Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLXXII

Garnier Frères (p. 366-367).

LETTRE CLXXII

Onze heures, 1776.

Pourquoi me supposez-vous animée d’un sentiment affreux ? Voyez mieux : en aurais-je la force, quand même j’en aurais la disposition ? et puis il faudrait autant de manque de délicatesse que de maladresse, pour laisser percer du ressentiment lorsque je suis arrivée au point où je n’ai plus besoin de défense ni de vengeance. Mon ami, je meurs : cela satisfait à tout, cela remplit tout. Mais savez-vous ce qu’il faut faire de l’effroyable sentiment que vous me supposez ? un calmant pour le vôtre, auquel mon danger a donné un moment de vigueur : il faut vous refroidir, vous endurcir, fuir une malheureuse créature qui ne répand plus que la tristesse et l’effroi ; enfin il faut vous amener à la disposition où, lorsque l’événement arrivera, vous n’en éprouverez plus aucun mal. Voilà ce que ma générosité et mon intérêt pour votre repos me font vous conseiller, et c’est du fond de mon âme. N’allez pas m’opposer la morale : mon ami, on ne doit plus rien à qui a renoncé à tout ; tout pacte, tout lien, tout est rompu. Vous le voyez ! non, mon âme est impénétrable à toute consolation ; à peine osé-je me promettre quelque moment de soulagement à mes maux physiques : je les crois aussi incurables que ceux de mon cœur. J’ai cédé à l’amitié en voyant Bordeu : avant qu’il soit peu, la même amitié gémira de l’inutilité des secours. Bonsoir, je souffre beaucoup ; je voudrais bien que vous ne puissiez pas dire de même.

Songez que c’est demain votre jeudi. Vous avez la bonté de l’oublier : je dois m’en souvenir.