envoyer ma lettre. — Eh ! bon Dieu ! êtes-vous fou d’aller demander de mes nouvelles au comte de C… ? Il ne saura plus qu’une chose de moi : il saura ma mort ; tout le reste est pour lui comme ce qui se passe en Chine. Il sait qu’il aime sa femme, il sent qu’il est riche ; et voilà, je vous jure, les deux parties de son discours dont il ne se tirera en effet que par la vie éternelle. — Non, je ne me porte pas bien : j’ai une toux convulsive qui ne me laisse pas un moment de repos. — Je ne vous réponds point sur M. de Saint-Germain ? c’est que j’en ai mes poches pleines. Mon ami, tout ce que je désire, c’est que vous ne mettiez rien contre vous ; sûrement cet homme a du mérite et beaucoup. Il vous a aimé, pourquoi voudriez-vous, comme dit précieusement M. de Saint-Mart, donner cent coups de bâton à votre étoile. Adieu. — Mais est-il bien vrai ? avez-vous besoin d’être aimé de moi ? cela ne prouve pas que vous soyez sensible, cela prouve seulement que vous êtes insatiable. Je vous écrirai par le courrier de M. Turgot ; envoyez chercher une lettre chez M. de Vaines demain vendredi à six heures. Mais, au nom de Dieu, écrivez-moi avant neuf heures du soir : la poste part à cette heure-là, et si vous saviez combien il est triste de recevoir une lettre qui a trois jours de date lorsqu’on est à quatorze lieues ! Cela annonce tant d’indifférence ! J’ai eu ce matin neuf heures une lettre d’hier au soir, de la même heure, et ainsi tous les jours. Vous avez beau dire, les soins, l’attention, prouvent quelque chose. — Ma chambre est pleine, et même il y a des personnes que j’aime bien.



LETTRE CXLI

Jeudi, minuit, 26 octobre 1775.

La conversation n’aura pas été interrompue longtemps, et cependant vous aurez eu le temps de respirer. Vous êtes bien heureux si vous respirez à l’aise : car pour moi cela m’est impossible, et je ne puis pas exprimer de quelle souffrance cela est ; mais c’est de vous que je veux parler, mon ami. — Je pense que vous ferez mal de quitter tout de suite M. de Saint-Germain. Dans ce premier brouhaha, il ne verra rien : rien ne fera trace, au lieu que, si vous étiez là après ce premier moment, il s’approcherait de vous ; vous pourriez lui être utile en mille choses. Cet homme tombe des nues, il aura des milliers de questions à faire, et il a assez d’expérience pour ne les pas faire au hasard. Il vous a vu si jeune, vous étiez son fils, et l’on ne craint pas de se commettre vis-à-vis d’un jeune homme qu’on aime. Enfin je puis me tromper, mais je regarde ces premiers moments comme bien importants pour vous. Voyez, mon ami ; ne mettez ni fausse générosité, ni légèreté dans votre conduite. Je vous dis comme je vois. Je sais bien qu’il y a un degré d’intérêt qui trouble la vue ; mais vous êtes encore plus près de vous que je n’en suis, ainsi défiez-vous donc de vous-même. — Vous ne dites plus rien de vos affaires ; qu’est-ce que cela prouve ? sont-elles terminées comme vous le désirez ? ou y mettez-vous autant de négligence que M. le maréchal de Duras y met de légèreté ? Oh ! les excellents négociateurs ! — M. de Vaines me fait votre éloge, mais de la meilleure manière ; c’est son âme qui vous loue. Je vous dis cela pour vous prouver que vous ne l’avez pas blessé le jour que vous lui avez parlé de moi ; mais c’est moi que vous blesseriez actuellement, si vous reveniez à la charge. Mon ami, la première règle dans l’amitié, c’est de servir nos amis comme ils veulent l’être, fussent-ils les plus bizarres du monde : l’on doit avoir la délicatesse de se plier à leur volonté sur ce qui leur est directement personnel. Cela posé, ma manière, ma manie, si vous voulez, à moi, c’est de n’être servie par personne : je tiens compte des intentions, comme les autres tiennent compte des actions. Ainsi laissez donc là votre activité, portez-la sur d’autres objets : car, je vous le répète encore, vous m’offenseriez si jamais vous veniez à vous occuper de mes intérêts. Songez donc que, si j’avais voulu, je ne serais pas resté pauvre : il faut donc que la pauvreté ne soit pas le plus grand mal pour moi. Mon ami, croyez-moi ; je dis toujours vrai, et je sais bien ce que je veux.

Vous ne m’avez point parlé des spectacles, vous ne me dites pas un mot de ce que vous faites ; vous n’avez pas besoin de causer, vous n’avez besoin que d’être partout, et de voir tout. Je voudrais que Dieu pût vous faire don de la puissance qu’il a d’être présent partout. Pour moi, je serais au désespoir d’avoir ce talent-là ; je suis bien loin de désirer d’être partout, car je voudrais bien n’être nulle part. Ah ! mon Dieu ! je voudrais avoir la chimère qu’a madame de Muy, je croirais avoir retrouvé le bonheur : elle est sûre qu’elle reverra M. de Muy ; quel appui pour une âme désolée ! — Il y a quatre ans dans ce temps-ci, que je recevais régulièrement deux lettres par jour de Fontainebleau. L’absence fut de dix jours : j’eus vingt-deux lettres ; mais c’est qu’au milieu de la dissipation de la cour, étant l’objet de la mode, étant devenu celui de l’engouement des plus belles dames, il n’avait qu’une affaire, il n’avait qu’un plaisir : il voulait vivre dans ma pensée, il voulait remplir ma vie ; et, en effet, je me rappelle que ces dix jours-là je ne sortis pas une fois : j’attendais une lettre, et j’en écrivais une. Ah ! ces souvenirs me tuent ! cependant je voudrais bien pouvoir recommencer, et à des conditions plus cruelles encore. Mon ami, si vous voyez le fond de mon âme, que vous devez me plaindre ! mais ne me le dites pas : c’est du courage que j’ai besoin ; oui, j’en ai besoin, je souffre cruellement. — Dites-moi si vous avez régulièrement des nouvelles de madame de ***. Avez-vous fait quelque chose pour ce qui l’intéressait ? vous ne me dites rien ; mais vous êtes si pressé ! — Est-ce que vous ne comptez pas suspendre votre travail sur le livre de M. Dumesnil-Durand ? M. de St-Germain y répondra peut-être en quatre mots : cela vous épargnera bien de la peine ; cependant si c’était un moyen d’ajouter à votre réputation, je le regretterais pour vous.

Le chevalier va faire jouer une pièce qu’il vient de composer ; il ne l’a fait voir à personne : cette manière lui a bien réussi pour Agathe, et je souhaite qu’il s’en trouve aussi bien cette fois-ci. Ce que c’est que le monde, le torrent de la société ! Ils jouent et font des comédies ; ils ont sans cesse des scènes entre eux qui sont d’un genre larmoyant ; ils se tourmentent du matin au soir : c’est l’amour-propre qui se plaint d’un côté, et de l’autre c’est une vanité effrénée. Je me meurs de peur qu’avec les talents qu’ils ont tous les deux pour la comédie, et même pour la tragédie, ils amènent une scène de dénouement à une pièce qui devrait finir sans éclat. Oh ! comme tout le monde est malheureux ! — Vous voyez bien que je ne peux pas vous écrire jusqu’à votre départ, surtout lorsqu’il n’est pas fixé ; je ne veux pas qu’il reste une lettre après que vous serez parti. Adieu, je vous aime partout où je suis, mais non pas partout où vous êtes. Voilà le dénouement pour nous.



LETTRE CXLII

Vendredi, 27 octobre 1775.

Je viens de recevoir trois lettres de Fontainebleau : elles sont du 26, et M. de Saint-Germain n’était pas encore arrivé. Mon ami, vous me disiez mercredi matin que vous m’écririez le soir, et vous n’avez pas pensé à moi. Depuis cet instant, dites-moi donc au moins si vous avez reçu deux lettres de M. de Vaines, et une par la poste, l’une de mardi et deux d’hier. Quand j’ai vu toutes ces lettres de Fontainebleau, je n’ai pas mis en doute qu’il y en eût une de vous. Mon Dieu, que vous me rendez injuste ! mon premier mouvement est toujours de lire avec dégoût les lettres de Fontainebleau, lorsqu’elles ont trompé mon espérance. Eh ! non, non, ce n’est pas vous qu’il faudrait aimer : vous êtes d’une agitation, d’une évaporation qui ne permettent pas de compter sur vous. Je ne vous critique pas ; mais je me condamne par tout ce qui me reste de raison ou de force. — Les archevêques d’Aix et de Toulouse sont partis ce matin pour Fontainebleau. Mon ami, vous avez jugé l’état de ce dernier avec ce vif intérêt qui fait dire au comte de C.... que je me porte bien ; il est en bien mauvais état, et j’en suis bien inquiète : il a le meilleur régime, mais j’ai bien peur qu’il ne suffise pas contre son mal. Il est gai et même sans inquiétude : il tient peu à la vie, quoiqu’il n’ait guère senti le malheur. — J’admire votre justice, mon ami, lorsque vous blâmiez le choix du ministre, c’était M. Turgot qui l’avait fait ; depuis, après y avoir pensé, vous avez trouvé que c’était le plus excellent choix qu’on pût jamais faire ; ce n’est plus M. Turgot, c’est M. de Malesherbes. Tout comme il vous plaira, mais vous aurez bien de la peine à mettre dans ces deux têtes-là deux volontés : il n’y en a qu’une, et c’est toujours pour faire le mieux possible. Oh ! oui, je les aime ; et ce n’est pas le mot : je les chéris et les respecte du fond de mon âme. Ils ont eu l’honnêteté de me faire partager le plaisir qu’ils avaient du choix du roi. Ce n’est pas par reconnaissance que je tiens à M. Turgot : il oublierait que j’existe, que je me souviendrais de même de tout ce qu’il vaut. Voilà ma réponse à tout ce que vous me mandiez de Montigny ; par sagesse je m’abstiens de répondre de premier mouvement : vous m’aviez blessée, et je me tus ; je n’y sais plus que cette manière. Je ne sais plus si M. Nicole a oublié ce moyen de conserver la paix : il en vaut bien un autre. Adieu, mon ami. Vous ne m’avez rien dit, et je vous parle. J’ai là trois lettres, et je ne réponds pas. — À propos, j’ai oublié de vous dire que madame de Boufflers m’a répété deux fois qu’elle vous croyait bien heureux ; je lui ai dit que je n’en doutais pas. — Madame de Mart..... est à Montigny. Mon ami, elle va peut-être donner ou recevoir un acquit comptant des 22,000 liv. de rente. — Si je ne vous paraissais pas trop outrée, je vous dirais que je hais, oui, que j’abhorre l’argent, quand je viens à penser qu’il est le prix de tout. Fi !



LETTRE CXLIII

Mercredi, 8 novembre 1775.

Mes lettres vous manquent, et ma présence ne vous est pas nécessaire. Vous avez passé cinq jours à Paris, en me reprochant, et à vous aussi, tous les moments que vous y restiez. Vous avez été quinze jours à Fontainebleau, et il ne s’y est guère passé de jour où vous n’eussiez trouvé une occasion commode pour aller et revenir. Vous saviez que j’étais malade, vous saviez la part que vous y aviez ; et puis vous me mandez, et cela doit me combler d’aise et de reconnaissance, que, si vous étiez venu à Paris, j’aurais été le seul objet de votre voyage. Aussi ne l’avez-vous pas fait ; et puis vous osez dire que si cela ne me pénètre pas de sensibilité, c’est que je suis devenue bien difficile et bien injuste. Oh ! que vous pesez sur mon cœur, lorsque vous voulez me prouver qu’il doit être content du vôtre ! Je ne me plaindrais jamais, mais vous me forcez souvent à crier, tant le mal que vous me faites est aigu et profond ! Mon ami, j’ai été aimée, je le suis encore, et je meurs de regret en pensant que ce n’est pas de vous. J’ai beau me dire que je ne méritai jamais le bonheur que je regrette ; mon cœur cette fois fait taire mon amour-propre : il me dit que, si je dus jamais être aimée, c’était de celui qui aurait assez de charme à mes yeux, pour me distraire de M. de Mora, et pour me retenir à la vie après l’avoir perdu. Mais est-on jamais aimé par ce qu’on aime ? entre-t-il de la justice et de la réflexion dans ce sentiment si involontaire et si absolu ? — Je n’ai fait que languir depuis votre départ ; je n’ai pas été une heure sans souffrance : le mal de mon âme passe à mon corps ; j’ai tous les jours la fièvre, et mon médecin, qui n’est pas le plus habile de tous les hommes, me répète sans cesse que je suis consumée de chagrin, que mon pouls, que ma respiration annoncent une douleur active ; et il s’en va toujours en me disant : nous n’avons point de remède pour l’âme. Il n’y en a plus pour moi ; ce n’est pas guérir que je voudrais, mais me calmer, mais retrouver quelques moments de repos pour me conduire à celui que la nature m’accordera bientôt. Il n’y a que cette pensée qui me repose : je n’ai plus la force d’aimer ; mon âme me fatigue, me tourmente : je ne suis plus soutenue par rien. Le désir et l’espérance sont morts en moi ; plus je m’affaiblis et plus je suis obsédée par une seule pensée. Sans doute je ne vous aime pas mieux que je vous ai aimé ; mais c’est que je n’aime plus rien, c’est que les maux physiques me ramènent sans cesse à moi. Il n’y a plus ni dissipation, ni diversion : la longueur des nuits, la privation du sommeil ont fait de mon sentiment une manière de folie ; cela est devenu un point fixe, et je ne sais comment il ne m’est pas déjà échappé vingt fois de dire des mots qui découvriraient le secret de ma vie et celui de mon cœur. Quelquefois, en société, je suis surprise par mes larmes, je suis obligée de m’enfuir. Hélas ! en vous peignant l’excès de mon égarement, je ne veux point vous toucher, puisque je crois que vous ne lirez jamais ceci. D’ailleurs, dans l’état où je suis, qu’est-ce que j’ai à prétendre ou à craindre de vous ? Il me suffit de vous croire honnête, pour être bien sûre de tous vos procédés jusqu’à la fin. Il y a des situations qui forceraient une âme dure et insensible : tout ce qui m’entoure paraît plus animé pour moi ; en voyant de près une séparation éternelle, on se rapproche. Je ne saurais assez me louer des soins et de l’intérêt de mes amis : ils ne me consolent pas ; mais il est certain qu’ils mettent de la douceur dans ma vie. Je les aime, et je voudrais les aimer davantage. Adieu. Je succombe à tant de pensées douloureuses ; cependant, en répandant mon âme, je l’ai un peu soulagée.



LETTRE CXLIV

Jeudi, onze heures du soir, 9 novembre 1775.

Mon ami, je vous ai écrit quatre pages hier ; jamais je ne puis finir ma journée sans prononcer que je vous aime. Je viens de voir la personne du monde de qui je suis la plus aimée, et cela ne m’a fait que mieux sentir à quel point je vous aimais. Après trois mois d’absence, si je vous avais entendu annoncer sans m’y attendre, comme j’aurais tressailli de la tête aux pieds ! comme je n’aurais pas su un mot de ce que je disais, ni de ce qu’on me disait ! Mon ami, il faut aimer pour connaître tout ce que la nature a accordé de biens et de plaisirs aux hommes. Il est doux sans doute d’être aimé ; mais où est le bonheur ? car de juger, d’apprécier l’affection d’un homme aimable, de répondre avec honnêteté à des mouvements involontaires, de voir tour à tour la tristesse et le mécontentement se peindre sur le visage de quelqu’un tout rempli du désir de votre bonheur, oh ! si cela flatte l’amour-propre de quelque sotte femme, combien cela afflige une âme honnête et sensible ! Mon ami, je pourrais vous dire comme Pyrrhus à Andromaque :

Ah ! qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,
S’il s’échappait vers elle, y porterait de joie !

— Mon Dieu ! est-ce que vous ne souffririez point de n’avoir point de mes nouvelles ? est-ce que cela ne fait pas un vide dans votre vie ? Seriez-vous occupé ou enivré au point de ne pas éprouver tour à tour un besoin actif et une grande langueur ? Est-ce que je ne suis pas bien près de votre pensée lorsque je ne la suis pas ? Ah, mon ami ! Ces questions ne vous peignent qu’une bien faible partie de ce que je sens ; je meurs de tristesse. Mes amis me croient affectée de mes maux. Je voyais ce soir la bonté de M.  d’Andezi et de M. de Schomberg : ils me rassuraient sur ma poitrine ; ma toux les déchirait, et ils me consolaient. Les excellentes gens ! ils ne savent pas tout ce que je souffre ; mais je ne mérite pas d’être plainte, même par vous : car jugez de l’excès de ma folie ; je sens que je vous aime par delà les forces de mon âme et de mon corps. Je sens que je me meurs de n’avoir point de communication avec vous : cette privation est de tous les supplices le plus cruel pour moi. Je compte les jours, les heures, les minutes ; ma tête s’égare sans cesse : car je veux l’impossible, je veux avoir de vos nouvelles les jours où le courrier n’arrive point : enfin, que vous dirai-je, je vous aime à la folie. Eh bien ! après cela, comprenez-moi si vous pouvez. Je ne vous envoie point mes lettres ; je vous choque, je vous irrite, ne fût-ce que par contradiction : il y a plus, c’est que si, par quelque hasard, vous veniez à être forcé de rester dans le lieu où vous êtes, six mois, ou un an, ou toute la vie, je crois pouvoir répondre que vous n’entendriez jamais parler de moi. Concevez, d’après cette disposition, l’horreur que m’a causée ce maudit billet, daté d’un lieu qui se peint à moi d’une manière plus effroyable que l’enfer ne s’est jamais peint à sainte Thérèse et aux têtes les plus exaltées. Nulle raison dans la nature ne peut combattre une aussi funeste impression : je frissonne encore, en me rappelant cette date et le peu de lignes qui la suivaient. Ô ciel ! qu’étiez-vous devenu ! aviez-vous donc cessé absolument d’être sensible à mes maux ? Adieu ; ce souvenir flétrit mon cœur.


15 novembre, vendredi, après l’heure de la poste.

Non, les effets de la passion ou de la raison (car je ne sais laquelle m’anime dans ce moment) sont incroyables. Après avoir attendu le facteur avec ce besoin, cette agitation qui font de l’attente le plus grand tourment, j’en étais malade physiquement : ma toux et ma rage de tête m’en avaient avancée de cinq ou six heures. Eh bien ! après cet état violent, qui n’est susceptible ni de distraction ni d’adoucissement, le facteur est arrivé, j’ai eu des lettres. Il n’y en avait point de vous ; j’en ai reçu une violente commotion intérieure et extérieure, et puis je ne sais ce qui est arrivé, mais je me suis sentie calmée : il me semble que j’éprouve une sorte de douceur à vous trouver encore plus froid et plus indifférent que vous ne pouvez me trouver bizarre. En me prouvant que je ne suis rien pour vous, je crois qu’il me sera plus aisé de me détacher de vous. Il m’est tellement démontré que vous ne pouvez faire que le malheur de tous les instants de ma vie, que tout ce qui me donne la force de m’éloigner de vous, de m’en séparer, est réellement pour moi le plus grand soulagement que je puisse sentir. Me voilà à souhaiter que vous soyez retenu par goût, ou par force, dans le lieu où vous êtes : votre absence cesse d’être un mal pour moi ; c’est du repos. Adieu.



LETTRE CXLV

Lundi, trois heures après midi, 1775.

Mon ami, que vous êtes aimable, et que vous justifiez bien l’excès de mon égarement et de mon malheur ! Oui, je le crois, ce que j’ai souffert, ce que j’attends, rien n’aurait le pouvoir de m’empêcher, de me garantir de vous aimer, si je ne vous aimais pas. Il y a des choses qui me font croire à la fatalité : je devais donc vivre pour vous voir, et j’en devais mourir. Mais, mon ami, je vous ai aimé, je ne me plains plus. Laissez-moi donc subir ma destinée, et gardez-vous de mettre le comble à mes maux, en me faisant aimer la vie au moment où il faudra la quitter, où je sens qu’elle m’échappe. Hélas, mon ami ! par bonté, par pitié, laissez-moi croire que la mort me délivrera d’un fardeau qui m’accable ! laissez-moi arrêter, reposer ma pensée sur ce moment tant désiré, si attendu, et dont je me sens approcher avec une sorte de transport ! Mais aussi, lorsque je vous écoutais hier, que je vous voyais, je pensais avec attendrissement que bientôt je vous dirais adieu pour jamais. Je me tâtais, j’aurais voulu ne pas me croire si malade ; je regrettais de ne pouvoir plus espérer. Enfin, mon ami, ma tendresse pour vous remplissait mon âme, et ne me permettait plus de former un souhait qui eût pour objet de me séparer de vous. Ah ! sous cet affreux rapport, la mort sera un mal, un grand mal. Mon Dieu ! vous ne saurez jamais le déchirement, l’espèce de mort et d’angoisse où je viens de passer ces trois dernières semaines. Ce n’est pas la perte de mes forces, ma maigreur, l’excès de mon changement qui sont étranges. Ce qui est inouï, c’est que ma vie ait résisté à cette torture. Mais vous voilà ; je vous ai retrouvé plein de bonté, de sensibilité : vous avez calmé mon âme, vous avez mis du baume dans mon sang. Il m’était moins pénible de souffrir cette nuit ; je n’ai point dormi, j’ai eu la fièvre, j’ai toussé ; mais en vérité je n’ai pas été malheureuse : car j’étais occupé de vous d’une manière douce et sensible. Je pensais que je vous écrirais, et je n’osais pas espérer recevoir de vos nouvelles. Mais cela ne me paraissait pas impossible. Jugez du sentiment de bonheur que j’ai eu lorsqu’en entrant dans ma chambre, l’on m’a dit : De la part de M. de G… Mon ami, ces mots m’ont fortifiée pour ma journée ; je ne crains plus la fièvre avec votre lettre : le remède a plus de pouvoir que le mal. — Seulement, je chasserai de ma pensée ce qui veut y revenir sans cesse. Il est arrivé samedi à cinq heures à Paris, et il a attendu jusqu’à dimanche une heure, pour savoir si j’étais morte, malade, ou au comble du malheur. Ah, mon ami ! vous avez donc oublié que je vous aimais, et vous ne saviez donc plus comment j’aime avec toutes les facultés de mon âme, de mon esprit, avec l’air que je respire. Enfin j’aime pour vivre, et je vis pour aimer.

Je meurs d’envie de savoir ce que vous aura dit M. de Saint-Germain. J’ai pensé de nouveau à sa lettre : elle est fort bien, mais fort bien ; et je ne doute pas que vous ne soyez content de la conduite qu’il aura avec vous. Si ce n’est pas le matin que je vous vois demain mardi, écrivez-moi un mot, car je ne doute pas que vous reveniez ce soir. Si vous ne venez pas le matin, et que vous ne puissiez pas me donner votre soirée, il faut que vous sachiez que, depuis quatre heures jusqu’à cinq et demie, je suis seule : ainsi voilà trois manières de me voir avec liberté. Prenez-en donc une, mon ami ; car j’ai besoin de vous voir. Bonjour. Vous voyez que je me dédommage. Eh ! bon Dieu ! j’ai tant souffert de me taire ! Mon ami, croyez-vous qu’il y ait ou qu’il y ait eu quelqu’un dans le monde plus vivement frappé de vos agréments, et plus profondément occupé de vous ? croyez-vous enfin qu’il y ait eu un degré de tendresse et de passion par delà celui qui m’anime ? Les battements de mon cœur, les pulsations de mon pouls, ma respiration, tout cela n’est plus que l’effet de la passion : elle est plus marquée, plus prononcée que jamais : non pas qu’elle soit plus forte, mais c’est qu’elle va s’anéantir, semblable à la lumière qui revit avec force avant que de s’éteindre pour jamais. Adieu, mon ami, Je vous aime.



LETTRE CXLVI

Quatre heures, 1775.

Mon ami, je n’ai pas fait ce que vous vouliez, je vous en demande pardon : mais il est au-dessus de mes forces de vous adresser une lettre dans le lieu où vous êtes. Cependant je ne suis pas assez injuste pour souhaiter que vous n’y soyez pas, et même avec plaisir et intérêt. Je suis inconséquente, faible et malheureuse, voilà tout. Souffrez-moi telle que je suis, et moi je vous aimerai à la folie tel que vous êtes. Mon Dieu ! que vous êtes aimable de m’avoir écrit ce petit mot en partant ! il a ranimé un instant mon âme abattue. Ah, mon ami ! qu’il m’est difficile de vivre ! votre présence seule peut me faire supporter le sentiment de la perte que j’ai faite tout le reste m’avertit que mon malheur est sans ressource comme sans consolation ; tous mes amis, tous leurs soins me font sentir que rien ne peut désormais pénétrer jusqu’à mon cœur. C’était M. de Mora ; c’était mon sentiment pour lui qui animait tout pour moi ; hors vous et mon affection pour vous, tout s’est éteint avec lui. La nature entière me paraît morte, je ne voudrais pas la ranimer, mais je voudrais m’anéantir. Que faire d’une existence aussi douloureuse et aussi languissante ? Mon ami, vous m’aiderez à la supporter, et cela suffira quelque temps à votre bonté et à votre délicatesse. Vous vous direz : je soulage, j’adoucis le malheur, j’essuie les larmes d’une personne qui ne tient à la vie que par moi. Mais, mon ami, ce sentiment de vertu ne saurait satisfaire entièrement votre âme : son ardeur, sa chaleur, son activité ne se contenteront point d’avoir adouci mes maux, vous voudrez, et avec raison, faire ma consolation, mais cela sera impossible, et bientôt vous vous refroidirez. Je sens, je prévois cet avenir, et il me paraît tout près de moi. Pourquoi l’attendre ? Ne serait-il pas doux et facile de le prévenir ? Ah ! laissez-moi achever de mourir ! Ne cherchez point à réchauffer, à ranimer une âme que le plaisir et la douleur ont consumée. Je vous trouve si aimable, si digne d’être aimé, que vous me feriez regretter à chaque instant la force et la vivacité que j’ai perdues. Non, ce n’est pas moi, en effet, qu’il faut aimer. Vous sentiriez trop souvent que vous me faites grâce, et cela flétrirait votre cœur. Vous devez régner sur une âme vive, jeune, remplie de chaleur et de passion ; la mienne ne peut plus s’élever jusque-là. Elle n’est animée que par la tendresse et la sensibilité. Vous en êtes l’objet ; il n’y a pas de moment où je ne trouvasse de la douceur à vous en donner des preuves : mais puisqu’il y a mieux, et plus que cela, vous y pouvez prétendre, et avec raison. — Mon ami, le chevalier de Chatelux a résolu de me tourner la tête ; il est encore venu passer la soirée avec moi. Il est arrivé de Choisi à onze heures, et il est venu descendre chez moi. Il m’a trouvée avec M. de Condorcet et M. d’Andezi. J’étais presque morte quand il est entré, et je n’ai pas été plus en vie pendant tout le temps qu’il a été avec moi. Il est bon, plus encore qu’il n’est vain : car il m’a demandé plusieurs fois si je souffrais. Il comparait mon état de la veille à celui où j’étais, et il ne se doutait pas que le charme qui me soutenait, qui m’animait le jour d’avant, était évanoui. Il agissait ailleurs sans doute ; et cette pensée n’était pas consolante pour moi. Je me suis couchée fort tard. Je n’ai point dormi, et, à six heures, j’ai pris de l’opium, mais en assez petite dose, pour diminuer seulement le besoin que je sens d’en prendre cent grains. En effet, il m’a ôté l’activité et le déchirant de ma douleur. Je souffre, mais aussi je sens que je vous aime. — Je pense que je vous verrai dimanche matin ; que peut-être j’aurai de vos nouvelles demain : si cela n’était pas, j’en serais quitte pour reprendre deux grains, et je vous attendrais sans me plaindre et sans vous aimer moins. Mon ami, je me sens d’une douceur, d’une modération qui me font peur. Cette dernière vertu me paraît faite pour les habitants des limbes, et je crains d’y être condamnée. Je n’ai connu que le climat de l’enfer, quelquefois celui du ciel. Il n’y a plus moyen de façonner mon âme à une autre température : cela veut dire que, lorsqu’on a touché le dernier terme du malheur et de la félicité, il ne reste plus qu’une chose à faire, mourir. Et voilà, en effet, où j’aspire, où j’aurais déjà atteint si vous ne m’en aviez détournée. Adieu. Je vous aime de toute mon âme ; mais ce n’est pas assez, ce n’est rien pour ce que vous méritez, et ce que vous devez m’inspirer. Si j’ai de vos nouvelles, je vous en remercierai, et puis je vous enverrai ma lettre pour que vous la trouviez en arrivant.

M. d’Andezi va dîner mardi à Auteuil, il sera ravi de vous mener. Je ne vous ai pas dit que j’avais répondu le billet le plus sot, le plus plat. Mais il ne m’importe guère ; elle est au moins indulgente, et mon amour-propre ne peut plus être difficile à contenter. Adieu donc.


Après l’arrivée de la poste.

Non, vous ne vous y méprenez pas, vous connaissez mon sentiment : vous voyez dans mon âme, vous savez ce qu’elle est pour vous ; vous avez vu ses combats, ses remords, vous voyez sa douleur. Je vis ; après cela ai-je besoin de vous dire que je vous aime, que ce qui me reste d’activité est employé à vous désirer, à craindre votre absence, à croire que je ne pourrai pas la supporter ? et si ma pensée peut s’y arrêter avec un peu de calme, c’est en me disant que je retrouverai, peut-être, le courage que m’ôte votre présence : car comment trouver la force de mourir, quand on voit ce qu’on aime ! Mon ami, votre lettre est aimable comme vous : elle est pleine d’intérêt, j’en avais besoin. Ah ! mon Dieu ! comme j’ai souffert cette nuit ! je n’en puis plus, mais je vous aime.

Rapportez-moi ma lettre et pardonnez-moi ; on ne guérit pas de la peur.



LETTRE CXLVII

Onze heures et demie du soir, 1775.

Vous ne venez pas, et je n’ai point de lettre de vous ! Cela est bien vide. Mon ami, je vous aime, sans doute, mille fois mieux que Bérénice n’aimait Titus. Mais malheureusement je ne puis pas faire le même emploi de mon temps : je ne saurais le passer tout entier à vous attendre, et ceci n’est pas hors de propos. Par exemple, l’espérance de vous voir ce soir m’a fait éconduire un de mes amis. Cela m’a peinée en vous attendant, et actuellement cela m’inquiète ; car même les amis s’éloignent bien vite. On a tant d’affaires et de dissipation qu’il faut une grande bonté pour me sacrifier des soirées. Vous allez avoir mauvaise opinion de moi, je ne serais ni inquiétée, ni affligée, si j’avais éconduit ce qui m’aime. Il a actuellement ce degré d’intérêt qui pardonne, et qui fait qu’on ne prend point un refus pour un dégoût. Mais M. D… n’en est pas là. En se répétant deux fois, on ne peut plus la voir, il s’y soumettra comme à la nécessité. Cependant le moyen de l’avoir là, quand je vous attends ! Si bien donc que je vous prie de ne me pas faire partager vos doutes ; ils tourmentent mon âme, et ils laisseraient mes soirées trop solitaires. — Savez-vous bien que j’ai passé trois heures fort alarmée sur l’état de M. de Saint-Germain ? On disait qu’il était mal, qu’on craignait une fluxion de poitrine, et cette pensée me faisait frémir. La France est donc frappée de malédictions, me disais-je ! Et puis vous, votre intérêt, tout cela m’agitait, et je me taisais. Sur les sept heures on m’a annoncé une jolie femme, elle s’est mise à côté de moi. Sauriez-vous des nouvelles de M. de Saint-Germain ? — Oui, vraiment, j’en ai de sept heures du matin : elles étaient fort bonnes ; mais j’ai donné ordre, chez moi, de m’apporter ici des nouvelles de cinq heures que je dois avoir à huit heures. J’ai été alors tout à fait calmée, et je n’avais plus besoin de sa lettre qui est pourtant arrivée comme elle l’avait dit ; elle était datée de la chambre de M. de Saint-Germain, et elle était si rassurante, que je suis persuadée que vous aurez pu travailler avec lui. Mon Dieu ! je le voudrais : car lorsque réellement on n’est pas ministre, il y a bien peu de chose qui dédommage de la perte de sa liberté. On ne fait guère ce sacrifice qu’à la fortune et à l’amour ; et en vérité on a bien raison : l’idée de chaîne, fût-elle d’or, révolte mon âme. Bonsoir. J’ai souffert, je ne connais plus que la douleur, et cependant vous dites qu’il faut chérir la vie ; cela ne me paraît pas bien conséquent.


Onze heures du matin.

Je reçois votre lettre, mon ami. Je vous remercie de ne m’avoir pas laissée dans l’incertitude plus longtemps. J’en ai encore sur votre retour, et c’est bien assez : car vous me dites bien faiblement que vous me verrez aujourd’hui. En tout, ce billet est un peu froid, mais il est une marque de bonté et d’attention ; ainsi je dois m’en louer. Bonjour, mon ami. J’enverrai cette lettre chez vous pour que vous l’ayez en arrivant ; et j’espère que si je ne vous vois pas ce soir, j’aurai de vos nouvelles demain matin de bonne heure. Écrivez-moi en vous levant, ou avant que de vous coucher.



LETTRE CXLVIII

Onze heures du soir, 1776.

J’ai bien pensé que, si vous n’êtes pas heureux, très heureux, il faut que le bonheur n’existe pas, qu’il n’y ait pas une telle chose dans la nature : car vous êtes justement fait, tout exprès, pour jouir beaucoup et pour souffrir peu. Tout vous sert, vos défauts, vos bonnes qualités, votre sensibilité, votre légèreté. Vous avez des goûts, point de passions ; vous avez de l’âme, et point de caractère. En un mot, il semble que la nature se soit étudiée à faire les combinaisons les plus justes pour vous rendre heureux et pour vous rendre aimable. Vous me demanderez l’à-propos de cela ? Ah ! si vous ne le trouvez pas, croyez que je divague, et sur cent fois vous rencontrerez juste quatre-vingt-dix-neuf. — Mon ami, je ne vous attendais guère ce soir ; cependant je me suis arrachée avec peine de chez moi, à dix heures, pour aller passer une heure avec le comte d’Andezi, chez M. de Saint-Chamans dont j’étais inquiète.

Quand vous verrai-je ? Combien vous verrai-je ? Aurez-vous la force de me refuser trois jours ? Vous qui êtes si facile avec tout le monde, mon ami, songez ce que sont trois jours sur toute votre vie, sur des liens qui dureront à jamais. Ma vie sera si courte à moi, nos liens sont si frêles ! eh, mon Dieu ! je les croyais rompus. Il n’y a entre nous de solide, de bien fondé que le malheur : vous en avez signé l’arrêt par le sacrifice de votre liberté, et par le repos de tout ce qui me reste à vivre. Adieu. Dites-vous que, puisque vous m’avez condamnée, vous ne me devez rien ; soyez cruel si vous pouvez. Enfin, donnez-moi le coup de grâce, que je vous bénisse et que je vous chérisse encore. — Le comte de C… voudrait vous donner à dîner vendredi ou dimanche ; il est à la campagne jusqu’à demain. Dites-moi, à présent que tous vos désirs, que tous vos goûts sont satisfaits, à qui doivent appartenir les moments qui vous restent. Je vous demande seulement de ne les pas jeter par la fenêtre.

Mes lettres, mon ami.

Je n’ai point reçu les papiers que madame Geoffrin attend avec impatience ; renvoyez-les-moi tout de suite, je vous en prie.



LETTRE CXLIX

Minuit, 1776.

Mon ami, vous ne m’avez pas attendue, n’est-il pas vrai ? Vous n’avez pas eu le temps de penser à moi, et il y aurait de la gaucherie et de la sottise à me faire des reproches et à vous des excuses : il faut se croire aimé pour se croire infidèle. Mais dans le vrai, avec la volonté et le désir de vous écrire, je ne l’avais pas pu. Depuis quatre heures jusqu’à cet instant, je n’ai pas été seule une minute. D’ailleurs, que vous dire, mon ami, lorsque vous voulez que je vous parle de moi ? Avec deux mots, je puis toujours exprimer ma disposition physique et morale : je souffre, j’aime ; et, depuis quelque temps, cela est dans cet ordre-là. Oui, je souffre beaucoup. J’ai eu la fièvre. J’ai la fièvre, et je sens que ma nuit sera détestable ; je meurs déjà de soif, et j’ai la poitrine et les entrailles brûlantes, c’est aussi ma mauvaise nuit ; ma journée a été assez tolérable. Il y a eu si bonne compagnie, si bonne conversation dans ma chambre, que je vous y ai désiré pour vous : car pour moi, le bon, le médiocre et le mauvais n’ajoutent rien au besoin que j’ai de vous voir ; c’est le besoin de mon âme, comme le besoin de respirer est celui de mes poumons. Mon Dieu ! que je voudrais modérer, éteindre même ce besoin ! il est trop actif pour la faiblesse de ma machine, et puis il est plus nécessaire que jamais que je m’accoutume à vous voir rarement. Ah ! mon Dieu ! tout nous sépare, mon ami, et tout me rapprochait d’un homme qui était né à trois cents lieues de moi. Hélas ! il était animé de ce qui fait faire l’impossible. Ah ! je ne me plains point : vous m’accordez assez, on se trouve toujours trop riche quand on va déménager, ou tout perdre. Eh bien ! mon ami, avez-vous rempli vos projets, avez-vous beaucoup travaillé ? Je n’en crois rien. Voici ce que vous aurez fait, dîner, après dîner causer, à cinq heures aller au Temple, où vous aurez lu vos changements sur le Connétable ; ils auront été exaltés jusqu’aux nues, et avec cette douce faconde, les heures coulent bien vite. Vous serez rentré un peu avant neuf heures ; il est bien commode de végéter en famille, et de se faire adorer jusqu’à onze heures et demie, minuit. Ici j’emploie l’art du peintre d’Agamemnon, et je me tais. Bonsoir. Je ne sais quelle heure vous me destinez demain, quoique vous m’ayez bien dit que ce serait la soirée ; mais il se passe tant de choses dans votre tête, que vos projets ne doivent jamais être regardés comme des engagements. Enfin, mon ami, vous me donnerez ce que vous pourrez. Mais ne venez pas à quatre heures ; j’ai dit à quelqu’un de venir à cette heure-là, parce que j’ai bien jugé que ce n’est pas celle que vous choisiriez. Je me reproche de vous retenir si longtemps, vous êtes entouré comme un ministre. Mais comme ils sont sujets à confondre les papiers qu’ils reçoivent, je vous prierai de rassembler les quatre feuilles que vous avez de moi, et de me les rapporter.



LETTRE CL

Onze heures du soir, 1776.

Quelque triste que je sois, j’ai joui vivement du plaisir de recevoir réponse sur les cinq heures du soir, à une lettre que je vous ai écrite à cinq heures du matin. Voilà ce qui fait aimer les grandes villes et Paris par-dessus tout. On n’a rien oublié de ce qui pouvait être commode et utile. Vous ne me dites pas de vous écrire, ainsi c’est un peu hasarder d’être perdue ou égarée. Mon ami, vous êtes vraiment d’un excellent conseil, et soit qu’il vous soit dicté, ou par la sensibilité, ou par la lassitude de mes maux, je n’aurais rien de mieux à faire, comme vous dites, que d’en essayer. Vous traitez ma toux, ma maigreur, mon estomac détruit, mes insomnies, l’irritation de mes entrailles, comme vous traiteriez les fantaisies de toutes ces belles dames : ce sont leurs plumes, leur tête en pagode, leur démarche sur un talon, en un mot, toutes les sottises. Vous me proposez de me guérir, comme vous leur proposeriez de se corriger. Mon ami, vous êtes bien jeune, voilà ce que cela me prouve : car je ne peux pas dire que vous êtes bien froid et bien désintéressé : croyez que ni ma volonté, ni rien dans la nature n’aurait plus le pouvoir de me sauver. Non, la résurrection de M. de Mora, qui serait pour mon âme le premier de tous les biens, ne pourrait plus changer mon sort. Ah ! si ce miracle s’opérait, combien la mort me serait effroyable ! Il ne m’a connue qu’avec le besoin, le désir et le plaisir de vivre. Mais, mon ami, je m’accuse, je me le reproche, je suis trop faible, je vous fatigue. Mes maux, mon malheur pèsent sur votre âme. Je ne veux plus que vous sachiez ce que je souffre : en ne vous le disant pas, votre sensibilité ne sera plus exercée d’une manière pénible, et vous croirez que j’ai suivi votre conseil. Vous me trouverez un meilleur visage ; et, ce qui est bien plus important, vous me trouverez moins curieuse. Allons, je vais faire comme Sosie, je me donnerai du courage par raison. Je ne vous promets pas d’aller jusqu’à la gaité, et c’est un tour au-dessus de mes forces. J’ai moins toussé aujourd’hui ; et si la nuit est de même, je renverrai encore la saignée comme dernière ressource. Non, le comte de C… ne vous a point su mauvais gré : il m’a dit honnêtement qu’il aurait fait comme vous. Mais si vous voulez tout réparer, dînez-y dimanche, vous me donnerez la force de sortir. — Oh ! je suis bien fâchée de ce que l’on commence à s’affaiblir, il faudrait être fort dans le moment où l’on a tout le pouvoir ; s’il craint, tout est perdu.

Vous voulez donc écraser tous les sots et tous les méchants ? Mon ami, cette ambition a moins d’éclat que celle d’Alexandre, mais elle est tout aussi vaste. Adieu, adieu, mon ami. Vous êtes si pressé, si affairé que c’est manquer d’égard que de vous retenir. Que je voudrais savoir si vous reviendrez demain ! que je voudrais vous voir, que je voudrais !… l’impossible.


LETTRE CLI

Onze heures du soir, 1776.

Je ne vous ai pas vu. Mon ami, je vous aime. Quand vous verrai-je ? Voilà le résultat du passé, du présent, de l’avenir, s’il y a un avenir ! Ah ! mon ami, que j’ai souffert, que je souffre ! Mes maux sont affreux ; mais je sens que je vous aime. Le comte de C..... a rapporté de Versailles que M. de Saint-Germain était dans son lit avec un gros rhume. Si vous ne deviez pas le voir, j’aurais grand regret à votre voyage. Adieu, mon ami. Quand ce serait le dernier, je ne le prononcerais pas avec plus de tendresse et de regret. Mais pardon : vous ne voulez pas que je vous parle, ni de mon mal, ni de mon espérance.



LETTRE CLII

Onze heures du soir, 1776.

Eh bien, mon père, vous me tuez, vous étiez moins cruel hier. Ah ! laissez-moi guérir, ou mourir ! Ne vous justifiez pas. Non, mon ami, si vous n’êtes pas mort, si vous n’avez sauvé la vie à personne, il n’y a point d’excuse. Ah ! mon Dieu, je meurs ! mon âme ne se possède plus. Vous l’avez exaltée ce matin, et vous m’abandonnez ! Mon ami, je pressens que vous me forcerez un jour à vous donner un grand chagrin. Hélas ! peut-être vous trouverez-vous soulagé ? Oh ! que cette pensée me donne de force ! — J’ai manqué à madame de Saint-Chamans ce soir, j’ai éloigné mes amis. Demain je serai enfermée depuis midi jusqu’à deux heures ; c’est un rendez-vous pris depuis quinze jours. Bonsoir. Puissiez-vous dormir et jouir d’autant de plaisir que vous m’avez fait éprouver de torture et d’angoisse ! Non, je ne sais pas comment on ne meurt point de la force de la pensée. Ne venez pas demain matin.



LETTRE CLIII

1776.

Mon ami, êtes-vous toujours aussi content ? votre zèle s’est-il refroidi ? n’avez-vous rien à rabattre de tout le bien que vous espériez et désiriez ? Enfin, mon ami, êtes-vous content ? avez-vous pris des arrangements positifs pour le Connétable ? avez-vous vos loges, vos billets ? est-ce toujours demain matin que vous avez une répétition ? Trouverez-vous, au milieu de tant d’affaires, un moment à me donner ? la réponse à cette question n’est pas celle qui m’intéresse le moins. J’ai besoin de vous voir. Mon âme languit ; c’est, je crois, cette disposition que les dévots appellent un temps de sécheresse, et qu’il ne faut rien moins que l’amour de Dieu pour rendre supportable. Imaginez, mon ami, que le plus vif intérêt de ma journée a été un dîner excellent, dont je suis sortie tourmentée de remords, et pénétrée de regrets d’avoir eu et trop de faiblesse et trop de force tout ensemble. Vous ne connaissez pas le plaisir de manger poussé jusqu’à la passion. Eh bien ! j’en suis là depuis douze ou quinze jours, et les médecins, qui sont des ignorants ou des barbares, prétendent que c’est un mauvais symptôme pour ma poitrine. Si je pouvais calmer ma toux, je me soucierais guère de leur pronostic. Mon ami, je n’ai vu que des gens d’esprit à ce dîner : ils ont été aussi maussades que des bêtes ; il n’y a pas jusqu’à l’ambassadeur qui n’ait donné dans le genre ennuyeux. Figurez-vous ce que c’est que de venir lire des vers italiens pendant une heure. Mais en tous cas, s’ils m’ont ennuyée, je le leur ai bien rendu en importunité, je n’ai pas cessé de tousser. Bonsoir, mon ami. Je me souviens que je vous aime, mais je ne le sens pas.

À propos, c’est tout de bon qu’il faut que je cherche un logement. Je sais de ce matin que je ne pourrais pas garder celui-ci, quand je le voudrais. Voyez donc à votre porte.



LETTRE CLIV

Cinq heures du matin, 1776.

Je ne saurais dormir : mes entrailles, ma tête, mon âme, tout cela m’éveille et me tourmente. Pour charmer mes maux, je veux vous parler. Vous voyez bien, mon ami, que je ne peux pas, que je ne peux plus aller dîner chez M. Boutin. Je vous ai mandé que je lui avais écrit pour m’excuser, et, en vérité, cela serait au-dessus de mes forces. Excepté vous, je ne saurais écouter, ni parler à personne. J’ai été si bouleversée, il me reste encore tant d’inquiétude, que je ne saurais me trouver bien qu’avec cette famille désolée : je souffre et je sens comme elle. Mon ami, mon cœur est plein de larmes, et celles que je répands n’ont pas seulement M. de Saint-Chamans pour objet. Ah ! que vous tenez de près à tout ce qui anime mon âme ! c’est vous, c’est toujours vous, sous quelque forme et de quelque manière que j’exprime un sentiment douloureux. Mes regrets, mes craintes, mes remords, tout est rempli de vous, et comment cela ne serait-il pas ? Je n’existe que par vous et pour vous. Eh ! mon Dieu ! vous dites que je rejette, que je repousse tout ce que vous faites pour moi. Expliquez donc ce qui m’attache, ce qui m’enchaîne à une vie de douleur que j’aurais dû quitter au moment où j’ai perdu ce qui m’en avait fait connaître tout le prix, ce qui me l’avait fait chérir. Qu’est-ce qui me retint alors ? qui est-ce qui me retient encore en déchirant mon cœur ? Vous savez aussi bien que moi si je vous aime ; vous savez qu’en vous disant que je vous hais, je vous prouve encore que je vous aime : mon silence, ma froideur, mes torts, tout vous est une preuve qu’il n’existe pas dans la nature une passion plus tendre et plus forte. Mon Dieu, qu’elle est combattue ! qu’elle est abhorrée ! et elle est toujours plus puissante que ma volonté et ma raison. — Mon ami, envoyez vite vous excuser de ce dîner de M. Boutin. Gardez-moi votre bonne volonté pour demain mercredi chez madame Geoffrin. J’espère que je pourrai y aller, si nous avons des nouvelles aujourd’hui. — J’ai reçu votre lettre de Versailles en rentrant, elle était arrivée à minuit. Je ne vous ai pas dit combien j’étais touchée de cette bonté compatissante. Bonjour ou bonsoir, mon ami, car je vais commencer ma nuit. Il est bien plus doux de causer avec vous que de dormir ; mais pour vous aimer, pour souffrir encore quelque temps, il faut bien avoir du sommeil ; car pour vous aimer, il faut vivre ; et il est bien certain que je ne vis que pour vous aimer. Adieu, la plus aimable et la plus chérie de toutes les créatures. C’est pardonner, mais oublier ! Ah ! mon ami !



LETTRE CLV

Quatre heures, 1776.

Mon ami, je suis malade, bien souffrante. Mais aussi je suis folle, depuis deux jours. Je ne sais ce qu’est devenue mon âme, c’est un désert : je n’y trouve plus ni sentiment, ni passion, mais des regrets déchirants, une parfaite douleur, l’étonnement d’exister encore, la sensibilité et l’égarement des premiers moments où la mort impitoyable m’enleva ce qui seul m’avait fait chérir la vie. Ah ! mon Dieu ! pourquoi m’empêchâtes-vous de le suivre ? Pourquoi me condamnâtes-vous à une mort si lente et si douloureuse ? Voilà mon ami, les pensées qui ont rempli ma vie depuis hier soir. J’en ai été plus malade, j’ai passé une nuit sans me coucher, je n’ai été dîner nulle part, et, je vous l’avouerai, le Connétable est venu rarement à ma pensée. Je crois même que si vous ne m’aviez pas écrit, je n’aurais pas eu la force de vous montrer à quel point je suis triste et abattue. — Eh ! mon Dieu, non ! je n’irai pas à Versailles : d’abord je suis trop malade ; et puis je serais sur la roue pendant la représentation. Je suis plus difficile que vous sur votre intérêt. D’ailleurs, si cette tragédie amène, comme je l’espère, un grand succès, je ne me soucie pas d’exalter mon âme : elle est trop fatiguée ; il ne lui faudrait plus que du repos et du calme. L’on m’a déjà envoyé demander trois fois ce billet de loge, cela m’importune à mourir. Je fais serment de ne jamais me mêler des plaisirs de personne. C’est le premier intérêt de tous ces gens-là, et moi, loin d’avoir le projet de me divertir, je me sens la mort dans l’âme.

Vous ne m’avez pas rendu mes lettres ; je suis bien sûre que si je les envoyais demander chez vous, je les aurais. Vous étiez bien pressé mercredi : en tout, le mouvement vous est bien plus nécessaire que l’action. Cela paraît bien subtil, mais pensez-y, vous verrez que cela est juste. — Mon ami, je vous remercie de l’intérêt que vous mettez à ce logement. Mon Dieu ! que je voudrais en avoir un à Saint-Sulpice ! Ah ! ce qui est affreux, c’est que je fais peser mon malheur sur ce qui m’aime ; mais ce n’est pas vous. — Vous devriez venir dîner dimanche chez madame la duchesse d’Enville. J’attends de vos nouvelles ce soir, et je me flatte que ce billet de loge y sera. Pardon, mon ami, de vous occuper, de vous détourner, et surtout de n’avoir pas eu la force de vous cacher ce que je souffre.



LETTRE CLVI

Six heures du matin, 1776.

Je ne puis pas dire que ma première pensée est pour vous ; car je n’ai point encore dormi ; mais ma pensée est pleine de vous, et je veux vous dire que je vous aime avant que quelque moment de sommeil m’enlève au plaisir de le sentir. Mon ami, je me suis couchée bien triste : je vous avais attendu longtemps, et cet espoir avait animé et soutenu mon âme. Mais quand l’heure d’espérer a été passée, ah ! je suis tombée bien bas, car mon corps était bien abattu ! Il y avait du monde autour de moi, mais je n’aurais pas été plus seule dans un désert. Eh ! bon Dieu ! me disais-je en entendant annoncer ; tout ce qu’on n’attend point, tout ce qu’on ne désire point arrive, est exact, assidu ! Il est affreux de ne vivre que dans un point, de n’avoir qu’un objet, qu’un désir, qu’une pensée. Mon ami, ce que cela fait éprouver, n’est sûrement pas le remède de la fièvre ; mais cependant je l’ai beaucoup moins forte que la nuit dernière ; je n’en ai ni la soif, ni la chaleur, ni l’espèce de délire. Figurez-vous qu’il m’était impossible de m’occuper de vous : mon sentiment m’échappait comme tout le reste, et ce manque de pouvoir sur ma pensée augmentait ma chaleur et mon agitation. Actuellement je suis plus calme ; je souffre, mais d’une manière plus supportable. Êtes-vous à Paris, mon ami ? Vous verrai-je ce matin ? Mon Dieu ! je vous souhaite la meilleure, la plus grande fortune, tous les succès, mais qu’il est malheureux de s’être attaché à quelqu’un que tout éloigne de nous ! Si M. de Saint-Germain vous occupe, vous serez sans cesse à Versailles. Les représentations de cette pièce vous y mèneront sans cesse, et puis une femme, une famille, des goûts, de la dissipation ! Ah ! mon ami ! je ne me plains de rien, mais, de bonne foi, dites-moi si je pourrais vivre au travers de tout cela. Ce que vous feriez pour moi, vous coûterait beaucoup, et ce que vous ne feriez pas, me mettrait à la torture. Il vaut bien mieux dire et faire comme la femme de Pétus : Je ne pleure point, mais je meurs. Je ne sais si c’est la fièvre, mais, depuis assez longtemps, ma tête est épuisée et rassasiée de larmes. Je n’en ai plus, ce soulagement n’est plus à l’usage de ma douleur. Mais, mon ami, c’est de vous que je veux vous parler. Vous êtes donc arrivé bien tard : car sûrement j’aurais entendu parler de vous aujourd’hui, si vous étiez arrivé à cinq heures. N’importe, je vous aime.



LETTRE CLVII

1776.

Oui, vous aurez un mot, mais rien qu’un mot. J’ai du monde ; vous, vous faites des visites, tout cela est d’un grand intérêt, il faut en convenir. Ah ! si l’on aimait, comme tout cela serait plat ! mais tout est bien, quand tout est mal. — À l’égard du logement, je n’ai que jusqu’à mercredi matin pour me décider, ainsi vos bontés et vos soins n’ont que cette latitude. — Je ne sortirai demain qu’à neuf heures du soir. Je dîne chez moi. — Je n’ai pas vu le baron ; au lieu de cela, j’ai été passer une heure et demie au chevet du lit d’une charmante créature : songez donc quel charme elle a pour moi, puisque le tête-à-tête ne me pèse point. — Vous avez dû voir qu’il m’est impossible de mentir. Pour ce qui concerne le secret de quelqu’un, cela me paraît impossible autrement. Je sais bien que l’on manque souvent à la morale ; mais il faut une distraction, ou un intérêt : ce serait faire le mal en pure perte. Bonsoir. — La semaine dernière j’ai pu dîner trois fois avec vous, et vous ne l’avez pas voulu. Je pouvais vous voir tous les jours, car l’ambassadeur, M. de Schomberg, M. d’Andezi, etc., logent aussi loin que vous ; mais ils ne tiennent pas à tant de choses, ni à tant de personnes, mais ils n’ont pas de chaînes qu’ils aient choisies, moyennant quoi, ils les mettent souvent à terre ; ils ont raison et vous n’avez pas tort : j’en aurais, moi, si je m’oubliais à vous écrire. Souvenez-vous donc de faire inscrire toutes les listes pour la répétition de mardi ; joignez-y M. et madame la baronne de Breil.

Mon Dieu ! ne vous occupez donc plus de ma santé, cet intérêt me pénètre ; mais je crains qu’il ne vous fasse souffrir.



LETTRE CLVIII

Midi, mars 1776.

Je n’entends pas ce que cela veut dire. À propos de ce propriétaire, vous dites : Je n’ai jamais rien vu de si difficile. En quoi ? pourquoi ? Je n’entends pas ; mais puisque vous voulez bien prendre la peine de faire faire ce bail, je voudrais que ce ne fût pas le vendredi. Ce jour, ce nom me fait encore frissonner d’horreur. Si cela vous est égal, choisissez samedi ; ou bien je ne le signerai que samedi. Pardon de tout cet ennui. Non, je n’envoie plus chez vous, je ne vous presse plus de me donner du temps. Il me semble que c’est forcer nature que de chercher à vous rapprocher. Par la nature des choses, par les circonstances, par nos goûts, par nos âges, nous sommes trop séparés pour pouvoir nous rapprocher. Il faut donc se soumettre à ce qui a encore plus de force que la volonté et même le penchant, la nécessité. Vous êtes marié : votre premier devoir, votre premier soin et votre plus grand plaisir se trouvent là ; suivez-le donc, et songez que ce que vous enlevez à cela, ne saurait contenter une âme sensible. L’épuisement et l’affaiblissement de tout mon être me font fuir les convulsions de la passion. Je voudrais me reposer, je voudrais respirer, je voudrais essayer ce que peuvent les sentiments les plus vrais et l’amitié la plus tendre, pour la consolation d’une créature abîmée de douleur et de malheur depuis tant d’années ! Oh ! laissez-moi, et soyez tout entier à vos goûts, à vos devoirs, et à vos travaux ; en voilà bien assez pour remplir votre vie.

Non, ne venez pas ce soir : vous avez près de vous un délassement et un plaisir beaucoup plus efficaces que ceux que vous viendriez chercher avec moi ; d’ailleurs je suis restée chez moi hier au soir. Je ne peux pas, je ne veux pas passer deux jours sans voir madame de Saint-Chamans qui est malade. Demain, si vous voulez, je vous verrai : je dîne chez l’ambassadeur de Naples, et je ne sortirai pas le soir. Aujourd’hui, je vais chez madame Geoffrin. Bonjour. De tout ce que je connais, de tout ce que j’aime, de tout ce qui m’aime, vous êtes ce que je vois le moins. Je ne m’en plains pas ; je me dis, au contraire, que cela est impossible autrement ; et je détourne vite ma pensée de ce que je ne saurais changer.


LETTRE CLIX

Minuit, 1776.

Oh ! vous êtes tout de glace, gens heureux ! Gens du monde, vos âmes sont fermées aux vives, aux profondes impressions ! Je suis prête à remercier le ciel du malheur qui m’accable, et dont je meurs, puisqu’il me laisse cette double sensibilité et cette profonde passion qui rendent accessible à tout ce qui a connu la douleur, à tout ce qui est tourmenté par le plaisir et le malheur d’aimer. Oui, mon ami, vous êtes plus heureux que moi : mais j’ai plus de plaisir que vous ; je viens de finir le premier volume du Paysan perverti. Cette dernière page ne vous a pas ravi ; vous n’avez pas eu besoin de m’en parler, de me la lire ! âme de glace ! C’est le bonheur, c’est le langage du ciel. Et la mort de Manon, et sa passion, et ses remords, et ces mots douloureux et passionnés qu’elle employe ! Ah ! mon Dieu ! nous avons passé hier la soirée ensemble ; le livre était là, vous l’aviez lu et vous ne m’en disiez mot ! Mon ami, il y a un petit coin de votre âme, et une grande partie de votre conduite qui pouvaient sans folie et sans injustice faire faire un rapprochement qui ne vous plairait pas. Oui, oui, il y a un peu d’Edmond dans votre affaire, vous ne lui ressemblez pas de face, mais un peu de profil. Mon ami, ce livre, ce mauvais livre qui manque de goût, de délicatesse, de bon sens même, ce livre, ou je me trompe fort, est fait avec le reste de passion et de chaleur qui animait Saint-Preux et Julie. Oh, il y a des mots délicieux ! si ce ne sont pas les dernières étincelles de ton génie, Jean-Jacques ; si ce ne sont pas les cendres mal éteintes de la passion qui animait ton âme, lis cet ouvrage, je t’en conjure, et ton cœur sera animé d’intérêt pour l’auteur, qui a mal conçu et mal conduit cet ouvrage, mais qui est certainement capable d’en faire un meilleur. Je vous punis, mon ami, je vous accable, mais vous vous tirerez d’affaire, comme de coutume, en ne le lisant point. Edmond en aurait bien fait autant, et il était moins occupé que vous. Mon ami, voici le titre, ou la note d’une lettre que j’aurais fait comme Pierre l’Éditeur. Edmond à Manon. Comment peut-on marquer les mêmes sentiments à tant d’objets différents ? Le monde est un dangereux séjour pour quiconque a le cœur fait comme Edmond.

Vous me renverrez mon livre et mes lettres. Vous me direz que vous avez été plus dissipé qu’occupé cet après-dîner ; l’Opéra, des visites, les soins, les manières, la frivolité des gens du monde, du talent, du génie, le besoin d’avoir du mérite. Oh ! l’étonnant contraste, et quel affreux malheur d’avoir vu de si près un homme encore plus séduisant qu’il n’est aimable ! Mon ami, j’ai toussé à consterner tout ce qui était autour de moi, je n’en puis plus. En vérité, vous êtes obligé de m’aimer, vous n’avez plus qu’un moment. Je le sens.

Une loge de quatre places pour des femmes, trois billets de parquet ; pensez-y, ne méprisez pas un soin qui oblige ce qui vous aime.

Je ne sortirai pas : j’ai la fièvre, et ma toux est continuelle.


LETTRE CLX

Onze heures du soir, 1776.

Depuis que je vous ai quitté, mon ami, j’ai vu bien du monde, j’ai bien entendu causer de ce qu’il y a de plus important dans ce moment-ci ; j’ai bien écouté parce que c’étaient des gens qui savaient ce dont ils parlaient. J’en ai conclu que cette sotte, que cette malheureuse espèce humaine est bien difficile à gouverner, surtout lorsqu’on voudrait la rendre meilleure et plus heureuse. Mais pour dernier résultat, j’ai vu que M. de Saint-G.... ne vous disait pas tout, et je souhaite qu’il vous garde aussi bien le secret qu’il le garde à d’autres ; je ne vous parle pas au hasard. — Je voudrais bien que vous vinssiez dîner avec moi demain : et je n’ose vous en prier ; d’abord parce que j’aime mieux ce qui vous convient, que je n’aime mon plaisir ; ce n’est pourtant pas rigoureusement vrai, mais il en est des expressions de sentiment comme des traits d’esprit et des jeux de mots, qu’il ne faut jamais presser, ni analyser. Voilà que je me souviens que j’ai laissé un d’abord en l’air, qui demande une seconde raison. La voici : c’est qu’en ne vous pressant pas, si vous venez, je serai comblée, et que je m’épargne un refus : il faut avoir soin de soi lorsqu’on est aussi malingre que je le suis. Ah ! si vous saviez comme j’ai toussé, et par quelle charmante personne j’ai été plainte, soignée et, en vérité, intéressée au point de faire un peu diversion à ce que je souffrais. Oui, après vous, mais bien après vous, c’est ce qui me plaît le plus dans le monde. Entendez bien que je ne dis pas aimer, ni m’intéresser, je parle seulement de goût et d’attrait. J’ai été une heure tête à tête avec elle. Celle-là sait parler de ce qu’elle lit, et elle n’a pas besoin de cette ressource ; car elle sent et elle pense. — Mon ami, je dîne jeudi à l’hôtel de La Rochefoucauld ; il me serait bien doux que ce fût avec vous, mais Versailles… Avant que d’y aller, vous devriez bien faire inscrire sur la liste de la Comédie-Française les noms que je vais joindre ici. Et s’il était possible, vous devriez rapporter de Versailles le billet de la loge et les trois billets de parquet. J’entends bien que cette suite, que cette importance que je mets à une petite chose, vous transporte de colère, ou de mépris. Mon ami, votre tort à vous est de n’en mettre ni aux grandes, ni aux petites choses. Il me revient dix lettres avant votre départ. Si je ne les reçois pas (car il faut employer la menace où la prière est inutile), je ne vous écrirai pas une ligne d’ici à un mois. Mais, mon Dieu ! je sens quel cas vous devez faire de mes menaces et de mes résolutions ! Si vous ne me croyez pas la plus fausse des créatures, vous devez me trouver la plus faible et la plus aimante. Bonsoir, mon ami. Pour pouvoir causer avec vous un moment, je viens de renvoyer quelqu’un qui ne dormait pas comme vous, que je n’ennuyais pas comme je vous ennuie, mais qui ne pouvait pas retenir mon attention, parce que je voulais vous parler. Cependant je n’aime pas trop à vous écrire à Paris : vous êtes si pressé, vous répondez si peu et si mal ! vous êtes si peu avec moi, lorsque je suis avec vous ! en un mot, vous êtes si bien tout ce qu’il faut être pour plaire et n’être guère aimé, que je me meurs d’envie de me mettre à ce régime. C’est la dernière ressource que j’aie à tenter pour guérir mon âme, et soulager ma poitrine et mes entrailles : j’en souffre beaucoup dans ce moment-ci.



LETTRE CLXI

1776.

Mon ami, vous êtes bien aimable. Quand je vous vois, je n’entends, je ne sens que vous. Mais, livrée à moi, je ne connais plus que le sentiment de la douleur, des remords, des regrets. Tout ce qui peut tourmenter une âme sans la détacher, voilà le supplice auquel vous m’avez condamnée. Si j’avais de vos nouvelles, combien je vous en serais obligée !

Mais partez donc, vous arrivez toujours trop tard.



LETTRE CLXII

Six heures du soir, 1776.

Je ne veux pas, mon ami, que, dans le peu de jours qui me restent à vivre, vous puissiez en passer un sans vous souvenir que vous êtes aimé à la folie par la plus malheureuse de toutes les créatures. Oui, mon ami, je vous aime. Je veux que cette triste vérité vous poursuive, qu’elle trouble votre bonheur ; je veux que le poison qui a défendu ma vie, qui la consume, et qui sans doute la terminera, répande dans votre âme cette sensibilité douloureuse, qui du moins vous disposera à regretter ce qui vous a aimé avec le plus de tendresse et de passion. Adieu, mon ami. Ne m’aimez pas, puisque cela serait contre votre devoir, et contre votre volonté ; mais souffrez que je vous aime et que je vous le redise cent fois, mille fois, mais jamais avec l’expression qui répond à ce que je sens.

Mon ami, venez dîner demain chez madame Geoffrin. J’ai si peu à vivre, que rien de ce que vous ferez pour moi ne pourra tirer à conséquence pour l’avenir. Mon Dieu, l’avenir ! que je plaindrais ceux qui l’attendraient, s’ils vous aimaient ! Mais adieu. J’ai du monde là. Qu’il est pénible de vivre en société, lorsqu’on n’a qu’une pensée !



LETTRE CLXIII

Onze heures du soir, 1776.

Bonsoir, mon ami. Comment êtes-vous ? Je suis inquiète de votre mal de gorge. Pour moi, je me suis traînée, et c’est le mot, chez l’ambassadeur de Naples. J’ai toussé à assourdir les vingt-quatre personnes qui étaient là. Je suis rentrée, j’ai eu des convulsions si violentes, qu’il ne m’est rien resté de mon dîner dans l’estomac. J’ai vomi avec des angoisses inexprimables ; cette secousse m’a donné la fièvre, et beaucoup plus forte que celle d’hier. Voilà du moins la décision de mes deux médecins d’Andezi et la Rochefoucault qui viennent de me quitter. Je les crois du reste, et je n’avais pas besoin d’eux pour savoir que j’ai la fièvre. — Mon ami, c’est M. d’Alembert qui vous remettra cette lettre : il va encore voir ce Monsieur si difficultueux ; je suis confuse des soins que vous prenez pour cette affaire. Je vous demande cependant de ne pas m’abandonner jusqu’à ce que vous m’ayez vue perdue, c’est-à-dire jusqu’à la signature du bail. Faites-vous rendre les conditions ou les clauses que je veux qui y soient insérées, et mettez de la pédanterie à faire tout exécuter. Tous ces détails faits, je n’ajouterai cependant pas, comme cet homme qui accablait son ami absent, de soins, de commissions, etc. Mon cher ami, mettez beaucoup d’exactitude et d’attention à tout ce que je vous demande : car je m’intéresse fort à ce qui me regarde. En honneur, je ne trouve ni en moi, ni pour moi mon premier intérêt. Oh ! quand on a aimé, quand on a perdu ce qui nous aimait, peut-il rester quelque intérêt pour soi ? Mon Dieu ! je n’en ai plus qu’un dans la vie : c’est de fuir ce qui me fait mal, et, par conséquent, d’être délivrée du seul mal qui accable les malheureux, la vie. Mon ami, je vous ai fait mal hier, en vous prouvant que vous jouiriez du premier de tous les biens, si vous aviez daigné l’apprécier. Adieu. Il y a des choses que je voudrais effacer de mon souvenir et retrancher de ma vie ; et c’est justement tout ce que j’ai fait pour vous, et tout ce que vous avez fait contre moi. Vous me disiez avec plus d’honnêteté que de sensibilité, qu’en signant mont bail, je signerais le traité de votre bonheur. Mon ami, celui qui a pu signer mon arrêt le premier de mai, ne doit plus trouver son bonheur en moi. Adieu. Ne prenez pas la peine de venir demain matin chez moi.


LETTRE CLXIV

Neuf heures et demie, 1776.

Je le sais bien : vous écrivez des billets charmants, mais vous me faites mourir. J’ai froid, si froid que mon thermomètre est à vingt degrés plus bas que celui de Réaumur. Ce froid concentré, cet état de torture perpétuel me jettent dans un découragement si profond, que je n’ai plus la force de désirer une meilleure disposition. En effet, que désirer ? Ce qui me reste à sentir, ne vaut pas mieux que ce que j’éprouve. Oh ! oui, il faut achever de s’anéantir. Je ne repousse ni votre pitié, ni votre générosité. Je croirais vous faire mal en m’y refusant. Il faut que vous conserviez l’illusion de pouvoir me soulager ; on aurait ce mouvement pour son ennemi qu’on aurait accablé. Je suis avec du monde. Avant quatre heures j’avais chez moi la personne que j’attendais.



LETTRE CLXV

1776.

Je gèle, je tremble, je meurs de froid, je suis dans l’eau. Vous ranimez la partie de moi qui est le plus malade ; mon cœur est froid, serré et douloureux, et je dirais comme la Folle de Bedlam : il souffre tant qu’il crèvera. Mon ami, il me semble qu’il y a un siècle depuis hier matin, et je crains de ne pas arriver ce soir : je vous verrai donc, mes maux en seront adoucis. Mon Dieu ! je n’ai plus assez de force pour mon âme, elle me tue. Bonjour, mon ami, je vous aime mieux et plus que vous n’avez jamais aimé. Oui, j’ai toussé, j’ai souffert, mais je vous verrai. Ah ! vous serez occupé d’ici à ce soir ; et moi, je n’aurai qu’une pensée qui me fera dire sans cesse : que pour les malheureux l’heure lentement fuit ! — Mon ami, voyez si vous voulez dîner avec moi demain ou lundi chez le comte de C… : choisissez le jour ; j’aimerais mieux lundi, mais votre volonté me décidera.



LETTRE CLXVI

Minuit et demi, 1776.

Je ne suis seule que dans l’instant, je n’ai donc pas pu faire attendre votre laquais. Je suis si triste et si fort tournée au malheur, que, quelque fondée que je sois à ne vous pas croire, je ne doute pas que vous ne soyez souffrant et que votre femme ne soit malade. Il me semble qu’elle est d’une santé bien délicate : elle en sera encore plus intéressante. J’ai prié M. d’Alembert d’aller savoir de vos nouvelles, parce que je craignais de n’avoir pas le moment de vous écrire ; il me dira si vous allez à Versailles. Je crois qu’il y aura de l’inconséquence, mais il ne me reste rien à dire : vous ne ferez que ce qu’il faudra.

Mon Dieu ! il est bien tard pour vous occuper de mes maux. Oubliez-en la cause : ne vous inquiétez pas des suites, et tout ce que je vous demande là est bien à votre portée. Cela vous sera plus facile que de trouver ces grandes occasions et ces grands dangers à courir pour moi : non, je ne vous devrai plus rien, que la seule ressource à laquelle vous m’avez arrachée.



LETTRE CLXVII

Une heure, 1776.

Ah ! s’il vous reste quelque bonté, plaignez-moi : je ne sais plus, je ne puis plus vous répondre ; mon corps et mon âme sont anéantis.

Mon bail, cassez-le ; achevez de me lier, tout ce qu’il vous plaira, cela m’est par delà l’indifférence. Ah ! mon Dieu ! je ne me connais plus.



LETTRE CLXVIII

Dimanche bien tard, février 1776.

Vous le voyez bien, je le savais bien, cependant ce qui y mettait un peu de doute, c’est que je vous avais dit de ne pas venir ; mais le moment vous a entraîné, et j’en suis bien aise : vous aurez eu du plaisir, et moi je ne me suis point ennuyée, et je n’ai pas eu le malaise de vous attendre ; ainsi je remarque, mais je ne me plains point. Je viens de voir quelqu’un qui avait été deux jours absent. Mon ami, vous m’aimez bien, mais vous ne m’avez pas fait, ce matin, une des questions dont je viens d’être accablée : si j’avais eu la fièvre ? si j’avais mieux dormi ? combien d’accès de toux j’avais eus dans les vingt-quatre heures ? etc., etc., et je voyais que chaque question avait besoin d’une réponse. Mon ami, expliquez-moi, si vous pouvez, comment on peut conserver pour vous le moindre sentiment, lorsqu’on est certain, mais certain jusqu’à l’évidence, que ce que vous appelez votre sentiment est dénué d’intérêt, d’attentions, d’amitié, et enfin de tout ce qui répond à une âme sensible et attachée. Oui, je le crois, si vous en avez le temps, et si vous pensez quelquefois à tout ce qu’on vous donne, et au peu que vous accordez, vous devez prendre ou en grande pitié, ou en grand mépris, vos dupes : pour moi, comme vous voyez, je ne le suis pas, mais je suis bien pis que cela ; je pourrais vous dire dans tous les instants : ne pouvant m’aveugler, vous m’avez su séduire. Quelle malédiction, mon Dieu !…

Avez-vous eu des nouvelles de M. de Saint-Germain ? M. d’Andezi arrivait ce soir de Versailles, où l’on disait qu’il était dans son lit : Dieu veuille qu’il vive et pour vous et pour la France. — Eh bien ! qu’est-ce qui l’a emporté ce soir, ou de madame de ***, ou de madame His, ou du travail ? Il faut être bien heureux pour être toujours dans l’embarras du choix ; pour moi, j’avoue que ce n’est pas ainsi que j’avais conçu le bonheur ; et si je recommençais à vivre, ce n’est pas de celui-là que je voudrais : il est bien plus fait pour contenter la vanité que la sensibilité ; mais tout le monde a raison, et vous plus qu’un autre : car vous êtes bien content, et je vous en fais mon compliment du fond du cœur. — Que ferez-vous demain, mon ami ? non pas, comme de raison, ce que vous avez dit que vous feriez ? — J’ai eu un plaisir bien doux, bien sensible : j’ai embrassé M. de Saint-Chamans ; il est mieux, mais il n’est pas guéri, et sa mauvaise santé l’attriste, car il voudrait vivre. Le dégel m’a beaucoup rendu ; ma chambre a été remplie de monde tout le jour : cela ne m’a fait ni plaisir, ni peine ; j’ai gardé le silence et j’ai moins toussé. Je dois à madame de Durtal un sirop qui m’a tenu lieu de calmant aujourd’hui et hier : depuis trois mois je vivais d’opium, ils me l’ont fait bannir. Bonsoir. Vous voyez comme je suis entraînée à causer avec vous, cependant je devrais être dans mon lit ; ce n’est pas répondre au désir que vous aviez de me quitter ce matin.



LETTRE CLXIX

1776.

Eh ! mon Dieu ! vous vous méprenez : ce n’est pas moi qui vous suis nécessaire ; mais n’importe, puisque vous le voulez, je vous attendrai, et je passerai la soirée avec vous ; mais, en vérité, c’est vous sacrifier mon repos, j’y ai regret, parce que ce n’est rien faire pour votre bonheur. Il y a deux sortes de choses dans la nature qui ne supportent pas la médiocrité, et vous m’amenez à cette mesure que je déteste, et qui n’est pas faite pour mon âme. Oh ciel ! pourquoi vous ai-je connu ? je n’aurais pas éprouvé le remords et je n’existerais plus. Et voyez de quoi vous remplissez ma vie et mon âme ! je ne vous fais point de reproches, mais je vous exprime le vif regret que je sens de la méprise effroyable dans laquelle je suis tombée. — Rapportez-moi la lettre de la comtesse de Boufflers. M. de Vaines ne viendra pas ce soir, il est venu hier jusqu’à onze heures : il m’a chargée de vous faire souvenir de lundi, parce qu’il ne savait pas où vous logez. Bonjour, à ce soir donc : mais ne venez pas tard, vous serez bien aimable ; apportez-moi ce mémoire de M. de Voyer.



LETTRE CLXX

1776.

Je renvoie M. de La Rochefoucauld pour vous répondre. Votre bonté, cet intérêt actif me touche bien sensiblement ; mais, mon ami, si le sentiment que vous avez pour moi vous est pénible et douloureux, il faut donc que je souhaite de le voir refroidir : car il me serait affreux de vous faire souffrir. Ah ! nous devons tous les deux avoir le même regret : le jour qui nous a fait rencontrer était un jour bien funeste ; que ne suis-je morte la veille ! — Ma journée a été remplie de douleurs, et, ce qui est extraordinaire, d’un abattement que je croyais ne pouvoir pas s’allier avec l’activité de la souffrance.

Quel plaisir douloureux j’ai senti en revoyant madame Geoffrin ! ah ! elle m’a fait mal, j’ai vu sa fin plus près que la mienne ; je n’ai jamais pu me rendre maîtresse de mes larmes, elles m’ont surmontée devant elle, j’étais désolée. Eh ! mes liens sont trop forts, ils vont trop directement à mon cœur : il semble que je ne devrais plus avoir qu’une douleur et un regret ; et cependant je retrouve souvent mon âme toute vive d’affections et d’intérêts qui me déchirent. Mon Dieu ! si vous continuez à vous affecter de mes maux, vous m’en ferez trouver la durée insupportable. Je vous connais bien, mon ami, mon agonie sera un mal pour vous ; mais la rapidité de vos idées me répond que vous êtes pour jamais à l’abri des grands malheurs. Eh ! mon Dieu ! tant mieux, j’en bénis le ciel pour vous.

Mais demain, c’est votre jeudi, soyez-y fidèle : je ne sais ce que je dis, ce ne sera que mercredi. Venez donc, mon ami, si vous avez du courage et de la bonté : car il en faut pour soutenir le spectacle de la douleur et du découragement. Bonsoir, je vais me mettre dans mon lit, d’où je devrais ne plus sortir.



LETTRE CLXXI

Mardi, quatre heures, 17 octobre 1775.

Il faut vous écrire ! Mais en vérité, c’est presque me dire il faut monter dans la Lune. Mon ami, j’ai cédé, et mon regret c’est que ce ne soit pas seulement à votre prière : en m’arrachant ce oui, l’on m’a fait fondre en larmes, et vous me le pardonnerez. Mais je n’en reviens pas : pourquoi cet acharnement après ma vie ? Ils me répondent tous que jamais personne n’a si bien aimé que moi. Eh, bon Dieu, ce mérite-là a été payé de trente ans de souffrance, et puis la mort au bout ! Je ne sais si cela encouragera nos dames à plumes. — Je verrai donc Bordeu demain à quatre heures, car c’est le poignard sur la gorge. Ne venez pas à cette heure-là. J’ai vu toute ma liste : ils sont restés trois jusqu’à dix heures et demie, c’est moi qui ai renvoyé. Je vais me coucher, car il a bien fallu me lever. Bonsoir. Vous êtes bien aimable, et, sans une profonde expérience, il serait impossible de ne pas se laisser entraîner ; tant de soins, tant de chaleur, si bien le ton et les expressions du sentiment, et tout cela employé, mon Dieu, pour qui ? pour une créature que la mort a enfin exaucée. Pourquoi donc voudriez-vous me rendre inconséquente comme le Bûcheron ? Hélas ! il ne manquerait plus, pour compléter mon horrible destinée, que d’aller me mettre à regretter ce que je ne puis plus contenir ou retenir. Adieu, mon ami ; de vos nouvelles.



LETTRE CLXXII

Onze heures, 1776.

Pourquoi me supposez-vous animée d’un sentiment affreux ? Voyez mieux : en aurais-je la force, quand même j’en aurais la disposition ? et puis il faudrait autant de manque de délicatesse que de maladresse, pour laisser percer du ressentiment lorsque je suis arrivée au point où je n’ai plus besoin de défense ni de vengeance. Mon ami, je meurs : cela satisfait à tout, cela remplit tout. Mais savez-vous ce qu’il faut faire de l’effroyable sentiment que vous me supposez ? un calmant pour le vôtre, auquel mon danger a donné un moment de vigueur : il faut vous refroidir, vous endurcir, fuir une malheureuse créature qui ne répand plus que la tristesse et l’effroi ; enfin il faut vous amener à la disposition où, lorsque l’événement arrivera, vous n’en éprouverez plus aucun mal. Voilà ce que ma générosité et mon intérêt pour votre repos me font vous conseiller, et c’est du fond de mon âme. N’allez pas m’opposer la morale : mon ami, on ne doit plus rien à qui a renoncé à tout ; tout pacte, tout lien, tout est rompu. Vous le voyez ! non, mon âme est impénétrable à toute consolation ; à peine osé-je me promettre quelque moment de soulagement à mes maux physiques : je les crois aussi incurables que ceux de mon cœur. J’ai cédé à l’amitié en voyant Bordeu : avant qu’il soit peu, la même amitié gémira de l’inutilité des secours. Bonsoir, je souffre beaucoup ; je voudrais bien que vous ne puissiez pas dire de même.

Songez que c’est demain votre jeudi. Vous avez la bonté de l’oublier : je dois m’en souvenir.



LETTRE CLXXIII

Six heures du soir, mars 1776.

Oui, j’entends bien votre générosité. Vous voudriez qu’un autre me rattachât à la vie, ou du moins m’enlevât à la mort, à laquelle vous m’avez condamnée. Que de grâces je vous dois ! le sentiment de la haine n’aurait pas mieux fait pour mon bonheur et mon repos. Plût au ciel que vous eussiez répondu à ces avances si indiscrètes et si hors de propos, par de la haine ! ce sentiment m’eût été moins funeste que celui qui vous a entraîné à me sauver la vie. Mais ce n’est point tout cela que je voulais vous dire. Je voulais vous remercier de m’avoir donné de vos nouvelles, et de m’avoir demandé des miennes : elles sont pis que jamais, mais trop bonnes encore.



LETTRE CLXXIV

Dix heures du matin, 1776.

Je ne pouvais lire, ni écrire, ni dicter à huit heures quand j’ai reçu votre billet. J’étais dans une crise de toux et de douleur, qui ne m’ont permis qu’une heure après d’ouvrir votre lettre. Ce matin, mes douleurs sont venues à un tel point, que j’étais menacée d’inflammation. J’ai tout tenté pour obtenir du soulagement ; et, dans cette crise, vous voyez bien qu’il fallait que ma porte fût fermée. L’archevêque d’Aix et deux autres personnes y étaient venus longtemps avant vous. Eh ! bon Dieu ! pourquoi vous exclure ? parce que vous ne m’avez pas vue hier ! Ces mouvements, ces pensées ne viennent que lorsqu’on se croit aimé, et surtout qu’on espère du plaisir ; et dans mon état il n’y en a plus, je ne respire qu’après le soulagement. Je viens de me priver de M. d’Andezi ; il restait avec moi. Je n’en ai pas eu le courage ; il m’a trouvé la fièvre assez forte, et il lui a paru bien simple que je préférasse mon lit à la conversation. Bonsoir donc ; je vais me coucher. Ne venez pas demain matin : ma porte sera fermée jusqu’à quatre heures sans exception. Je ne suis plus maîtresse de mes maux ; ils ont pris possession de moi, et je leur cède. N’allez pas croire que je n’aie point envie de vous voir ; mais je meurs de regret à la manière triste dont vous passez la soirée auprès de moi, tandis que vous êtes entouré chez vous de tous les genres de plaisir. Point de sacrifice, mon ami : les malades repoussent les efforts ; ils leur font si peu.



LETTRE CLXXV

1776.

L’amitié fait des miracles. Voici le fait : le vicomte de Saint-Chamans a demandé un congé ; s’il ne l’obtient pas, et qu’il aille à Monaco, c’est un homme perdu. Il a la funeste expérience des deux années passées. Je ne vous dis pas : sollicitez son congé, parce que ce n’est peut-être pas cela qu’il faut faire. Mais parlez du mauvais état où il est ; parlez du danger qu’il court, d’abord, en ne faisant pas les remèdes qu’on lui ordonne, et puis, en s’exposant à un air qui lui est mortel. Enfin, mon ami, plaidez pour sa vie : c’est détourner de celle qui me reste à subir une des plus profondes douleurs que je puisse sentir désormais. Dites au baron de se joindre à vous, pour parler de l’effet de la mer sur ce malheureux jeune homme ; il en a été témoin. J’attends de vos nouvelles, puisque vous m’en avez promis : car je crois qu’il est bien plus doux et plus naturel de parler à celle qui vous a consacré sa vie ; on ne doit plus avoir rien à dire à quelqu’un qui va la perdre. Ah ! je n’en puis plus, et cela est bien vrai. Bonsoir.


LETTRE CLXXVI

Trois heures, 1776.

Ce n’est ni votre faute ni la mienne, mon ami, si vous n’avez pas eu de mes nouvelles à Versailles. J’ai reçu votre billet ce matin à onze heures ; il n’était plus temps, et comme j’imagine que vous irez chez vous avant que de venir chez moi, je me presse de vous remercier de votre soin si aimable, si plein de bonté. Votre intérêt me touche si fort, que je suis désolée de ne pas pouvoir le contenter en vous disant que je suis mieux ; mais il n’y a pas moyen, j’ai toussé hier à en mourir. J’ai eu la fièvre assez forte cette nuit pour avoir mes idées un peu plus brouillées et plus égarées que jamais ; et ce matin, à onze heures, j’ai vu mon médecin, qui m’a trouvé plus de fièvre que je n’en ai ordinairement à cette heure-là : c’est une fièvre d’irritation ; ma poitrine et mes entrailles sont encore plus allumées et plus agitées que mon âme. Mais, mon ami, je vous aime ; et si vous me répondez, j’aurai la force du martyr : je souffrirai, je préférerai mes maux au bonheur de tout ce qui existe. Je viens de recevoir un billet bien aimable de l’archevêque de Toulouse ; mais il m’inquiète, quoiqu’il ne soit pas inquiet, au moins à ce qu’il me dit : il a craché du sang hier. Bordeu dit que c’est de la gorge ; mais est-il naturel de cracher du sang, surtout lorsqu’on est au lait pour toute nourriture, et que l’on prend une fois par jour du lait d’ânesse ? j’ai peur que cela ne finisse mal. Mon Dieu qu’il y a loin de ce que j’aime, de ce qui m’intéresse, de ce qui m’inquiète même, qu’il y a loin de tout cela à vous ! ah ! mon ami, portez-vous bien, ne me tourmentez plus, ne me faites plus de mal ; mais aussi, n’allez pas à l’autre excès : ne me faites pas croire que ma vie vous est nécessaire ; je serais trop à plaindre, car je sens le besoin de mourir. Bonjour, mon ami. — J’ai bien envie de savoir si vous êtes content de M. de Saint-Germain : je l’espère, je le crois. Venez, venez. Vous avez plus de pouvoir sur moi que Logistile sur Roland, que l’opium sur la douleur ; et je crois, en honneur, que vous seriez plus fort contre moi que la mort même. — Tout le monde, tout ce qui a un peu de goût et d’esprit, est à La Chevrette.



LETTRE CLXXVII

1776.

J’étais hier dans le néant : ce degré d’abattement ressemble à la mort, mais malheureusement ce ne l’est pas. J’ai pensé à six heures que vous étiez peut-être bien près de moi, mais aussi vous en étiez peut-être bien loin par la pensée : car, dans la même chambre, on est souvent bien peu ensemble. Mon ami, n’arrivez donc pas à dix heures du soir, venez de bonne heure. Savez-vous ce qui m’aguerrit un peu pour vous, c’est M. de Condorcet, qui va à Nogent à pied toutes les semaines ; il me dit que ces courses l’ont fortifié d’une manière sensible. En conséquence, il part pour faire sa promenade de quatre lieues ; mais cependant je trouve votre rue bien loin : vous devriez venir en voiture, et la renvoyer.

M. de Saint-Chamans n’est pas plus mal ; mais voilà tout, et son état me donne de grandes craintes pour l’avenir. Vous êtes une bonne et bien aimable personne de vouloir bien vous occuper de mes affections. — J’ai su hier de vos nouvelles par M. de Vaines. Bonjour, mon ami. Et moi aussi je ne suis pas seule, cela coupe la parole. À ce soir, mon ami. Ne vous laissez pas aller à un autre mouvement.

En grâce, apportez-moi ce soir votre voyage de Prusse et de Vienne. Oui, je le veux tel qu’il est ; si vous me dites non, nous serons brouillés.



LETTRE CLXXVIII

Dix heures du matin, 1776.

Mon ami, vous m’avez vue bien faible, bien malheureuse. Ordinairement votre présence suspend mes maux, et détourne mes larmes. Aujourd’hui je succombe, et je ne sais lequel, de mon âme ou de mon corps, me faisait le plus de mal. Cette disposition est si profonde, que je viens de refuser les consolations de l’amitié, et que j’ai préféré d’être seule, de vous dire un mot, de me coucher, à la douceur et à la tristesse de me plaindre et de faire partager ma douleur. — Je viens de me souvenir que vous m’avez dit que vous aimiez à rester chez vous les mardis et les jeudis. Votre bonté vous l’a fait oublier, mais je vous rends votre parole. Mon ami, jamais je n’ai moins désiré que vous me fissiez des sacrifices. Hélas ! vous voyez si je suis en état de jouir de rien ! je vous crie seulement : ne déchirez pas ma plaie. Voilà où se bornent tous mes désirs. Il me semble que, si vous le vouliez bien, vos voyages à Versailles seraient un peu moins fréquents. — Mon ami, si je vous vois demain, apportez-moi le reste de votre voyage et ma brochure bleue : si vous l’avez sous la main, donnez-la à mon domestique. — Mon ami, avez-vous envoyé mon billet au propriétaire de ma maison ? Mon Dieu, je regrette souvent la peine que je vous donne pour ce logement. Adieu. Je n’ai pas, en vérité, la force de tenir ma plume ; toutes mes facultés sont employées à souffrir. Ah ! je suis arrivée à ce terme de la vie où il est presque aussi douloureux de mourir que de vivre. Je crains trop la douleur ; les maux de mon âme ont épuisé toutes mes forces. Mon ami, soutenez-moi ; mais ne souffrez pas : car cela deviendrait mon mal le plus sensible. Je vous le répète bonnement, simplement, n’enlevez pas la soirée de demain à votre famille ; demain c’est mardi.



LETTRE CLXXIX

1776.

Mais cela est, comme vous, sans mesure : envoyer la nuit deux fois ! ah ! le meilleur de tous les hommes ! Oui, calmez-vous, je vous le répète : vous hâteriez mes maux ; les vôtres me font mal, bien mal. Je viens de prendre des calmants, je n’en suis pas encore soulagée. Je suis dans mon lit, et je penserai souvent avec douleur que vous souffrez. Ne venez pas avant midi. — Adieu.


LETTRE CLXXX

Quatre heures, 1776.

Vous êtes trop bon, trop aimable, mon ami. Vous voudriez ranimer, soutenir une âme qui succombe enfin sous le poids et la durée de la douleur. Je sens tout le prix de votre sentiment ; mais je ne le mérite plus. Il a été un temps où être aimée de vous ne m’aurait rien laissé à désirer. Hélas ! peut-être cela eût-il éteint mes regrets, ou du moins en aurait adouci l’amertume ; j’aurais voulu vivre. Aujourd’hui, je ne veux plus que mourir. Il n’y a point de dédommagement, point d’adoucissement à la perte que j’ai faite ; il n’y fallait pas survivre. Voilà, mon ami, le seul sentiment d’amertume que je trouve dans mon âme contre vous. Je voudrais bien savoir votre sort, je voudrais bien que vous fussiez heureux. — J’ai reçu votre lettre à une heure ; j’avais une fièvre ardente. Je ne puis vous exprimer ce qu’il m’a fallu de peine et de temps pour la lire : je ne voulais pas différer jusqu’aujourd’hui, et cela me donnait presque le délire. — J’attends de vos nouvelles ce soir. Adieu, mon ami. Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais encore à l’employer à vous aimer ; mais il n’y a plus de temps.

FIN DES LETTRES

APPENDICE


I

PORTRAIT DE M. LE Mquis DE CONDORCET
Par Mlle de Lespinasse[7].


Si vous ne cherchiez que la vérité, et non le plaisir, j’aurais le courage de faire ce que vous exigez de moi ; mais en peignant un homme supérieur, en vous faisant connaître une des productions de la nature les plus originales et les plus extraordinaires, vous exigez encore que je vous rende les contrastes qui composent cet homme rare, et que je les rende d’une manière piquante. Il ne vous suffit pas que je peigne ressemblant, il faut encore que le dessin soit exact sans être froid, et que le coloris soit agréable sans rien faire perdre à l’expression. Ah ! vous m’en demandez trop ; et si vous m’obligez à m’occuper de moi, de mon ton et de ma manière, ce sera autant d’attention que j’enlèverai à l’objet que je veux vous faire connaître. Je vais donc ne regarder que lui, ne penser qu’à lui ; je le peindrai et d’après mes observations, et d’après l’impression que j’ai reçue.

La figure de M. de Condorcet annonce la qualité la plus distinctive et la plus absolue de son âme, c’est la bonté ; sa physionomie est douce et peu animée ; il a de la simplicité et de la négligence dans le maintien. Ceux qui ne le verraient qu’en passant diraient plutôt : Voilà un bon homme, que voilà un homme d’esprit ; et ce jugement serait une sottise. Car si M. de Condorcet est bon, et s’il est bon par excellence, il n’est point ce qu’on entend par un bon homme. Ce qu’on appelle un bon homme est presque toujours faible et borné ; cette sorte de bonté ne consiste qu’à ne pas faire le mal, et assurément ce n’est point par les qualités négatives que je peindrai M. de Condorcet. Il a reçu de la nature le plus grand esprit, le plus grand talent et la plus belle âme ; son talent aurait suffi pour le rendre célèbre, et son esprit pour le faire rechercher ; mais son âme lui fait des amis de tous ceux qui le connaissent un peu particulièrement. Je ne m’étendrai pas sur son talent ; la réputation dont il jouit en Europe ne me laisse rien à dire sur un genre de mérite qui a si peu de juges, et qui cependant assure la célébrité à tout ce qu’ils apprécient et qu’ils admirent[8]. À l’égard de son esprit, on pourrait lui donner un attribut qu’on n’accorde qu’à Dieu : il est infini et présent sinon partout, du moins à tout ; il est fort et il est fin, il est clair et précis, et il est juste et délié ; il a la facilité et la grâce de celui de Voltaire, le piquant de celui de Fontenelle, le sel de celui de Pascal, la profondeur et la perspicacité de celui de Newton ; il joint enfin aux connaissances les plus étendues les lumières les plus profondes, et le goût le plus exquis et le plus sûr. Et ne dites point que c’est ici un portrait d’imagination, et que la nature n’a jamais produit un homme si extraordinaire ; je vous répondrai : La nature n’a point de bornes ; et si vous croyez que j’aie mis de l’exagération dans ce que je viens de vous dire, jugez vous-même M. de Condorcet ; causez avec lui, lisez ce qu’il a écrit ; parlez-lui philosophie, belles-lettres, sciences, arts, gouvernement, jurisprudence, et, quand vous l’aurez écouté, vous direz cent fois par jour que c’est l’homme le plus étonnant que vous ayez jamais entendu. Il n’ignore rien, pas même les choses les plus disparates à ses goûts et à ses occupations : il saura les formules du Palais et les généalogies des gens de la cour, les détails de la police et le nom des bonnets à la mode ; enfin rien n’est au-dessous de son attention, et sa mémoire est si prodigieuse qu’il n’a jamais rien oublié.

Les qualités de son âme sont analogues à celles de son esprit ; elles sont aussi étendues et aussi variées, et, ce qu’il y a de singulier, c’est que, pour peindre M. de Condorcet, on ne doit pas dire : C’est un homme vertueux, parce que le mot de vertu entraîne l’idée d’effort et de combat, et que jamais aucune de ses actions, aucun de ses mouvements ne porte ce caractère. En un mot, que vous dirai-je ? la nature semble l’avoir formé parfait, et ce n’est que la réflexion qui rend vertueux. On admire les effets de la vertu, et toutes les qualités de M. de Condorcet le font chérir. Sa bonté est universelle, c’est-à-dire que c’est un fond sur lequel doivent compter tous ceux qui en auront besoin ; mais c’est un sentiment profond et actif pour ses amis. Il a tous les genres de bonté : celle qui fait compatir, secourir, celle qui rend facile et indulgent, celle qui prévient les besoins d’une âme délicate et sensible ; enfin, avec cette seule bonté, il serait aimé à la folie de ses amis et béni par tout ce qui souffre. Avec cette bonté il pourrait se passer de sensibilité : eh bien, il est d’une sensibilité profonde, et ce n’est point une manière de parler. Il est malheureux du malheur de ses amis, il souffre de leurs maux, et cela est si vrai que son repos et sa santé en sont souvent altérés. Vous croiriez peut-être, comme Montaigne, qu’une telle amitié peut se doubler et jamais se tripler ? M. de Condorcet dément absolument la maxime de Montaigne : il aime beaucoup, et il aime beaucoup de gens. Ce n’est pas seulement un sentiment d’intérêt et de bienveillance qu’il a pour plusieurs personnes : c’est un sentiment profond, c’est un sentiment auquel il ferait des sacrifices, c’est un sentiment qui remplit son âme et occupe sa vie, c’est un sentiment qui, dans tous les instants, satisfait le cœur de celui de ses amis qui vit avec lui. Jamais aucun d’eux n’a pu désirer par delà ce qu’il lui donne, et chacun en particulier pourrait se croire le premier objet de M. de Condorcet.

Mais j’écrirais un livre, et ce ne serait plus un portrait, si je continuais de détailler les effets de toutes ses qualités. Il y en a que je me contenterai d’énoncer. Par exemple, je dirai que son âme est noble et élevée, qu’elle est ennemie de l’oppression, qu’elle méprise les esclaves et hait les tyrans, qu’elle ne connaît ni l’intérêt ni l’envie. Je dirai que son âme est grande et forte ; elle sait souffrir et non plier. Les privations de la pauvreté ne sont rien pour lui, et les soins qu’il faudrait pour rendre sa fortune meilleure lui seraient antipathiques. Il n’a pas cet orgueil qui fait qu’on se met au-dessus des autres ; mais il a cette noble fierté qui fait craindre la dépendance qu’imposent les services et les obligations ; il recevrait de son ami, et il ne demanderait rien à un homme en place.

Mais je vous entends dire : il n’a donc pas de défauts ? où sont donc les contrastes que vous m’aviez promis ? Tout ce que vous venez de me dire est du même ton et de la même couleur : après m’avoir peint une bonne qualité, vous m’avez montré une vertu. La vue se lasse, et on veut des ombres et du repos dans tout ce qui fixe l’attention, et surtout dans ce qu’on doit admirer. Ah ! c’est ici où l’art d’écrire ajouterait de l’intérêt à ce que j’ai à dire ; mais il faut y suppléer par la simplicité, il faut se résoudre à tracer d’une manière commune les traits piquants qui caractérisent et distinguent M. de Condorcet. Il y a des portraits aussi ressemblants sur le pont Notre-Dame que dans le cabinet de La Tour. Écoutez-moi donc avec indulgence. Je ne me suis engagée qu’à peindre ressemblant ; si je réussis, ma tâche est remplie.

Je vous ai dit que M. de Condorcet avait tous les genres d’esprit ; vous en concluez que sa conversation est animée et pleine d’agrément. Eh bien, il ne cause point en société : il y parle quelquefois, mais peu, et il ne dit jamais que ce qui est nécessaire aux gens qui le questionnent et qui ont besoin d’être instruits sur quelque matière que ce puisse être. On ne peut donc pas dire qu’il soit de bonne conversation, au moins en société ; car il y paraît toujours ou distrait ou profondément occupé. Mais ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que rien ne lui échappe ; il a tout vu, tout entendu, et il a le tact le plus sûr et le plus délié pour saisir les ridicules et pour démêler toutes les nuances de la vanité ; il a même une sorte de malignité pour les peindre, qui contraste d’une manière frappante avec cet air de bonté qui ne l’abandonne jamais. Il dédommage. bien, dans l’intimité, du silence qu’il garde en société ; c’est alors que sa conversation a tous les tons. Il a de la gaieté, de la méchanceté même, mais de celle qui ne peut nuire, et qui prouve seulement qu’il pense tout haut avec ses amis, et que rien de ce qui tient à la connaissance des hommes ne peut échapper à la justesse de son esprit et à la finesse de son goût. Je vous ai peint la sensibilité de M. de Condorcet et les effets de cette sensibilité profonde ; les gens qui ne le connaissent pas intimement doivent le croire insensible et froid. Il n’a peut-être jamais dit à aucun de ses amis, Je vous aime, mais il n’a jamais perdu une occasion de le leur prouver. Il ne loue jamais ses amis, et sans cesse il leur prouve qu’il les estime et qu’il se plaît avec eux ; il ne connaît pas plus les épanchements de la confiance que ceux de la tendresse. On ne fait point une confidence à M. de Condorcet, on n’ira point le chercher pour lui dire son secret ; mais jamais on n’emploie aucune réserve avec lui ; on ne lui montre pas son âme, mais on la lui laisse voir. On a avec lui cette sorte d’abandon qu’on a avec soi-même ; on ne craint pas son jugement parce qu’on est sûr de son indulgence : on ne lui confie pas le secret de son cœur, mais on lui ferait la confession de sa vie. Enfin jamais personne n’a inspiré tant de sûreté, et cependant on ne s’avise pas de le louer de sa discrétion, car la discrétion fait taire et cacher ce qu’on sait, et M. de Condorcet n’a aucun de ces deux mouvements ; il reçoit et il garde. Il écoutera le récit d’un malheur avec un visage calme et qui vous paraîtra quelquefois riant, et s’il peut soulager le malheureux dont vous lui parlez, il y volera sur-le-champ sans vous le dire. On lira devant lui une tragédie qui transportera tout le monde d’admiration ou d’attendrissement, et lui n’aura pas eu l’air de recevoir la plus légère impression, on doutera même qu’il ait écouté : et au sortir de cette lecture, il rendra compte de cette pièce, et ce sera avec enthousiasme qu’il en citera les beautés. Il aura retenu les plus beaux vers. Il aura tout senti et tout jugé, car il donnera les conseils les plus justes et les plus éclairés à l’auteur, et il sera en état de faire l’extrait de la pièce de manière à la rendre intéressante aux gens qui ne l’auront pas entendue ; en un mot, aucun des mouvements de son âme ne se peint sur son visage ni dans ses actions : on le croirait impassible ; son activité est entièrement concentrée. En travaillant dix heures par jour il ne semble pas attacher beaucoup de prix au temps : il a l’air de le perdre, de le donner au premier venu ; il agit sans cesse, et il a toujours l’air du repos et de n’avoir rien à faire. On ne l’entend jamais se plaindre des importuns et il est accessible à tout le monde. Jamais sa porte n’est fermée, parce que son premier besoin est d’être utile aux gens qui viennent le consulter. Il a renoncé à la vie des gens du monde ; il a fait plus encore, car il a sacrifié à son travail la société des gens de lettres qui le chérissent le plus, et avec qui il se plaît de préférence. On dirait qu’après un tel renoncement à ses goûts, il doit être contrarié quand quelques circonstances changent l’arrangement de sa vie ? il ne paraît pas seulement s’en apercevoir. S’il agit pour rendre service à quelqu’un ou pour faire plaisir à son ami, il ne voit plus que cela, et il retrouve dans cet intérêt de quoi le dédommager du sacrifice qu’il fait. Jamais on n’a été moins personnel, moins occupé de soi, plus prêt à abandonner son plaisir et ses goûts. Il ne tient fortement qu’à ses affections, il y sacrifierait tout, et, pour les satisfaire, il s’est affranchi de ce qu’on appelle si improprement devoirs de société. Il ne fait point de visites, il vit avec ses amis, et il va voir les gens qu’il peut servir ou ceux à qui il a affaire. Il aimait les spectacles, il n’y va point parce que cela prendrait sur les heures qu’il a consacrées à l’amitié, c’est-à-dire au premier besoin de son âme. Quoiqu’il soit peu caressant et peu affectueux, cependant si par quelques circonstances il a été séparé des gens qu’il aime, il a besoin en les revoyant de leur donner une marque de tendresse ; il embrasse son ami non parce que c’est l’usage, mais parce que son cœur a besoin de se rapprocher de lui.

Cette âme calme et modérée dans le cours ordinaire de la vie, devient ardente et pleine de feu, s’il s’agit de défendre les opprimés, ou de défendre ce qui est plus cher encore, la liberté des hommes et la vertu des malheureux ; alors son zèle va jusqu’à la passion ; il en a la chaleur et le tourment, il souffre, il agit, il parle, il écrit, avec toute l’énergie d’une âme active et passionnée.

À l’égard de la vanité, qui est dans presque tous les hommes le fond le plus solide de toute leur existence et le mobile le plus commun de toutes leurs actions, je ne sais pas où s’est placée celle de M. de Condorcet ; je n’en ai jamais pu découvrir en lui ni le germe ni le mouvement. Je n’ose pourtant affirmer qu’il n’en ait point, parce que je crois qu’elle est de l’essence de la nature humaine : mais tout ce que je puis faire, c’est de vous promettre d’observer encore M. de Condorcet, et si jamais je découvre en lui un seul mouvement de vanité, je l’ajouterai en note à cette longue rapsodie. J’ajoute encore que, s’il est exempt de vanité et s’il remarque si finement celle des autres, il ne la blesse jamais : les sots, les gens ridicules, les ennuyeux, tous les défauts qu’on rencontre dans la société, ne l’incommodent ni ne l’importunent ; il laisse tout passer, et il dirait volontiers, comme Helvétius, qu’il n’est pas plus étonnant que les hommes fassent et disent des sottises, qu’il ne l’est qu’un poirier porte des poires. Aussi n’affiche-t-il jamais aucun principe, aucune maxime de morale ; il ne donne ni conseil, ni précepte ; il observe, il pense, car je crois en vérité que la nature ne lui a rien laissé à faire ; elle semble avoir pris plaisir à le créer pour le bonheur de tout ce qui devoit être en liaison avec lui. C’est une production rare dont elle a bien voulu faire jouir quelques gens qui en sont dignes pour le prix qu’ils y attachent.

II

SUITE
DU VOYAGE SENTIMENTAL
Par Mlle de Lespinasse[9].


CHAPITRE XV[10]

que ce fut une bonne journée que celle des pots cassés

Je vous suis, dis-je à mon hôte… Mais, comme il ouvrait la porte, je vis arriver deux ouvriers qui m’apportaient les vases de marbre que j’avais commandés au faubourg Saint-Antoine… « Entrez, mes amis ; et quoique j’aie une affaire, je veux faire la vôtre avant que de sortir… » Ils posèrent à terre mes deux vases. Je les regardais, je les trouvais beaux, et je cherchais sur le visage de ces deux hommes à voir s’ils partageaient mon approbation. En les regardant, je levai un couvercle ; pour le remettre, je me baissai, et je le vis cassé. Je relevai la tête pour parler ; l’un de ces hommes me regarde avec douleur : « Hélas ! oui, monsieur, il est cassé ; mon camarade en mourra de chagrin ; il n’a pas osé venir ; il a craint votre colère. Si notre maître le sait, oh ! oui, Jacques en mourra ». Le son de voix de cet homme, l’émotion de son âme avaient déjà remué la mienne. Hélas ! disais-je en moi-même, j’ai eu une fantaisie, et aux yeux d’un Anglais, une fantaisie est une sottise. Je voulais avoir du plaisir, et j’ai fait descendre la douleur dans l’âme de ces bonnes gens… Je les regardais, et je crus m’apercevoir que mon silence avait augmenté leur trouble ; les yeux de celui qui venait de parler étaient pleins de larmes… « Eh non, non, dis-je, en élevant la voix, Jacques ne mourra pas… Vous êtes donc son ami ? — Ah, monsieur, Jacques est un si bon garçon, il travaille si bien, il a tant de malheur, une femme, quatre petits enfants ! c’est lui qui fait vivre tout cela… Oh ! mon bon milord, ayez pitié de lui, de sa pauvre famille et de moi : si notre maître vient à savoir le malheur qui lui est arrivé il renverra Jacques, il sera perdu, et ses enfants et sa femme. — Votre maître ne le saura jamais, mes amis ; allez-vous-en, calmez le chagrin de Jacques, et dites-lui bien que je ne suis point en colère. Adieu ; soyez tranquilles, je suis content… » Je rendis la joie à l’ami de Jacques, et à celui qui était venu avec lui. Leurs yeux et leurs gestes m’exprimaient leur reconnaissance avec plus d’éloquence qu’un orateur de la Chambre des communes n’en met à attaquer un ministre en place… Je sortis avec eux ; je ne trouvai plus mon hôte : mais Lafleur venait m’avertir qu’il était temps d’aller dîner chez madame Geoffrin, où j’avais promis d’aller il y avait deux jours… « Monsieur veut-il un carrosse ? me dit Lafleur ; vous vous en irez plus vite. — Oui, dis-je, mais ce ne sera pas pour y être plus tôt, ce sera pour jouir de l’émotion que je viens d’avoir… » J’ai déjà dit que mon âme aimait le repos, lorsqu’elle était animée par sa propre sensibilité ou par celle des autres… Lafleur revint dans l’instant. « Voilà, dit-il, le carrosse. » J’y montai sans voir Lafleur, je ne voyais plus que Jacques… Il a souffert, me disais-je : il sera rentré chez lui hier au soir sans plaisir ; ses enfants l’auront embrassé, il leur aura ouvert ses bras : mais son âme aura été fermée à la joie ; sa femme aura pressé ses joues, mais son cœur n’en aura rien senti… Ah ! mon Éliza, conçois-tu bien tout le mal qu’on me ferait, si l’on m’enlevait à la tendresse et au charme qui me pénétrera, lorsque ton cœur sera près du mien, lorsque ta main sera dans la mienne ?… Je t’ai fait mal, Jacques, je t’ai privé de la plus douce consolation que la nature ait donnée à ses enfants… J’en étais là lorsque le carrosse s’arrêta. Lafleur vint ouvrir ma portière : « Mon ami, lui dis-je, il faut que tu soulages mon cœur, il est opprimé par ce qu’a souffert Jacques. — Et où est Jacques ? quel est-il ? quel mal a-t-il ? — Écoutez-moi, Lafleur : vous êtes un bon garcon, vous avez pitié des malheureux… » Le visage de Lafleur, qui était toujours épanoui, commençait à prendre une teinte de sensibilité ; sa tête se baissait, et il semblait me remercier de le connaître si bien et de le lui dire… « Oui, mon ami, il nous faut secourir un malheureux : je suis cause qu’il a souffert ; ce Jacques est un ouvrier qui a cassé le couvercle d’un de mes vases de marbre. — Et cela a mis Monsieur en colère contre lui ? Je vais, je cours lui dire que vous n’êtes plus fâché. » Et Lafleur courait déjà… Je le pris par le bras : « Écoutez-moi, mon ami : je n’ai point vu Jacques ; il craignait trop, il était trop affligé pour se montrer. — Le pauvre malheureux ! disait tout bas Lafleur. — Il m’a envoyé son ami ; oh ! la bonne âme que cet ami ! il souffrait autant que Jacques. Il m’a dit que si je me plaignais à leur maître, Jacques en mourrait, qu’il serait renvoyé, et que, s’il n’avait plus d’ouvrage, il serait perdu et toute sa famille. — Il a une femme ?… me dit Lafleur avec attendrissement. — Oui, Lafleur, et quatre petits enfants que son travail fait vivre. — Oh ! Monsieur, allons, reprit Lafleur, il faut que nous délivrions Jacques de son malheur. — C’est bien mon intention ; tiens, mon ami, il faut que tu ailles le trouver ; tu lui diras que je ne suis pas fâché contre lui, mais que j’ai du chagrin de ce qu’il a souffert… » ; et en disant cela, je tirais ma bourse : « Tiens, Lafleur, voilà douze francs que tu donneras à ce pauvre Jacques ; cela lui fera plaisir, cela fera du bien à sa femme… — La bonne femme, disait Lafleur, elle aime sûrement son mari, c’est un si brave homme ! — Oui, dis-je, il est pauvre, il est sensible, il a des enfants… », et je soupirai en prononçant ce dernier mot… « Ce n’est pas tout, Lafleur, il faut que vous alliez chercher l’ami de Jacques, que vous le tiriez à part. — Oui, vraiment, dit Lafleur, il faut que le maître ne sache rien de tout cela. — Vous lui direz que ce monsieur chez qui il a été ce matin, a été si content de la manière dont il a demandé grâce pour son ami, qu’il lui envoie six francs pour boire et pour l’engager non seulement à défendre son ami, mais à ne jamais accuser ses camarades. — Oui, oui, Monsieur, votre commission va être faite. Jacques ne sera plus malheureux : son ami, sa femme, vous, moi, nous serons tous contents. J’embrasserai sa bonne femme, je verrai ses petits enfants ; je cours et je reviens… » Que je me sentis soulagé par le peu de bien que je venais de faire ! j’étais doucement ému par la bonté active de Lafleur… L’honnête créature, disais-je ! Pourquoi la Providence ne l’a-t-elle pas placée dans la classe des hommes qui peuvent secourir et soulager leurs semblables, et dont la plupart ont le cœur inaccessible aux malheureux ? En disant cela, je me trouvai dans l’antichambre de madame Geoffrin. Bon ! disais-je, j’en dînerai mieux, je serai de meilleure compagnie, mon pauvre Jacques va être content… Et j’entrai dans la chambre où il y avait dix ou douze personnes qui dînaient tous les mercredis chez madame Geoffrin.


CHAPITRE XVI

qui ne surprendra personne

Le dîner fut excellent. La maîtresse de la maison n’en faisait pas les honneurs ; mais elle s’occupait de ses amis. Depuis que j’étais en France, je n’avais point rencontré tant de bonté, de simplicité et d’aisance réunies. Tous les gens qui étaient à ce dîner me parurent aimables ; ils étaient bien aises d’être ensemble. L’air de franchise et de contentement de madame Geoffrin se répandait autour d’elle… Oui, mon Éliza, toi seule y manquais. Partout où je suis bien, je te regrette. Ton plaisir est le premier besoin de mon cœur… Un Français dirait que la conversation animée, gaie et variée qu’il y eut pendant ce dîner, l’avait fort amusé. Pour moi, je suis comme mon oncle Toby : je n’entends guère mieux le mot amusement que la chose. Un jour il venait de secourir le capitaine le Fèvre qui se mourait de chagrin et de misère dans une hôtellerie ; il demandait au caporal Trim : « Dis-moi, mon ami, nous sommes-nous amusés aujourd’hui ? Mon frère Shandy dit quelquefois qu’il vient de s’amuser, et je ne l’entends pas. — Monsieur, répondit le caporal, votre âme n’a pas besoin de comprendre M. Shandy ; elle est bonne, vous avez du plaisir à soulager les malheureux ; je ne sais pas ce que c’est que l’amusement, mais ni vous ni moi n’en avons besoin. — Tu as raison, mon cher Trim ; je laisserai parler d’amusement mon frère Shandy, et je me contenterai d’avoir du plaisir à sentir mon âme émue des maux de nos amis. — Oui, reprit Trim ; ce sont tous les malheureux, et nous n’en manquerons jamais… » Ô mon cher oncle Toby ! je n’ai pas l’âme aussi bonne, aussi douce que toi ; cependant je l’avouerai, je n’écoute avec intérêt que ce qui parle à mon âme. Je ne louai jamais un trait d’esprit ; mais j’ai toujours une larme à donner au récit d’une bonne action ou à un mouvement de sensibilité : ce sont les seules touches qui répondent à mon cœur… Oh ! qu’il fut doucement et délicieusement ému par ce qui se passa après dîner !… Nous rentråmes dans le cabinet, où il y avait une table à l’anglaise pour servir le café : c’était la maîtresse de la maison qui en prenait le soin. Tout le monde se mit autour de la table, chacun prit sa tasse, et madame Geoffrin la cafetière. Il y avait un pot de crème ; elle en offrait, et plusieurs en prirent : un abbé qui était à côté de moi remuait cette crème, la mêlait dans son café, la goûtait avec un peu de lenteur, ce qui fut remarqué par madame Geoffrin. « Madame, dit-il avec un ton où il y avait plus d’affection que de critique, tout ce qu’on mange ici, tout ce qu’on y prend est tellement au point de la perfection, que j’ose vous faire une représentation : il n’y a que la crème qui ne soit pas bonne. — Je le sais bien, reprit doucement madame Geoffrin ; elle est mauvaise, j’en suis bien fâchée (et ce dernier mot fut dit en regardant ses amis) ; mais cela ne peut pas être autrement. — Comment donc, reprit plus gaîment l’abbé, comment ! il est nécessaire que vous ayez de mauvaise crème ? Cela me paraît plaisant. — Oui, oui, mes amis, cela est nécessaire ; et si vous voulez m’écouter, vous serez forcés d’en convenir… Tout le monde se tut, mais avec l’expression du désir de l’entendre. — J’avais une laitière de campagne qui venait apporter le lait et la crème tous les matins ; un jour, je vis entrer mon portier avec l’air triste… Que venez-vous m’apprendre, Follet, lui dis-je ? — Madame, votre laitière est en bas, elle est toute en larmes, elle vient vous faire dire qu’à l’avenir elle ne pourra plus servir Madame : sa vache est morte, et elle s’en désole. — Faites-moi monter cette pauvre femme… ; et il revint aussitôt, car la laitière semblait l’avoir suivi. On ouvrit ma porte, elle s’y tenait, essuyait ses yeux, elle paraissait vouloir étouffer les sanglots qui la suffoquaient, elle ne pouvait avancer… J’ai remarqué souvent que les malheureux croient que c’est manquer de respect que de se livrer à l’expression de leur douleur ; je voyais ce mouvement dans l’effort qu’elle faisait pour se calmer… Approchez, ma bonne, approchez, lui dis-je… Elle voulait marcher, et elle n’avançait point ; elle levait les pieds, et ils se retrouvaient à la même place… Venez, venez, ma chère amie ; vous avez donc eu bien du malheur ? Ce mot la soulagea, elle fondit en larmes… — Bien du malheur ! Oh ! oui, Madame… et elle leva les yeux pour me regarder : jusque-là elle les avait eus baissés. Alors il me sembla qu’elle cherchait dans mon visage si elle aurait la force de parler… Eh bien ! dites-moi, ma bonne femme, vous avez perdu votre vache ; elle vous faisait vivre, n’est-ce pas ? — Hélas ! dit-elle en joignant et en élevant les mains, que deviendront mon pauvre père et ma mère ! ils sont si vieux ! ils ne peuvent plus travailler, notre vache et moi étions tout leur bien ; elle est morte, mon mari dans son lit depuis deux mois… Alors les sanglots l’étouffèrent ; elle mit son visage dans son tablier, elle s’abandonna à toute sa douleur, elle me faisait mal à l’âme… — Ma chère amie, calmez-vous, votre douleur me fait trop de peine. Je vous donnerai une vache, vous l’achèterez aussi belle que vous pourrez, et j’espère qu’elle remplacera celle que vous avez perdue… Elle leva la tête, laissa tomber ses bras : je ne vis plus de larmes sur son visage, elle était sans mouvement, elle ouvrit la bouche, elle essayait de prononcer… J’ajoutai : Et ce sera tout à l’heure que vous irez chercher la meilleure vache. — Oh ! Madame, oh ! ma bonne dame, vous sauvez la vie à mon père… Alors je vis couler des larmes ; mais elles étaient douces et lentes, son visage était calme… C’est alors que je remarquai sa figure. Elle étoit jeune et fraîche, de belles dents, de la douceur dans les yeux… « Quel âge avez-vous, ma chère ? — Je vais avoir trente ans, vienne la Saint-Martin, dit-elle, en faisant la révérence. — Eh bien, ma bonne, actuellement que vous voilà un peu consolée, dites-moi tous vos malheurs, je les soulagerai peut-être. — Madame est trop charitable, reprit-elle avec un sourire qui ressemblait au bonheur. — Allons, dites-moi, aimez-vous votre mari ? — Charles et moi, nous nous aimons depuis que nous allions ensemble au catéchisme de notre curé. Charles est un brave homme, bon travailleur ; avant le malheur qu’il a eu de se blesser à la jambe, nous ne manquions de rien ; il aime mon père comme s’il était le sien, et il pleurait hier en me disant : Va, Madeleine, va dire demain à tes pratiques que tu n’as plus de lait, que notre vache est morte… Et en prononçant ce mot, ma bonne femme essuyait ses yeux qui se remplissaient encore de larmes. « Votre mari sera donc bien content ce soir, quand il verra que vous ramenez une vache ? — Content ! oh ! il ne le croira pas. Je lui dirai la bonté de Madame ; comme il vous bénira ! que mon pauvre père va prier le bon Dieu pour la conservation de Madame ! — Mais vous ne dites rien de votre mère ?… car j’avais remarqué que son père était toujours l’objet de son attendrissement et de sa douleur ; est-ce que vous ne l’aimez pas ? — Pardonnez-moi, je l’aime bien ; mais, la pauvre femme, elle gronde tant ! Si ce n’était que moi… c’est ma mère ; ainsi… Mais elle tourmente Charles ; elle le querelle, et elle l’a souvent fait sortir de la maison ; c’est cela qui me chagrine ; car le chagrin de Charles me fait plus de mal que le mien : mais il n’a point de rancune, il a soin de ma mère. La pauvre femme ! il le faut bien ; à peine peut-elle se remuer. Je dis quelquefois à Charles : Mon ami, quand nous serons vieux et infirmes, nous serons peut-être aussi grichards que ma mère : il faut bien prendre patience. Et Charles rit, il m’embrasse et nous sommes contents… — Eh bien ! ma bonne, je veux encore ajouter à votre bien-être : je veux vous donner une seconde vache, pour vous consoler de ce que vous avez souffert depuis deux jours. — Ah ! c’est trop, Madame, c’est trop, dit-elle avec l’expression de la joie et du désir : nous serions tous trop heureux ! — Mais, dites-moi, pouvez-vous soigner deux vaches ? — Oui, moi et mon cousin Claude nous en aurons bien soin. Claude a un bon cœur ; il a pleuré trois jours, et n’a rien voulu manger tout le temps que notre vache refusait le foin : il la gardait tout le jour, et moi je couchais à côté d’elle la nuit : nous parlions ensemble… Comment te va, Blanche, lui disais-je ? Elle me regardait, elle se plaignait, et quelquefois je croyais qu’elle pleurait… Veux-tu du pain, ma mie ? Elle le prenait, mais elle ne pouvait pas l’avaler. Elle me regardait, je la flattais, et il sembloit que cela lui faisait du bien… Hélas ! le bon Dieu est le maître ; il a compté nos jours, il a voulu que Blanche soit morte hier au matin : mais il nous aime bien ; c’est mon pauvre père qui est la bénédiction de notre famille ; c’est pour le récompenser que le bon Dieu a voulu que j’aie trouvé une si charitable dame qui a fait tant de bien à mon cœur ; il était mort quand je suis arrivée à la porte de M. Follet ; qu’il va me trouver joyeuse en sortant ! Mon Dieu ! que le bon Dieu est bon !… Et elle joignait les mains avec action ; ses yeux, son visage, ne me peignaient plus que le plaisir, mon âme s’en laissait doucement pénétrer… Mes amis, je n’ai guère passé de matinée qui m’ait laissé une impression plus agréable : je le devais bien plus à ma laitière qu’elle n’avait reçu de bien de moi… — Adieu, ma bonne, lui dis-je : car je m’aperçus qu’il était onze heures. J’avais été plus d’une heure avec cette bonne femme ; je l’avais consolée, je ne regrettai pas mon temps, je crus l’avoir bien employé… Vous voyez donc, d’après tout ce que je viens de vous conter, que je ne peux pas avoir de bonne crème. Me donneriez-vous le conseil, et aurais-je le courage de quitter ma laitière ? Je l’ai consolée de la mort de sa vache ; qu’est-ce qui la consolerait du mal qu’elle sentirait si je venais à la quitter ? Ne vaut-il donc pas mieux, mon cher abbé, en se tournant de son côté, que nous prenions de mauvaise crème ? Mes amis, en la prenant, penseront à ma bonne laitière, et ils me pardonneront, n’est-il pas vrai ?… » Il y eut une acclamation générale : chacun louait la bienfaisance, la bonté de madame Geoffrin. Pour moi, j’avais les yeux attachés sur tous ses mouvements, et je ne disais mot : mon âme était trop occupée pour me laisser des expressions pendant ce récit, il m’était échappé des larmes que je sentais venir de mon cœur… Bon, m’étais-je dit souvent, il y a donc encore une aussi bonne âme que celle de mon oncle Toby ! les malheureux ont donc encore une amie qui veille pour eux, qui est près de leur cœur… Tandis que je réfléchissais, ou plutôt que je sentais et jouissais de la vertu de cette excellente dame, elle s’approcha de moi… « Vous ne dites rien, monsieur Sterne, en me regardant avec bienveillance, cependant mon histoire ne vous a pas ennuyé : j’en ai vu des preuves certaines sur votre visage, j’ai vu couler une larme pour ma laitière, et cela m’a fait plaisir ! — Hélas ! madame, dis-je en la regardant avec la tendresse et le respect dont elle avait pénétré mon âme, je ne sais point louer tant de bonté et de simplicité à faire le bien : mais je chérirai la Providence qui a accordé aux malheureux une aussi excellente protectrice ; je la bénirai de me l’avoir fait connaître, et je dirai à tous mes compatriotes : « Allez en France, allez voir madame Geoffrin, vous verrez la Bienfaisance, la Bonté ; vous verrez ces vertus dans leur perfection, parce que vous les trouverez accompagnées d’une délicatesse qui ne peut venir que d’une âme dont la sensibilité a été perfectionnée par l’habitude de la vertu. Oh ! l’excellente femme que vous connaîtrez ! Allez, mes amis, faites le voyage de Paris ; et à votre retour, si vous m’apprenez que vous avez vu, ou que vous avez connu cette respectable dame, je ne m’informerai plus si vous avez eu du plaisir à Paris, si vous êtes bien aises d’avoir été en France. Pour moi, je n’y ai connu le bonheur que d’aujourd’hui… » Il s’était fait un profond silence pendant que je parlais ; madame Geoffrin n’avait pu m’interrompre. J’avais parlé avec véhémence : c’était mon cœur qui donnait de la chaleur à ce que je disais, et je vis que j’avais été entendu de celui de madame Geoffrin ; ses yeux s’étaient mouillés de larmes… « Ah ! que je suis heureuse, dit-elle avec simplicité ! je suis donc bonne ! Monsieur Sterne, vous venez de m’en récompenser, je veux vous embrasser pour le bien que vous m’avez fait… » Elle se baissa, je me levai avec transport, je la serrai dans mes bras… Oui, mon Éliza, je sentis pour la première fois de ma vie que les mouvements qu’inspire la vertu ont leurs délices comme ceux de l’amour ; mon âme eut un moment d’ivresse… Son retour fut pour toi… J’en serai plus digne de mon Éliza, me dis-je ; elle pleurera avec moi, lorsque je lui conterai l’histoire de la laitière de madame Geoffrin.


III

PORTRAIT DE MLLE DE LESPINASSE
Par d’Alembert[11].

(Adressé à elle-même en 1771)

Le temps et l’habitude, qui dénaturent tout, mademoiselle, qui détruisent nos opinions et nos illusions, qui anéantissent ou affaiblissent l’amour même, ne peuvent rien sur le sentiment que j’ai pour vous et que vous m’avez inspiré depuis dix-sept ans : ce sentiment se fortifie de plus en plus par la connaissance que j’ai des qualités aimables et solides qui forment votre caractère ; il me fait sentir en ce moment le plaisir de m’occuper de vous, en vous peignant telle que je vous vois.

Vous ne voulez pas, dites-vous, que je me borne à faire la moitié de votre portrait en ne composant qu’un panégyrique ; vous y voudriez des ombres, apparemment pour relever la vérité du reste ; et vous m’ordonnez de vous entretenir de vos défauts, même, en cas de besoin, de vos vices, si je vous en connais quelques-uns. De vices, j’avoue que je ne vous en sais point, et j’en suis presque fâché, tant j’aurais envie de vous obéir. De défauts, je vous en connais quelques-uns, et même d’assez déplaisants pour les gens qui vous aiment. Trouvez-vous cette déclaration assez grossière ? je souhaiterais même que vous eussiez d’autres défauts que ceux dont j’ai à vous faire le reproche. Je voudrais en vous de ces défauts qui rendent aimable, de ceux qui sont l’effet des passions ; car j’avoue que j’aime les défauts de cette espèce : mais par malheur ceux que j’ai à vous reprocher n’en sont pas, et prouvent peut-être (je ne vous dis cela qu’à l’oreille) qu’il n’y a guère de passion chez vous.

Je ne vous parlerai point de votre figure ; vous n’y attachez aucune prétention, et d’ailleurs c’est un objet auquel un vieux et triste philosophe comme moi ne prend pas garde, auquel il ne se connaît pas, auquel même il se pique de ne se pas connaître, soit par ineptie, soit par vanité, comme il vous plaira. Je dirai cependant de votre extérieur, ce qui me paraît frapper tout le monde ; que vous avez beaucoup de noblesse et de grâces dans tout votre maintien, et, ce qui est bien préférable à une beauté froide, beaucoup de physionomie et d’âme dans tous vos traits. Aussi pourrais-je vous nommer plus d’un de vos amis qui auraient eu pour vous plus que de l’amitié, si vous l’aviez voulu.

Le goût qu’on a pour vous ne tient pas seulement à vos agréments extérieurs ; il tient surtout à ceux de votre esprit et de votre caractère. Votre esprit plaît et doit plaire par bien des qualités ; par l’excellence de votre ton, par la justesse de votre goût, par l’art que vous avez de dire à chacun ce qui lui convient.

L’excellence de votre ton ne serait point un éloge pour une personne née à la cour, et qui ne peut parler que la langue qu’elle a apprise : en vous c’est un mérite très réel, et même très rare ; vous l’avez apporté du fond d’une province, où vous n’aviez trouvé personne qui vous l’enseignât. Vous étiez sur ce point aussi parfaite le lendemain de votre arrivée à Paris, que vous l’êtes aujourd’hui. Vous vous y êtes trouvée, dès le premier jour, aussi libre, aussi peu déplacée dans les sociétés les plus brillantes et les plus difficiles, que si vous y aviez passé votre vie ; vous en avez senti les usages avant de les connaître, ce qui suppose une justesse et une finesse de tact très peu communes, une connaissance exquise des convenances. En un mot vous avez deviné le langage de ce qu’on appelle bonne compagnie, comme Pascal dans ses Provinciales avait deviné la langue française, qui n’étoit point formée de son temps, et le ton de la bonne plaisanterie, qu’il n’avait pu apprendre de personne dans la retraite où il vivait. Mais comme vous sentez parfaitement que vous avez ce mérite, et même que ce n’est pas en vous un mérite ordinaire, vous avez peut-être le défaut d’y attacher trop de prix dans les autres : il faut bien des qualités réelles pour vous faire pardonner à ceux qui ne l’ont pas ; et sur cet objet assez peu important, vous êtes impitoyable jusqu’à la minutie.

Oui, mademoiselle, la seule chose sur laquelle vous soyez délicate, et délicate au point d’en être quelquefois odieuse, ici je suis comme madame Bertrand dans la comédie du Moulin de Javelle[12], et je vais d’abord aux invectives, parce qu’il est question de défendre mes propres foyers, c’est votre excessive sensibilité sur ce qu’on nomme le bon ton dans les manières et dans les discours ; le défaut de cette qualité vous paraît à peine effacé par le sentiment le plus tendre et le plus vrai qu’on puisse vous marquer : mais, en récompense, il est des hommes en qui cette qualité supplée auprès de vous à toutes les autres ; vous les trouvez tels qu’ils sont, faibles, personnels, pleins d’airs, incapables d’un sentiment profond et suivi, mais aimables et pleins de grâces, et vous avez la plus grande disposition à les préférer à vos plus fidèles, à vos plus sincères amis ; avec un peu plus de soins et d’attention pour vous, ils éclipseraient tous à vos yeux, et peut-être vous tiendroient lieu de tout.

La même justesse de goût qui vous donne un si grand usage du monde, se montre assez généralement dans les jugements que vous portez sur les ouvrages. Vous ne vous y trompez guère, et vous vous y tromperiez encore moins, si vous vouliez toujours être réellement de votre opinion, et ne point juger d’après certaines personnes aux genoux desquelles votre esprit a la bonté de se prosterner, quoiqu’elles n’aient pas à beaucoup près le don d’être infaillibles. Vous leur faites quelquefois l’honneur d’attendre leur avis, pour en avoir un qui ne vaut pas celui que vous auriez eu de vous-même.

Vous avez encore un autre défaut, c’est de vous prévenir, et, comme on dit, de vous engouer à l’excès en faveur de certains ouvrages. Vous jugez avec assez de justice et de justesse tous les livres où il n’y a qu’un degré médiocre de sentiment et de chaleur : mais quand ces deux qualités dominent dans certains endroits d’un ouvrage, toutes les taches, même considérables, qu’il peut avoir, disparaissent pour vous ; il est parfait à vos yeux, car il vous faut du temps et un sens plus rassis pour le juger tel qu’il est. J’ajouterai cependant, pour vous consoler de cette censure, que tout ce qui appartient au sentiment est un objet sur lequel vous ne vous trompez jamais, et qu’on peut appeler votre domaine.

Mais ce qui vous distingue surtout dans la société, c’est l’art de dire à chacun ce qui lui convient ; et cet art, quoique peu commun, est pourtant bien simple chez vous ; il consiste à ne parler jamais de vous aux autres, et beaucoup d’eux. C’est un moyen infaillible de plaire ; aussi plaisez-vous généralement, quoiqu’il s’en faille beaucoup que tout le monde vous plaise : vous savez même ne pas déplaire aux personnes qui vous sont les moins agréables. Ce désir de plaire à tout le monde vous a fait dire un mot qui pourrait donner mauvaise opinion de vous à ceux qui ne vous connaîtraient pas à fond. Ah ! que je voudrais, vous êtes-vous écriée un jour, connaître le faible de chacun ! Ce trait semblerait partir d’une profonde politique, et d’une politique même qui avoisine la fausseté : cependant vous n’avez nulle fausseté ; toute votre politique se réduit à désirer qu’on vous trouve aimable, et vous le désirez non par un principe de vanité dont vous n’êtes que trop éloignée, mais par l’envie et le besoin de répandre plus d’agréments dans votre vie journalière.

Si vous plaisez généralement à tout le monde, vous plaisez surtout aux gens aimables : et vous leur plaisez par l’effet qu’ils font sur vous, par l’espèce de jouissance qu’éprouve leur amour-propre en voyant à quel point vous sentez leurs agréments comme s’ils n’étaient que pour vous, et vous doublez pour ainsi dire le plaisir qu’ils ont de se trouver aimables.

La finesse de goût qui se joint en vous au désir continuel de plaire, fait d’un côté qu’il n’y a jamais rien en vous de recherché, et que de l’autre il n’y a jamais rien de négligé ; aussi peut-on dire de vous que vous êtes très naturelle et nullement simple.

Discrète, prudente et réservée, vous possédez l’art de vous contraindre sans effort, et de cacher vos sentiments sans les dissimuler. Vraie et franche avec ceux que vous estimez, l’expérience vous a rendue défiante avec tout le reste ; mais cette disposition, qui est un vice quand on commence à vivre, est une qualité précieuse pour peu qu’on ait vécu.

Cependant cette attention, cette circonspection dans la société, qui vous sont ordinaires, n’empêchent pas que vous ne soyez quelquefois inconsidérée ; il vous est arrivé, à la vérité bien rarement, de laisser échapper, en présence de certaines personnes, des discours qui vous ont beaucoup nui auprès d’elles : c’est que vous êtes franche par nature, et discrète seulement par réflexion ; et que la nature s’échappe quelquefois malgré nos efforts.

Les différents contrastes qu’offre votre caractère, de naturel sans simplicité, de réserve et d’imprudence, contrastes qui viennent en vous du combat de l’art et de la nature, ne sont pas les seuls qui existent dans votre manière d’être, et toujours par la même cause. Vous êtes à la fois gaie et mélancolique, mais gaie par votre nature, et mélancolique encore par réflexion : vos accès de mélancolie sont l’effet des différents malheurs que vous avez éprouvés ; votre disposition physique ou morale du moment les fait naître ; vous vous y livrez avec une satisfaction douloureuse, et en même temps si profonde, que vous souffrez avec peine qu’on vous arrache de la mélancolie par la gaieté, et qu’au contraire vous retombez, avec une sorte de plaisir, de la gaieté dans la mélancolie.

Quoique vous ne soyez pas toujours mélancolique, vous êtes sans cesse pénétrée d’un sentiment plus triste encore ; c’est le dégoût de la vie : ce dégoût vous quitte si peu, que si même dans un moment de gaieté on vous proposait de mourir, vous y consentiriez sans peine. Ce sentiment continu tient à l’impression vive et profonde que vos chagrins vous ont laissée ; vos affections même, et l’espèce de passion que vous y mettez, ne le détruisent pas ; on voit que la douleur, si je puis parler de la sorte, vous a nourrie, et que les affections ne font que vous consoler.

Ce n’est pas seulement par vos agréments et par votre esprit que vous plaisez généralement, c’est encore par votre caractère. Quoique vous sentiez très bien les ridicules, personne n’est plus éloigné que vous d’en donner ; vous abhorrez la méchanceté et la satire : vous ne haïssez personne, si ce n’est peut-être une seule femme, qui à la vérité a bien fait tout ce qu’il fallait pour être haie de vous, encore votre haine pour elle n’est-elle pas active, quoique la sienne à votre égard le soit jusqu’au ridicule, et jusqu’à un excès qui rend cette femme très malheureuse.

Vous avez une autre qualité très rare, et surtout dans une femme ; vous n’êtes nullement envieuse : vous rendez justice, avec la satisfaction la plus vraie, aux agréments et aux bonnes qualités de toutes les femmes que vous connaissez ; vous la rendez même à votre ennemie, dans ce qu’elle peut avoir soit de bon et d’estimable, soit d’agréable et de piquant.

Cependant, car il ne faut pas vous flatter, même en disant du bien de vous, cette bonne qualité, toute rare qu’elle est, est peut-être moins louable en vous qu’elle ne le serait en beaucoup d’autres. Si vous n’êtes point envieuse, ce n’est pas précisément parce que vous trouvez bon que d’autres personnes aient sur vous les mêmes avantages ; c’est qu’après avoir bien regardé autour de vous, tous les êtres existants vous paraissent également à plaindre, et qu’il n’y en a aucun dont vous voulussiez changer la situation contre la vôtre. S’il y avait ou si vous connaissiez un être souverainement heureux, vous seriez peut-être très capable de lui porter envie ; et on vous a souvent ouï dire qu’il était juste que les personnes qui ont de grands avantages eussent aussi de grands malheurs, pour consoler ceux qui seraient tentés d’en être jaloux. Ne croyez pas cependant que votre peu de jalousie cesse d’être une vertu, quoique le principe n’en soit pas aussi pur qu’il pourrait l’être ; car, combien y a-t-il de gens qui ne croient pas que personne soit heureux, qui ne voudraient être à la place de personne, et qui ne laissent pas d’être jaloux ?

Votre éloignement pour la méchanceté et l’envie suppose en vous une âme noble ; aussi la vôtre l’est-elle à tous égards : quoique vous désiriez la fortune, et que vous en ayez besoin, vous êtes incapable de vous donner aucun mouvement pour vous la procurer ; vous n’avez pas même su profiter des occasions les plus favorables que vous avez eues pour vous faire un sort plus heureux.

Non seulement vous avez l’âme très élevée, vous l’avez encore très sensible ; mais cette sensibilité est pour vous un tourment plutôt qu’un plaisir ; vous êtes persuadée qu’on ne peut être heureux que par les passions, et vous connaissez trop le danger des passions pour vous y livrer. Vous n’aimez donc qu’autant que vous l’osez ; mais vous aimez tout ce que vous pouvez ou tant que vous le pouvez ; vous donnez à vos amis, sur cette sensibilité qui vous surcharge, tout ce que vous pouvez vous permettre : mais il vous en reste encore une surabondance dont vous ne savez que faire, et que pour ainsi dire vous jetteriez volontiers à tous les passants ; cette surabondance de sensibilité vous rend très compatissante pour les malheureux, même pour ceux que vous ne connaissez pas ; rien ne vous coûte pour les soulager. Avec cette disposition, il est naturel que vous soyez très obligeante : aussi ne peut-on vous faire plus de plaisir que de vous en fournir l’occasion ; c’est donner à la fois de l’aliment à votre bonté et à votre activité naturelle. J’ai dit que vous donniez à vos amis tous les sentiments que vous pouviez vous permettre ; vous leur accordez même quelquefois au delà de ce qu’ils seraient en droit d’exiger : vous les défendez avec courage, en toute circonstance et en tout état de cause, soit qu’ils aient tort ou raison. Ce n’est peut-être pas la meilleure manière de les servir ; mais tant de gens abandonnent leurs amis lors même qu’ils pourraient et devraient les défendre, qu’on doit savoir gré à votre amitié de fuir et d’abhorrer cette lâcheté, même jusqu’à l’excès.

L’espèce de mouvement sourd et intestin qui agite sans cesse votre âme, fait qu’elle n’est pas aussi égale qu’elle le paraît, même à vos amis. Vous avez souvent de l’humeur et de la sécheresse ; mais, par une suite de votre désir général de plaire, vous ne la laissez guère paroître qu’à l’auteur de ce portrait : il est vrai que vous rendez justice à son amitié en ne craignant point de vous laisser voir à lui telle que vous êtes ; mais cette même amitié se croit obligée de vous dire que la sécheresse et l’humeur vous déparent beaucoup à tous égards. Ainsi, pour l’intérêt même de votre amour-propre, l’amitié vous conseille d’avoir le moins de sécheresse et d’humeur que vous pourrez, à moins que vos amis ne le méritent, ce qui doit leur arriver bien rarement, grâce aux sentiments si profonds et si justes dont ils sont pénétrés pour vous.

Vous convenez de cette maudite sécheresse, et c’est bien fait à vous ; ce qu’il y aurait encore de mieux à faire, ce serait de vous en corriger.

Pour vous en dispenser, vous cherchez à vous persuader qu’elle est incorrigible, et qu’elle tient à votre caractère : je crois que vous vous trompez là-dessus, et qu’elle tient bien plutôt à la situation où vous êtes. Vous étiez née avec une âme tendre, douce et sensible ; vous ne l’avez que trop éprouvé, et les effets pour vous n’en ont été que trop cruels : or, vous en direz tout ce qui vous plaira, mais la sensibilité extrême exclut la sécheresse. Ce vilain défaut n’est donc pas en vous l’ouvrage de la nature, mais, ce qui est affreux, l’ouvrage de l’art : à force d’être contrariée, choquée, blessée dans vos sentiments et dans vos goûts, vous vous êtes accoutumée à ne vous affecter de rien ; à force de réprimer les sentiments qui auraient pu faire votre malheur, vous avez amorti ceux qui auroient répandu de la douceur dans votre âme ; ils restent comme endormis au fond de votre cœur, sans mouvement, sans activité, et vous avez préparé bien du mal à vos amis en vous mettant à l’abri de celui que vos ennemis cherchaient à vous faire ; en travaillant à vous rendre dure à vous-même, vous l’êtes devenue pour ceux qui vous aiment. Il est vrai, car le sentiment n’est point anéanti chez vous, il n’est qu’assoupi, que vous ne tardez pas à vous repentir des chagrins que votre sécheresse a causés, quand vous voyez que ces chagrins ont fait une impression profonde ; vous revenez alors à votre sensibilité ancienne ; un moment, un mot répare tout. Dans les autres, le premier mouvement est l’effet de la nature, le second est celui de la réflexion : chez vous, c’est tout le contraire ; et tel est, dans votre âme d’ailleurs si estimable, le cruel et malheureux effet de l’habitude.

Ce qui prouve encore que cette sécheresse n’est point naturelle en vous, c’est un autre défaut que je vous ai reproché, et qui est presque l’opposé de celui-là, le désir banal de plaire à tout le monde : pour ce défaut-là, vous le tenez beaucoup plus que l’autre de la nature ; elle vous a donné dans l’esprit les qualités les plus faites pour plaire, de la noblesse, des agrémens et de la grâce ; il est tout simple que vous cherchiez à en tirer parti, et vous n’y réussissez que trop bien. Je ne connais personne, je le répète, qui plaise aussi généralement que vous, et peu de personnes qui y soient plus sensibles ; vous ne refusez pas même de faire les avances, quand on ne va pas au devant de vous ; et sur ce point votre fierté est sacrifiée à votre amour-propre : assez sûre de conserver ceux que vous avez acquis, vous êtes principalement occupée à en acquérir d’autres ; vous n’êtes pas même, il faut en convenir, aussi difficile sur le choix, qu’il vous conviendrait de l’être. La finesse et la justesse de votre tact devrait vous rendre délicate sur le genre et le choix des connaissances ; l’envie d’avoir une cour, et ce qu’on appelle dans le monde des amis, vous a rendue d’assez bonne composition, et les ennuyeux ne vous déplaisent pas trop, pourvu que ces ennuyeux-là vous soient dévoués.

Les noms, les titres ne vous en imposent pas ; vous voyez les grands, comme il faut les voir, sans bassesse et sans dédain. L’infortune vous a donné cet orgueil respectable qu’elle inspire toujours à ceux qui ne la méritent pas. Votre peu d’aisance et la triste connaissance que vous avez acquise des hommes, vous font redouter les bienfaits, dont le joug est si souvent à craindre pour les âmes bien nées ; peut-être même êtes-vous portée à pousser ce sentiment jusqu’à l’excès : mais en ce genre l’excès même est une vertu.

Votre courage est au-dessus de votre force ; l’indigence, la mauvaise santé, les malheurs de toute espèce, exercent votre patience sans l’abattre. Cette patience intéressante, et le spectacle de ce que vous avez souffert, devaient vous faire des amis et vous en font ; vous avez trouvé quelque consolation dans leur attachement et dans leur estime.

Voilà, mademoiselle, ce que vous me paraissez être : vous n’êtes pas parfaite, sans doute, et c’est en vérité tant mieux pour vous ; car le parfait Grandisson m’a toujours paru un odieux personnage. Je ne sais si je vous vois bien ; mais telle que je vous vois, personne ne me paraît plus digne d’éprouver par soi-même et de faire éprouver aux autres ce qui seul peut adoucir les maux de la vie, les douceurs du sentiment et de la confiance.

En finissant ce portrait, je ne puis pas ajouter comme dans la chanson,

Le prieur qui l’a fait
En est très satisfait[13] ;

mais je sens que je vous applique, et de tout mon cœur, le vers de Dufresny sur la jeunesse :

… Que de défauts elle a
Cette jeunesse ! On l’aime avec ces défauts-là[14].


IV

ÉLOGE D’ÉLIZA[15]
Par M. de Guibert.


Quelle nuit ! quelle solitude ! affreux emblème de mon cœur ! Demain ces ténèbres qui m’entourent se dissiperont, et la nuit qui enveloppe Éliza est éternelle ! demain l’univers se réveillera, Éliza seule ne se réveillera plus !

Âme sublime, où donc es-tu passée ? dans quelle région ? ah ! tu es retournée vers ta source, tu as repris ton vol vers ta patrie ! Tu étais une émanation du ciel, et le ciel t’a réclamée. Il t’avait laissée trop longtemps habiter parmi les hommes. Oui, sans l’ordre du ciel, Éliza ne pouvait devenir la proie de la mort. Elle était si active, si animée, si vivante ! Hélas ! depuis deux ans, c’était son âme qui trompait mes inquiétudes et qui assoupissait mes craintes. Je voyais tous les jours Éliza se décolorer et s’affaiblir. Mais jamais son esprit n’avait jeté tant d’éclat ; jamais son cœur n’avait tant aimé ! Elle vivra, elle vivra, me disais-je en la quittant ; tant de vie doit braver la mort. Et alors je ne concevais pas plus l’idée d’Éliza pouvant mourir, que celle du Soleil prêt à s’éteindre.

Eliza n’est plus ! qui éclairera mon jugement, qui échauffera mon imagination, qui m’enflammera pour la gloire ! qui remplacera pour moi le sentiment profond qu’elle m’inspirait ! Que ferai-je de mon âme et de ma vie ? Ô mon cœur, rappelle à ma pensée ce que fut Éliza ! Je veux la célébrer, et pour la célébrer il ne faut que la peindre. Éliza ne mourra jamais dans la mémoire de ses amis, mais ses amis mourront un jour comme elle, et je veux qu’elle vive dans l’avenir. Je veux qu’après moi quelqu’âme sensible, en lisant cette complainte funèbre, regrette de ne l’avoir pas connue, et s’attendrisse sur le malheur que j’eus de lui survivre.

Éliza m’avait raconté plusieurs fois les premières années de sa vie ; que tout ce qu’on entend sur nos théâtres, que ce qu’on lit dans nos romans est froid et dénué d’intérêt auprès de ce récit ! c’est dans l’intérieur des familles qu’il faut pénétrer pour voir les grandes scènes des passions et de la calamité humaine. Nos écrivains les défigurent en les imaginant, et il n’y a que leurs acteurs et leurs victimes qui puissent les peindre. Éliza naquit sous l’auspice de l’amour et du malheur. Sa mère était une femme d’un grand nom, qui vivait séparée de son mari. Elle l’éleva publiquement, comme si elle eût été en droit de l’avouer pour sa fille, et elle lui fit un mystère de sa naissance ; souvent elle la baignait en secret de ses larmes. Elle semblait, par le redoublement de sa tendresse, vouloir la consoler du présent funeste qu’elle lui avait fait de la vie. Elle la comblait de caresses et de bienfaits. Elle lui donna elle-même le premier de tous une excellente éducation ; c’était dans peu tout ce qui devait lui rester. Elle mourut presque subitement, et au moment où elle allait tout tenter pour donner à sa fille un état que les lois pouvaient peut-être lui accorder, Éliza resta abandonnée à des parents qui bientôt ne furent plus que ses persécuteurs. Ils lui apprirent ce qu’elle était ; de fille aînée[16], de fille chérie, elle descendit tout d’un coup, dans la même maison, à l’état d’orpheline et d’étrangère. La dédaigneuse et barbare pitié prit soin de cette infortunée, jusque-là si tendrement soignée par le remords et par la nature ; elle vécut, parce qu’elle était dans cet âge où le malheur ne tue pas, et où, pour mieux dire, il n’y a pas de malheur.

Éliza n’était rien moins que belle, et ses traits avaient encore été défigurés par la petite-vérole ; mais sa laideur n’avait rien de repoussant au premier coup d’œil ; au second on s’y accoutumait, et dès qu’elle parlait on l’avait oubliée. Elle était grande et bien faite. Je ne l’ai connue qu’à l’âge de trente-huit ans, et sa taille était encore noble et pleine de grâce. Mais ce qu’elle possédait, ce qui la distinguait par-dessus tout, c’était ce premier charme sans lequel la beauté n’est qu’une froide perfection : la physionomie : la sienne n’avait point un caractère particulier, elle les réunissait tous. Ainsi on ne pouvait pas précisément dire qu’elle fût ou spirituelle, ou vive, ou douce, ou noble, ou fine, ou gracieuse, espèce d’éloge par lequel on dégrade, ce me semble, les figures que l’on veut louer ; car quand un visage a une expression habituelle, cette expression est plutôt le résultat de sa conformation, et ce qu’on peut appeler l’air des traits, que ce qu’il faut appeler de la physionomie. La physionomie vient du dedans ; elle naît de la pensée ; elle est mobile et fugitive ; elle échappe à l’œil et trompe le pinceau. Ô Éliza, Eliza, qui n’a pas eu le bonheur de vivre dans ton intimité, dans celle de tes affections, de tes mouvements, de ta confiance, ne peut savoir ce que c’est que la physionomie ! J’ai vu des visages animés par l’esprit, par la passion, par le plaisir, par la douleur ; mais que de nuances m’étaient inconnues avant que je connusse Éliza !

Cette flamme du ciel, cette énergie de sentiment, enfin, si j’ose m’exprimer ainsi, cette abondance de vie, Éliza, quand elle n’était pas accablée par le malheur, elle la répandait sur tout ce qu’elle voulait animer, mais elle ne voulait rien ; elle animait sans prétention et sans projet. On n’approchait pas de son âme sans se sentir attiré. J’ai connu des cœurs apathiques qu’elle avait électrisés ; j’ai vu des esprits médiocres que sa société avait élevés : Éliza, lui disais-je en lui voyant opérer ce phénomène, vous rendez le marbre sensible et vous faites penser la matière. Que dut être cette âme céleste pour celui dont elle avait fait son premier objet, pour celui qui l’anima à son tour !

Ô toi qui fus cet objet, Gonsalve[17] ! heureux Gonsalve ! tu devais te croire sous le climat brûlant de l’équateur, aimé d’une des filles du soleil. La mort t’enleva au milieu de ta carrière ; mais, en quelques années, tu épuisas tout le bonheur que le ciel peut donner aux hommes sur la terre : tu fus aimé d’Éliza. Ah ! si tu pouvais savoir encore ce qu’elle devint après toi : elle vécut deux ans desséchée par la douleur, portant la plaie du malheur, comme un arbre que la foudre a cicatrisé, et elle finit par s’éteindre en bénissant la mort.

On pourrait croire qu’Éliza, vivement occupée d’un objet, l’était moins de ses amis ; jamais elle ne les aima davantage, et jamais elle ne leur fut plus chère. La passion et le malheur semblaient avoir donné à son âme une activité et une énergie nouvelles. Eh ! qui fit goûter comme elle le charme de l’amitié ? Qui sut comme elle s’approcher du cœur des personnes qu’elle aimait ? Elle attirait si doucement la confiance ; elle entendait si bien la langue des passions ! De quelque sentiment qu’on eût l’âme remplie, elle faisait éprouver le besoin de le lui communiquer, et l’on se trouvait toujours plus heureux ou moins malheureux auprès d’elle. Était-on dans cet état de langueur qui est la situation habituelle de tous les gens du monde, quand ils n’ont ni plaisir ni peine, on en sortait bientôt. auprès d’Éliza ; car, ou on la voyait malheureuse et souffrante, et alors on était animé du sentiment de ses maux, ou, ce qui arrivait souvent, son esprit et son âme prenaient l’ascendant sur eux, et alors, quel intérêt ! quelle conversation ! Il fallait malgré soi l’écouter, penser et revivre.

Souvent, en comparant Éliza à tout ce que j’ai connu de femmes aimables et d’hommes de beaucoup d’esprit, j’ai cherché à m’expliquer le principe de ce charme que personne ne possédait comme elle, et voici en quoi il m’a paru consister : elle était toujours exempte de personnalité, et toujours naturelle. Exempte de personnalité, jamais on ne le fut à ce point. Avec ses amis, c’était par sentiment, et parce qu’elle avait toujours plus besoin de leur parler d’eux que d’elle-même ; avec le reste de la société, c’était par finesse d’esprit et de jugement. Elle savait que le grand secret de plaire est de s’oublier pour s’occuper des autres, et elle s’oubliait sans cesse. Elle était l’âme de la conversation, et elle ne s’en faisait jamais l’objet. Son grand art était de mettre en valeur l’esprit des autres, et elle en jouissait plus que de montrer le sien. Naturelle, elle l’était dans sa démarche, dans ses mouvements, dans ses gestes, dans ses pensées, dans ses expressions, dans son style, et ce naturel avait en même temps quelque chose d’élégant, de noble, de doux, d’animé ; une partie de ce naturel s’était sans doute perfectionné par une excellente éducation, par un goût exquis, par l’habitude de sa jeunesse passée dans la meilleure compagnie, et avec les personnes les plus aimables de son temps ; mais il lui était devenu tellement propre qu’on ne sentait jamais que l’art y eût contribué ; aimable illusion qui s’évanouit avec presque toutes les femmes quand on converse quelque temps avec elles, et dont l’absence, laissant voir la prétention ou l’effort, refroidit tout intérêt et glace tout plaisir.

Ce qui m’a toujours le plus frappé dans Éliza, c’est le rapport, et, si je puis m’exprimer ainsi, l’harmonie qui régnait entre ses pensées et ses expressions. Était-elle animée par son esprit ou par son cœur, ses mouvements, son visage, tout, jusqu’au son de sa voix, formait un accord parfait avec ses paroles. C’est par ce défaut d’accord, que la conversation de tant de gens d’esprit est sans chaleur et sans effet. Ils n’ont jamais ni l’expression, ni l’accent de ce qu’ils disent. Ils se battent les flancs pour s’animer, et leur voix monotone trahit leur froideur. Leur esprit leur fournit quelquefois des choses sensibles ; mais leur visage est en contresens avec elles. Quelquefois, par adresse, ou par hasard, ils ont une inflexion juste ; mais cette inflexion perd bientôt tout son prix, parce que, l’instant d’après, ils l’appliquent à une pensée pour laquelle elle n’était pas faite. Que me fait le sourire aimable, le regard touchant, la voix sensible de certaines femmes ! ce charme ne les quitte jamais, il est de tous les temps, de tous les lieux, elles l’emploient avec un sot et avec un fat, dès lors ce charme n’en est plus un pour moi.

Le tact si rare et si difficile des personnes et des convenances, voilà encore ce qu’Éliza possédait au suprême degré. Jamais elle ne se méprenait : jamais elle ne confondait : jamais elle ne disait une chose sensible à qui ne pouvait pas la sentir, et n’exprimait une pensée fine à qui ne pouvait pas l’entendre. Sa conversation n’était jamais au-dessus ou au-dessous de ceux à qui elle parlait. Elle semblait avoir le secret de tous les caractères, la mesure et la nuance de tous les esprits.

Éliza n’était pas savante ; elle était instruite, elle n’en avait pas la prétention. Son instruction était si heureusement fondue dans son esprit, et son esprit dominait si bien sur elle, que c’était toujours lui qu’on sentait davantage. Elle savait l’anglais, l’italien, et elle possédait la littérature de plusieurs autres langues dans nos meilleures traductions. Elle savait surtout parfaitement sa propre langue. Elle avait fait plusieurs définitions de synonymes que l’abbé Girard[18] et les meilleurs esprits de l’Académie n’auraient pas désavouées. Je n’ai jamais connu à personne comme à elle, le don précieux du mot propre, ce don sans lequel il ne peut y avoir ni nuance, ni justesse dans l’expression, et qui exige à la fois un esprit formé, une connaissance approfondie de la grammaire, et, indépendamment du bon goût naturel, ce goût perfectionné et de convention qu’on ne peut acquérir que dans le commerce des gens de lettres et des gens du monde réunis.

Les livres les mieux écrits ont des instants de longueur et des lacunes d’intérêt. La conversation d’Éliza, toutes les fois qu’elle voulait ou pouvait s’y livrer tout entière, n’en avait point. Elle disait cependant souvent, et le plus souvent des choses simples, mais elle ne les disait jamais d’une manière commune, et cet art qui semblait n’en être pas un chez elle, ne se faisait jamais sentir, et ne la faisait jamais tomber dans la recherche et dans l’affectation. Elle ne faisait point de termes nouveaux, elle n’employait ni antithèses ni équivoques. Elle applaudissait quelquefois aux jeux de mots des autres, mais il fallait qu’ils fussent heureux, de bon goût, ou bien dits dans l’abandon du naturel et de la facilité, ce qui, à ses yeux, était toujours le premier mérite en tout genre ; car la prétention, de quelque espèce qu’elle fût, lui était antipathique. Elle ne pouvait supporter ce qui sentait l’effort et l’apprêt. Elle aurait presque préféré le rude et l’ébauché à ce qui était trop gracieux ou trop fini. De là on peut juger combien elle haïssait les manières affectées, les airs et autres sottises des gens du monde. Elle avait la même finesse et la même sévérité de goût pour les ouvrages d’esprit. Elle n’avait jamais pu s’accoutumer aux vers du cardinal de Bernis, à ceux de Dorat, de… et autres poètes de cette école. Elle ne faisait aucun cas des romans de Crébillon, Marivaux, et de tous ceux que leur genre a enfantés après eux ; mais, en revanche, elle s’était nourrie de Racine, de Voltaire, de La Fontaine : elle les savait par cœur ; elle était passionnée pour Jean-Jacques, elle aimait Prévost, Le Sage ; mais elle mettait au-dessus de tout l’immortel Richardson : elle l’avait lu, relu, traduit ; elle adorait Sterne. C’était elle qui avait fait à Paris la réputation du Voyage sentimental. Les ouvrages inégaux, imparfaits, bizarres même, obtenaient grâce à ses yeux, pourvu qu’elle y trouvât quelque trait de génie ou de sensibilité. C’est ainsi qu’elle avait eu la patience de défricher la première tout Tristam Shandy. La mort de Manon dans le Paysan perverti, et quelques pages semblables, lui faisaient défendre cet ouvrage, d’ailleurs rempli de choses médiocres et ridicules. Oh ! comme elle était en tout genre amie de ce qui est bon ! comme elle en jouissait, comme elle savait louer ce qui lui avait plu, et surtout ce qui l’avait touchée ! Comme elle avait besoin de communiquer son sentiment à tout ce qu’elle croyait capable de la partager ! et ce n’était pas pour des ouvrages de littérature seulement qu’elle était susceptible de se passionner ainsi. Tous les arts de goût et d’imagination avaient des droits sur elle. Un beau tableau, un bon morceau de sculpture, d’excellente musique, la flattaient tour à tour, et dans ces différents arts, elle était encore sensible à tous les genres. Elle admirait le mausolée du cardinal de Richelieu, et le petit oiseau mort d’Houdon allait à son âme ; elle se serait passionnée pour un Rubens, et le moment d’après elle aurait joui d’un Petitot. Elle était ravie de la musique de Grétry, et le lendemain un air d’Orphée lui semblait la musique du ciel. Oh ! que vous décelez des âmes stériles et froides, vous qui l’accusiez d’être enthousiaste, et de confondre tous les genres ! Elle ne les confondait pas, elle les sentait tous, et en les sentant elle les jugeait. Croyez qu’elle savait mettre à chacun d’eux son véritable prix. Si vous l’eussiez observée de suite, si vous eussiez entendu sa langue, car elle en avait une qui ne pouvait être à votre usage, vous eussiez distingué dans ses sensations, et dans leurs expressions, des degrés et des nuances. Il y en avait de si marquées, de si variées, de si multipliées, de son plaisir à ses transports, de son estime à son admiration, de son admiration à son enthousiasme, de son enthousiasme à ce qui allait plus directement et plus profondément à son âme. Ah ! si quelquefois une expression, rendue plus vive par la situation momentanée de son esprit, lui arrachait une expression exagérée, croyez qu’elle savait ensuite s’en rendre compte dans le silence et dans le calme de sa pensée, et remettre à sa place ce qu’elle avait quelquefois trop élevé.

On l’accusait de même d’enthousiasme et de prévention dans ses sentiments. On ne pouvait concevoir, disait-on, que son cœur pût suffire à tant d’amis. Âmes étroites et vulgaires, était-ce à vous à mesurer et à comprendre la sienne ? d’abord tous ses sentimens n’étaient pas des passions. Il en était de ses sentiments comme de ses goûts, ils avaient différents degrés suivant la différence de leur principe. Elle aimait d’estime, d’attraits, de reconnaissance. Elle aimait dans Ariste le génie réuni à la vertu ; dans Sainval une âme de feu, et qui avait avec la sienne quelque rapport ; dans Cléon, dans Ergaste, dans Valère, etc., telle ou telle qualité d’esprit ou de caractère qui justifiait son penchant. Mais dites, ô vous tous qui fûtes ses amis ! si jamais quelqu’un de vous en particulier eut quelque reproche à faire à son amitié ! si quand vous fûtes souffrant, malade ou malheureux, il ne sembla pas que vous fussiez son unique objet. Elle nous avait tous entre nous liés d’une sorte d’intérêt dont elle était le mobile et le but. Nous nous sentions tous amis chez elle, parce que nous nous y étions réunis par les mêmes sentiments, le désir de lui plaire, et le besoin de l’aimer. Hélas ! combien de personnes se voyaient, se recherchaient, se convenaient par elle, qui ne se verront, ne se rechercheront, ne se conviendront plus ! Le charme de sa société tenait si bien à elle, que les personnes qui la composaient n’étaient plus les mêmes ailleurs. Ce n’était que chez elle qu’elles avaient toute leur valeur. Nous voilà tous séparés, disais-je hier, en fondant en larmes, à ses amis rassemblés au moment de sa mort ; on peut nous appliquer ces paroles de l’Écriture : le Seigneur a frappé le berger, et le troupeau s’est dispersé.

L’esprit d’Éliza, tout aimable, tout animé qu’il était, y réunissait le mérite de la justesse et de la solidité. Elle n’avait jamais cultivé les sciences exactes ; mais elle étudiait la morale, elle aimait la saine métaphysique ; elle lisait souvent Montaigne. Elle connaissait Loke avant que Rousseau ne l’eût, sous des formes plus heureuses, fait passer dans notre langue. Elle faisait ses délices de Tacite et de Montesquieu. Un des auteurs vivants dont elle estimait le plus les ouvrages était l’abbé de Condillac. Tout ce qui était fort plaisait à son caractère, et tout ce qui était fin ou profond plaisait à son esprit.

Tant d’avantages naturels et acquis auraient justifié dans Éliza quelque mouvement d’orgueil, et elle n’en eut jamais. Elle qui sentait et jugeait si bien l’esprit des autres, semblait ignorer le sien, elle s’en méfiait même ; aussi n’écrivit-elle rien pour le public. Si quelquefois son âme eut besoin de s’épancher, ou pour elle-même, ou pour ses amis, elle prit grand soin que ce secret ne fût connu que d’eux, elle exigea même de leur amitié de lui rapporter ses lettres ou de les brûler. Ainsi divers petits ouvrages qu’elle avait composés, sont vraisemblablement perdus pour toujours ; tels qu’un grand nombre de Synonymes, trois chapitres dans le genre du Voyage sentimental, une Apologie de ses défauts, et particulièrement de la facilité qu’on lui reprochait à se prévenir et à s’enthousiasmer ; morceau charmant qu’elle m’avait adressé, et dont j’ai eu le scrupule de ne point garder de copie. Elle avait aussi commencé des mémoires de sa vie ou plutôt de sa passion pour Gonsalve ; car ils ne commençaient qu’à cette époque, comme si sa vie n’eût daté à ses yeux que du moment où elle l’avait connu. Enfin, ce qu’il faut regretter par-dessus tout, parce que cela eût formé la collection la plus immense, la plus variée, la plus précieuse, ce sont ses lettres. Elles avaient un caractère, une touche, un style qui n’avaient point de modèle, et qui je crois n’auront point d’imitateurs. Ce n’était ni le genre de madame de Sévigné, ni celui de madame de Maintenon. C’était le sien, et, à mon avis, il était bien au-dessus. Ses lettres étaient plus pleines, plus variées, plus fortes de pensées, plus tirées de son propre fonds : car elle ne vivait pas comme ces deux femmes de ce qui se passait à la cour et en Europe, elles étaient surtout plus animées. Ah ! c’est par là que cette créature céleste ne peut être comparée à aucune autre femme. Ses lettres avaient le mouvement et la chaleur de la conversation. Elles trompaient sur son absence, et elles la remplaçaient presque au moment où on les recevait. J’ai fait le tour de l’Europe, et ses lettres me suivaient, me consolaient, me soutenaient. Hélas ! maintenant je les espérerai, je les attendrai vainement ! Ce ne sont point les mers, ce n’est ni le temps ni l’espace qui nous séparent, c’est ce qui ne peut ni se voir, ni se mesurer, c’est l’abîme inconnu et éternel.

Je n’ai encore considéré Éliza que sous les différens rapports de son esprit ; mais qu’était son esprit auprès de son caractère et de son âme ! Comment assez louer toutes ses vertus, son élévation, sa générosité, son désintéressement, sa bienfaisance, son amour pour les malheureux ! chacune de ses vertus lui était naturelle et familière. Elle les pratiquait comme on marche, comme on respire, et elle n’en retirait point de vanité. Il n’en rejaillissait dans sa conversation ni prétention ni sévérité. C’est qu’on n’affiche jamais la morale des vertus qu’on exerce par sentiment ou par caractère ; il n’y a que celles qui sont factices qui ont besoin de se répandre au dehors.

Mais pour peindre les vertus d’Éliza, il ne suffit pas de les citer. Chacune d’elles était accompagnée de circonstances qui en relevaient le mérite et le charme. Les mêmes vertus dans d’autres personnes ne produisaient pas le même effet. Son âme était forte et élevée. Tout ce qui était vil et bas, ou seulement petit et faible, excitait son mépris et son indignation. Elle se serait même souvent laissée aller à prononcer avec force, si l’indulgence et l’aménité d’esprit qui lui étaient naturelles n’eussent tempéré son premier mouvement. Par cette grande élévation d’âme et de caractère, elle s’était en quelque sorte remise dans le rang où sa naissance l’aurait placée, si elle eût été reconnue ; le silence qu’elle gardait sur son sort y ajoutait encore de l’intérêt, enfin la position délicate où elle était ne nuisit jamais ni à son maintien ni à sa considération. Elle voyait beaucoup de femmes, et des femmes d’un haut rang, et elle avait avec elles cette noble aisance qui en accompagnant le respect oblige à un retour d’égards la personne qui le reçoit. Elle rendait à leur état ce qu’elle eût au besoin refusé à leur orgueil ; mais on n’était jamais tenté de se laisser aller à ce sentiment auprès d’elle. On sentait qu’elle avait d’autres avantages qui la remettaient plus que de niveau, et ces avantages elle ne les faisait jamais sentir elle-même. Ils étaient enveloppés de manières si douces, si aimables, si simples, qu’en captivant le mérite, ils ne blessaient jamais la prétention, ni même la médiocrité.

Oh ! combien cette fierté d’âme et de caractère éclata dans le mépris constant qu’elle eut pour la richesse, et pour les moyens de l’acquérir. Elle avait une fortune plus que médiocre. Elle était entourée d’amis puissants, et qui auraient pu la servir à cet égard sans blesser sa délicatesse. Elle ne les en sollicita jamais et les refusa souvent. Un jour je m’entretenais avec elle sur cet objet, et je lui reprochais d’avoir rejeté une offre de service qui venait de lui être faite. Quoi ! lui disais-je, si Gonsalve vous eût fait cette offre, vous l’eussiez refusé ? Oui, me répondit-elle, Gonsalve plus que personne ; et comme je m’écriais : Écoutez, me dit-elle, mon ami, je veux une fois pour toutes, vous exposer mes principes, vous pourrez me condamner, mais vous ne m’en ferez pas changer ; et elle m’écrivit le lendemain la lettre suivante :

« Oui, j’aurais refusé ce genre de service, s’il m’eût été offert par Gonsalve, et c’est le seul que je n’eusse pas accepté avec transport. Je sais tout ce que peuvent objecter contre cette délicatesse la philosophie et le sentiment ; mais ce sont nos détestables institutions, c’est la corruption de la société qui me forcent à penser ainsi. Environnée d’autres mœurs et d’autres préjugés que les nôtres, je ne me ferais pas plus de scrupule de m’appuyer du crédit et de la richesse de Gonsalve, que de son courage, de ses conseils, et de tous les services qu’il pourrait me rendre ; mais dans un siècle et dans un pays ou l’argent est devenu le mobile de toutes les actions, où l’on peut avec lui corrompre tous les cœurs et acheter tous les sentiments, jamais un vil calcul d’intérêt ne souillera ma liaison avec ce que j’aime. Eh ! qu’aurait pu penser de moi Gonsalve, s’il m’avait vue un moment ressembler à tant d’autres femmes ! Qui est-ce qui lui aurait alors garanti la pureté de mon sentiment ! l’estime est une fleur si délicate, la plus légère altération la flétrit. Ah ! songez quel malheur c’eût été pour moi de descendre dans l’opinion de Gonsalve. Je préférais la place que j’y occupais, au premier trône du monde.

« À l’égard de mes amis, je vous avoue que j’ai toujours regardé l’égalité comme la première condition pour rendre l’amitié durable. Or, il n’en existe plus dès le moment que l’un est devenu le bienfaiteur et l’autre l’obligé. Ressouvenez-vous que je ne parle que d’un genre de bienfaits ; car leurs soins, leurs conseils, leurs sentiments, je les reçois, parce que je puis les leur rendre, et que dès lors il y a réciprocité, et par conséquent égalité entre eux et moi. Mais comment leur rendrais-je ce qu’ils feraient pour augmenter ma fortune ? Je serais, tout le reste de ma vie, mal à mon aise avec eux. Où agirait mon penchant, je craindrais qu’ils ne vissent plus que ma reconnaissance. Enfin, c’est le secret du cœur humain que je vais vous dire ; mais soyez sûr que, sans s’en rendre compte à eux-mêmes, sans s’en apercevoir, ils m’aimeraient peut-être moins, et, pour moi, j’avoue que je me sentirais opprimée de l’espèce d’ascendant que je leur aurais donné sur moi.

« Si telle a été ma façon de penser envers ce que j’ai le plus aimé au monde et envers mes amis, vous jugez combien mon âme serait révoltée de l’idée de solliciter, ou seulement d’accepter les services de ceux qui, n’étant point mes amis, m’obligeraient par sottise, par air, ou, je le veux même, par bienfaisance. Mais, pour ne point m’écarter de mes principes, pour ne me trouver jamais froissée entre la nécessité et les principes que je me suis faits, je me suis assujettie à l’ordre et à l’économie. Moi qui avais été élevée dans l’habitude de la prodigalité ; moi qui depuis, ayant toujours vécu chez les autres, n’ai jamais connu le prix de rien ; moi qui, par philosophie, suis portée à regarder l’or comme la poussière que je foule aux pieds, et, par bienfaisance, toujours prête à le répandre, je me suis asservie à compter sans cesse. Je parviens à atteindre la fin de l’année sans embarras et sans dettes ; de là mes amis ne m’entendent jamais leur parler de ma fortune ; jamais même il ne m’échappe devant eux une plainte, ni un vœu, espèce de manière indirecte par laquelle on sollicite souvent des services qu’on ne veut pas réclamer en face. Ils me voient sur cela dans une telle sécurité, dans un tel dégagement d’esprit, qu’ils ont dû oublier que ma fortune est très médiocre, et c’est ce que je veux. Enfin, soit que ma délicatesse m’attache à ma pauvreté, soit qu’occupée de sentiments actifs les jouissances de la richesse ne soient rien pour moi, soit aussi que sentant ma vie s’éteindre je n’aie point à penser à l’avenir, je vous proteste qu’il ne m’est pas échappé une seule fois le souhait de voir changer ma fortune. »

Ainsi m’écrivait Éliza, et ce n’était point un étalage de vaines maximes ; sa conduite ne les a jamais démenties. Je dois seulement ajouter que son économie était si adroite qu’on ne la sentait pas. Elle était toujours mise uniment, mais avec goût. Tout ce qu’elle portait était frais et bien assorti. Elle donnait l’idée de la richesse qui par choix se serait vouée à la simplicité. Mais où son âme et sa générosité faisaient encore bien plus d’illusion sur sa fortune, c’était quand elle rencontrait l’humanité misérable et souffrante : jamais un pauvre ne l’aborda sans en avoir quelques secours. Ah ! si j’étais le lord Clive ! disait-elle souvent, en entendant parler de malheureux qu’elle ne pouvait soulager.

Tous les genres de malheur avoient des droits sur l’âme d’Éliza. À la manière dont elle plaignait ceux qui les éprouvaient, on eût cru qu’elle en avait souffert elle-même. Je l’ai vue souvent malade, accablée, succombant sous le poids de son propre malheur ; et, dans cet état, elle se ranimait et retrouvait des forces pour sentir et partager celui des autres. Et cet amour des malheureux n’était point en elle une vertu seulement, c’était une passion. Voici ce qu’elle m’écrivait à ce sujet, il y a six mois, dans une lettre que je viens de retrouver et de baigner de mes larmes :

« J’ai fait partir ce matin un paquet pour vous : vous me croirez folle en y trouvant entre autres la Gazette de France ; mais c’est qu’il y a un article qui vous fera du bien (c’était l’annonce de l’édit des corvées). Comment ne pas se trouver soulagé, en voyant que tant de malheureux vont l’être ! Il n’y a plus que ce genre d’intérêt qui aille jusqu’à mon cœur. Le malheur, ah ! que ce mot a d’empire sur moi ! Je crois vous avoir dit que j’ai été aux Invalides, ces jours passés, avec madame la duchesse de Châtillon ; j’en sortis navrée. Je ne faisais pas un pas que je ne visse le spectacle le plus douloureux : des aveugles, des gens mutilés, des plaies effrayantes, des membres brisés. Ah ! mon Dieu, disais-je, tout ce qui respire ici, souffre, et ce n’est pas là des maux d’imagination ; ce ne sont pas des gens qui s’aiment et qui se tourmentent en s’aimant ; ce n’est pas la privation des lettres, ce ne sont pas même les regrets d’avoir perdu ce qui leur était le plus cher, ce sont des maux physiques qui soumettent également tous les hommes ; et puis je me disais : cependant je suis encore plus malheureuse que tout ce que je vois ; car je pourrais plaindre, consoler, soulager ces malheureux à force de soins, de secours, d’argent, et eux ne peuvent rien pour moi ; ils ne savent pas même la langue des maux que je souffre ; et tout ce qu’il y a de bonheur et de genres de bonheur sur la terre, quand ils me seraient offerts, ne pourraient pas davantage pour moi ! »

Ô Éliza, Éliza ! que cette esquisse de toi est faible et imparfaite encore ! Était-il quelque sentiment exquis, quelque rare vertu qui honorent l’humanité, qui ne fussent pas dans ton cœur ! Si je fais jamais quelque chose de bon, d’honnête, si j’atteins à quelque chose de grand, ce sera parce que ton souvenir perfectionnera et enflammera encore mon âme. Ô vous tous qui fûtes ses amis, et que je crois par là avoir le droit d’appeler les miens, adressons tous à ses mânes la même invocation. Au nom d’Éliza, soyons amis, soyons chers les uns aux autres, faisons, en présence de sa mémoire, le bien que nous eussions voulu faire devant elle ; que du haut du ciel où son âme est sans doute remontée, elle le voie et y applaudisse ; que les hommes disent alors en nous distinguant : Il fut l’ami d’Éliza ; et que cet éloge soit gravé sur nos tombeaux.

Mais je parle de tombeau, et c’est au sien qu’il faut penser ! Ah ! laissons sa dépouille mortelle se consommer dans le caveau d’un temple ; ce n’est pas là qu’il lui faut un monument ; ce n’est pas là que son ombre se plairait à errer. Bords de la Savonière, campagnes de Vaucluse, lieux où les âmes de la belle Laure et de la sensible La Suze respirent encore, si vous n’étiez pas si loin de nous ! Ah ! choisissons du moins quelque bocage solitaire, au milieu duquel un ruisseau coulant doucement à travers les cailloux, murmure sans cesse des accents plaintifs. Venez, nous y élèverons un monument simple comme elle, une colonne de marbre dont le fût sera brisé à hauteur d’appui, et sur laquelle des cyprès croiseront leurs tristes rameaux ; mais non, c’est le tombeau du méchant qu’il faut ainsi placer loin de la vue des hommes. Cherchons plutôt, dans le voisinage de quelque chemin fréquenté, une petite colline que nous planterons d’arbustes, et au bas de laquelle jaillira une source limpide ; qu’un sentier toujours vert y conduise ; que le voyageur fatigué, y trouvant de l’ombre et de l’eau, s’y arrête avec délices, et bénisse ses mânes encore bienfaisants après elle ; que, dans le cours de notre vie on y rencontre toujours quelqu’un de nous, et qu’on y trouve le marbre récemment mouillé de nos larmes ; enfin, que le dernier d’entre nous qui survivra, chargé du dépôt de toutes nos douleurs, le transmette aux générations suivantes, en faisant graver sur son tombeau cette épitaphe :

À la Mémoire
De Claire-Françoise de LESPINASSE,
Enlevée, le 23 mai 1776,
À ses amis, dont elle faisait le bonheur ;
À une société choisie, dont elle était le lien ;
Aux lettres qu’elle cultivait sans prétention ;
Aux malheureux, qu’elle n’approcha jamais sans les soulager.

Elle mourut à l’âge de 42 ans. Mais si penser, aimer et souffrir, est ce qui compose la vie, elle vécut dans ce petit nombre d’années plusieurs siècles.

V

AUX MÂNES DE MLLE DE LESPINASSE
Par d’Alembert.


22 juillet 1776.

Ô vous qui ne pouvez plus m’entendre ; vous que j’ai si tendrement et si constamment aimée, vous dont j’ai cru être aimé quelques moments, vous que j’ai préférée à tout, vous qui m’auriez tenu lieu de tout si vous l’aviez voulu ; hélas ! s’il peut vous rester encore quelques sentiments dans ce séjour de la mort après lequel vous avez tant soupiré, et qui bientôt sera le mien, voyez mon malheur et mes larmes, la solitude de mon âme, le vide affreux que vous y avez fait, et l’abandon cruel où vous me laissez ! Mais pourquoi vous parler de la solitude où je me vois depuis que vous n’êtes plus ? Ah ! mon injuste et cruelle amie, il n’a pas tenu à vous que cette solitude accablante n’ait commencé pour moi dans le temps où vous existiez encore. Pourquoi me répétiez-vous, dix mois avant votre mort, que j’étais toujours ce que vous chérissiez le plus, l’objet le plus nécessaire à votre bonheur, le seul qui vous attachât à la vie, lorsque vous étiez à la veille de me prouver si cruellement le contraire ? Par quel motif, que je ne puis ni comprendre, ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi, que vous éprouviez peut-être encore dans le dernier moment où vous m’en avez assuré, s’est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ? Qu’avais-je fait alors pour vous déplaire ? que ne vous plaigniez-vous à moi, si vous aviez à vous en plaindre ? Vous auriez vu le fond de mon cœur, de ce cœur qui n’a jamais cessé d’être à vous, lors même que vous en doutiez, et que vous le rebutiez avec tant de dureté et de sécheresse ? ou plutôt, ma chère Julie (car je ne pouvais avoir de tort avec vous), aviez-vous avec moi quelque tort que j’ignorais, et que j’aurais eu tant de douceur à vous pardonner si je l’avais su ? Vous avez dit à un de mes amis, qui vous reprochait la manière dont vous me traitiez, et dont vous vous accusiez vous-même, que la cause de votre chagrin contre moi était de ne pouvoir m’ouvrir votre âme, et me faire voir les plaies qui la déchiraient : ah ! vous saviez par expérience que je les avais fermées plus d’une fois, de quelque nature qu’elles fussent ; et si vous aviez manqué à ma tendresse, vous m’avez ôté le plaisir si doux de vous dire comme Orosmane :

Ta grâce est dans mon cœur ; prononce, elle t’attend.

Mais pourquoi ai-je ignoré moi-même la peine que vous éprouviez de ne pouvoir me parler de vos maux ? Pourquoi n’ai-je pas été au-devant de votre confiance, et prévenu par toute la mienne l’épanchement où vous désiriez de vous abandonner avec moi ? J’ai vingt fois été au moment de me jeter entre vos bras, et de vous demander quel était mon crime ; mais j’ai craint que vos bras ne repoussassent les miens que j’aurais tendus vers vous. Votre contenance, vos discours, votre silence même, tout semblait me défendre de vous approcher. Je me flattais quelquefois de vous rappeler par mes larmes, mais le triste état de votre machine souffrante et détruite, me faisait craindre même de vous attendrir. Pendant neuf mois j’ai cherché le moment de vous dire tout ce que je souffrais et tout ce que je sentais ; mais pendant neuf mois je vous ai toujours trouvée trop faible pour résister à la triste peinture et aux tendres reproches que j’avais à vous faire. Le seul instant où j’aurais pu vous montrer à découvert mon âme abattue et consternée, a été l’instant funeste où, quelques heures avant de mourir, vous m’avez demandé ce pardon déchirant, dernier témoignage de votre amour, et dont le souvenir cher et cruel restera toujours au fond de mon cœur. Mais vous n’aviez plus la force ni de me parler, ni de m’entendre ; il a fallu, comme Phèdre, me priver de mes pleurs, qui auraient troublé vos derniers moments, et j’ai perdu sans retour l’instant de ma vie qui m’eût été le plus précieux ; celui de vous dire encore combien vous m’étiez chère, combien je partageais vos maux, combien je désirais de finir avec vous les miens. Je paierais de tout ce qui me reste à vivre cet instant que je ne retrouverai plus, et qui, en vous montrant toute la tendresse de mon cœur, m’aurait peut-être rendu toute celle du vôtre. Mais vous n’êtes plus ! vous êtes descendue dans le tombeau, persuadée que mes regrets ne vous y suivraient pas ! Ah ! si vous m’aviez seulement témoigné quelque douleur de vous séparer de moi, avec quelles délices je vous aurais suivie dans l’asile éternel que vous habitez ! Mais je n’oserais pas même demander à y être mis auprès de vous quand la mort aura fermé mes yeux et tari mes larmes, je craindrais que votre ombre ne repoussât la mienne, et ne prolongeât ma douleur au delà de ma vie. Hélas ! vous m’avez tout ôté, et la douceur de vivre et la douceur même de mourir. Cruelle et malheureuse amie, il semble qu’en me chargeant de l’exécution de vos dernières volontés, vous ayez encore voulu ajouter à ma peine. Pourquoi les devoirs que cette exécution m’imposait m’ont-ils appris ce que je ne devais point savoir, et ce que j’aurais désiré d’ignorer ? Pourquoi ne m’avez-vous pas ordonné de brûler, sans l’ouvrir, ce manuscrit funeste, que j’ai cru pouvoir lire sans y trouver de nouveaux sujets de douleur, et qui m’a appris que, depuis huit ans au moins, je n’étais plus le premier objet de votre cœur, malgré l’assurance que vous m’en aviez si souvent donnée ? Qui peut me répondre, après cette affligeante lecture, que pendant les huit ou dix autres années que je me suis cru tant aimé de vous vous n’avez pas encore trompé ma tendresse ? Hélas ! n’ai-je pas eu sujet de le croire, lorsque j’ai vu que, dans cette multitude immense de lettres que vous m’avez chargé de brûler, vous n’en aviez pas gardé une seule des miennes ? Par quel malheur pour moi vous étaient-elles devenues si indifférentes, malgré les expressions de sensibilité, d’abandon et de dévoûment dont elles étaient remplies ? Pourquoi, dans ce testament, dont vous m’avez fait le malheureux exécuteur, avez-vous laissé à un autre ce qui devait m’être le plus cher, ces manuscrits qui vous auraient rappelée sans cesse à moi, et où il y avait tant de choses écrites de ma main et de la vôtre ? Qui avait donc pu vous refroidir à ce point pour l’infortuné à qui vous disiez, il y a dix ans, que votre sentiment pour lui vous rendait heureuse jusqu’à être effrayée de votre bonheur ? Vous vous êtes plainte, je le sais, et plainte avec amertume, surtout dans les derniers mois de votre vie, de ma bienfaisance pour la malheureuse famille d’un domestique coupable ; vous avez laissé croire que ma compassion pour de pauvres enfants innocents que ce misérable laissait dans l’abandon et dans l’indigence, tenait à un principe moins louable que mon invincible pitié pour les malheureux : vous n’avez pas rougi de penser, et peut-être de dire que j’étais le père de ces créatures infortunées ; vous avez fait cette cruelle injure à l’honnêteté de mon âme, dont vous avez vu tant de preuves, et à celle de mes sentiments pour vous ; et vous avez supposé le motif le plus vil, à l’action peut-être la plus vertueuse de ma vie ! Mais pourquoi vous faire des reproches dont vous ne pouvez plus vous justifier si vous ne les méritez pas ? pourquoi troubler vos cendres de mes regrets, que vous ne pouvez plus soulager ? Adieu, adieu, pour jamais ! hélas, pour jamais ! ma chère et infortunée Julie ! Ces deux titres m’intéressent bien plus que vos fautes à mon égard ne peuvent m’offenser ; jouissez enfin, et, pour mon malheur, jouissez sans moi, de ce repos que mon amour et mes soins n’ont pu vous procurer pendant votre vie. Hélas ! pourquoi n’avez-vous pu ni aimer, ni être aimée en paix ? Vous m’avez dit tant de fois, et vous m’avez encore avoué en soupirant, quelques mois avant de mourir, que, de tous les sentiments que vous avez inspirés, le mien pour vous et le vôtre pour moi étaient les seuls qui ne vous eussent pas rendue malheureuse ? Pourquoi ce sentiment ne vous a-t-il pas suffi ? pourquoi a-t-il fallu que l’amour, fait pour adoucir aux autres les maux de la vie, fût le tourment et le désespoir de la vôtre ? pourquoi, lorsque je vous donnai mon portrait, il y a un an, avec ces vers si pleins de tendresse :

Et dites quelquefois, en voyant cette image :
De tous ceux que j’aimai, qui m’aima comme lui ?


pourquoi n’y avez-vous pas vu tout ce que j’étais encore pour vous, tout ce que je voulais être ? pourquoi n’avez-vous trouvé dans ces vers que de la bonté, et ne les avez vous loués que par ce mot cruel ? mais surtout, pourquoi n’avez-vous cru trouver que dans la mort le bonheur et la tranquillité ? Hélas ! s’il reste encore quelque chose de vous, puissiez-vous jouir de ce bonheur que votre vie m’a fait goûter si peu, et que votre mort m’a fait perdre pour jamais ! Vous me faites éprouver, ma chère Julie, que le plus grand malheur n’est pas de pleurer ce qu’on aimait, mais de pleurer ce qui ne nous aimait plus, et ce que pourtant on ne peut plus retrouver. Hélas ! j’ai perdu avec vous seize ans de ma vie ; qui remplira et consolera le peu d’années qui me restent ? Ô vous, qui que vous soyez, qui pourriez sécher mes larmes, dans quel endroit de la terre êtes-vous ? j’irais vous chercher au bout du monde. Ah ! quelque part que vous existiez, si je suis assez heureux pour que vous existiez quelque part, entendez mes soupirs, voyez mon cœur, et venez à moi ou m’appelez à vous. Délivrez-moi de la situation accablante où je suis, de l’affreux abandon qui me fait dire à chaque moment. que je rentre dans ma triste demeure : Personne ne m’attend et ne m’attendra plus. Tout ce qui s’offre à moi ne sert qu’à me rendre ma solitude plus amère. Tout ce que je vois, tout ce que je rencontre, a un premier objet, un attachement qui occupe et remplit sa vie ; et moi je n’en ai plus, je n’ose plus même en espérer : il n’y a plus de place pour moi dans le cœur de personne. Ah ! ma pauvre nourrice, vous qui avez eu tant de soin de mon enfance, qui m’avez mieux aimé que vos propres enfants ; vous avec qui j’ai passé vingt-cinq années, les plus douces de ma vie ; vous que j’ai quittée pour obéir à un sentiment plus tendre ; vous que j’aurais dû ne quitter jamais ; vous que j’ai perdue à quatre-vingt-douze ans : pourquoi n’existez-vous plus ? J’irais demeurer avec vous, j’irais fermer vos yeux, ou mourir entre vos bras ; et j’aurais du moins encore, pendant quelques moments, la consolation de penser qu’il est quelqu’un au monde qui me préfère à tout le reste. Et vous, ma chère et cruelle amie, car je ne puis m’empêcher de revenir toujours à vous, et mon sentiment m’entraîne au moment même où je crois que le vôtre me repousse ; vous qui m’avez dédaigné après m’avoir aimé, qui avez cessé de sentir le prix de mon cœur, qui peut-être, hélas ! ne l’avez senti jamais, où pouviez-vous trouver une âme plus faite pour la vôtre ? Tout, jusqu’à notre sort commun, semblait fait pour nous réunir. Tous deux sans parents, sans famille, ayant éprouvé, dès le moment de notre naissance, l’abandon, le malheur et l’injustice, la nature semblait nous avoir mis au monde pour nous chercher, pour nous tenir l’un à l’autre lieu de tout, pour nous servir d’appui mutuel, comme deux roseaux qui, battus par la tempête, se soutiennent en s’attachant l’un à l’autre. Pourquoi avez-vous cherché d’autres appuis ? Bientôt, pour votre malheur, ces appuis vous ont manqué ; vous avez expiré en vous croyant seule au monde, lorsque vous n’aviez qu’à étendre la main pour retrouver ce qui était si près de vous, et que vous ne vouliez pas voir. Ah ! si votre vie eût été prolongée, peut-être la nature, qui nous avait poussés l’un vers l’autre, nous aurait rapprochés encore pour ne nous séparer jamais. Peut-être eussiez-vous senti, car votre âme, quoique trop ardente, était honnête, combien je vous étais nécessaire, par le besoin même que j’avais de vous. Peut-être eussiez-vous enfin cessé de vous faire le reproche que vous vous faisiez quelquefois dans des moments de calme et de justice, d’être aimée comme vous l’étiez par moi, et de n’être point heureuse. Mais vous n’êtes plus ; me voilà seul dans l’univers ! il ne me reste que la funeste consolation de ceux qui n’en ont point : cette mélancolie qui aime à s’abreuver de larmes, et à les répandre sans chercher personne qui les partage. Dans le triste état où je suis, une maladie serait un bien pour moi ; elle adoucirait mes peines morales en aggravant mes maux physiques, et peut-être me conduirait-elle bientôt à la fin désirée des unes et des autres. Un pressentiment secret, qui pénètre et adoucit mon âme, m’avertit que cette fin n’est pas éloignée. Mais, hélas ! quand je fermerai mes yeux pour la dernière fois, ils ne retrouveront plus les vôtres ; ils n’en verront pas même qui donnent des pleurs à mes derniers moments ! Adieu, adieu, ma chère Julie, car ces yeux que je voudrais fermer pour toujours se remplissent de larmes en traçant ces dernières lignes, et je ne vois plus le papier sur lequel je vous écris.


VI

SUR LA TOMBE DE MLLE DE LESPINASSE
Par d’Alembert.


2 septembre 1776.

Je reviens encore à vous, et j’y reviens pour la dernière fois, et pour ne plus vous quitter, ô ma chère et malheureuse Julie ! vous qui ne m’aimiez plus, il est vrai, quand vous avez été délivrée du fardeau de la vie, mais vous qui m’avez aimé, par qui du moins j’ai cru l’être ; vous à qui je dois quelques instants de bonheur ou d’illusion ; vous enfin qui par les anciennes expressions de votre tendresse, dont la mémoire m’est si douce encore, méritez plus la reconnaissance de mon cœur que tout ce qui respire autour de moi : car vous m’avez du moins aimé quelques instants, et personne ne m’aime ni ne m’aimera plus. Hélas ! pourquoi faut-il que vous ne soyez plus que poussière et cendre ! laissez-moi croire du moins que cette cendre, toute froide qu’elle est, est moins insensible à mes larmes que tous les cœurs glacés qui m’environnent. Ah ! que ne pouvez-vous m’entendre encore, et voir, comme vous l’avez vu tant de fois, votre sein baigné de mes pleurs ! Vous saviez si bien aimer, votre cœur en avait tant besoin ! le mien partage ce besoin, hélas ! plus vivement que jamais, avec tant de force et de tendresse, que les accents de ma douleur pénétreraient votre âme et la ramèneraient à la mienne ! Mais vous ne m’entendez plus, et tout ce qui vit est encore plus sourd que vous à ma voix plaintive et mourante. Je pleure, je me consume, j’appelle en vain à moi tout ce qui dans l’univers sait aimer : hélas ! personne ne me répond ; et mon âme, resserrée et comme anéantie au centre d’un vide immense et affreux, voit s’éloigner d’elle tout ce qui sent et qui respire. Il me semble que toutes les femmes à qui je pourrais ouvrir cette âme, offrir ce cœur et demander quelque retour, me répondraient comme on fait aux mendiants importuns, ou me diraient tout au plus avec une pitié cruelle : Vous venez trop tard. Deux ou trois, il est vrai, ont donné des larmes à mon malheur, et par quelques moments d’intérêt que je leur ai fait éprouver, intérêt à la vérité bien stérile pour moi, mais toujours doux pour un cœur oppressé, m’auraient fait croire un instant qu’elles auraient pu me tenir lieu de vous, s’il était sur la terre un être qui pût vous remplacer pour moi. Mais, hélas ! elles ne veulent ou ne peuvent m’offrir qu’un sentiment froid et vulgaire, une amitié qui suffirait peut-être au bonheur d’un autre, mais qui ne ferait que tourmenter et affamer mon âme active et dévorante ! Ignoraient-elles, pour leur bonheur ou leur malheur, que l’amour, comme le dit l’Écriture, est fort comme la mort ; que ce sentiment doux et terrible repousse tout ce qui n’est pas lui, et plus encore tout ce qui voudrait en tenir la place ; que dans un cœur qui en est aussi pénétré que le mien, même lorsqu’il n’a plus d’objet, la simple amitié est une affection bien languissante, et que celle qu’on lui offre est presque un outrage. Ah ! le véritable amour est sans doute bien caractérisé par ce vers charmant du Tasse :

Brama assai, poco spera, e nulla, chiede.
(Désire, a peu d’espoir, et ne demande rien.)


Mais moins il espère, moins il demande ; plus il s’offense et s’afflige quand on lui offre autre chose que ce qu’il désire et qu’il n’a plus. Que dis-je, et de quoi puis-je me plaindre ? Ces créatures douces, honnêtes et sensibles à qui je raconte mes peines, et qui veulent bien les entendre et les sentir, me donnent tout ce qu’elles peuvent me donner, et plus encore que je n’ai mérité d’elles ! Si j’étais assez heureux pour qu’elles éprouvassent à mon égard ce sentiment qui ferait mon bonheur, pourquoi se refuseraient-elles au plaisir si doux de me le montrer, à celui de prononcer ces mots célestes : Je vous aime, les seuls qu’aujourd’hui je désire d’entendre dans la nature devenue sourde et muette pour moi ! Quelle différence de ce plaisir divin au petit manège de la coquetterie, et aux froids ménagements de la réserve, si indignes d’un cœur fait pour aimer. Ah ! ciel, quelle douceur une âme aimante eût répandue sur des jours qui ne vont plus être remplis que d’amertume ! avec quelle tendresse, quel abandon, quel respect, quelle délicatesse, elle aurait été aimée ! Mais où m’égare une vaine illusion ? Ah ! si aucune créature ne prononce pour moi ces mots : Je vous aime, c’est qu’aucune ne les sent pour moi. Eh ! malheureux que je suis ! pourquoi les sentirait-elle ! de quel droit, à quel titre oserais-je l’exiger ou l’espérer ? Je ne saurais trop me redire ces mots de la romance d’Aspasie, que je relis tous les jours :

Si réclamez sa douce fantaisie,
Elle dira : Que ne l’inspirez-vous !


Et ce qui rendra mon malheur éternel, je n’espère plus retrouver dans aucun autre cœur ce que j’avais obtenu quelques moments du vôtre. La cruelle destinée qui me poursuit dès ma naissance, cette destinée affreuse qui m’a ôté jusqu’à l’amour de ma mère, qui m’a envié cette douceur dès mes premières années, me ravit encore la consolation des dernières. Ô nature ! ô destinée ! je me soumets à ce fatal arrêt de mon sort, comme une innocente et malheureuse victime ; je vois, avec Horace, la fatalité enfoncer ses clous de fer sur ma tête infortunée ; je me plonge, tête baissée, dans le malheur qui m’environne de toutes parts, et qui semble prêt à m’engloutir. Non seulement je n’espère plus le bonheur, je ne songe pas même à le chercher ; je m’en ferais un reproche et presque un crime.

Non, non, non, ma chère Julie, je ne veux, après vous, être aimé de personne ; je me mépriserais d’en aimer une autre que vous : je n’ai plus besoin d’aucun être vivant ; mon affliction profonde suffit à mon âme pour la pénétrer et la remplir ; et dans mon malheur, je rends encore quelques grâces à la nature, qui, en nous condamnant à vivre, nous a laissé deux précieuses ressources, la mort pour finir les maux qui nous déchirent, et la mélancolie pour nous faire supporter la vie dans les maux qui nous flétrissent.

Douce et chère mélancolie, vous serez donc aujourd’hui mon seul bien, ma seule consolation, ma seule compagne ! vous me ferez sentir bien douloureusement, mais bien vivement, ma cruelle existence : vous me ferez presque chérir mon malheur ! Ah ! celui qui a dit que le malheur était le grand maître de l’homme, a dit bien plus vrai qu’il n’a cru : il n’a vu dans le malheur qu’un maître de sagesse et de conduite ; il n’y a pas vu tout ce qu’il est, un plus grand maître de réflexions et de pensées. Oh ! combien une douleur profonde et pénétrante étend et agrandit l’âme ! combien elle fait naître d’idées et d’impressions qu’on n’aurait jamais eues sans elle, mais dont, à la vérité, on se serait bien passé pour son bonheur ! combien elle embellit les objets du sentiment, et anéantit tous les autres ! Toute la nature va se couvrir pour moi d’un crêpe funèbre ; mais elle ne me manquera pas, elle ne sera plus rien pour moi. En rentrant tous les jours dans ma triste et sombre retraite, si propre à l’état de mon cœur, je croirai voir écrites sur la porte les terribles paroles que le Dante a mises sur la porte de son enfer : Malheureux qui entrez ici, renoncez à l’espérance ! Je serai tout entier au sentiment de mon malheur, au souvenir de ce que la mort m’a fait perdre ; ma dernière pensée sera pour vous, ma chère Julie, et tous les sentiments de ma vie vous auront pour objet. Que ne puis-je en ce moment expirer sur ce tombeau que j’arrose de mes larmes, et dire comme Jonathas : J’ai goûté un peu de miel et je meurs.

Ô ma chère et tendre amie ! ô vous qui habitez à présent ce séjour de la mort, où mes désirs et mes pleurs vous suivent, pardonnez-moi de troubler encore de mes vains regrets votre éternelle et paisible demeure, et songez que si en ce moment je verse des larmes, c’est au moins sur votre tombe que je les répands. Hélas ! personne n’en versera sur la mienne, et j’y descendrai bientôt après vous, en m’écriant avec Brutus, au moment où il se donne la mort : Ô vertu, nom stérile et vain, à quoi m’as-tu servi durant les soixante années que j’ai traînées sur la terre, puisque tu n’as pu me faire aimer que pendant quelques instants de cette longue durée, dont la triste fin va me paraître si languissante et si vide ! heureusement elle sera courte. Je verrai bientôt disparaître devant moi l’espèce humaine, sans me plaindre d’elle, il est vrai, car elle a donné quelquefois à mon amour-propre des satisfactions qui l’auraient flatté si je n’avais pas eu un cœur ; mais aussi sans la regretter, puisqu’en fermant les yeux je n’aurai pas même la triste douceur de pouvoir dire à personne : Je ne vous verrai plus ; souvenez-vous quelquefois de moi.

Je pourrai du moins, dans le peu de jours qui me restent à vivre, au centre de la plus accablante solitude, répéter à chaque instant ces vers d’Oreste, qui paraissent faits pour moi comme pour lui :

Grâce au ciel, mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance…
Tu m’as fait du malheur un modèle accompli ;
Eh bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.


En vain je ferai des efforts pour m’étourdir et me distraire, en vain j’essaierai différents genres de travaux, d’études et de lectures ; ma tête fatiguée et presque épuisée par quarante ans de méditations profondes, est aujourd’hui privée de cette ressource qui a si souvent adouci mes peines ; elle me laisse tout entier à ma tristesse ; et la nature, anéantie pour moi, ne m’offre plus ni un objet d’intérêt, ni même un objet d’occupation. En vain je rassemble ou je vais chercher quelques amis ; en vain je prends le plus d’intérêt que je puis à leur conversation ; en vain je cherche à me persuader que tout ce qui se passe autour de moi me touche ou du moins m’occupe ; en vain je cherche de le faire croire par la part apparente que j’y prends ; ces amis, qui ne voient que la superficie de mon âme, me croient quelquefois soulagé, et peut-être consolé. Mais quand je ne les ai plus autour de moi ; quand, après les avoir quittés, je me trouve seul dans l’univers, privé pour jamais d’un premier objet d’attachement et de préférence, alors cette âme affaissée retombe douloureusement sur elle-même, et ne voit plus que le désert qui l’environne, et le desséchement qui la flétrit !

Je suis comme les aveugles, les aveugles, profondément tristes quand ils sont seuls avec eux-mêmes, mais que la societé croit gais, parce que le moment où ils se trouvent avec les autres hommes est le seul moment supportable dont ils jouissent. J’ai beau lire les philosophes, et chercher à me soulager par cette froide et muette conversation, j’éprouve, comme me l’écrit un grand roi, que les maladies de l’âme n’ont point d’autres remèdes que des palliatifs, et je finis par me répéter tristement ce que disent ces philosophes, que le vrai soulagement à nos peines, c’est l’espoir de n’avoir plus qu’un moment à vivre et à souffrir. Cette pensée n’est pas consolante ; mais c’est un moyen que la nature nous donne, comme le dit encore si bien ce même roi, pour nous détacher de cette vie que nous sommes obligés de quitter.

La philosophie, ma chère Julie, par les ressources mêmes qu’elle nous offre, nous fait souvenir cruellement de ce qui nous manque ; et par l’effort même qu’elle fait pour nous consoler, nous avertit combien nous sommes malheureux. Elle s’est donné bien de la peine pour faire des traités de la vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour. Les maximes des sages, leurs consolations et leurs livres, me rappellent à tout moment le mot du solitaire, qui disait aux personnes dont il recevait quelquefois la visite : Vous voyez un homme presque aussi heureux que s’il était mort. Je suis comme cette femme qui voulait, en dépit d’elle-même, devenir dévote, ne pouvant plus être autre chose, et qui tâchait en vain d’y parvenir : Ils me font lire, disait-elle, des livres de dévotion ; je m’en excède, je m’en bourre, et tout me reste sur l’estomac. Voilà où j’en suis réduit, ma chère Julie ; les lettres que je reçois d’un grand roi, le baume qu’il veut bien essayer de mettre sur mes plaies, sa philosophie pleine de bonté, de sentiment et d’intérêt, tout cela, comme il l’avoue lui-même, est bien faible pour me guérir. Je me dis sans cesse, en lisant ces lettres, et après les avoir lues : ce grand prince a raison ; et je continue à m’affliger. Ma vanité n’est plus flattée, comme elle l’a été tant de fois, de l’amitié du plus grand monarque du siècle ; cette amitié ne me touchait, ma chère Julie, que par l’intérêt que vous y preniez ; l’espèce d’éclat qu’elle répandait sur moi, m’était cher par le sentiment qui vous la faisait partager ; et j’éprouve, en gémissant, que ce vers tant répété n’est pas toujours vrai :

Avant l’amour, l’amour-propre était né.


Et vous, ma chère madame Geoffrin, digne et respectable amie, qui êtes à présent étendue sur ce lit de mort dont peut-être vous ne sortirez jamais ; vous que toutes les âmes honnêtes pleureront, et que tous les malheureux regretteront, vous qui me manquerez encore plus qu’à eux, combien de fois ai-je désiré, depuis huit jours, dans l’état d’affaiblissement où je vous voyais, d’être dans ce lit au lieu de vous, moi qui, en mourant, ne peux plus manquer à personne, moi qui serai oublié au moment où j’aurai disparu ! Mais en souhaitant d’être à votre place, je sentais que je vous aimais trop, pour vous souhaiter d’être à la mienne. Hélas ! il faut donc que je vous perde encore ! je n’aurai plus ni vos consolations, ni vos bontés, ni vos conseils. Une fille aussi cruelle pour vous que pour moi, et qui sacrifie à sa dévotion politique la douceur que vous auriez pu goûter dans vos derniers moments, m’éloigne de ce lit de douleur où vous m’auriez vu tous les jours mêler mes larmes avec les vôtres ! Tout ce qui fait le bonheur de la vie va me manquer à la fois, l’amour, l’amitié, la confiance, et il ne me restera que la vie pour me désoler ! Puisse-t-elle être terminée bientôt, et la mort me rejoindre à tout ce que j’ai perdu !

FIN DE L’APPENDICE
TABLE

Lettres de Mlle de Lespinasse 
 1
Paris, samedi au soir, 15 mai 1773 
 1
Dimanche, 23 mai 1773 
 3
Lundi, 24 mai 1773 
 5
Ce dimanche, 30 mai 1773 
 7
Ce 6 juin 1773 
 11
Dimanche, 20 juin 1773 
 13
Lundi au soir, 21 juin 1773 
 16
Jeudi, 24 juin 1773 
 20
Jeudi, 1er juillet 1773 
 23
Mercredi au soir, 14 juillet 1773 
 29
De Paris, le 25 juillet 1773 
 33
Dimanche au soir, 1er août 1773 
 38
Dimanche, 8 août 1773 
 41
Dimanche, 15 août 1773 
 45
Lundi, 16 août 1773 
 50
Ce 22 août 1773 
 52
Lundi, 6 septembre 1773 
 56
Ce jeudi, septembre 1773 
 59
1773 
 61
Huit heures et demie, 1773 
 61
1774 
 62
Quatre heures, 1774 
 63
1774 
 64
1774 
 65
De tous les instants de ma vie, 1774 
 66
1774 
 66
Trois heures, 1774 
 68
1774 
 69
Minuit, 1774 
 72
Minuit et demi, 1774 
 73
1774 
 74
1774 
 75
Onze heures du soir, 1774 
 75
Quatre heures après-midi, 1774 
 78
1774 
 81
Onze heures du soir, 1774 
 85
1774 
 87
Quatre heures, 1774 
 91
Onze heures du soir, 1774 
 92
Onze heures, 1774 
 96
1774 
 97
Dix heures, 1774 
 98
Onze heures du soir, 1774 
 100
1774 
 101
Huit heures et demie, 1774 
 102
Jeudi soir, 25 août 1774 
 104
Samedi au soir, 27 août 1774 
 110
Ce lundi, 29 août 1774 
 113
Jeudi, 15 septembre 1774 
 115
Lundi au soir, 19 septembre 1774 
 120
Mardi, 20 septembre 1774, six heures du matin 
 123
Commencée jeudi, 22 septembre 1774 
 125
Vendredi, 23 septembre 1774 
 128
Lundi, 26 septembre 1774 
 132
Vendredi au soir, 30 septembre 1774 
 136
Lundi, 3 octobre 1774 
 140
Mercredi, 5 octobre 1774 
 143
Ce dimanche au soir, 9 octobre 1774 
 147
Lundi, après l’arrivée du facteur, 1774 
 152
Vendredi au soir, 14 octobre 1774 
 153
Samedi, trois heures, après le facteur 
 157
Dimanche soir, 16 octobre 1774 
 158
Vendredi au soir, 21 octobre 1774 
 162
Samedi, après le facteur, 22 octobre 1774 
 166
Dimanche au soir, 23 octobre 1774 
 168
Mardi au soir, 25 octobre 1774 
 170
Mercredi, octobre 1774 
 173
Ce dimanche, 30 octobre 1774 
 178
Lundi, onze heures du soir, 7 novembre 1774 
 181
Dimanche, dix heures du soir, 13 novembre 1774 
 185
1774 
 186
Onze heures du soir, 1774 
 188
Onze heures du soir, 1774 
 190
À midi, 1774 
 191
1774 
 193
Cinq heures, 1774 
 194
Dix heures, 1774 
 196
Dix heures et demie, 1774 
 197
Onze heures, 1774 
 198
1775 
 199
À midi, 1775 
 200
Quatre heures, 1775 
 202
À midi, 1775 
 203
Onze heures, 1775 
 205
À midi, 1775 
 206
À midi et demi, 1775 
 207
Dix heures du matin, 1775 
 208
Sept heures, 1775 
 209
1775 
 211
Dix heures du soir, 1775 
 212
À minuit, 1775 
 214
À minuit, 1775 
 216
Six heures du matin, 1775 
 217
Onze heures, 1775 
 219
Onze heures, 1775 
 221
Onze heures du soir, 1775 
 223
Onze heures du soir, 1775 
 226
Samedi, onze heures, 1775 
 228
Mardi, onze heures du soir, 1775 
 229
À minuit, 1775 
 232
Dix heures, 1775 
 234
Onze heures, 1775 
 235
Jeudi, 1775 
 237
Onze heures du soir, 1775 
 238
Sept heures, 1775 
 240
Minuit, 1775 
 241
1775 
 242
Onze heures du soir, 1775 
 243
Une heure après minuit, 1775 
 244
Minuit, 1775 
 245
Mardi 21 mai, onze heures du soir, 1775 
 246
Samedi 1er juillet 1775, avant la poste 
 246
Lundi au soir, 3 juillet 1775 
 252
Mardi, 4 juillet 1775 
 256
Jeudi, 6 juillet 1775 
 258
Lundi, 10 juillet 1775 
 263
Mardi, 11 juillet 1775 
 266
Mercredi au soir, 12 juillet 1775 
 267
Samedi au soir, 15 juillet 1775 
 270
Jeudi, 24 juillet 1775 
 274
Jeudi, 24 juillet 1775 
 275
1775 
 276
Onze heures du soir, 1775 
 279
1775 
 281
1775 
 282
Dix heures, 1775 
 283
Deux heures, 1775 
 284
Onze heures et demie du soir, 1775 
 286
Dimanche, 17 septembre 1775 
 287
Samedi à quatre heures du matin, 23 septembre 1775 
 290
Dimanche au soir, 24 septembre 1775 
 296
Minuit, 1775 
 298
Dimanche au soir, 15 octobre 1775 
 299
Ce lundi, 4 heures, 16 octobre 1775 
 300
Mardi, quatre heures, 17 octobre 1775 
 303
Mercredi au soir, 18 octobre 1775 
 306
Ce jeudi au soir, 19 octobre 1775 
 309
Vendredi, midi, 20 octobre 1775 
 312
Mardi au soir, 24 octobre 1775 
 315
Jeudi, six heures du soir, 26 octobre 1775 
 317
Jeudi, minuit, 26 octobre 1775 
 318
Vendredi, 27 octobre 1775 
 321
Mercredi, 8 novembre 1775 
 323
Jeudi, onze heures du soir, 9 novembre 1775 
 325
Lundi, trois heures après midi, 1775 
 328
Quatre heures, 1775 
 331
Onze heures et demie du soir, 1775 
 334
Onze heures du soir, 1776 
 336
Minuit, 1776 
 338
Onze heures du soir, 1776 
 340
Onze heures du soir, 1776 
 342
Onze heures du soir, 1776 
 342
1776 
 343
Cinq heures du matin, 1776 
 344
Quatre heures, 1776 
 346
Six heures du matin, 1776 
 347
Sept heures, 1776 
 349
Midi, mars 1776 
 350
Minuit, 1776 
 352
Onze heures du soir, 1776 
 354
1776 
 356
Six heures du soir, 1776 
 356
Onze heures du soir, 1776 
 357
Neuf heures et demie, 1776 
 359
1776 
 359
Minuit et demi, 1776 
 360
Une heure, 1776 
 361
Dimanche bien tard, février 1776 
 361
1776 
 363
1776 
 364
Mardi, quatre heures, 17 octobre 1775 
 365
Onze heures, 1776 
 366
Six heures du soir, mars 1776 
 367
Dix heures du matin, 1776 
 368
1776 
 369
Trois heures, 1776 
 370
1776 
 371
Dix heures du matin, 1776 
 372
1776 
 373
Quatre heures, 1776 
 374
APPENDICE

  1. Voici une anecdote que je tiens d’original. Dans la saison où ces Lettres parurent, une brillante société était réunie aux bains d’Aix, en Savoie. On était allé en visite à Chambéry ; au retour, il y avait une voiture où se trouvaient Mme de Staël, Benjamin Constant, Mme de Boigne, Adrien de Montmorency, etc. Pendant ce voyage, maint accident survint au dehors, tempête, tonnerre, empêchements et retards de toutes sortes. En arrivant à Aix, les personnes qui étaient dans la voiture trouvèrent les gens de l’hôtel sur la porte tout inquiets et les interrogeant. Mais eux, les voyageurs, ils n’avaient rien vu ni remarqué de ces petits accidents : c’est que Mme de Staël avait parlé pendant tout ce temps-là, et qu’elle parlait des lettres de Mlle de Lespinasse, et de ce M. de Guibert qui avait été sa première flamme.
  2. Dans une lettre de Condorcet à Turgot, datée du 20 décembre 1773, on lit : « Mlle de Lespinasse avait été passablement depuis mon arrivée ; il y a environ huit jours qu’elle va en empirant. L’insomnie et l’accablement augmentaient, et la toux est revenue hier. Peu de personnes ont été plus maltraitées, et l’ont moins mérité ». Voilà le contre-coup de l’arrivée de M. de Guibert qui se fait sentir.
  3. M. de Mora.
  4. Gonzalve était le prénom de M. de Mora.
  5. M. de Mora.
  6. Frère de M. de Mora.
  7. Œuvres de Condorcet, Paris, 1847-49, t. I, p. 626.
  8. Condorcet n’était alors connu que par ses travaux mathématiques, et en particulier par son Essai sur le Calcul intégral.
  9. Les deux morceaux qu’on va lire sont de Mlle de Lespinasse. Elle aimait beaucoup le roman anglais de Sterne, qui a pour titre : le Voyage sentimental ; elle a voulu en prendre le style et le ton dans ces deux morceaux : les connaisseurs verront avec quelle délicatesse elle y a réussi. Les faits qu’elle rapporte sont vrais, arrivés à Mme Geoffrin, et méritaient d’être ajoutés aux éloges qu’on a publiés de cette femme respectable. (Ancienne note.) — Ces deux chapitres ont été publiés pour la première fois dans les Œuvres posthumes de d’Alembert, Paris, Pougens, 1799, in-8o, t. II, p. 22.
  10. Ce chapitre, dans l’édition originale, porte pour titre : Qui ne surprendra personne ; il y a interversion évidente avec le titre du chapitre XVI : Que ce fut une bonne journée que celle des pots cassés, que nous restituons au chapitre XV et réciproquement. (Note de l’édition Asse.)
  11. Publié pour la première fois dans les Œuvres posthumes de d’Alembert, Pougens, 1799, in-8o, t. II, p. 1.
  12. Comédie de Dancourt, représentée pour la première fois le 19 janvier 1696. Voir sc. XI.
  13. Le chevalier d’Orléans, grand prieur de France, avait fait contre quelqu’un une chanson très satirique, et, ne voulant pas garder l’anonyme, avait terminé la chanson par ces deux vers. Ce trait rappelle celui du médecin Sylva, devant lequel on chantait une autre chanson très plaisante et très mordante contre un ministre insolent : « Je voudrais bien savoir, dit quelqu’un, quel est l’auteur de cette chanson ; j’irais l’embrasser de bien bon cœur… Rien n’est plus aisé à deviner, dit Sylva ; c’est Rigaud. » On sait que Rigaud était un célèbre peintre de portraits. (Ancienne note.)
  14. La Réconciliation normande, comédie, représentée le 7 mars 1719, acte I, sc. 2.
  15. Ce pseudonyme d’Éliza donné à Mlle de Lespinasse par M. de Guibert est un souvenir de cette Éliza Draper, l’amie tant pleurée de Sterne, qui, lui-même, était l’auteur favori de Mlle de Lespinasse. Cet éloge a paru pour la première fois dans un recueil d’éloges par M. de Guibert, publié par sa veuve, sous ce titre : Éloges du maréchal de Catinat, du chancelier de L’Hôpital, suivis de l’éloge inédit de Claire-Françoise de Lespinasse ; Paris, d’Hautel, 1806. in-8o.
  16. C’est une erreur, la marquise de Vichy-Champrond, fille légitime de la comtesse d’Albon, était de beaucoup l’aînée de Mlle de Lespinasse. (Note de l’édition Asse.)
  17. M. de Mora.
  18. L’abbé Gabriel Girard, auteur des Synonymes français, publiés en 1718 sous le titre de : La Justesse de la Langue française.