Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XCIV

Garnier Frères (p. 219-220).

LETTRE XCIV

Onze heures, 1775.

Jugez de mon malheur : je me sentais une répugnance mortelle à ouvrir votre lettre ; si je n’avais craint de vous offenser, j’allais vous la renvoyer. Quelque chose me disait qu’elle irriterait mes maux, et je voulais me ménager. La souffrance continuelle de mon corps affaisse mon âme ; j’ai encore eu la fièvre, je n’ai pas fermé l’œil, je n’en puis plus. De grâce, par pitié, ne tourmentez plus une vie qui s’éteint, et dont tous les instants sont dévoués à la douleur et aux regrets. Je ne vous accuse point, je n’exige rien, vous ne me devez rien : car, en effet, je n’ai point eu un mouvement, pas un sentiment auquel j’aie consenti ; et quand j’ai eu le malheur d’y céder, j’ai toujours détesté la force ou la faiblesse qui m’entraînait. Vous voyez que vous ne me devez aucune reconnaissance, et que je n’ai le droit de vous faire aucun reproche. Soyez donc libre, retournez à ce que vous aimez, et à ce qui vous convient plus que vous ne croyez peut-être. Laissez-moi à ma douleur, laissez-moi m’occuper sans distraction du seul objet que j’ai adoré, et dont le souvenir m’est plus cher que tout ce qui reste dans la nature. Mon Dieu ! je ne devrais pas le pleurer, j’aurais dû le suivre : c’est vous qui me faites vivre, qui faites le tourment d’une créature que la douleur consume, et qui emploie ce qui lui reste de forces à invoquer la mort. Ah ! vous en faites trop et pas assez pour moi. Je vous le disais bien il y a huit jours, vous me rendez difficile, exigeante : en donnant tout, on veut obtenir quelque chose. Mais, encore une fois, je vous pardonne, et je ne vous hais point : ce n’est pas par générosité que je vous pardonne, ce n’est pas par bonté que je ne vous hais pas ; c’est que mon âme est lasse, qu’elle meurt de fatigue. Ah ! mon ami, laissez-moi, ne me dites plus que vous m’aimez : ce baume devient du poison, vous calmez et déchirez ma plaie tour à tour. Oh ! que vous me faites mal ! que la vie me pèse, que je vous aime pourtant, et que je serais désolée de mettre de la tristesse dans votre âme ! Mon ami, elle est trop partagée, trop dissipée, pour que le vrai plaisir y puisse pénétrer. Vous voulez que je vous voie ce soir : eh bien ! venez donc… Le bon Condorcet est resté avec moi ; j’étais morte.

J’ai retenu votre commissionnaire, parce que Tenon m’a interrompue ; il m’a trouvé encore de la fièvre. Bonjour. Il est midi, et vous serez sorti ; et puis, vous me gronderez, si je crains les effets de votre négligence, et de pis que cela encore !