Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CIV

Garnier Frères (p. 238-240).

LETTRE CIV

Onze heures du soir, 1775.

Eh bien ! mon ami, je vous ai pardonné : mais, comme ce n’est pas par générosité, je suis punie ; mais par vous, cela est-il juste ? — Dites-moi de vos nouvelles : avez-vous pris du petit lait ? vous êtes-vous baigné ? enfin une fois ferez-vous ce que vous avez dit que vous feriez ? Savez-vous bien que vous avez en vous de quoi guérir de vous-même, et d’une manière infaillible ; cette vérité commence à m’être démontrée d’une manière qui m’effraie quelquefois. Oui, la mort n’était rien ; vous me l’avez rendue épouvantable. Mais je détourne ma pensée d’un souvenir qui glace mon sang et qui me détache de vous. — Mon Dieu ! je ne vous ai pas vu ! je vous attendais ; c’était un sentiment doux, lorsque M. le prince de Pignatelli[1] est arrivé. Sa présence me tue, le son de sa voix me fait frissonner de la tête aux pieds : je suis alternativement pénétrée de sensibilité et d’effroi ; enfin il agite mon âme au point de me faire oublier que j’aurais pu vous voir. Il ne m’a quittée qu’à dix heures, et j’ai été depuis dans un abattement dont vous seul pouvez me tirer.

Mon ami, avez-vous reçu la réponse à cette lettre charmante que vous aviez écrite hier matin ? Quoi que vous en disiez, vous aimez plus à plaire qu’à être aimé : je l’ai éprouvé ; vous étiez si aimable alors ! il me semblait qu’il serait si doux d’être aimée. Ah ! que d’erreurs ! et les regrets qui les suivront animeront le dernier souffle de ma vie. — J’ai reçu aujourd’hui un présent ravissant, et la manière dont on me l’a fait est si piquante et si originale que je veux vous la dire : « Je vous envoie ces C… de R… qui vous plaisent tant et que, par conséquent, vous garderez jusqu’à ce qu’ils ne vous plaisent plus du tout : j’apprendrai par là combien de temps il vous faut pour que ce qui vous a plus vous déplaise ».

Si ce tour-là vous paraît commun, je ne me connais ni en esprit ni en originalité : mais moi je me sens bien bête pour répondre à cela ; cependant il faut au moins remercier. Répondez pour moi : ce mot que vous me ferez dire m’acquerra à jamais le pas sur madame de Sévigné ; c’est la première fois que j’aurais senti du plaisir à usurper l’opinion, et à me parer des plumes du paon. Mon ami, plaisanterie à part, ayez de l’esprit pour moi. Vous comprenez que c’est un homme qui m’a fait ce présent ; je ne lui ai jamais écrit, ainsi il ne comparera pas.

Bonsoir. Vous dinez demain avec des gens que vous connaissez peu ; vous serez bien aimable, devinez pourquoi. Pour moi, je dîne chez madame la duchesse de Châtillon ; je serai bien morte, et c’est ma faute : car on me disait aujourd’hui : Je vais souper avec elle ; je n’en ai jamais tant de désir que lorsque j’ai diné avec elle ; cela veut dire qu’assez n’est point assez. Vous n’êtes pas assez heureux, vous, pour avoir ce mouvement : vous ressemblez bien plutôt à ce malheureux qui n’aime rien. — Mon ami, je veux mon Dictionnaire et la lettre de madame d’Anville, et celle de madame de Boufflers, et les miennes ; et puis, je veux vous voir. Si vous voulez éviter cette pernicieuse société, venez à une heure ou à cinq. J’ai vu cette après-dîner vingt personnes. En vérité, je crois qu’en les jugeant sévèrement, elles valent presque autant que celles qui ont rempli votre journée. Mon ami, excepté dans un seul point, soyons toujours raisonnables et modérés, si cela est possible.


  1. Frère de M. de Mora.