Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXXI

Garnier Frères (p. 296-298).

LETTRE CXXXI

Dimanche au soir, 24 septembre 1775.

Je ne veux pas rendre votre calcul faux ; vous supposeriez peut-être que j’y mets de l’humeur, du projet, peut-être du caprice ; et rien ne pourrait plus l’excuser. La raison est égale et juste, et il est bien temps de m’y tenir. Non, s’il vous plaît vous ne me donnerez jamais d’explication sur des faits que Dieu même ne saurait changer. Il faut s’en tenir aux résultats. Vous êtes marié, vous avez aimé, vous aimez et vous aimerez un objet qui a déjà depuis longtemps de l’attrait pour vous, par la vivacité et la force de son sentiment ; cela est dans l’ordre, cela est dans la nature, cela est dans le devoir, et par conséquent il faudrait être bête ou folle pour entrer dans des raisonnements qui troubleraient votre bonheur, et qui continueraient mon supplice. Tout est dit à jamais, et croyez-moi, sauvons les détails : quand une fois le fil de la vérité a été rompu, il ne faut pas le rajouter ; cela va toujours mal. Dans tous les temps, dans toutes les circonstances, je vous ai dit vrai ; aussi il n’y aurait ni confusion, ni embarras pour moi. Depuis que je vis, je n’ai pas à me reprocher d’avoir trompé qui que ce soit dans la nature. J’ai été sans doute bien coupable ; mais je puis me dire que la vérité m’a toujours été sacrée. Les situations de roman, ou plutôt qui ne sont point dans les romans, ne sauront rien changer à celle du malheur et du désespoir où j’ai passé ma vie depuis quelques années. Sans doute que le roman que vous avez commencé sera plein de plaisir, de bonheur et de tout ce qui pourra faire votre félicité ; je le désire de tout mon cœur. Pour moi, je ne devais figurer que dans les romans de Prevost ; jugez si je dois être exclue de l’Astrée ! Adieu. Je vous ai écrit un volume, vous devez avoir besoin de vous reposer de moi.

M. de Saint-Chamans est beaucoup mieux depuis deux jours : il vous remercie mille fois. M. d’Alembert a été bien touché de votre souvenir. Le comte de C… est de retour au ciel : la mère et l’enfant se portent à merveille. Madame de Châtillon vient d’arriver ; elle sort de chez moi. J’espère que M. d’Andezi reviendra dans peu de jours. Je n’ai plus de fièvre.