Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXLVIII

Garnier Frères (p. 336-338).

LETTRE CXLVIII

Onze heures du soir, 1776.

J’ai bien pensé que, si vous n’êtes pas heureux, très heureux, il faut que le bonheur n’existe pas, qu’il n’y ait pas une telle chose dans la nature : car vous êtes justement fait, tout exprès, pour jouir beaucoup et pour souffrir peu. Tout vous sert, vos défauts, vos bonnes qualités, votre sensibilité, votre légèreté. Vous avez des goûts, point de passions ; vous avez de l’âme, et point de caractère. En un mot, il semble que la nature se soit étudiée à faire les combinaisons les plus justes pour vous rendre heureux et pour vous rendre aimable. Vous me demanderez l’à-propos de cela ? Ah ! si vous ne le trouvez pas, croyez que je divague, et sur cent fois vous rencontrerez juste quatre-vingt-dix-neuf. — Mon ami, je ne vous attendais guère ce soir ; cependant je me suis arrachée avec peine de chez moi, à dix heures, pour aller passer une heure avec le comte d’Andezi, chez M. de Saint-Chamans dont j’étais inquiète.

Quand vous verrai-je ? Combien vous verrai-je ? Aurez-vous la force de me refuser trois jours ? Vous qui êtes si facile avec tout le monde, mon ami, songez ce que sont trois jours sur toute votre vie, sur des liens qui dureront à jamais. Ma vie sera si courte à moi, nos liens sont si frêles ! eh, mon Dieu ! je les croyais rompus. Il n’y a entre nous de solide, de bien fondé que le malheur : vous en avez signé l’arrêt par le sacrifice de votre liberté, et par le repos de tout ce qui me reste à vivre. Adieu. Dites-vous que, puisque vous m’avez condamnée, vous ne me devez rien ; soyez cruel si vous pouvez. Enfin, donnez-moi le coup de grâce, que je vous bénisse et que je vous chérisse encore. — Le comte de C… voudrait vous donner à dîner vendredi ou dimanche ; il est à la campagne jusqu’à demain. Dites-moi, à présent que tous vos désirs, que tous vos goûts sont satisfaits, à qui doivent appartenir les moments qui vous restent. Je vous demande seulement de ne les pas jeter par la fenêtre.

Mes lettres, mon ami.

Je n’ai point reçu les papiers que madame Geoffrin attend avec impatience ; renvoyez-les-moi tout de suite, je vous en prie.