Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre I

Garnier Frères (p. 1-3).

LETTRES
DE MADEMOISELLE
DE LESPINASSE


LETTRE Ire

Paris, samedi au soir, 15 mai 1773.

Vous partez mardi ; et comme j’ignore l’impression que fera sur moi votre départ ; comme je ne sais point si j’aurai la liberté ou la volonté de vous écrire, je veux au moins vous parler encore une fois, et m’assurer de vos nouvelles de Strasbourg. Vous me direz si vous y êtes arrivé en bonne santé, si le mouvement du voyage n’aura pas déjà calmé votre âme : ce n’est pas elle qui est malade ; elle ne souffre que des maux qu’elle cause ; et la dissipation, le changement d’objets suffiront du reste pour la détourner de ce mouvement de sensibilité qui peut vous être douloureux, parce que vous êtes bon et honnête. Oui vous êtes bien aimable : je viens de relire votre lettre de ce matin ; elle a la douceur de Gessner, jointe à l’énergie de Jean-Jacques. Eh, mon Dieu ! pourquoi réunir tout ce qui peut plaire et toucher, et surtout pourquoi m’offrir un bien dont je ne suis pas digne, que je n’ai point mérité ? Eh ! non, non, je ne veux point de votre amitié ; elle me consolerait, elle m’exaspérerait, et j’ai besoin de me reposer, de vous oublier pendant quelque temps : je veux être de bonne foi avec vous, avec moi ; et en vérité, dans le trouble où je suis, je crains de m’abuser ; peut-être mes remords sont-ils au-dessus de mon tort ; peut-être l’alarme que je sens, est ce qui offenserait le plus ce que j’aime. Je viens de recevoir dans l’instant une lettre si pleine de confiance en mon sentiment ; il me parle de moi, de ce que je pense, de mon âme, avec ce degré de connaissance et de certitude qu’on a lorsqu’on exprime ce que l’on sent vivement et fortement. Ah ! mon Dieu ! par quel charme ou par quelle fatalité êtes-vous venu me distraire ? Que ne suis-je morte dans le mois de septembre ! je serais morte alors sans regret, et sans avoir de reproche à me faire. Hélas ! je le sens je mourrais encore aujourd’hui pour lui ; il n’y a point d’intérêt dont je ne lui fisse le sacrifice ; mais il y a deux mois je n’avais point de sacrifice à lui faire ; je n’aimais pas davantage, mais j’aimais mieux. Oh ! il me pardonnera ! j’avais tant souffert ! mon corps, mon âme étaient si épuisés par la durée de la douleur ! Les nouvelles que j’en recevais, me jetaient quelquefois dans l’égarement ; c’est alors que je vous ai vu ; c’est alors que vous avez ranimé mon âme ; vous y avez fait pénétrer le plaisir : je ne sais lequel m’était le plus doux, ou de vous le devoir, ou de le sentir. Mais dites-moi, est-ce là le ton de l’amitié ? est-ce celui de la confiance ? qu’est-ce qui m’entraîne ? faites-moi connaître à moi-même ; aidez-moi à me remettre en mesure ; mon âme est bouleversée ; est-ce vous, serait-ce votre départ, qu’est-ce donc qui me persécute ? je n’en puis plus. Dans ce moment, j’ai de la confiance en vous jusqu’à l’abandon, et peut-être ne vous parlerai-je de ma vie. Adieu ; je vous verrai demain, et peut-être aurai-je de l’embarras de ce que je vous écris aujourd’hui. Plût au ciel que vous fussiez mon ami, ou que je ne vous eusse jamais connu ! Croyez-vous ? serez-vous mon ami ? Pensez à cela, une fois seulement ; est-ce trop ?