Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLXX

Garnier Frères (p. 364-365).

LETTRE CLXX

1776.

Je renvoie M. de La Rochefoucauld pour vous répondre. Votre bonté, cet intérêt actif me touche bien sensiblement ; mais, mon ami, si le sentiment que vous avez pour moi vous est pénible et douloureux, il faut donc que je souhaite de le voir refroidir : car il me serait affreux de vous faire souffrir. Ah ! nous devons tous les deux avoir le même regret : le jour qui nous a fait rencontrer était un jour bien funeste ; que ne suis-je morte la veille ! — Ma journée a été remplie de douleurs, et, ce qui est extraordinaire, d’un abattement que je croyais ne pouvoir pas s’allier avec l’activité de la souffrance.

Quel plaisir douloureux j’ai senti en revoyant madame Geoffrin ! ah ! elle m’a fait mal, j’ai vu sa fin plus près que la mienne ; je n’ai jamais pu me rendre maîtresse de mes larmes, elles m’ont surmontée devant elle, j’étais désolée. Eh ! mes liens sont trop forts, ils vont trop directement à mon cœur : il semble que je ne devrais plus avoir qu’une douleur et un regret ; et cependant je retrouve souvent mon âme toute vive d’affections et d’intérêts qui me déchirent. Mon Dieu ! si vous continuez à vous affecter de mes maux, vous m’en ferez trouver la durée insupportable. Je vous connais bien, mon ami, mon agonie sera un mal pour vous ; mais la rapidité de vos idées me répond que vous êtes pour jamais à l’abri des grands malheurs. Eh ! mon Dieu ! tant mieux, j’en bénis le ciel pour vous.

Mais demain, c’est votre jeudi, soyez-y fidèle : je ne sais ce que je dis, ce ne sera que mercredi. Venez donc, mon ami, si vous avez du courage et de la bonté : car il en faut pour soutenir le spectacle de la douleur et du découragement. Bonsoir, je vais me mettre dans mon lit, d’où je devrais ne plus sortir.