Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXXV
LETTRE XXXV
Que vous êtes aimable de me rendre compte de ce que vous faites, de ce que vous pensez, de ce qui vous occupe ! Que j’aime l’ardeur, l’activité de votre âme et de votre esprit ! Mon ami, vous avez tant de manières d’arriver à la gloire, que vous auriez tort de désirer la guerre. Livrez-vous à votre talent, à votre génie : écrivez, et en éclairant et en intéressant les hommes, vous acquerrez la gloire la plus flatteuse pour une âme sensible et vertueuse : en faisant le bien, vous jouirez de la célébrité la mieux méritée, et en vérité, la seule désirable dans ce siècle, où il n’y a qu’à opter entre la bassesse et la frivolité. Mon Dieu ! qu’il me serait affreux de recommencer à vivre comme j’ai fait pendant dix ans ! J’ai vu de si près le vice en action, j’ai été si souvent la victime des petites et viles passions des gens du monde, qu’il m’en est resté un dégoût invincible et un effroi qui me feraient préférer une solitude entière à leur horrible société. Mais où vais-je m’égarer ? Mon âme, en proie au sentiment le plus cruel et le plus déchirant, n’a pas besoin de retourner sur le passé pour se sentir accablée sous le poids de ma destinée.
Je meurs d’envie de voir le plan de votre pièce, c’est vous qui créerez le sujet : car il ne me paraît comporter d’intérêt et d’action que pour quelques scènes. Vous n’en aurez que plus de mérite en attachant et en intéressant pendant cinq actes. Racine a eu cette magie dans Bérénice. Votre sujet est plus grand et plus noble, et il est bien au ton de votre âme. Vous n’aurez pas besoin de vous élever : sans effort, vous êtes toujours de niveau à ce qui paraît exalté aux âmes vulgaires et communes. — Oui, mon ami, mes journées sont uniformes : mais bientôt je serai seule : tous mes amis partent, et c’est pour la première fois de ma vie que leur départ ne me coûtera pas un regret ; et si je ne vous paraissais pas trop ingrate, je vous dirais que je verrai partir avec une sorte de plaisir M. d’Alembert. Sa présence pèse sur mon âme, il me met mal avec moi-même, je me sens trop indigne de son amitié et de ses vertus. Enfin, jugez de ma disposition : ce qui devrait être une consolation pour moi, est un surcroît à mon malheur ; mais c’est que je ne veux point me consoler : mes regrets, mes souvenirs me sont plus chers que tous les soins et les secours de l’amitié. Mon ami, il faut que mon âme soit tout à fait enlevée à sa douleur, et il n’y a que vous qui ayez ce pouvoir, ou il faut qu’elle en fasse son unique nourriture. Si vous saviez combien les livres me semblent vides et froids, combien il me paraît inutile de parler ou de répondre ! Mon premier mouvement surtout est de me dire : à quoi bon ? et je n’ai pas encore trouvé de réponse à cette question, ce qui fait que je suis quelquefois deux heures sans prononcer une parole, et que, depuis un mois, je n’ai touché une plume que pour vous écrire. Je sais bien qu’avec cette manière, il n’y a point d’amitié qu’on ne rebute ; mais j’y consens, mon âme est aguerrie, elle ne craint plus les petits maux. Ah ! combien le malheur concentre ! qu’on a besoin de peu de chose lorsqu’on a tout perdu ! que de biens je vous dois, mon ami ! que de grâces je devrais vous rendre ! Vous remettez de la vie dans mon âme ; vous me faites sentir de l’intérêt à attendre le lendemain ; vous me promettez de vos nouvelles : cette espérance fixe ma pensée. Vous m’aviez promis encore mieux, je devais vous voir ; mais je vous dirai comme Andromaque : à de moindres faveurs les malheureux prétendent. Adieu ; j’abuse de votre temps, de votre bonté, mais il est si doux, si naturel de s’oublier avec ce que l’on aime ! Ma plaie est si vive, mon âme est si malade, ma machine est si souffrante, que ne fussiez-vous susceptible que du sentiment de la pitié, je suis sûre que vous seriez près de moi, et que vous désireriez de faire pénétrer jusqu’à mon cœur le baume de la sensibilité et de la consolation. À demain, mon ami : car votre lettre me touchera et j’aurai besoin d’y répondre.
Eh bien ! je n’ai point eu de lettre, et cela me surprend bien moins que cela ne m’afflige : il est si simple, quand on jouit, d’oublier ce qui souffre, que je me garderai bien de vous faire un reproche de ce qui n’est qu’une suite bien naturelle de la disposition de votre âme dans le lieu où vous êtes. Vous avez vu le chevalier : il vous aura dit de mes nouvelles. Je n’étais pas bien le jour qu’il est venu, j’avais eu une attaque de convulsion pareille à celle dont vous avez été témoin, et j’avais pleuré une partie de la nuit. Je ne me suis pas endormie celle-ci ; je souffrais trop. Je suis mieux : je ne me sens que de la faiblesse et de l’abattement ; j’ai eu hier une secousse violente. — J’ai eu une conversation, j’ai su des détails, j’ai revu une écriture, j’ai lu des mots auxquels je ne devais pas survivre. Ah ! mon sang, ma vie ne seraient qu’un faible prix pour un tel sentiment ; voyez ce que je dois juger du vôtre. — L’abbé Morellet disait ces jours passés, et dans l’innocence de son âme, que vous étiez fort amoureux de la petite comtesse de B… ; que vous étiez très occupé d’elle ; que vous aviez le plus grand désir de lui plaire, etc., etc. Si cela n’est pas tout à fait vrai, cela est si vraisemblable, qu’il me semble que je n’aurais à me plaindre que de ce que vous ne m’avez pas mise dans la confidence. Je ne vous demande, pour vous acquitter avec moi, qu’une seule chose : c’est de me dire la vérité. Croyez qu’il n’y en a point, non, qu’il n’y en a point que je ne puisse entendre. Je puis vous paraître faible, et assez pour vous faire croire qu’il faut me ménager, cela n’est pas vrai. Jamais, au contraire, je ne me suis senti plus de force. J’ai celle de souffrir, et je ne crains plus rien dans le monde, pas même ce que vous croyez devoir me faire le plus de mal : Adieu donc.