Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLXII

Garnier Frères (p. 356-357).

LETTRE CLXII

Six heures du soir, 1776.

Je ne veux pas, mon ami, que, dans le peu de jours qui me restent à vivre, vous puissiez en passer un sans vous souvenir que vous êtes aimé à la folie par la plus malheureuse de toutes les créatures. Oui, mon ami, je vous aime. Je veux que cette triste vérité vous poursuive, qu’elle trouble votre bonheur ; je veux que le poison qui a défendu ma vie, qui la consume, et qui sans doute la terminera, répande dans votre âme cette sensibilité douloureuse, qui du moins vous disposera à regretter ce qui vous a aimé avec le plus de tendresse et de passion. Adieu, mon ami. Ne m’aimez pas, puisque cela serait contre votre devoir, et contre votre volonté ; mais souffrez que je vous aime et que je vous le redise cent fois, mille fois, mais jamais avec l’expression qui répond à ce que je sens.

Mon ami, venez dîner demain chez madame Geoffrin. J’ai si peu à vivre, que rien de ce que vous ferez pour moi ne pourra tirer à conséquence pour l’avenir. Mon Dieu, l’avenir ! que je plaindrais ceux qui l’attendraient, s’ils vous aimaient ! Mais adieu. J’ai du monde là. Qu’il est pénible de vivre en société, lorsqu’on n’a qu’une pensée !