Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLXXI

Garnier Frères (p. 365-366).

LETTRE CLXXI

Mardi, quatre heures, 17 octobre 1775.

Il faut vous écrire ! Mais en vérité, c’est presque me dire il faut monter dans la Lune. Mon ami, j’ai cédé, et mon regret c’est que ce ne soit pas seulement à votre prière : en m’arrachant ce oui, l’on m’a fait fondre en larmes, et vous me le pardonnerez. Mais je n’en reviens pas : pourquoi cet acharnement après ma vie ? Ils me répondent tous que jamais personne n’a si bien aimé que moi. Eh, bon Dieu, ce mérite-là a été payé de trente ans de souffrance, et puis la mort au bout ! Je ne sais si cela encouragera nos dames à plumes. — Je verrai donc Bordeu demain à quatre heures, car c’est le poignard sur la gorge. Ne venez pas à cette heure-là. J’ai vu toute ma liste : ils sont restés trois jusqu’à dix heures et demie, c’est moi qui ai renvoyé. Je vais me coucher, car il a bien fallu me lever. Bonsoir. Vous êtes bien aimable, et, sans une profonde expérience, il serait impossible de ne pas se laisser entraîner ; tant de soins, tant de chaleur, si bien le ton et les expressions du sentiment, et tout cela employé, mon Dieu, pour qui ? pour une créature que la mort a enfin exaucée. Pourquoi donc voudriez-vous me rendre inconséquente comme le Bûcheron ? Hélas ! il ne manquerait plus, pour compléter mon horrible destinée, que d’aller me mettre à regretter ce que je ne puis plus contenir ou retenir. Adieu, mon ami ; de vos nouvelles.