Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XC

Garnier Frères (p. 212-214).

LETTRE XC

Dix heures du soir, 1775.

Mon ami, que vous êtes bon, que vous êtes aimable d’avoir bien voulu me dédommager de ce que j’avais perdu ce matin ! Si vous saviez aussi comme je vous avais attendu, comme j’avais éloigné, renvoyé tout ce qui pouvait troubler mon plaisir ! comme chaque carrosse qui passait me donnait de l’espérance, et puis comme il faisait mal à mon âme ! Mon Dieu ! combien je vous aime ! que je me sens coupable d’avoir pu vous blesser ! Non, mon ami, ne me pardonnez pas : punissez-moi ; ajoutez, s’il est possible, à ma douleur, à mon regret ; il faut que l’extrême malheur mette hors de mesure. Oui, il rend folle, il égare, il rend malade : il a fallu tout cela pour que j’aie pu vous offenser. Depuis trois jours je ne sentais plus que ce malheur, et j’en serais morte, si vous n’étiez venu à mon secours. Ah ! mon ami, vous avez prononcé des mots qui me font encore frissonner, qui navrent mon cœur : je vous ai glacé, il fallait vous combattre pour me voir. Ô ciel ! pourquoi n’étais-je pas été anéantie avant que d’entendre des mots qui me donneraient le courage d’aller au-devant de la mort ? Ne me dites plus que je suis condamnée à vous haïr un jour ; mon ami, j’appelle de cet arrêt, et je fais serment par vous que j’aime, par tout ce qui m’est sacré, de ne pas survivre une heure à cet horrible mouvement. Moi, vous haïr ! voyez donc quelle passion, quelle tendresse animent mon âme ! Ah ! si un jour il fallait ne plus vous aimer, mon Dieu ! qu’il serait doux de mourir ! Le ciel m’est témoin que je ne tiens qu’à vous, et que tout ce qu’on me prodigue de soins, de bontés, d’amitié et d’intérêt, n’aurait pas la force de me retenir jusqu’à demain. Mon ami, M. de Mora est toujours à côté de moi, et je vous vois toujours. Si mon âme perdait de vue cet appui, ce secours, je n’existerais pas une heure. Ah ! lisez donc dans le fond de mon âme : voyez-y plus encore et mieux que je ne vous dis. Peut-on jamais exprimer ce qu’on sent, ce qui anime, ce qui fait qu’on respire, qui est plus nécessaire, oui, plus nécessaire que l’air ? car je n’ai pas besoin de vivre, et j’ai besoin de vous aimer. Mon Dieu ! mon ami, à quelle distance êtes-vous ? Vous me disiez hier : Vous avez commencé par me blesser, et vous avez fini par me glacer. Et moi je vous réponds : Vous m’avez blessée, et j’ajoute : Vous me mépriseriez, vous me haïriez, que je trouverais encore en moi de quoi vous aimer avec passion. Oui, mon ami, je vous le répète : la mort vient à ma pensée vingt fois par jour, et mon âme n’ose concevoir l’idée de vous aimer moins. Oh ! connaissez-moi tout entière ; voyez dans mon âme un poison qui me consume, et que je n’ose pas vous faire voir. Ce ne sont pas mes remords, je vous en parle quelquefois ; ce n’est pas ma douleur, je m’en suis plainte souvent à vous : mon ami, c’est un mal qui altère ma raison et ma santé ; c’est un mal qui rend injuste, qui me rend défiante, qui m’a fait prononcer des choses dont j’ai horreur. Comment ai-je été assez hors de moi pour pouvoir vous dire que j’avais mauvaise opinion de vous ? Cela est-il dans la nature ? cela peut-il être dans mon cœur ? Adore-t-on, rend-on un culte à ce qui ne nous paraît pas un Dieu ? Mon ami, il a fallu que ma tête et mon âme fussent exaltées à un degré bien rare, bien haut, pour être aussi coupable que je l’ai été. Mon Dieu ! j’étais aimée comme je vous aime, et par la créature la plus parfaite ; et puis, aurez-vous la force de me dire que je ne vous ai pas aimé, que mon sentiment était de la haine ? Oui, en effet, j’avais de la haine, mais c’était pour moi, c’était pour le mouvement irrésistible qui m’entraînait. Mon ami, regardez-y bien, et vous verrez que, quoique vous ayez été beaucoup aimé sans doute, jamais personne ne vous a aimé avec plus de force, de tendresse et de passion.