Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XCIII

Garnier Frères (p. 217-219).

LETTRE XCIII

Six heures du matin, 1775.

Vous souvenez-vous de vos derniers mots ? vous souvenez-vous où vous m’aviez mise, et où vous croyez m’avoir laissée ? Eh bien ! je dois vous dire que, revenue bientôt à moi-même, je me suis relevée, et que je ne me suis pas vue une ligne plus bas qu’une heure avant, où j’étais debout et de toute ma hauteur. Et, ce qui vous étonnera peut-être, c’est que de tous les mouvements qui m’ont entraînée vers vous, le dernier est le seul dont je n’ai point de remords. Et savez-vous pourquoi ? c’est qu’il y a un excès de passion qui justifie une âme qui a également horreur de ce qui est vil et malhonnête. Dans cet abandon, dans ce dernier degré d’abnégation de moi et de tout intérêt personnel, je vous ai prouvé qu’il n’y avait qu’un malheur dans la nature qui ne me parût pas supportable, vous offenser et vous perdre ; cette crainte m’aurait fait donner ma vie. Et comment regretterais-je d’avoir prouvé et prononcé avec force un sentiment qui me fait vivre et mourir depuis un an ? Non, mon ami : malgré vos expressions, je ne me sens point humiliée ; et c’est parce que je vous crois honnête, que je ne me crois pas coupable. Ne croyez point que je me fasse une fausse conscience, que je cherche à me justifier ; non, mon ami, le sentiment qui m’anime dédaigne l’orgueil et la mauvaise foi, et si vous m’accusez, je me tiens condamnée pour jamais : votre estime m’est plus chère que la mienne.

Je suis si sûre de votre honnêteté, je connais tellement votre bonté, que je suis certaine qu’avant de vous endormir, vous vous êtes promis de me voir aujourd’hui. Je vous remercie de ce mouvement ; mais je vous demande de ne me pas voir : mettez-y de la délicatesse et de la pitié. J’ai besoin de laisser reposer mon âme : vous lui faites éprouver des excès qu’elle n’avait jamais connus, et où ma seule pensée n’aurait pas pu atteindre. Ah ! mon Dieu ! que le grand malheur est redoutable ! il n’y a plus ni borne, ni mesure. Ah ! j’ai besoin de repos, laissez-moi me calmer : je vais prendre deux grains d’opium ; en engourdissant mon sang, mes idées se troubleront, mon âme s’affaissera, et peut-être que j’oublierai que vous n’avez point répondu à mon cœur, que vous ne m’avez pas dit un mot qui pût me consoler et me rassurer dans toute cette soirée d’hier ! Adieu, mon ami ; ne venez pas, et, d’après ma prière, ne trouvez point mauvais que ma porte soit fermée, elle le sera pour tout le monde. Je suis si faible, que l’effet de l’opium absorbe toutes mes facultés, mais il suspend mes maux ; il m’ôte la partie de mon existence qui me fait sentir et souffrir. Adieu. Je me sépare de vous pour vingt-quatre heures. Si, par un malheur que je ne veux pas prévoir, la soirée d’hier avait… non, je n’ose achever. Mon ami, j’entrevois un moyen de réparer : je me punirais, je sais souffrir, et je me condamnerais à ne vous dire jamais ce que je prononce dans ce moment avec tendresse et passion : je vous aime.